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Délices royales, ou le Jeu des échecs/Le jeu des échecs, son origine, ses règles et sa valeur morale

La bibliothèque libre.
et Aben-Yé’Hia
Traduction par Léon Hollænderski.
Chez B. Créhange (p. 25-60).

LE JEU DES ÉCHECS

SON ORIGINE, SES REGLES ET SA VALEUR MORALE


(Traduction libre.)




« Quand nous étions enfants, nous passions

pour des hommes ; maintenant, devenus plus

âgés, passerons-nous pour des enfants ? »
(Traité Baba-Kama, 92, 2.)


Je rappellerai les jours passés ; trente ans se sont déjà écoulés depuis ma tendre enfance, depuis l’époque où je suivais assidûment les leçons de mes maîtres, pour apprendre la Loi, pour l’enseigner et devenir maître à mon tour. Tous mes jours, je les ai passés au milieu des savants, et j’ai pris rang parmi ceux qui fréquentaient les écoles. Depuis lors, Monseigneur m’a aidé et m’a fait marcher parmi ceux qui étaient debout comme les colonnes du monde, sur lesquelles la maison, je veux dire la maison d’Israël, était appuyée ; il m’a soutenu pour me permettre d’enseigner aux enfants de mon peuple le chemin qu’ils doivent suivre : ce chemin, c’est celui de la Loi, de la loi du Seigneur, cette loi parfaite qui instruit l’insensé.

J’ai reconnu tout cela à mesure que la sagesse me venait. Or, la sagesse, c’est la crainte du Seigneur, et la science consiste à éviter du mal.

Pendant ma jeunesse, mon esprit s’est agité pour interroger les diverses périodes du temps passé ; je les ai soumises sans relâche au creuset de l’examen, qui me servit comme de pierre de touche ; je les ai fondues comme on fond l’argent, et je les ai trouvées vanités des vanités. Semblables aux parcelles d’argent mêlées à des débris de terre, elles donnent une apparente valeur à ces débris, et les enfants des hommes s’y laissent prendre, semblables à l’oiseau qui se précipite vers le piège. Dans le livre écrit par moi, j’ai rapporté toutes les ruses et les machinations de ce monde inférieur, car la fraude et la ruse sont dans toute parole ; et passant en revue tout ce qu’on trouve de mal et de bien dans ce siècle, j’ai dit du jeu : « Éloignez de vous tout ce qui est profane, et pourtant sachez vous en servir. » J’ai dit aussi pour ceux qui se réjouissent d’une bagatelle : « La tristesse en sera la fin ; a et je me suis donné pour but de connaître le bien et le mal et de discerner le sacré du profane, pour que jeunes et vieux apprennent à éviter le mal et à choisir le bien, c’est-à-dire la Loi et la Science.

Ceux qui étaient éloignés apprirent ce que j’avais fait depuis l’aurore de ma vie encore humide de la rosée matinale. Le Seigneur me donna la langue des savants, et mes lèvres en prononçant ses paroles devinrent éloquentes. Et les hommes, voyant la beauté du livre, s’étonnèrent de ce que, parvenu au temps de la vieillesse et peut-être tout près de la mort, j’eusse écrit et composé ces pages, où j’enseigne la science du jeu et chante ses louanges.

Mais, quel est le bruit qui retentit à mes oreilles ? J’entends l’éclat d’une voix qui croit me dire de grandes choses : « Ô toi qui nous représentais la plus haute perfection de la vertu, toi qui étais comme assis sur le trône du Seigneur pour juger son peuple, le peuple des enfants d’Israël, qui venait apprendre la Loi de ta bouche, comment as-tu été changé ainsi en un autre homme ? comment ta gloire s’est-elle ainsi éclipsée ? Tu passes aujourd’hui pour un homme dont les actions attestent la démence, et tu as changé ton noble langage qui réjouissait Dieu et les hommes, pour écrire sur le Jeu et déshonorer ainsi ta plume ! Ceux qui verront ton ouvrage joueront et useront leur temps dans les vanités de ce monde, et l’on dira que c’est toi qui les as poussés dans cette mauvaise voie. » Et moi, sachant ce que sont les livres, j’ai examiné devant Dieu ces deux opinions contradictoires, et j’ai conclu que les hommes ne se ressemblent pas ; ils diffèrent autant que l’orient et l’occident, la paille et le pur froment. L’un ne prononce que des paroles saintes, et tout ce que dit l’autre est impur. L’un est un enfant de Dieu, et l’autre un hypocrite et un méchant. « Tu voudras purifier dans ta vieillesse ce que tu as fait d’impur dans ta jeunesse, lui dis-je. C’est vouloir purifier l’immonde ! Les jours parleront, et le nombre des années amènera la sagesse ; mais non pas comme chez les vieillards ignorants, qui à mesure qu’ils avancent en âge perdent leur intelligence. « Ô mon père, disent les autres, rendez donc honneur à Dieu, et au jour où la commune israélite s’assemble pour prier le Seigneur, déchirez publiquement ce livre en douze morceaux qui ne pourront être réunis à jamais, mais que vous jetterez au milieu des flammes, retirant ainsi le mal du milieu d’Israël, et vous serez justifié devant le Seigneur votre Dieu. »

Et comme j’entendais ces paroles, j’ai levé les mains vers le Seigneur, le Très-Haut, maître du ciel et de la terre, qui sait tout et voit tout : «  Si j’ai agi dans un esprit de révolte et de perversité, Seigneur, ne me sauve pas ! Dieu connaît les secrets de nos cœurs, et Israël sait aussi que j’ai marché dans la vérité et avec conscience ; mon cœur est sans tache et mes mains sont pures. Mais pour que mon peuple tout entier sache que je n’ai rien à me reprocher devant Dieu et les hommes, je me suis levé avec courage ; que la justice et la fidélité soient la ceinture de mes reins, et je raconterai l’occasion et la cause première et finale qui m’ont fait écrire cet autre livre, afin que ce soit pour moi un témoignage, dans les siècles à venir, que ma vie fut sans péché. »

Ainsi donc, lecteur bienveillant, écoute ceci et apprends ce qui suit : — Il y eut un homme illustre, d’une famille noble, un homme intègre et droit dans son siècle, marchant suivant la loi et les préceptes, qu’il gardait et observait, aimé de Dieu et honoré des hommes qui l’avaient placé à leur tête et à la tête de toutes choses sacrées. Il avait deux fils semblables à deux jeunes oliviers, honorés et aimés, connaissant à fond toutes sciences et pratiquant la sagesse. L’aîné, pour corriger son frère cadet, qui était enclin au jeu des cartes, se disputa avec lui, lui fit de la morale, et parfois le gronda et le frappa, sans que cela pût le faire changer. Aussi son frère éprouva contre lui une grande haine et ne put lui parler avec douceur ; enfin les deux frères devinrent deux mortels ennemis. Et quand le père eut appris cette affligeante querelle, son cœur en fut navré de douleur ; et venant à moi plein d’horreur et d’indignation, il me raconta le malheur qui venait de lui arriver ; et tout en pleurant il me supplia d’éteindre cette haine et cette dissension entre deux frères, et il me dit : « Ce sont mes deux fils que le Seigneur m’a accordés dans sa miséricorde et dans le nombre de ses bienfaits ; je les ai élevés dans la crainte de Dieu ; pourquoi serais-je privé de tous les deux le même jour, et descendrais-je au tombeau rempli de douleur ? Regardez, et voyez s’il est une affliction pareille à la mienne ! » Alors je lui répondis : « Je suis affligé pour vous, mon frère, car votre malheur est immense comme la mer : que le Dieu du ciel vous envoie sa parole pour vous consoler ! Voici cependant le conseil que je vous donnerai, et que le Seigneur soit avec vous et vous accorde enfin la paix. Nous appellerons les enfants et nous leur demanderons la cause de leur colère si grande, de leur jalousie, de leur haine et de leur discorde. J’userai de tout mon pouvoir, et je m’efforcerai d’être le médiateur pour ramener la paix entre eux. » Alors j’envoyai chercher les jeunes gens, en leur désignant l’heure et le jour auxquels je désirais les entretenir. Ils se rendirent à mon invitation. Mais leurs visages exprimaient toute la haine dont ils étaient réciproquement animés. Je leur dis alors : « Approchez-vous de moi, frères chéris, jeunes gens ; semblables aux cèdres plantés par le Créateur, à qui de vous le Seigneur n’a-t-il pas donné la sagesse et la science ? Pourquoi donc chacun de vous agit-il en ennemi vis-à-vis de l’autre ? Oubliez-vous la voix du sang fraternel ? Pourquoi vous haïssez-vous ? Déclarez-le, et je saurai comment ce mal vous est arrivé. »

À peine avais-je fini de parler, que l’aîné se mit en colère et poussa des cris de haine et d’indignation ; il éclata, semblable au feu, il maudit son frère au nom du ciel, et d’une voix forte il me dit : « Ah ! seigneur, ne l’appelez pas mon frère, car il ne l’est pas, à moins que ce ne soit un frère né pour mon malheur : les jours ne sont plus, le temps est passé, et il s’est enfui. À l’époque où il était mon compagnon et mon frère, nous étudiions ensemble le secret de Dieu pour ceux qui le craignent ; comme nous avions appris le livre de la Loi du Seigneur, pour en observer et suivre les préceptes, je l’aimais d’un amour éternel, d’un amour pur et désintéressé, et mon âme était unie à la sienne par un lien très-fort. Mais, comme, en se corrompant, il a souillé sa route, qu’il a quitté volontairement son chemin, chemin de la bonté et de la justice enseignées par ses ancêtres, et qu’il n’a pas persévéré dans sa pureté, qu’il a lié société avec ceux qui commettent l’iniquité, avec ces hommes méchants dans l’âme qui agissent dans la perversité, qui mangent et boivent et se lèvent pour jouer, qui passent tout leur temps au milieu des cartes, des dés et de toutes les variétés du jeu, qui est le père des choses honteuses, quelle est sa famille à présent ? Des gens dont le propre est de jurer, de mentir, de tuer et de voler. Loin de nous une telle peste ! loin de nous une telle honte ! Il déshonore la maison de son père ; je le hais, et de la haine la plus grande. »

Pendant qu’il parlait ainsi, les sanglots étouffaient la voix de son frère, qui enfin tomba de toute sa hauteur sur le sol, de honte et de confusion, hors d’état de pouvoir réunir ses pensées.

À la vue de cet enfant qui se taisait et restait stupéfait comme le muet qui ne peut ouvrir la bouche, je sentis mon cœur tressaillir de compassion pour lui, et prenant le ton d’un juge clément, je lui dis : « Lève-toi, mon fils ; pourquoi demeurer la face contre terre ? Si tu as été dans l’erreur, si tu as péché et que tu corriges ta vie, le Seigneur notre Dieu possède la miséricorde et la remise des péchés, sa droite est étendue pour recevoir ceux qui font pénitence, et les portes du repentir ne te seront pas fermées dans l’éternité ; tu peux encore espérer, car il y a en toi quelque chose de bon aux yeux de Celui qui voit tout. C’est la vertu qui fit la gloire des grands siècles, qui les fit appeler modestes, fils des hommes modestes ; cette vertu conduit l’homme à la crainte du péché, à l’honnêteté, à la pureté et à la sainteté, qui toutes ont pour fondement la pudeur ; ainsi donc, ouvre la bouche, et viens nous éclairer par tes paroles ; parle, car je veux te justifier. »

Et comme je finissais de parler, ce jeune homme reprit courage. Il se releva et me dit : « Je trouverai grâce à vos yeux, ô mon maître, car vous m’avez consolé et vous avez parlé au cœur de votre serviteur : j’ai contemplé votre face comme on contemple la face du Seigneur, et vous m’avez permis d’élever la voix devant vous. Je parlerai, et je serai soulagé. Mon père, vous qui êtes chef de la nation d’Israël, regardez et jugez : mon frère, nourri dans son enfance au sein de ma mère, me poursuit, m’attaque sans motif et répand le fiel contre moi. C’est un faux témoin ; il ment contre son frère en proférant des paroles qui ne sont pas vraies. Il dit que je joue le jour et la nuit, que je perds mon temps à des choses vaines, que je repousse loin de moi la Loi, l’étude et toutes les bonnes occupations ; il présente votre serviteur comme un enfant de la perversité, comme un de ces misérables en Israël qui abandonnent les voies de la justice pour suivre des chemins sombres et impurs. Mon témoin est dans le ciel, j’invoque son puissant témoignage. Que les portes de son temple, temple de vérité et de sciences, s’ouvrent devant son peuple, elles feront voir mon innocence. Je n’ai pas abandonné l’étude une heure, pendant tous les jours de ma vie ; je raconterai tout ce que j’ai fait, j’ouvrirai mon cœur. Malheur à moi ! car je suis faible. Ma blessure est profonde, car, en me châtiant, le Seigneur m’a frappé par la maladie de l’âme et l’angoisse du cœur ; et cette maladie me trouble par moments, elle est en moi depuis ma naissance, je marche le cœur plein d’amertume et en proie à la colère. L’humeur sombre l’emporte et ne me permet pas de modérer mon esprit pour étudier ou faire mes prières avec tranquillité. J’ai prié le Seigneur notre Dieu qui guérit les cœurs blessés et les fortifie contre la douleur, lui demandant de m’envoyer la guérison et d’éloigner de moi cette mort ; j’ai consulté les médecins suivant ce texte de la loi : « En guérissant, il (Dieu) guérira, » et c’est de là que leur vient la puissance de guérir. Chacun d’eux, me donnant son avis avec sagesse et science, me dit : « Oui, le remède et la guérison monteront vers toi, ta santé retrouvera de nouveaux germes, si tu chasses l’irritation de ton cœur pour devenir calme et gai ; la tristesse et les soupirs fuiront loin de toi, si tu donnes chaque jour à ton esprit quelque distraction en accordant quelques instants à la danse, au jeu, à la musique ou au chant des cantiques. Tes entrailles tressailleront de toutes sortes de joies, car un cœur joyeux donne plus de vertu aux remèdes. » Leurs paroles me plurent, et, réfléchissant souvent à ces différents moyens, je choisis le jeu comme meilleur emploi de mon temps, et j’ai cherché un compagnon aimé et fidèle qui jouât avec moi environ une demi-heure par jour. J’ai choisi aussi le temps propre et convenable pour ne pas m’écarter beaucoup de mes études, et c’est après mes repas, par la raison qu’il est pénible de se livrer à l’étude ou aux affaires sérieuses avant la fin de la digestion. C’est pourquoi j’ai dit : C’est le vrai temps pour jouer. Et voilà, ô mon maître, ce que les lèvres ont raconté. J’ai dit tout ce qui s’est passé depuis le commencement jusqu’à la fin. Si j’ai commis quelque iniquité qu’on puisse appeler péché, instruisez-moi, ô notre maître à tous, et je préférerai la mort à la vie, et je ne pécherai pas davantage. »

Quand cet enfant eut fini de parler, je le pris, je l’attirai dans mes bras et je l’embrassai en lui disant : « Béni sois-tu par le Seigneur, ô mon fils ! Tu as parlé sagement et tu as dit la vérité, car quiconque reconnait ses fautes et les confesse obtient son pardon devant Dieu. » Et je dis au frère aîné : « Que la colère ne trouble pas ton esprit, car la colère chasse la sagesse. Il est vrai qu’il faut instruire un enfant (c’est un précepte obligatoire) en le reprenant d’une façon sensible, mais toujours avec une secrète affection. Ainsi donc, ne lève pas la main sur cet enfant pour le frapper, et n’attaque pas ton frère dans le fort de la colère ; mais, à cause de son jeune âge, accorde quelque excuse à sa faute.

« Et à toi, que te ferai-je, ô mon fils ? Je sais, mon enfant, je sais que ton cœur est parfait devant le Seigneur et que ton intention venait du ciel. Sache cependant qu’il y a toujours une défense qui frappe les dés et les cartes : car, bien que ceux qui jouent n’en veuillent pas faire l’aveu, le jeu a une telle force, qu’il conduit à la perversité et qu’il est condamné pour ce motif. Mais ceux qui connaissent la sagesse assurent qu’on agit prudemment en choisissant le moindre de plusieurs maux. Je te conseillerai donc de quitter les dés et les cartes, et tu iras trouver ton frère en paix ; tous deux vous apprendrez le jeu qu’on appelle les Échecs, à cette condition que vous n’y jouerez chaque jour que pendant une demi-heure, excepté aux jours des ’hanouka, de pourim et de ’holhamoade, où vous pouvez jouer davantage. Il y a dans ce jeu quelque chose de piquant et de sage, car il a été inventé par des hommes d’intelligence. »

En entendant ces paroles, les deux frères tombèrent dans les bras l’un de l’autre et s’embrassèrent, car au fond ils s’aimaient tendrement.

Tels furent les causes et les motifs qui me firent écrire ce livre. Je voulus leur apprendre les règles générales de ce jeu. Comme les rois et les princes seuls s’exercent à ce jeu et s’en amusent, j’ai donné à ce livre le titre de Délices royales.

Voici les détails intéressants que j’ai réunis ; bien que ce livre soit petit, le lecteur y trouvera assez d’agréments pour son esprit.

En premier lieu, j’ai démontré la supériorité de ce jeu sur tout autre, tant pour le charme qu’on y trouve que pour le tableau fidèle qu’il nous trace des besoins des hommes.

Secondement, j’ai cherché son inventeur et l’époque de son invention.

Troisièmement, j’ai cité tous ses noms, car ils sont nombreux, et j’en ai donné l’explication.

Quatrièmement, j’ai préparé et tracé une tablette sur laquelle ce jeu est disposé.

Cinquièmement, j’ai fait voir les diverses pièces, leurs figures, le nom de chacune d’elles, leur forme et le rang qu’elles doivent occuper d’après leur valeur.

Sixièmement, j’ai enseigné, autant qu’il était en mon pouvoir, les lois et les règles de ce jeu.

Voilà pour les généralités, mais elles se compliquent d’une infinité de détails, comme le lecteur pourra en juger.

Ainsi donc, je commence.

Je sais, et je ne m’en cache pas, que toute espèce de jeu est mauvaise, et tous ceux qui s’y livrent sont des hommes pervers, de grands pécheurs devant le Seigneur, et ils passent pour indignes de porter témoignage ; on les nomme voleurs, car ils prennent publiquement et injustement la fortune d’autrui ; ils perdent leur temps à des choses vaines et ne s’occupent pas de la conservation du monde ; la ruse et la fraude sont dans toutes leurs paroles ; leurs attestations sont pleines de fourberie. Ils ne cherchent qu’à ruiner leur prochain, et de là des haines d’où résultent des procès et des querelles entre frères et amis. Mais, à la louange de ce jeu, du jeu d’Échecs, si admirable sous tous les rapports, remarquable entre tous, je dirai que c’est un jeu honnête et parfait, en ce qu’il n’a rien de coupable, ni rien de ce qui conduit l’homme au péché, car ses inventeurs l’ont trouvé par la science, l’intelligence et l’instruction. On peut comparer sa combinaison à un peuple, à un pays et à une ville unis ensemble. Il y a une ville avec ses habitants, un roi et des princes (ministres). Le Roi est assis sur le trône de justice : c’est un juge impartial, équitable et obéissant à la vérité ; c’est le prince établi par Dieu, qui seul au monde est au-dessus de lui. Ensuite vient le Grand-Prêtre, plus grand que tous ses frères, comparable au Roi, car il est l’oint du Seigneur. Sa couronne fleurit : c’est une couronne sainte, ornée de feuilles d’or, et il est le premier parmi toutes les choses sacrées.

De tous les seigneurs qui sont sous les ordres du Monarque, il y a le Vice-roi qui vient dans un char, immédiatement après lui : il est son compagnon. Le second est le conseiller du Roi, sage et prophète. C’est à lui qu’appartient le droit de conseiller et d’enseigner ; le Roi ne fait rien sans le consulter. Tout le peuple est gouverné selon ses paroles ; ses avis sont révérés comme ceux de Dieu même.

Le troisième est le Général. C’est un homme de guerre, d’une grande force, qui affermit l’armée ; il sort et combat contre des peuples injustes, et en défendant la justice (au nom du Seigneur), la volonté de Dieu triomphe par sa main.

Il y a aussi en tête un autre prêtre qui est au Grand-Prêtre ce que le vice-roi est au Monarque. Il s’appelle Ségan ou Préfet ; il se tient toujours à la droite du Pontife. Il administre pour lui, quand celui-ci est empêché. Tous les autres prêtres sont sous les ordres de ce vicaire. En outre, on sacrait encore un autre chef qui, au moment du combat, adressait au peuple un discours dans la langue sacrée, pour qu’à la vue des chevaux et des chars ennemis, il ne craignît pas, ne tremblât pas, et ne fût point frappé de terreur, mais qu’il eût confiance en Dieu. — « Ceux qui attendent le Seigneur verront leurs forces s’accroître, car le coursier est prêt pour le jour du combat ; mais le salut vient du Seigneur, qui seul peut nous aider, soit en nous donnant la force, soit en nous la refusant. »

Telles étaient les paroles que prononçait ce chef pour exciter et affermir le courage du peuple, afin de le préparer à combattre. Aussi on l’appelait le Prêtre sacré pour la guerre, Et quand on répandait l’huile d’onction sur sa tête, il dominait les autres après le Ségan.

Le quatrième était le Commandeur. C’est lui qui tenait dans ses mains les clefs des places (Forts) : il ouvrait, et personne ne fermait ; il fermait, et personne n’ouvrait. Il était préparé à tous les travaux de défense. On l’appelait commandeur, parce qu’il ordonnait tout, ou bien dominateur, parce qu’il était un grand seigneur et commandait à tous, et on ne discutait pas ses ordres.

Tels sont les personnages dont s’entourait le Roi. Ils étaient sacrés, choisis parmi les justes, et placés à la tête de l’État et de tout ce qui est saint. Ces chefs avaient leurs fonctions auprès du Roi et siégeaient dans son palais.

Il y avait en outre les Seigneurs, qui commandaient les provinces et les villes fortifiées ; les chefs de mille, de centaines, de cinquantaines et de dizaines. Il y avait les Juges et les Maires de chaque ville, et les Prêtres. Le peuple vivait heureux, chaque habitant travaillait pour son bonheur en aidant son prochain, chacun remplissait ses devoirs : tous se soutenaient les uns les autres, et Dieu, dans sa miséricorde et du haut de son trône de sainteté, veillait sur eux d’un regard bienveillant, et bénissait l’ouvrage de leurs mains.

Le lecteur verra que la comparaison est d’accord en tous points, quand j’aurai exposé la combinaison de ce jeu excellent et d’une beauté parfaite.

De même qu’un gouvernement politique a pour base la justice, des statuts et des jugements vrais, au milieu desquels l’homme est heureux s’il les observe fidèlement, de même aussi ce jeu suit des règles admirables de combinaison ; il est fondé sur des principes et des jugements droits, sur la vérité et la justice ; il repose sur des statuts que personne ne transgresse, sur la sagesse et la science. C’est pourquoi les peuples intelligents apprendront à jouer aux Échecs, car ce jeu est complètement paisible et innocent ; ceux qui s’y livrent n’ont pas pour but de désirer ou de ravir le bien d’autrui, mais seulement d’exercer leur intelligence, car chacun d’eux est désireux de vaincre son adversaire, et le vainqueur prudent en tire gloire, force et honneur ; ils s’assemblent en paix, ils s’en vont en paix. Il n’en est pas de même des dés et des cartes, de ces jeux qui procèdent du hasard et de la folie ; car tout dépend de la manière dont roulent les dés ou tombent les cartes. L’intelligence n’a aucune part dans ces jeux, et ceux qui s’y livrent ne font preuve de science que pour mal agir, soit en jetant les dés avec supercherie, soit en faisant des changements quand ils distribuent les cartes : car le but de chacun d’eux consiste à ruiner et à tromper son adversaire. Et voilà la cause de la haine que ces jeux excitent entre les hommes.

Après avoir fait connaître les avantages du jeu des Échecs sur les autres, je vais exposer les plaisirs que l’homme peut y trouver ; car on se demande en soi-même : À quoi peut-il servir à l’homme ? Quel bien-fait pourrons-nous en retirer ? Les sages ne nous déclarent-ils pas qu’il est impossible à l’homme de comprendre et d’étudier les sciences quand il est triste, car Dieu lui a donné la sagesse, la science et la gaîté ? Aussi les hommes éclairés conseillent à celui qui étudie, de réserver tous les jours quelques moments au loisir, ou au jeu, pour que l’étude puisse lui paraître agréable, que sa vie soit heureuse et qu’il ne soit pas à charge à soi-même ; or, nous avons vu beaucoup d’hommes dont la raison a été troublée par une longue étude et une application soutenue ; l’édifice de leur science est tombé en ruines, parce qu’ils ne laissaient pas de repos à leur esprit et ne donnaient aucun relâche à leurs études. Ne voyons-nous pas les orateurs distingués, pour attacher l’esprit des auditeurs, introduire dans leurs discours des paraboles et des allégories qui réjouissent l’âme et éclairent les disciples ?

Les hommes de science et de sagesse ont inventé les Échecs comme un simulacre de la société politique ; l’homme y apprend la droiture et la justice, afin de connaître aussi les généralités et les particularités du gouvernement d’une cité ; c’est un point qui exige une grande sagesse, puisque les hommes sages et intelligents ont écrit des ouvrages célèbres sur cette question.

Le lecteur y apprendra bien d’autres moralités, quand j’exposerai le but que se sont proposé les auteurs de ce jeu.

En recherchant les noms des inventeurs du jeu des Échecs, et l’époque de son origine, j’ai travaillé et découvert autant qu’il était en mon pouvoir et dans la mesure de mes facultés ; c’est pourquoi il me semble que je révèle ce qui était enfoui dans les ténèbres les plus profondes. C’est en effet un point bien difficile à établir, tant à cause de l’antiquité de ce jeu, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, que du manque de livres qui traitent de ce sujet. Mais j’ai sondé les secrets des textes anciens qui me tombèrent dans les mains, j’ai lu des ouvrages latins et grecs, arabes et persans, et des autres nations qui ne sont pas des enfants d’Israël. J’ai réuni et placé sous les yeux du lecteur tout ce dont ces livres parlent sans toujours être d’accord entre eux. Mais je concilierai leurs opinions. Je commencerai donc par rapporter les paroles d’un grand sage, du prince des philosophes. C’est Platon qui a écrit dans son œuvre que du temps de Moïse, notre docteur, il existait un sage, parmi les prêtres de l’Égypte, nommé Thoth[1]. Par le grand développement de son intelligence, il trouva et enseigna aux hommes de son temps la science de l’astronomie, l’astrologie, la composition et l’écriture. Il conçut dans son esprit ce jeu très-aimé ; c’était alors le jeu de délices. À cause de la profondeur de sa sagesse et de son intelligence, les enfants de ce siècle dirent : « Cet homme ne peut être que sanctifié par Dieu, et le secret divin est sur sa tente ; le Seigneur l’a instruit pour qu’il rendît service aux hommes. » Et il leur enseigna les livres et la science des Chaldéens ; c’est pourquoi ils l’appelèrent Hermès, mot qui dans leur langue veut dire prophète, envoyé, intermédiaire entre Dieu et les hommes.

Quelques auteurs affirment que cet homme fut Moïse, qui nous a retirés de la terre d’Égypte et qui, par les soins de Bithia, fille de Pharaon, fut élevé dans le palais et parmi les conseillers de ce roi. Dieu lui donna l’intelligence, pour qu’il pût rechercher et sonder toute science ; aussi fut-il plus sage que tous les hommes de l’Orient. La Divinité brilla sur lui, le Seigneur le remplit de son souffle et lui découvrit le secret de la vraie sagesse : il voyait et connaissait tout. Il comprit la puissance de Dieu, ses prodiges et les arrêts de sa bouche. Il fit, au milieu des hommes, des miracles qui ne se renouvelèrent sur aucune autre terre ni chez aucune autre nation. Comme la force et la puissance étaient avec lui, et que sa main prévalut contre les idoles, — car Dieu les condamna par Moïse, — les hommes le nommèrent Thoth. La principale signification de ce mot, dans la langue des Égyptiens, des Cythéens, Cuthéens, et aussi des Araméens, est : le second Dieu de la terre.

J’ai trouvé dans un autre livre que l’inventeur des Échecs fut le Grec Palamède, un des chefs qui allèrent assiéger Troie pendant dix ans. C’est le même qui trouva les lettres de l’alphabet grec, qui enseigna les éclipses du soleil et de la lune, ainsi que la science des préparatifs de guerre ; et pour exercer les hommes à la tactique, il inventa ce jeu remarquable qui représente deux armées campées l’une vis-à-vis de l’autre avec les chefs de guerre de deux parties.

D’autres disent que Lydo, chef des Lydiens[2], se trouvant à l’armée avec son frère, souffrant de la faim, inventa les jeux de toute espèce, au nombre desquels on compta ce jeu de délices. Ils décidèrent de passer un jour à jouer divers jeux pour oublier le manger et par ce moyen tromper pendant ce temps leur faim ; puis, le jour suivant, ils mangeaient le peu qu’ils avaient et buvaient, afin de pouvoir jeûner le lendemain. Ils firent ainsi jusqu’à ce que la famine fût passée.

Les Indiens[3] disent avec orgueil qu’un philosophe de leur nation, homme sage et très-versé dans la science de l’astronomie et de la géometrie, et qui s’appelait Scissa, fils de Dâher, trouva et découvrit ce jeu supérieur, par sa science et sa grande intelligence ; il l’expliqua devant Belkib, roi des Indes, lui fit voir sa forme, sa disposition, la manière d’y jouer, et lui en fit connaître toutes les combinaisons. Le roi, voyant la beauté de cette œuvre et le grand génie de l’auteur, lui dit : « Je sais que tu es un homme sage, j’ai vu l’œuvre délicieuse de tes mains ; demande-moi ce que tu veux, demande beaucoup, même la moitié de mon royaume, et je te satisferai. »

Le philosophe répondit : « Puisque je trouve grâce à tes yeux, ô roi, pour pouvoir formuler ma demande, je place devant toi la table de ce jeu, qui est composé de 64 cases. Ordonne à présent à un de tes serviteurs qui sont préposés aux trésors de blé de placer sur la première case un grain de blé, sur la deuxième deux grains, sur la troisième quatre grains, et ainsi de suite sur chaque case le double de ce qui était sur la précédente, jusqu’à ce que toutes les cases soient parcourues, et ce sera ma récompense. »

En entendant les paroles de ce sage, le roi s’indigna contre lui, et le méprisa dans son cœur en lui disant : « Tu parles comme un insensé. Ne puis-je donc pas te combler de grands honneurs ? Car tu me demandes une chose des plus minimes. Tu ressembles à ceux qui jettent leur mépris sur les princes, ou plutôt sur le roi ; ta demande est celle d’un fou. » Le sage répondit : « Je vous en supplie, ne vous irritez pas contre votre esclave. J’ai fait une demande à mon souverain, et je la réitère. Vous me comblerez en me l’accordant. Si c’est trop peu, vous pouvez mettre le double. » Alors le roi, voyant qu’il ne pouvait pas le vaincre, ordonna au préposé à la garde de ses trésors de faire selon ce qui était demandé. Mais, quand celui-ci arriva à calculer les grains de blé comme l’avait proposé le sage, il en trouva une telle quantité qu’il ne pouvait la nombrer[4]. Dans son trouble, il alla trouver le roi et lui dit : — « Que notre roi vive dans l’éternité ! j’ai voulu faire selon votre volonté, et je n’ai pas transgressé vos ordres ; mais, ô roi, vous m’avez donné un ordre impossible à exécuter : j’ai consulté les livres des moissons, et dans toute l’étendue de votre royaume il n’y a pas assez de grains de blé pour pouvoir égaler le nombre que vous a demandé cet homme, car on ne peut ni le compter, ni le mesurer. Le demandeur a parlé avec esprit et sagesse. »

Entendant les paroles de son officier, le roi admira la grande science du sage, le fit venir près de lui, l’embrassa et lui dit : « Je sais maintenant que tu es homme selon la sagesse de Dieu : tu gouverneras mon peuple avec moi et tu mangeras à ma table. »

Et depuis lors, l’admettant à ses côtés, il en fit son ami et son frère.

J’ai lu dans un ouvrage très-ancien qu’un sage de la Perse avait inventé ce jeu pour Ardeshir ou Asuérus (nom qu’on donne à tous les rois de Perse). Ce prince était cruel : comment calmer cette cruauté funeste ? L’auteur de ce jeu avait pour but, au moyen d’une parabole, de dévoiler son intention secrète, en se servant de sentences et de comparaisons. Il instruisit ce prince par des exemples, et, au moyen de comparaisons, il lui fit comprendre qu’il ne fallait pas être cruel envers son peuple et les brebis de son pâturage, mais au contraire qu’il fallait mettre un frein à ses passions et suivre la loi ; qu’il devait répandre sa miséricorde sur ses sujets, et savoir que la force d’un prince est dans son peuple, dans son armée et les généraux qui le défendent ; que, quand le secours fait défaut, la chute est inévitable et qu’aucune force ne peut le faire résister à ses ennemis. Ainsi donc il trouva ce jeu pour que le roi pût en tirer un avertissement et une leçon utile. Car, dans ce jeu, celui qui joue doit se proposer de défendre son peuple, pour ne pas succomber s’il lui fait défaut. Le peuple est la colonne sur laquelle se fixe la victoire ; si ses sujets meurent, il sera isolé, et quiconque le trouvera le tuera. Aussi il nomma ce jeu Chatrang[5], ce qui, en langue persane, veut dire : tristesse du roi, ou morale au roi.

Ce jeu est attribué aussi à un des sept sages de la Grèce et à différents autres, mais personne n’est d’accord sur ce sujet. Cependant on ne peut douter qu’il date de la plus haute antiquité, car nous en trouvons une mention dans les livres les plus anciens[6]. Ce qui me paraît le plus vraisemblable, c’est que les Persans l’ont découvert : car, dans presque tous les lieux où ce jeu est arrivé, on se sert, quand on y joue, de termes de la langue des Perses[7].

Voilà ce que j’ai trouvé sur la découverte de ce jeu. Le jeu des Échecs a une variété de noms et de surnoms provenant tous des langues et de la prononciation des peuples chez lesquels ce jeu est parvenu. Les uns l’appellent Shatrang, ce qui, en langue persane, — comme nous l’avons dit plus haut, — veut dire : tristesse du roi, ou morale au roi. Suivant l’opinion des autres, son nom est Shesh-rangh, c’est-à-dire les six formes, car il entre dans ce jeu six éléments : le roi, la reine, l’éléphant, le cavalier, le rou’h et le fantassin. D’autres enfin l’appellent Sha’h. Tous ces noms sont des corruptious du mot Shâh qui, en langue persane, veut dire roi[8].

Je vais décrire maintenant la forme de la table sur laquelle on joue.

Supposez un carré de bois de cèdre, dont la longueur est égale à la largeur : sur cette table sont tracées des cases carrées au nombre de huit en largeur sur huit en longueur. Il faut que chaque case soit peinte, l’une en rouge, l’autre en noir, pour que chacune se distingue par sa couleur. Telle est la forme de la table. Les rois et les princes qui regorgent d’or ont l’habitude de la faire faire de toutes sortes de bois de luxe ou de pierres précieuses, mais chacun fait selon ses moyens[9].

Voici maintenant les noms et la forme des pièces de ce jeu, d’après leur rang et leur importance.

Le Roi est le premier en dignité et en supériorité. En langue persane, il se nomme Shah, et de ce nom est tiré celui de ce jeu, comme preuve de sa supériorité et de son excellence.

Après le Roi vient la Reine[10], maîtresse du royaume ; on la nomme en langue persane Pherzan. Des auteurs disent que ce nom désigne plutôt le Vice-Roi, car les reines n’ont pas l’habitude d’aller à la guerre. C’est lui le premier dans le royaume, et le Roi et lui sont la gloire de l’État. Chacun d’eux a trois princes ou chefs de haut rang qui doivent le servir, soit par leurs avis, soit par leur courage à la guerre.

Le nom du premier, en langue persane, est Phil. Dans la langue de nos docteurs (hébreux), on le nomme aussi Phil, c’est-à-dire Éléphant. On sait que les Orientaux avaient des éléphants sur le dos desquels ils plaçaient des tours quand ils allaient au combat. Ce nom veut peut-être désigner le chef-commandant des Éléphants.

Après lui vient celui qu’on nomme Cavalier ; c’est le chef qui est à la tête de la cavalerie.

Le troisième s’appelle Roc ou Rou’h, en langue persane. On discute beaucoup sur la signification de ce nom : les uns disent que c’est le nom d’un oiseau d’une taille gigantesque qu’on appelle aussi Alankâ ; d’autres, que c’est une tour solide et bien fortifiée[11].

Chacun de ces princes agit au nom du roi ou de la reine, et chacun a un Fantassin (Pion) qui se tient devant lui.

Si j’entreprenais d’expliquer la forme des pièces de ce jeu, le temps passerait et je ne pourrais en venir à bout. Mais chacun peut les dessiner d’après sa propre inspiration et selon les usages de son pays. Mais il faut faire deux catégories ; la couleur de l’une ne sera pas la couleur de l’autre : si l’une est noire, l’autre sera rouge, suivant la couleur des cases.

J’ai expliqué la forme de la table, qu’on peut comparer à un champ où la foule des hommes forts vient jouer. Ce champ est divisé en huit rangées de cases alternativement rouges et noires. Vous tournerez la table devant vous de telle sorte que la première case de la première rangée à votre droite soit rouge. Alors vous prenez le Roi rouge et vous le placez au centre de son royaume, sur la quatrième case, qui est noire ; vous placerez la Reine sur la cinquième case, qui est rouge, vous rappelant bien cette règle, que la Reine doit toujours être sur une case de sa couleur. Vous placerez l’Éléphant du Roi à côté du Roi, sur la troisième case, et l’Éléphant de la Reine près d’elle, à la sixième case. La place du Cavalier du Roi sera sur la deuxième case ; celui de la Reine se placera sur la septième. Rou’h sortira et viendra tendre ses embûches à chaque angle, sur la première case et sur la huitième. Les huit Pions seront tous au second rang, chacun devant son maître pour le servir et combattre avec lui. Votre adversaire disposera à l’autre extrémité ses pièces dans le même ordre. Armée contre armée ; un des partis combattra ici, l’autre parti combattra là.

Voici le chemin qu’ils doivent prendre dans leurs mouvements d’après les règles de ce jeu, ses lois, les lois des Mèdes et des Perses ; et personne ne les transgresse, ne les altère, ne les change ; mais chacun remplit ses fonctions suivant l’ordre qui lui est désigné.

Quand les Pions marchent les premiers, celui qui commence est le Pion de droite : ils vont droit devant eux, de case en case, mais ils ne reviennent pas sur leurs pas ; au début, ils ont le privilége de franchir deux cases (d’un seul coup), et s’ils veulent prendre une pièce, ils s’élancent à droite ou à gauche.

Rou’h suit la ligne droite. Il va partout où il veut, à moins qu’il n’y ait un obstacle qui le sépare du point où il veut aller.

Le Cavalier monte sur un char bondissant ; il saute et s’élance au-dessus de la tête des guerriers, devant et derrière ; il franchit un rang de cases et se place sur le suivant, en se tournant à gauche ou à droite, sur la case la plus voisine, mais de couleur différente de celle qu’il vient de quitter.

L’Éléphant amène la terreur ; il passe sur toutes les cases en marchant en diagonale, tant qu’il ne se trouve aucune pièce entre la case où il est et celle où il veut aller ; jamais il ne change de couleur.

La Reine, chargée du soin de défendre son maître, a le droit de marcher comme il lui plaît. Tout chemin lui est bon, à la condition toutefois de ne pas changer la couleur de sa case et de ne pas sauter comme le Cavalier.

Le Roi se tient en tête de son royaume et ne franchit qu’une case à la fois ; il ne sort de son palais à aucun moment, excepté quand la nécessité l’y pousse ; et si un ennemi, en s’avançant suivant les lois de cette guerre, arrive près de lui, il peut alors le prendre et se mettre à sa place. Ou si un de ses guerriers, sur le point d’être pris, peut atteindre une case près de lui et recevoir son aide et sa délivrance, il ne compromettra pas l’existence de son maître. Pour que son esprit ne se laisse pas entraîner violemment contre son ennemi, le Roi doit se tenir sur ses gardes, de peur qu’en frappant son ennemi, il ne trouve une embûche sur son chemin Dans ce cas, il doit quitter sa place et attirer sur lui tout le danger.

Le véritable sage observe l’avenir, il examine tous les chemins qu’il peut suivre ; il pèse comme avec une balance la valeur et la marche de tous les princes qui combattent ; il sait celui qu’on doit préférer, soit pour porter secours, soit pour d’autres besoins, afin de ne pas laisser périr même un seul des guerriers.

Je n’ai pas besoin de répéter que le Roi est grand, qu’il domine tous ses sujets et qu’il a le pouvoir de les secourir et les délivrer ; mais ses princes et ses serviteurs ne le laissent pas sortir : car il vaut autant que dix mille d’entre eux, et s’il mourait (s’il était pris), son adversaire demeurerait en possession de toutes ses forces et la guerre serait terminée.

Parmi tous les guerriers qui accompagnent le Roi, la Reine est préférée à tout autre, car sa marche est, une route pleine de douceur. Elle a la force et le pouvoir de montrer sa valeur plus que tous les princes qui sont avec elle.

Après la Reine vient Rou’h, qui l’emporte sur les autres par la vaillance et par le nom. Combattant, il vole tour à tour aux quatre faces du camp, soit pour secourir les soldats de son maître, soit pour prendre ses ennemis.

L’Éléphant est préféré au Cavalier pour sa dignité et sa vaillance ; mais comme il ne marche qu’obliquement sur les cases d’une même couleur, et ne peut se détourner ni en deçà ni au delà, ni même, comme le fait le Cavalier, venir offrir ses services au Roi, les soldats doivent une plus grande obéissance au Cavalier qu’à l’Éléphant.

Nous voici arrivés au Pion, au fantassin. Si par ses efforts celui-ci a pu s’avancer assez pour placer sa tente sur la dernière rangée, où le Roi ennemi et ses princes sont retranchés, alors son souverain le fait régner à la place de la Reine. Si celle-ci est encore en vie, il est alors le premier général de l’armée, remplaçant l’un de ceux qui sont morts à la guerre. Telle est sa récompense.

Les guerriers abattent tous leurs ennemis, quels qu’ils soient ; cependant ils ne s’élancent jamais contre le Roi, même quand celui-ci marche sur eux. Ils lui rendent hommage, et quand le Roi est forcé d’agir contre les agresseurs qui le serrent de près, ils lui disent : Shâh, ce qui veut dire : 0 roi, prends garde à toi et défends-toi courageusement. Et bien qu’il ne doive changer de route ni s’avancer autrement que case par case, à l’heure du danger, s’il aperçoit quelque place vide, soit entre son Rou’h, soit entre celui de la Reine, il peut marcher vers la case de l’un d’eux, et Rou’h se tiendra près de lui, pareil à un mur d’airain solidement établi. Si pourtant, assailli de toutes parts et mis dans l’impossibilité de se mouvoir, soit à droite, soit à gauche, il ne peut échapper à ses ennemis, il recevra deux fois l’avertissement Shâh-mât, c’est-à-dire : Le Roi est mort, ou Le Roi est frappé de démence. Aussi ne tarde-t-il pas à mourir, occasionnant un désastre complet.

Au vainqueur appartiennent l’honneur et la gloire d’avoir prévalu contre tous ses ennemis.


  1. Théoth ou Thoth se trouve dans la mythologie égyptienne. C’est un dieu qui présidait à la parole, à l’écriture, aux sciences dont il passait pour l’inventeur. Thoth est le premier mois de l’année solaire des Égyptiens.
    Le traducteur.
  2. Hérodote parle des jeux de toutes sortes dont les Lydiens, sous le règne d’Atys, fils de Mânes, ont joué pour tromper leur faim dans une année de grande famine en Lydie.
    Le traducteur.
  3. Le Dr Forbes est convaincu, après ses recherches profondes et solides (The History of Chess, etc., etc., by Duneau Forbes, London, 1860), que le jeu d’Echecs a pris naissance aux Indes, déjà trois mille ans avant l’ère vulgaire.
    Le traducteur.
  4. Le comte de Basterot, dans son remarquable ouvrage (Traité élémentaire du jeu des Échecs ; Paris, 1863), après avoir donné le chiffre de 18,416,744,073,709,551,615, ajoute que le froment récolté actuellement en France et accumulé pendant cent neuf mille six cents ans, ne suffirait pas pour payer intégralement la dette du roi indien ».
    Le traducteur.
  5. « Chatrang, corruption du mot chaturanga, est composé de deux mots : chatur, quatre, et anga, un membre ; il s’applique à une armée composée de quatre espèces de forces : infanterie, cavalerie, éléphants et navires. »
    Comte de Basterot.
  6. Le Talmud (Tract. Kethouboth 5) parle de ce jeu, ainsi que son commentateur Raschi.
  7. Fréret, dans son discours prononcé à l’Académie (sous Louis XV), prouve que les Persans ont reçu le jeu d’Échecs des Indes, qui le portèrent en Perse pendant le règne du grand Cosroës ; d’un autre côté, les Chinois, à qui ce jeu est connu, et qui le nomment le jeu de l’Éléphant, reconnaissent aussi qu’ils le tiennent des Indiens, de qui ils l’ont reçu dans le VIe siècle. Le Haïpienne, ou grand dictionnaire chinois, au mot slanghki, dit que ce fut sous le règne de Vouti, vers l’an 537, ère vulgaire.
    Le traducteur.
  8. Les Latins le nommèrent Scacorum ludus ; les Italiens, Scacchi ; les Allemands et les Polonais s’éloignent le moins de la prononciation orientale, en le nommant Schach-spiel, Szachy. Échec s’approche plutôt de l’arabe : Sche’h, rois ou seigneurs ; jeu des Échecs ou jeu des Rois.
    Le traducteur.
  9. Au Musée de Paris, il existe un échiquier dont toutes les pièces et la table sont en cristal de roche ; il a appartenu au roi Louis XVIII.
  10. Dans des vers latins du XIIe siècle, la reine est nommée Fercia. Les vieux poëtes français, comme l’auteur du roman de la Rose et le traducteur du poëme de la Vieille, nomment cette pièce Fierce, Fierche et Fierge. Ces mêmes termes se trouvent employés dans plusieurs manuscrits du jeu des Échecs, qui sont à la Bibliothèque de Paris. Le roman de la Rose s’exprime ainsi : « Car on nhave pas les garçons (ne salue pas, ne dit pas échec aux garçons ou pions, etc., etc.), fols, chevaliers, fierges ni rois. » Le traducteur du poëme de la Vieille dit, en décrivant les Échecs : « En deux parts, voir sept pourrés roi, roc, chevalier et auphin, fierge et peon, etc., etc. » ; et il dit ailleurs : « Laroyne que nous nommons fierge tient de Vénus et n’est pas vierge, aimable est et amoureuse, etc., etc. » Ces mots de Fierge, Fierche et Fierce, ou Fiercia, sont des corruptions du latin Fœrcia, qui lui-même vient du persan Ferz ou Fierzin, qui est en Perse le nom de cette pièce, et signifie un ministre d’État, un vizir. Du nom de Fierge on a fait celui de vierge, virgo, et puis celui de Dame et de Reine. Le goût dans lequel on était de moraliser toutes sortes de sujets dans les XIIe et XIIIe siècles fit regarder le jeu des Échecs comme une image de la vie humaine. De là vinrent tous ces écrits en diverses langues, dont quelques-uns ont été imprimés, mais dont le plus grand nombre est demeuré manuscrit dans les bibliothèques. Dans ces écrits, on compare les différentes conditions avec les pièces du jeu des Échecs, et l’on tire de leur marche, de leur nom et de leur figure, des occasions de moraliser sans fin à la manière de ces temps-là. On se persuada bientôt que le tableau de la vie humaine, spéculum vitæ humanæ, en serait une image imparfaite, si l’on n’y trouvait une femme ; ce sexe joue un rôle trop important pour qu’on ne lui donnât pas une place dans le jeu : ainsi, l’on changea le ministre ou Ferz en Reine ; la ressemblance des mots de Fierge et de vierge rendit facile un changement qui semblait d’autant plus raisonnable, que cette pièce est placée à côté du Roi, et que dans les commencements elle ne pouvait s’en éloigner de plus de deux cases. Le poëme de la Vieille dit : « Le Roi, la fierge et le peon saillent un point, font un pas. » — (Voir le discours de Fréret, sous Louis XV.)
    Le traducteur
    .
  11. Le mot Rukh, en langue persane, s’applique aussi à un guerrier, champion. Le Dr Forbes prouve que le mot Roc a été adopté par les Italiens, dans la langue desquels Rocco signifie forteresse, qui explique la forme et le nom de Tour.
    Le traducteur.