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Daniel Deronda/Livre 7

La bibliothèque libre.
Traduction par Ernest David.
Calmann-Lévy (Volume IIp. 203-284).


LA MÈRE ET LE FILS


XLVIII


La lettre que sir Hugo remit à Deronda, était ainsi conçue :

« À mon fils, Daniel Deronda.

» Mon ami et le tien, sir Hugo Mallinger, t’aura fait part de mon désir de te voir. Ma santé est détruite, et je tiens à ce qu’il s’écoule le moins de temps possible avant que je ne te révèle ce que je cache depuis si longtemps. Que rien ne t’empêche donc d’être à l’Albergo dell’ Italia, à Gênes, le 15 de ce mois ! Tu m’y attendras. Je ne sais encore quand je pourrai y venir de Spezzia, où je m’arrêterai. Cela dépendra des circonstances. Tu demanderas la princesse Halm-Eberstein. Apporte aussi la bague en diamants que sir Hugo t’a donnée. J’aimerais à la voir encore.

» Ta mère inconnue.

 » LEONORA HALM-EBERSTEIN. »

La rédaction incolore de cette lettre n’apprenait rien à Deronda, mais il ne pouvait que respecter la réticence de sir Hugo, qui impliquait un engagement de ne point anticiper sur les révélations de sa mère. Du reste, la découverte qu’il venait de faire, que les conjectures de toute sa vie étaient erronées, arrêta toutes nouvelles suppositions de sa part. Il était décidé à accepter bravement le fait quel qu’il pût être.

Dans son état d’incertitude, il ne pouvait communiquer à personne le motif de son départ, et à Mordecai moins qu’à tout autre, car il l’aurait affecté autant que lui-même, quoique d’une manière absolument différente. S’il lui avait dit : « Je vais apprendre la vérité sur ma naissance », l’espoir qu’en concevrait Mordecai pouvait devenir une surexcitation maladive et dangereuse. Afin d’exclure toute supposition, il parla de son voyage comme s’il l’entreprenait sur l’ordre de sir Hugo, et l’annonça avec autant d’indifférence qu’il le put, en ajoutant qu’il ne savait pas combien de temps il durerait, mais que peut-être il serait très court.

— Je ferai demander que l’on m’envoie le petit Jacob, dit Mordecai en manière de consolation, après avoir d’abord ressenti de la tristesse.

— Je prierai madame Cohen de me le confier, dit Mirah.

— La grand’maman ne vous refusera pas, fit observer Deronda. Je suis heureux que nous ayons eu tort, vous et moi, ajouta-t-il en souriant à Mordecai : vous pensiez que la vieille madame Cohen ne pourrait supporter la vue de Mirah.

— Je méconnaissais son cœur, repartit Mordecai. Elle peut se réjouir de voir fleurir une autre plante, quoique la sienne soit desséchée.

— Ce sont de bien bonnes gens, que j’aime comme s’ils étaient nos parents, dit Mirah avec son bon sourire.

— Qu’auriez-vous éprouvé si cet Ezra avait été votre frère ? lui demanda un peu malicieusement Deronda, légèrement contrarié de la voir s’attacher si facilement à des gens, qui, à cause d’elle, lui avaient fait concevoir tant d’inquiétudes.

Mirah le regarda avec surprise et répondit :

— Ce n’est pas un méchant homme ; je ne crois pas qu’il aurait jamais abandonné personne !.. Mais à peine eut-elle prononcé ces mots, qu’elle rougit fortement, et, lançant à Mordecai un regard timide, elle se retira en prétextant quelque occupation. Elle pensait à son père, et sur ce sujet ils éprouvaient, elle et son frère, une peine mutuelle. « S’il venait et qu’il nous trouve ! » telle était la pensée qui assombrissait quelquefois la quiétude de Mirah, et elle tremblait à cette apparition imaginaire.

Deronda devina son allusion involontaire et comprit sa rougeur. Comment n’aurait-il pas sympathisé avec des sentiments, qui, maintenant plus que jamais, semblaient se rapprocher des siens ? Car la lettre de sa mère impliquait que son entrevue avec son fils ne serait pas exempte de conditions pénibles. En effet, il était assez singulier que cette lettre, qui lui montrait sa mère comme une vivante réalité, l’éloignât encore un peu plus de son amour. Il s’étonnait qu’en voyant l’écriture maternelle et les mots exprimant son sentiment actuel, son affection se fût soudainement refroidie et transformée en une sorte d’indifférence.

— Dieu te bénisse, Dan ! lui avait dit sir Hugo lorsqu’ils échangèrent la poignée de main du départ. Quels que soient les changements qui surviendront pour toi, ils ne pourront faire que je n’aie été ton plus vieil ami, et le seul qui ait toujours eu le plus sincère attachement pour toi. Si tu avais été mon fils, je n’aurais pas pu t’aimer davantage ; seulement, je serais bien plus heureux de penser à toi comme au futur possesseur de l’Abbaye, qu’à mon beau neveu ; tu aurais alors jugé nécessaire d’adopter une ligne politique… Allons ! on ne peut empêcher les choses d’être ce qu’elles sont !..

Le baronnet croyait qu’il était bon de mêler des remarques inutiles à l’expression d’un sentiment sérieux.

Quand il fut arrivé à l’Albergo dell’ Italia, à Gênes, Deronda ne trouva pas la princesse Halm-Eberstein ; mais deux jours plus tard, il reçut une lettre lui annonçant qu’elle avait dû différer son arrivée, retardée d’une quinzaine et peut-être davantage ; elle était soumise à des circonstances qui l’empêchaient d’être plus précise et elle le priait de patienter.

Dans son obligation d’attendre indéfiniment le moment suprême pour lui, Deronda eut la tâche difficile de chercher de la distraction dans la philosophie. Lors de sa première visite à la ville des palais, il avait passé les heures les plus fraîches à parcourir les rues, les places, les quais et les environs ; souvent il avait pris un bateau pour jouir du magnifique coup d’œil de la ville et du port, vus de la mer. Il recommença les mêmes excursions. Cependant, les jours succédaient aux jours, et, dans son attente, il en surveillait le cours de la même manière qu’il aurait écouté une cloche merveilleuse, qui, en frappant les heures, ferait surgir d’anciennes figures lesquelles se retiraient ensuite pour faire place à d’autres. Bientôt son oisiveté lui pesa ; il en fut excédé ; il contemplait l’activité des autres avec l’impatience d’un prisonnier qui attend sa rançon. Dans ses lettres à Mordecai et à Hans, il évitait de parler de lui, mais il était réellement dans cet état d’esprit où tous les sujets deviennent personnels. Le peu de livres qu’il avait apportés pour s’en faire un refuge contre l’ennui étaient devenus illisibles, parce que le point de vue sous lequel il envisageait la vie en ce moment d’agitation et d’incertitude, lui faisait désirer plus vivement une décision.

Enfin la princesse arriva. Depuis trois semaines il attendait, lorsqu’un matin on vint frapper à sa porte. C’était un chasseur en grande livrée, qui lui dit en français que la princesse de Halm-Eberstein se reposerait toute la journée, mais qu’elle recevrait Monsieur, le soir même, à sept heures.


XLIX


Quand Deronda se présenta chez sa mère, il sentit revivre en lui les agitations prématurées de son jeune âge. Les deux domestiques qui se tenaient dans l’antichambre le regardèrent ébahis, s’étonnant que le docteur que leur maîtresse venait consulter fût ce beau jeune homme en toilette de soirée. Mais Daniel n’eut le temps de rien remarquer, car une seconde porte s’ouvrant aussitôt, il se trouva en présence d’une personne, assise au fond d’un immense salon, qui se leva et attendit son approche.

À l’exception du visage et d’une partie des bras, elle était littéralement couverte de dentelles noires ; elles tombaient négligemment du haut de sa tête aux cheveux grisonnants, le long de sa figure amaigrie ; ses bras, nus jusqu’au coude et chargés de riches bracelets, étaient croisés devant elle, et l’admirable équilibre de sa tête la faisait paraître plus belle qu’elle ne l’était réellement. Deronda ne put l’observer que quand il fut en face d’elle ; alors il prit la main qu’elle lui tendait et la porta à ses lèvres. Elle la laissa dans la sienne, et l’examina attentivement. Il n’osait pas faire un mouvement, ne concevant pas comment il devait manifester son sentiment. En quelle langue lui parlerait-elle ? Serait-ce en anglais ? D’un mouvement brusque, la princesse posa ses deux mains sur les épaules de son fils et ses traits exprimèrent une admiration, dans laquelle les lignes flétries de son visage disparurent, pour faire place à une jeunesse restaurée.

— Tu es beau, dit-elle d’une voix grave et mélodieuse, avec un accent étranger mais agréable : tu es vraiment très beau ! Je savais que tu le serais. Elle l’embrassa sur les deux joues et il lui rendit ses baisers.

C’était comme deux royautés qui se seraient rencontrées.

Elle s’arrêta un moment et reprit d’un ton plus froid :

— Je suis ta mère ; mais tu ne peux m’aimer.

— J’ai pensé à vous plus qu’à tout autre être de ce monde, répondit Deronda d’une voix nerveusement tremblante.

— Je ne suis pas telle que tu te l’imaginais, reprit-elle avec décision ; puis ôtant les mains de ses épaules, elle croisa les bras ; elle le regardait et semblait l’inviter à l’étudier de près. Elle lui ressemblait et avait dû être remarquablement belle. Mais pourquoi éprouva-t-il un sentiment pénible d’éloignement ? Pourquoi un manque d’émotion si complet ? Sa beauté fanée avait un cachet d’étrangeté qui faisait d’elle non pas une mère humaine, mais une Mélusine sortant d’un monde indépendant du nôtre.

— Je m’étais toujours figuré que vous étiez souffrante, dit Deronda, anxieux surtout de ne pas la blesser ; j’aurais voulu pouvoir vous soulager.

— Je suis souffrante, en effet, mais d’une souffrance que tu ne peux soulager, dit la princesse d’une voix plus dure et en marchant vers un sofa dont les coussins avaient été soigneusement disposés pour elle. Elle lui désigna un fauteuil auprès d’elle ; puis, discernant un chagrin sur ses traits, elle ajouta d’un ton plus doux : — Assieds-toi. Je ne souffre pas en ce moment. Je suis à mon aise. Je puis causer.

Daniel s’assit dans l’attente de ce qu’elle allait lui apprendre. Il se croyait plutôt en présence d’un destin mystérieux que d’une mère si longtemps désirée.

— Non, reprit-elle, je ne t’ai pas fait venir pour me soulager. Je ne pouvais savoir d’avance… je ne sais pas encore… ce que tu ressens pour moi. Je ne suis pas assez ridicule pour croire que tu puisses m’aimer par la seule raison que je suis ta mère, car tu ne m’as jamais vue et de ta vie tu n’as entendu parler de moi. Cependant je crois avoir choisi pour toi ce qui valait mieux que d’être avec moi. Je ne pense pas t’avoir privé de quoi que ce soit qui vaille la peine qu’on en parle.

— Vous ne pouvez désirer que je croie que votre affection aurait été sans valeur pour moi, objecta Daniel, qui supposa qu’elle s’était arrêtée pour attendre sa réponse.

— Je n’ai pas l’intention de mal parler de moi, reprit fièrement la princesse, mais je n’ai pas beaucoup d’affection à donner. Je n’en ai pas besoin ; j’en ai été excédée. Je voulais vivre d’une autre vie que celle qui était la mienne et ne pas être embarrassée d’autres existences. Tu te demandes ce que j’étais ? Je n’étais pas princesse alors !.. Elle se leva d’un mouvement nerveux et resta debout. Deronda se leva aussi ; il ne respirait plus.

— Je n’étais pas princesse comme je le suis maintenant. J’étais une grande cantatrice, et je jouais aussi bien que je chantais. Tous pâlissaient à côté de moi. Les hommes me suivaient d’un pays à l’autre. Je vivais des myriades de vies en une seule ; je ne voulais pas d’enfant.

On sentait de la colère et de la passion dans sa voix.

— Je ne voulais pas me marier, continua-t-elle. Je fus forcée d’épouser ton père : c’était le désir et l’ordre du mien. C’était aussi le meilleur moyen de conquérir ma liberté. Je pouvais gouverner mon mari, mais non mon père… J’avais le droit d’être libre. J’avais le droit de chercher ma liberté hors d’un esclavage que j’abhorrais.

Elle reprit sa place sur le sofa, en serrant les lèvres comme si elle voulait s’empêcher de parler. Deronda resta debout. Après un moment de silence, elle le regarda d’un air plus doux et lui dit :

— Et l’esclavage que je haïssais pour moi, je voulus t’en préserver. Qu’aurait fait de mieux la plus tendre des mères ? Je t’ai délivré de l’esclavage d’être né juif.

— Alors je suis juif ! s’écria-t-il avec une telle énergie que sa mère en tressaillit et dut s’appuyer sur ses coussins. Mon père était juif et vous êtes juive ?

— Oui ; ton père était mon cousin, dit sa mère, frappée du changement qui s’opérait en lui, comme si elle voyait une figure dont elle avait peur.

— J’en suis heureux ! s’écria-t-il d’une voix vibrante de passion.

Il n’aurait jamais pu s’imaginer qu’il en arriverait à dire ce que, jusque-là, il n’avait pas admis. Il ne pouvait pas rêver non plus qu’il se mettait en opposition avec sa mère. Il ressentait un peu de colère contre cette mère qui paraissait l’avoir mis au monde involontairement, qui s’était volontairement éloignée de lui, et qui — peut-être — ne se faisait maintenant connaître qu’involontairement. Ce soupçon jetait un certain jour sur son langage. La princesse, de son côté, était également sous le coup d’une colère différente, et ses yeux parurent plus grands dans sa pâleur, lorsqu’elle reprit, non sans violence :

— Pourquoi dis-tu que tu es heureux ? Tu es gentleman anglais ; je t’ai assuré cette position.

— Vous ne saviez pas ce que vous m’assuriez. Comment pouviez-vous disposer pour moi de mon patrimoine ? répliqua Deronda en s’asseyant sans le savoir et sans regarder sa mère. Une étrange intolérance l’enflammait ; cependant il s’efforça de se maîtriser et garda le silence. Il craignit de prononcer, dans sa colère, des paroles trop dures, surtout en ce moment, qui ne se renouvellerait peut-être jamais pour lui. Quand sa mère reprit la parole, sa voix était devenue plus ferme et plus résistante.

— J’ai choisi pour toi ce que j’aurais choisi pour moi. Comment aurais-je pu savoir que l’esprit de mon père renaîtrait en toi ? Comment aurais-je pu savoir que tu aimerais ce que je détestais ? Si réellement tu aimes d’être juif !.. Ces derniers mots furent prononcés avec tant de dédain et d’amertume, qu’un étranger aurait pu supposer que la haine régnait entre la mère et le fils.

Mais Deronda avait retrouvé la pleine possession de lui-même. Il se figura ce que la vie avait été et ce qu’elle était actuellement pour celle dont les plus belles années étaient passées, et qui, au milieu de ses souffrances, s’efforçait de lui parler d’un passé qui n’était pas seulement le sien, mais encore celui de sa mère. Il la regarda silencieusement et son visage reprit son calme pénétrant. Il paraissait avoir sur elle une influence étrange ; elle fixait les yeux sur lui avec une sorte de fascination qui était bien loin de ressembler à de l’amour maternel.

— Pardonnez-moi ce que je vais vous dire, reprit-il d’une voix grave. Pourquoi vous êtes-vous déterminée à me révéler aujourd’hui ce que vous m’avez laissé ignorer avec tant de soin ? Pourquoi semblez-vous mécontente que je sois heureux ?

— Oh ! les raisons de nos actions ! fit la princesse avec un petit ricanement qui ressemblait à un sarcasme dédaigneux. Pourquoi avez-vous fait telle chose ? Quand tu auras mon âge, cette question ne te paraîtra pas si simple. Il est des gens qui parlent de leurs motifs d’une manière sèche et tranchante, moi pas. On suppose que les femmes ont toutes les mêmes motifs, ou bien celle qui en diffère est un monstre. Je ne suis pas un monstre, quoique je n’aie pas senti comme les autres femmes, ou au moins ce qu’elles disent sentir, de crainte qu’on ne prétende qu’elles veulent se singulariser. Tu me reproches dans ton cœur de t’avoir éloigné de moi, parce que tu t’imagines que mon devoir serait de dire que j’avais pour toi les mêmes sentiments qu’ont les autres femmes pour leurs enfants. Je ne les avais pas ces sentiments ; je fus heureuse de me débarrasser de toi. Mais je voulais ton bien et je t’ai donné toute la fortune de ton père. Oui, il y a eu des raisons ! Je sens bien des choses que je ne puis m’expliquer. Depuis un an un mal fatal m’accable ; très probablement l’année prochaine ne me verra pas vivante ! Eh bien, je ne nie rien de ce que j’ai fait ; je ne prétendrai pas pouvoir aimer, puisque je n’ai point d’amour. Des ombres se lèvent autour de moi ; c’est la maladie qui les produit. Si j’ai offensé le mort, il ne me reste que peu de temps pour terminer ce que j’ai laissé inachevé.

Les transitions de ton avec lesquelles elle prononçait ces paroles étaient aussi parfaites que celles de l’actrice la plus accomplie. Ce discours était assurément sincère : la nature de cette femme était de celles où le sentiment — factice ou réel — se manifestait en représentation ; elle faisait passer son expérience dans le drame et jouait avec ses propres émotions. Cela arrive assez ordinairement, mais à un degré moindre que chez la princesse, qui possédait une rare perfection dans la physionomie, dans la voix et dans le geste. Deronda ne fit point de réflexion de ce genre. Toute son attention était concentrée sur ce que disait sa mère. Il brûlait d’apprendre par elle l’étrange conflit mental au milieu duquel il était né ; ce que sa nature compatissante voulait connaître, c’était la souffrance, le repentir, si l’on peut se servir de ce mot, qui perçaient dans ses dernières expressions. Il n’osa pas lui faire de nouvelles questions lorsqu’elle demeura silencieuse, le front soucieux, la tête tournée de côté, et ses grands yeux comme rivés sur un être incorporel. Il fallait attendre qu’elle reprît d’elle-même la parole. Elle le fit avec une brusquerie singulière en levant soudain les yeux sur lui et en disant :

— Sir Hugo m’a beaucoup écrit à ton sujet. Il m’a dit que tu as l’esprit très développé ; que tu comprends tout ; que malgré ta jeunesse, tu es plus sage que lui avec ses soixante ans. Tu es heureux de te savoir né juif. Moi, je n’ai pas changé d’opinion à cet égard. Tes sentiments sont contre les miens, et tu ne me remercies pas de ce que j’ai fait. Comprendras-tu ta mère ou la blâmeras-tu ?

— Il n’y a pas en moi une fibre qui ne veuille la comprendre, répondit solennellement Deronda ; c’est une amère réalisation de mon vœu que de croire que je veuille la blâmer. Depuis quinze ans, j’ai toujours tâché de comprendre ceux qui différaient d’avis avec moi.

— Alors, en cela tu ne ressembles pas à ton grand-père, dit-elle, quoique ton visage soit, en plus jeune, l’exacte copie du sien, il ne m’a jamais comprise ; il ne pensa qu’à m’enchaîner dans l’obéissance. Je devais être ce qu’il appelait la femme juive, sous peine d’encourir sa malédiction. Je devais sentir tout ce que je ne sentais pas, et croire à tout ce que je ne croyais pas. Je devais respecter le morceau de parchemin de la mezusah, cloué au-dessus de la porte ; avoir bien soin qu’un morceau de beurre ne vînt pas toucher un morceau de viande ; croire qu’il était beau que les hommes portassent des tephillin, et non les femmes ; adorer la sagesse de ces lois, quelque niaises qu’elles pussent me paraître. Je devais aimer les interminables prières dans les hideuses synagogues, et les hurlements, et les clameurs, et les terribles jeûnes, et les fêtes fatigantes, et les discours sans fin de mon père sur notre peuple, discours qui étaient sans signification pour moi. Toujours je devais m’inquiéter de ce qu’avait fait Israël, et je ne m’en inquiétais pas du tout. Je m’inquiétais du vaste monde et de tout ce que je pouvais y représenter. Je détestais de vivre sous l’ombre de la rigidité paternelle. Apprendre, apprendre éternellement : il faut que tu sois ceci ; il ne faut pas que tu sois cela. Plus je grandis et plus ce poids me sembla lourd. J’ambitionnais une large existence, avec la faculté de faire comme chacun ; je voulais suivre le grand courant sans être obligée de m’inquiéter. Ah ! s’écria-t-elle d’un ton plus amer et plus incisif ; ah ! tu es heureux d’être né juif ! Tu l’as dit. C’est parce que tu n’as pas été élevé comme un juif. Cette séparation te semble douce parce que je te l’ai épargnée.

— Quand vous vous êtes résolue à cela, demanda Deronda involontairement, pensiez-vous que je ne connaîtrais jamais mon origine ? Avez-vous changé d’avis sur ce point ?

— Oui, je le pensais et j’ai persévéré dans cette idée. Non, je n’ai pas changé ! Ce sont les choses qui ont changé malgré moi. Je suis toujours la même Léonora ; j’ai toujours le même désir, la même volonté, le même choix ; mais… — Elle s’arrêta, puis baissant la voix, elle continua d’un ton rapide et voilé : — Mais les événements viennent sur nous comme des enchantements malfaisants ; et les pensées, les sentiments, les apparitions dans l’obscurité sont des événements, n’est-ce pas ?.. Et pourtant je ne consens pas — on ne consent qu’à ce que l’on aime ; — j’obéis à une force tyrannique. — Je suis obligée de languir, de souffrir, de mourir à petit feu — est-ce que j’aime cela ? — Eh bien, je suis forcée d’obéir à mon père défunt !.. Je suis forcée de te dire que tu es juif, et de te restituer ce qu’il m’a ordonné de te remettre !..

— Dites-moi, je vous en supplie, ce qui vous a poussé — quand vous étiez jeune — à suivre la résolution que vous avez prise, dit Daniel, en essayant, par ce recours au passé, d’échapper à ce qui était pour lui un apitoiement douloureux, causé par ce mélange de peine et de défi. Je devine que mon grand-père s’opposait à votre vocation artistique ; je m’explique, quoique n’en ayant pas fait l’expérience, la nature pénible de votre lutte. Je puis m’imaginer la souffrance d’une renonciation forcée.

— Non, dit la princesse en branlant la tête et en croisant les bras, tu n’es pas femme. Tu peux l’essayer ; mais jamais tu ne sauras ce que c’est que d’avoir en soi la force, le génie d’un homme et de souffrir l’esclavage d’être fille, d’avoir un modèle ainsi conçu : Ceci est la femme juive ; ceci est ce que tu dois être ; ceci est ce que l’on veut de toi. Le cœur d’une femme doit être de telle taille et pas plus grand, sinon il faut le rapetisser, comme on le pratique pour les pieds des Chinoises ; son bonheur doit être fait de la même manière que les gâteaux, d’après une recette fixe. — C’est ce que voulait mon père. Il aurait bien désiré que je fusse un fils ; son cœur n’était attaché qu’à son judaïsme. Il voyait avec peine le monde chrétien ne penser à la femme juive que comme à un article propre à en faire des chanteuses ou dès actrices ; comme si nous n’étions pas enviables à cause de cela ! N’est-ce pas un moyen d’échapper à l’esclavage ?

— Mon grand-père était-il savant ? demanda Daniel, avide de connaître les détails auxquels il craignait que sa mère ne pensât pas.

Elle leva la main dans un geste d’impatience et répondit :

— Oh, oui ! et un très habile médecin, et bon ! Je ne puis nier qu’il fût bon, on aurait admiré ce caractère sur le théâtre ; grand, avec une volonté de fer, comme le vieux Foscari avant le pardon. Mais les femmes et les filles de ces hommes-là sont des esclaves. Ils gouverneraient le monde, s’ils le pouvaient ; ne le gouvernant pas, ils font peser le poids de leur volonté sur le cou et sur l’âme des femmes. Parfois la nature les contrarie. Mon père n’avait d’autre enfant que sa fille, et sa fille était comme lui. — Elle avait de nouveau croisé les bras et regardait devant elle, comme si elle s’apprêtait à résister à une tentative d’oppression. — Ton père était différent ; tout l’opposé de moi ; rien que tendresse et affection. Je savais que je pourrais le gouverner. Avant de l’épouser, je lui avais fait jurer en secret qu’il ne s’opposerait pas à ma vocation artistique. Mon père était à son lit de mort quand nous fûmes mariés : il s’était toujours promis de me faire épouser mon cousin Éphraïm, et, quand une femme a une volonté aussi énergique que celle de l’homme qui veut la gouverner, elle doit mettre toute sa force dans le secret. J’entendais bien faire à ma volonté à la fin, mais je ne pouvais y parvenir qu’en feignant d’obéir. J’avais peur de mon père : toujours j’eus peur de lui ; je n’ai jamais pu m’en empêcher. Je me méprisais d’avoir peur ; j’aurais donné beaucoup pour avoir le courage de le défier ouvertement ; jamais je ne l’osai, car j’étais sûre de ne pas réussir, et pour rien au monde je n’aurais voulu risquer une défaite.

Elle prononça ces derniers mots avec emphase, puis s’arrêta, comme si elle avait réveillé une foule de souvenirs qui l’empêchaient de continuer. Son fils tenta de la rappeler à elle-même en lui demandant :

— Où demeurait mon grand-père ?

— Ici, à Gênes, quand je fus mariée. Sa famille y demeurait depuis plusieurs générations ; mais il a habité différents pays.

— Vous avez certainement vécu en Angleterre ?

— Ma mère était Anglaise, juive de descendance portugaise. Mon père l’épousa en Angleterre. Certaines circonstances de ce mariage influèrent considérablement sur ma vie : c’est le mariage de mon père qui renversa ses propres plans. La sœur de ma mère était une cantatrice qui se maria à l’associé anglais d’une maison de commerce de Gênes, où ils vécurent pendant onze années. Je n’avais que huit ans quand ma mère mourut ; mon père consentit alors à ce que je fusse élevée chez ma tante Léonora, sans penser qu’elle encouragerait mon désir de devenir cantatrice comme elle. Mais, s’il ne se précautionna pas contre cette conséquence, c’est qu’il se croyait sur de pouvoir l’annuler quand il le voudrait. Lorsque ma tante quitta Gênes, j’en savais assez pour faire éclore la chanteuse et l’actrice innées en moi. Mon père, bien qu’il ne sût pas tout ce que j’avais fait, n’ignorait pas que j’avais appris la musique et le chant ; il connaissait mon penchant ; mais, qu’était-ce pour lui ? Il entendait que j’obéisse à sa volonté. Il avait, je te l’ai dit, résolu que je serais la femme de mon cousin Ephraïm, seul reste de la famille de mon père qu’il connût. Je ne voulais pas me marier. J’imaginai toute sorte de ruses pour m’y soustraire ; mais, comme je vis que je pourrais gouverner mon mari, je consentis enfin. Trois semaines après mon mariage, mon père mourut, et alors je pus faire ce que je voulais. Elle prononça ces dernières paroles presque avec joie : mais peu après son visage changea et elle ajouta avec amertume : Cela n’a pas duré cependant ; mon père reprend le dessus maintenant.

Elle regarda son fils avec plus d’attention et s’écria :

— Tu lui ressembles, mais en plus doux : tu as quelque chose de ton père. Se consacrer, se dévouer à moi fut l’œuvre et le but de toute sa vie. Il céda sa maison de banque pour pouvoir me suivre : pour moi, il agit contre sa conscience ! Il m’aimait autant que j’aimais mon art. Donne-moi ta main ; celle avec la bague. C’était l’anneau de ton père.

Deronda se rapprocha d’elle et lui donna sa main. Nous savons ce qu’elle était. Celle de sa mère, beaucoup plus mignonne, offrait le même type. Quand il sentit la pression de la petite main qui tenait la sienne, quand il vit tout près de lui ce visage ressemblant au sien, vieilli, non par le temps, mais par la souffrance, sa tendresse naturelle oublia toutes les autres impressions défavorables, et il dit du ton le plus fervent :

— Mère ! prenez-nous tous dans votre cœur, le vivant et les morts. Pardonnez tout ce qui vous a blessé dans le passé et acceptez mon amour filial.

Elle le regarda, plutôt avec admiration qu’avec tendresse ; elle lui baisa le front et dit tristement :

— Je ne refuse rien, mais je n’ai rien à donner ! Puis elle lâcha sa main et retomba sur ses coussins.

Daniel pâlit en voyant qu’elle rejetait son affection. Elle vit la peine qu’elle lei avait causée et reprit d’une voix mélodieusement mélancolique :

— Cela vaut mieux ainsi, va. Nous allons nous séparer de nouveau, et tu n’as aucun devoir à remplir envers moi. Je n’ai pas désiré ta naissance et je me suis séparée de toi volontairement. Quand ton père mourut, je résolus de briser toute espèce de lien, sauf ceux dont je pourrais me délivrer moi-même. Je fus l’Alcharisi dont tu as entendu parler. C’était un nom magique. Partout où j’allai, les hommes me courtisèrent. Sir Hugo Mallinger fut un de ceux qui voulurent m’épouser. Il était fou de moi. Je lui demandai un jour : « Existe-t-il un homme capable de faire quelque chose par amour pour moi sans attendre rien en retour ? » Il me répondit : « Que voudriez-vous qu’il fît ? » « Prenez mon enfant, repris-je ; chargez-vous de l’élever comme un Anglais, mais que jamais il ne sache rien de ses parents ! » Tu n’avais que deux ans, et il avait déclaré qu’il donnerait une fortune pour avoir un fils comme toi. Je n’avais pas encore réfléchi à ce plan, mais, dès que je l’eus conçu, il s’empara de moi et ne me laissa plus de repos qu’il ne fût exécuté. Sir Hugo crut d’abord que je plaisantais, mais je parvins à le convaincre. Il reconnut que ce serait pour ton bien et que l’on ne pouvait rien faire de mieux pour toi. Une grande cantatrice, en même temps grande actrice, est une reine, mais elle ne transmet pas la royauté à son fils. C’est à Naples que la chose arriva. Je fis de sir Hugo le dépositaire de ta fortune, et ce fut avec joie que je m’y déterminai. Mon père m’avait tyrannisée. Il s’inquiétait plus de son petit-fils à venir que de moi. Je comptais comme rien ; tu devais être un juif comme lui, tu devais être ce qu’il voulait. Mais tu étais mon fils ; et mon tour était venu de faire de toi ce que je voulais. Je décidai que tu ne saurais pas que tu étais juif.

— Depuis plusieurs mois, les événements m’ont préparé à me considérer comme heureux d’être juif, dit Deronda dont l’opposition se réveilla. Il aurait été préférable que je connusse la vérité. Je me suis toujours révolté contre le secret qui avait l’air de faire de ma vie une honte. Il n’y a point de honte à être né de parents juifs !.. La honte, c’est de les désavouer !..

— Alors ce serait donc une honte pour moi d’avoir gardé ce secret ! s’écria la princesse dans un nouvel élan de colère. Aucune honte ne peut s’attacher à moi ! Je n’ai point de motif pour en ressentir. Je me suis débarrassée des haillons des juifs et de leur baragouin, qui sont cause que chacun se moque de nous : comme si nous étions tatoués sous nos vêtements, bien que nos visages soient comme les leurs. Je t’ai délivré du mépris qui poursuit la séparation juive. Je n’ai point de honte de ce que j’ai fait. C’était le mieux pour toi.

— Mais alors pourquoi, aujourd’hui, voulez-vous annuler ce secret ?.. Annuler ! Non ! les effets n’en seront jamais annulés !.. Mais pourquoi m’avez-vous appelé pour me dire que je suis juif ? s’écria Deronda d’un ton amer.

— Pourquoi ? Ah ! pourquoi ? fit la princesse en se levant tout d’une pièce et allant jusqu’au bout du salon.

Il s’était levé aussi. Elle se rapprocha lentement, s’arrêta, et dit d’une voix sombre :

— Je ne puis l’expliquer ; je ne puis que dire ce qui est. Je n’aime pas plus aujourd’hui la religion de mon père que je ne l’aimais alors. Avant de me marier pour la seconde fois, je me suis fait baptiser ; j’ai voulu ressembler aux gens au milieu desquels je vivais. J’avais le droit de le faire ; je n’étais pas une brute, obligée de marcher avec mon troupeau. Je ne m’en repens pas : — non ; je ne dirai pas que je m’en sois repentie ! — Cependant… — Elle se rapprocha un peu plus de son fils et s’arrêta ; puis elle recula, comme si elle refusait d’obéir à une influence impérieuse… Mais, en reprenant la parole, elle parut de plus en plus inconsciente de toute chose, excepté de sa terreur, qui se trahissait dans le tremblement de sa voix :

— C’est la maladie sans doute, c’est la maladie. Mon esprit s’est affaibli ; il y a plus d’un an que cela a commencé. Tu vois mes cheveux gris, mon regard éteint ; c’est venu bien vite. Je suis parfois dans une agonie de souffrance indescriptible… Je le serai cette nuit, j’en suis sûre !.. Alors, c’est comme si la vie que j’ai choisie, mes pensées, ma volonté m’abandonnaient pour me laisser seule avec des souvenirs que je voudrais et que je ne puis chasser. Mon enfance, ma jeunesse, le jour de mon mariage, celui de la mort de mon père reparaissent, et l’on dirait que rien ne s’est passé depuis. Une horreur indicible m’envahit. Que sais-je de la vie et de la mort ? Ce que mon père appelait son droit est peut-être le pouvoir qui vient prendre possession de tout mon être. Eh bien, qu’il soit satisfait ! je me rends ! Je ne puis entrer dans les ténèbres de la mort sans le satisfaire. J’ai caché ce qui était à lui ; j’ai pensé à le brûler autrefois, je ne l’ai pas fait. Que Dieu en soit loué !

Elle retomba sur ses coussins visiblement épuisée. Deronda, trop fortement ému à la vue des angoisses de sa mère pour que d’autres suggestions pussent agir sur lui, s’approcha d’elle et lui dit d’un ton suppliant :

— Ne voulez-vous pas vous ménager ce soir ? Laissons le reste pour demain.

— Non, dit-elle énergiquement, maintenant que j’ai commencé, je veux tout dire. Quand je me sens mieux, ce mirage s’évanouit, tout mon être revient à la vie ; mais je sais que le mal reparaîtra et que de nouveau les tristes restes de ce que je fus ne pourront lui résister. C’était le propre de ma nature de résister et de dire : « J’en ai le droit ! » Eh bien, à présent que je me sens un peu forte, je le dis encore ! Tu m’as entendue le dire, et je ne m’en défends pas ; mais, quand ma force est partie, un autre droit vient m’étreindre, pareil à une inexorable main de fer, et même, quand je suis bien, souvent il me crée des fantômes en plein jour. Tu l’as aggravé maintenant, ajouta-t-elle dans un nouvel accès d’impétuosité, mais au moins je t’aurai tout dit. Quel reproche pourrait-on me faire, puisque je viens de te rendre heureux d’être juif ? Joseph Kalonymos me l’a reproché ; il disait que tu étais un orgueilleux Anglais qui rougissait d’être touché par la main d’un juif ! Ah ! pourquoi n’en est-il pas ainsi ?

— Quel est ce Joseph Kalonymos ? demanda Deronda, qui se souvint du juif qui lui avait pris le bras dans la synagogue de Francfort.

— Ah ! c’est la vengeance du mort qui doit l’avoir fait revenir d’Orient pour te voir et me le reprocher ! C’était l’ami de mon père. Il connaissait ta naissance et la mort de mon mari. Un jour, il y a vingt ans, à peine arrivé du Levant, il vint me voir et s’informa de toi. Je lui dis que tu n’étais plus. Je voulais que tu fusses mort pour tous ceux qui t’avaient connu enfant. Si j’avais dit que tu vivais, il aurait contrarié tous mes plans, il aurait pris sur lui de représenter mon père et essayé de me faire revenir sur ma décision. Si je lui avais avoué la vérité, il y aurait eu du bruit, du scandale et tout ce qu’il fallait pour me vaincre, moi qui ne voulais pas être vaincue ! J’étais robuste alors et j’aurais affirmé ma volonté, malgré le rude combat que j’aurais eu à soutenir. J’adoptai la voie qui devait me donner la victoire sans lutte. Je me disais que je ne le trompais pas, puisque le résultat devait être le même. Il me crut et me demanda le coffre que mon père nous avait chargés, mon mari et moi, de remettre à notre fils aîné. Je savais ce qu’il contenait ; depuis mon âge de raison, on m’en avait assez rebattu les oreilles. Après le décès de mon mari, je voulus le brûler, mais c’était difficile ; et puis brûler un coffre et des papiers, ç’aurait été un acte peu honorable,.. un acte presque honteux. Je n’ai pas commis d’action honteuse, excepté celle que les juifs caractériseraient ainsi.

J’avais conservé le coffre que je remis à Joseph Kalonymos. Il se retira triste et me dit : « Si vous vous remariez et qu’un autre petit-fils de celui qui est parti vienne à naître, je lui remettrai ce coffre. » J’acquiesçai en m’inclinant sans rien répondre. Je n’avais pas l’intention de me remarier, pas plus que je ne pensais devenir la femme brisée que je suis aujourd’hui.

Elle cessa de parler et sa tête s’affaissa, pendant qu’elle regardait vaguement devant elle. Sa pensée errait à travers les années, et, quand elle reprit la parole, sa voix avait perdu sa force d’argumentation ; elle était descendue à un ton de tristesse découragée.

— Mais, il y a quelques mois, Kalonymos te vit dans la synagogue de Francfort. Il te suivit jusqu’à ton hôtel et demanda ton nom. Personne au monde, excepté lui, ne savait que ce nom se rapportât à moi.

— Ainsi je ne porte pas mon vrai nom ! s’écria Daniel, avec une nuance de dégoût, même pour cette partie peu importante du déguisement dont on l’avait revêtu.

— Il est aussi vrai qu’un autre, répondit indifféremment sa mère. Les juifs ont toujours changé leurs noms. La famille de mon père avait gardé celui de Charisi ; mon mari aussi était un Charisi. Quand je devins cantatrice, nous le changeâmes en Alcharisi. Mais une branche de la famille de mon père, et qu’il avait perdue de vue s’appelait Deronda. Quand j’eus besoin d’un nom pour toi et que sir Hugo m’eut dit : « Que c’était un nom étranger ! » je pensai à celui de Deronda. Hélas ! Joseph Kalonymos avait entendu mon père parler de la branche Deronda, et ce nom confirma ses soupçons. Il se douta de ce qui était arrivé ; on eût dit que l’air même lui avait tout révélé. Il finit par découvrir ma demeure. Il fit un voyage pour me voir, et me trouva faible et brisée. Il était revenu avec ses cheveux blancs et la rage dans le cœur. Il me dit que je m’acheminais vers la tombe et que j’y descendrais escortée du mensonge et du vol, mensonge à mon père et vol à mon enfant. Il m’accusa de ne pas t’avoir fait connaître ta naissance et de t’avoir fait élever comme si tu étais le fils d’un gentilhomme anglais. Eh bien, c’était vrai !.. Vingt ans plus tôt j’aurais soutenu que j’avais le droit de le faire. Mais maintenant je ne puis rien soutenir. Je n’ai plus la foi. Mon père peut avoir Dieu de son côté. Les paroles de cet homme me déchirèrent comme les dents d’un lion. Les menaces de mon père s’élèvent en moi avec mes souffrances. Si je dis tout, si je rends tout, que pourra-t-on encore exiger de moi ? Je ne puis faire en sorte d’aimer le peuple que je n’ai jamais aimé. N’est-ce pas assez d’avoir perdu la vie que j’aimais ?

Elle s’était penchée en avant, les mains étendues et jointes comme si elle suppliait. La compassion avait envahi l’âme de Deronda. Il ne se rappelait plus qu’elle l’avait repoussé ; avec la pitié vint le pardon. Il s’agenouilla devant elle, prit sa main dans les siennes et lui dit de sa voix exquise :

— Mère, laissez-moi vous consoler.

Elle ne paraissait plus disposée à l’éloigner : elle le regarda et le laissa envelopper ses mains dans les siennes. Peu à peu les larmes montèrent à ses yeux, et elle appuya sa joue contre le front de son fils, comme si elle désirait que leurs yeux ne pussent se rencontrer.

— Ne puis-je rester auprès de vous pour vous consoler ? dit Daniel toujours prêt au sacrifice.

— Non, ce n’est pas possible, répondit-elle en relevant la tête et en lui retirant ses mains. J’ai un mari et cinq enfants ; aucun d’eux ne connaît ton existence.

Daniel ne put que garder le silence. Il se leva et demeura debout en s’éloignant un peu.

— Tu t’étonnes sans doute que je me sois remariée, reprit-elle aussitôt, sous l’influence d’une nouvelle pensée. Je ne le désirais pas. Je voulais rester libre et vivre pour mon art. Je m’étais séparée de toi : je n’avais plus de liens ; pendant neuf ans, je fus reine, je jouis pleinement de la vie que j’avais ambitionnée. Mais un accident m’arriva ; ce fut comme un accès de folie. Je commençai à ne plus chanter juste. On me le dit. Une autre vint prendre ma place. Je ne pus me faire à la perspective de la chute et du déclin ; ç’aurait été trop horrible. Elle se leva de nouveau en frissonnant et leva les bras en l’air, comme pour se préserver de projectiles dont on l’aurait menacée. Je consentis à me marier. Je fis croire que je préférais être la femme d’un prince russe que la plus grande actrice lyrique de l’Europe ! J’eus le courage de jouer ce rôle ; car je sentais ma grandeur se retirer de moi, comme je sens aujourd’hui la vie me quitter. Je ne voulus pas attendre que les hommes disent : « Elle ferait mieux de prendre sa retraite. »

Elle se laissa tomber sur son sofa et, regardant le ciel :

— Je m’en repentis, continua-t-elle. J’avais pris cette résolution par désespoir. Le trouble de ma voix n’était qu’une légère maladie de l’organe ; elle disparut. Je m’en repentis, mais il était trop tard. Je ne pouvais plus revenir sur mes pas. Tout m’en empêchait, tout !

Ses yeux redevinrent hagards ; mais son fils n’osa pas la prier de remettre le reste au lendemain ; c’était pour elle un soulagement évident, un épanchement comme jamais jusque-là elle ne s’en était permis. Le silence dura longtemps.

Enfin elle se tourna vers lui et dit :

— Je ne pourrais en supporter davantage ce soir. Elle lui tendit la main ; mais, la retirant avec précipitation, elle s’écria : — Attends ! Sais-je si je pourrai te revoir encore ? Je ne veux pas être vue quand je souffre.

Elle sortit de sa poche un carnet, en tira une lettre et dit :

— Ceci est adressé à la maison de banque de Mayence où tu iras réclamer le coffre de ton grand-père. C’est une lettre écrite par Joseph Kalonymos. S’il n’est pas là, on obéira à son ordre.

Quand il eut pris la lettre, elle dit avec effort, mais d’un ton plus doux :

— Maintenant agenouille-toi encore, et laisse-moi t’embrasser.

Il obéit, et la princesse, prenant dans ses deux mains la tête de son fils, le baisa solennellement sur le front.

— Tu le vois, reprit-elle comme dans un murmure, il ne me reste pas assez de vie pour t’aimer. Cela est plus heureux pour toi. J’ai remis toute la fortune de ton père à sir Hugo, qui a dû te la tenir en réserve. On ne pourra jamais m’accuser de vol sur ce point.

— Avez-vous besoin que je fasse quelque chose pour vous, demanda Deronda.

— Je n’ai besoin de rien de ce que les hommes pourraient me donner, répondit sa mère, qui tenait toujours sa tête dans ses mains et qui le considérait attentivement. À présent que j’ai satisfait à la volonté de mon père, peut-être est-ce ton visage, ton jeune et charmant visage qui viendra me trouver au lieu du sien !

— Vous reverrai-je encore ? demanda anxieusement Daniel.

— Oui ; peut-être. Attends, attends, et maintenant laisse-moi.


L


Dans les lettres que Deronda reçut le lendemain matin, s’en trouvait une de quatre grandes pages, écrite par Hans Meyrick, et dont voici quelques extraits :

« … En attendant, je me console de votre absence en allant voir, à mon grand avantage, notre prophète hébreu dont j’étudie la tête aux heures habituelles qu’il passait avec vous. Il dit que je suis un jeune gentil instruit, qui aurait été juif s’il avait pu, et je suis d’accord avec lui que ce qu’il y a de meilleur doit, par cette raison, être juif. Cependant, notre prophète est un solitaire extrêmement intéressant, un meilleur modèle que celui qu’eut Rembrandt pour peindre son Rabbi, et je ne le quitte jamais sans avoir fait une nouvelle découverte. Une chose m’étonne constamment : c’est qu’avec son sentiment enflammé pour sa race et ses traditions, ce n’est pas un juif intolérant, rigide, crachant après avoir prononcé le mot de chrétien. J’avoue que j’ai toujours pensé assez légèrement de Mordecai après ce que vous me racontiez de lui ; mais maintenant que je le vois de près, je reconnais que c’est un croyant philosophico-allegorico-mystique, dont la dialectique est si serrée, qu’il a bientôt réduit ses adversaires au silence.

» Quant à Mirah, si elle ne m’inspirait pas tant de respect et qu’elle fût moins céleste, il y a longtemps que je me serais jeté à ses pieds et que je l’aurais suppliée de me dire franchement s’il fallait me faire sauter la cervelle. J’ai pourtant une lueur d’espoir. Cet espoir erre dans les vergers en fleurs, il sent tomber sur lui les rayons du soleil et ne doute de rien. Mais, quand il cherche la certitude, il voit une horrible face de Janus, qui lui jette un mauvais regard et qui se détourne de lui. Néanmoins, je reprends courage et je me dis que la vérité prévaudra, que le préjugé s’évanouira, que la divinité escortée du mérite se fera sentir comme une fascination, et qu’aucune aspiration vertueuse ne sera frustrée ; ce qui implique, si je ne me trompe, que la juive que je préfère me préférera. Chaque imbécile peut citer des généralités, mais l’esprit fort sait discerner les cas particuliers qu’elles représentent.

» … Je m’imagine parfois que Mirah s’attriste un peu et qu’elle essaye de le dissimuler. C’est assez naturel : car elle voit la mort lente d’un frère qu’elle chérit, et elle le regarde avec des yeux si pleins d’affectueuse dévotion, que je serais tenté de désirer la place de Mordecai.

» … Pour le reste nous sommes un peu plus gais que d’habitude. Rex Gascoigne, un jeune homme dont vous devez vous rappeler que vous admiriez la tête parmi mes esquisses, habite maintenant Londres, pas loin de chez nous, et une gentille petite sœur est venue lui tenir compagnie pendant la quinzaine dernière. Je les ai présentés tous deux à ma mère et à mes sœurs qui ont appris de miss Gascoigne qu’elle est cousine de votre duchesse de Van Dyck !!! Je mets ces trois points d’exclamation pour marquer la surprise que cette information a produite sur ma faible intelligence. Ce cousinage avec la duchesse nous a été dévoilé par hasard, un jour que Mirah était à la maison avec ces dames et que l’on parlait des Mallinger. À propos ! Je suis devenu si important, que je reçois des invitations de toutes parts. Gascoigne veut que j’aille avec lui, en août, au presbytère de son père et que je visite le pays ; mais je crois que mon intérêt bien compris me poussera du côté de Topping Abbey ; sir Hugo m’y a invité et me propose — que Dieu le bénisse pour sa témérité ! — de faire le portrait de ses trois filles, assises sur un banc, dans le style de Gainsborough, comme il dit. Il est venu dernièrement à mon atelier et m’a fortement engagé à m’appliquer au portrait. Naturellement j’ai compris ce que cela signifiait et le voici : « Mon cher garçon, vos essais en peinture historico-poétique sont tout bonnement pitoyables. Votre pinceau est celui d’un peintre de portraits, votre idéalisme ne conviendra jamais pour les dieux, déesses ou héros : mais, si vous en faites un flatteur, on pourra vous le payer d’un haut prix. Le sort, mon bon ami, a fait de vous une roue de derrière, rota posterior curras et in axe secundo. Courez donc derrière, puisque vous ne pouvez faire autrement. »

» La bonté de sir Hugo me paraît d’autant meilleure qu’elle me vient de son affection pour vous, mon vieux camarade. Son bavardage m’amuse beaucoup. J’ai su par lui que votre duchesse de Van Dyck est allée, avec son mari, se promener en yacht sur la Méditerranée.

» Excusez la brièveté de cette lettre ; vous n’êtes pas habitué à recevoir de moi plus qu’un simple énoncé des faits sans commentaires ni digressions. Quelle chance si vous étiez revenu à l’abbaye pour le moment où j’y serai ! Mais je retournerai à Londres de temps à autre pour jeter un regard dans le Gan-Eden[1]. Vous voyez combien je suis fort en hébreu ! Si Mirah l’ordonnait, je serais capable de m’enfoncer encore plus bas que les racines trilittères. Ce n’est déjà plus une difficulté pour moi que les points soient ici ou là. Mais, tant que son frère vivra, je me doute bien qu’elle ne voudra pas prêter l’oreille à un amoureux, même à celui dont la chevelure ressemble à un troupeau de chèvres sur le mont Giléad, et je me flatte que, sous ce rapport, on pourrait comparer peu de têtes à la mienne. Aussi, je reste avec mon espoir, au milieu des vergers en fleurs,

» Votre dévoué,

 » HANS MEYRICK. »

Quelques mois plus tôt, cette lettre aurait causé de l’irritation à Deronda ; ce roman lui aurait déplu et son malaise n’eût pas été adouci par l’idée du désappointement probable de son ami. Mais, depuis mars, les choses avaient bien changé. Mirah n’était plus dans une situation dépendante vis-à-vis des dames Meyrick, et la position de Deronda avait subi un changement qui venait d’être couronné par la révélation de sa naissance. Ce que Hans appelait son espoir semblait désormais à Daniel une extravagance, et il aurait eu pitié de la souffrance de son ami, s’il avait cru cette souffrance probable. Sa plaisanterie sur Gwendolen allant naviguer sur la Méditerranée avec son mari, lui rappela l’étrange façon dont il l’avait quittée. Mais il y avait dans cette lettre une phrase qui l’inquiéta davantage. Le soupçon de Hans que Mirah dissimulait un sentiment de tristesse n’était pas selon ses désirs, et il chercha à deviner la cause de cette tristesse. Un événement pénible était-il arrivé depuis son départ, ou était-ce seulement la crainte de cet événement ? Quelque chose lui déplaisait-il dans sa nouvelle position ? Mordecai lui aurait-il fait part des espérances qu’il nourrissait sur lui, Deronda, et, avec sa nature de sensitive, Mirah aurait-elle été blessée en découvrant que la volonté de son frère, ou sa ténacité de conviction, avait agi d’une façon coercitive sur leur amitié ? Mais il n’était pas dans le vrai quand il admettait l’idée que Mordecai avait rompu avec sa réticence caractéristique. À personne au monde il n’aurait révélé l’histoire de leurs relations ou de sa confiance dans la naissance juive de son ami : ce n’est pas qu’il aurait cru ces sujets trop sacrés pour en parler sans une raison puissante, mais parce qu’il avait discerné que Deronda redoutait toute allusion à son extraction ; et la réserve qui avait empêché Mordecai de répondre à sa question sur une affaire privée de la famille Cohen était encore plus nécessaire en ce qui le regardait, et devait lui répondre de sa discrétion.

— Ezra, lui avait dit un jour Mirah, comment se fait-il que je parle continuellement à M. Deronda comme s’il était juif ?

Mordecai sourit doucement et dit :

— C’est peut-être parce qu’il se regarde comme notre frère. Mais il n’aime pas qu’on l’interroge sur sa naissance.

— Il n’a jamais connu ses parents, m’a dit M. Hans, continua Mirah, pour qui la question était nécessairement intéressante.

— Ne cherche pas à savoir de telles choses de M. Hans, dit gravement Mordecai en lui mettant la main sur la tête et en caressant les boucles soyeuses de ses cheveux, ce qu’il aimait à faire souvent. Quand Daniel Deronda voudra que nous sachions quelque chose de lui, il nous le dira lui-même.

Et Mirah se sentit réprimandée comme l’avait été Daniel, mais elle était fière d’être réprimandée par son frère.

— Je ne vois personne d’aussi grand que mon frère, dit-elle à madame Meyrick, un jour que, revenant chez elle, ses pas la conduisirent à la petite maison de Chelsea. Je puis à peine croire qu’il appartienne au même monde que les gens au milieu desquels j’ai vécu. Je vous ai dit, je crois, qu’on se serait cru dans une maison de fous. Mais, quand je suis avec Ezra, il me fait sentir que sa vie a été un grand bien, quoiqu’il ait beaucoup souffert. Ce n’est pas comme moi, qui voulais mourir parce que j’avais eu un peu de chagrin. Son âme est si grande et si pleine, qu’il n’aurait jamais appelé la mort, comme je l’ai fait. Quand je suis auprès de lui, j’éprouve la même chose que j’ai ressentie hier, lorsque je revenais fatiguée à la maison, et que je passais par le Parc, après qu’une douce pluie était tombée et que le soleil brillait sur l’herbe et sur les fleurs. Tout dans le ciel et sur la terre paraissait si pur et si beau, que la fatigue et l’inquiétude ne me semblèrent qu’une faible partie de ce qui est et que je devins plus patiente et plus riche d’espérances.

Une note mélancolique comme le roucoulement d’une tourterelle appela sur elle l’attention de la petite mère. Mirah, qui avait ôté son chapeau et arrangé les boucles de ses cheveux, était venue s’asseoir avec un air de lassitude en face de sa vieille amie, dans son attitude habituelle, les mains et les pieds croisés. À distance, on l’aurait prise pour une statue de la sérénité ; mais madame Meyrick déchiffra sur son visage quelque chose comme de la souffrance réprimée, répondant à son allusion que, pour être patiente et pleine d’espoir, il fallait une influence extraordinaire.

— Auriez-vous un nouveau sujet d’inquiétude, ma chère ? lui demanda madame Meyrick, en mettant son ouvrage de côté pour mieux l’examiner.

Mirah hésitait à répondre :

— Je suis trop prompte à m’inquiéter, dit-elle ; ce n’est pas bien de mettre une idée pénible dans l’esprit d’autrui, à moins que l’on ne soit sûr que cela pourra empêcher quelque chose de pire. Peut-être suis-je trop prompte à craindre ?

— Oh, ma chère ! les mères sont faites pour aimer la peine et l’inquiétude, quand il est question de leurs enfants. Est-ce parce que les leçons de chant sont un peu rares et cesseront probablement à la fin de la saison ? Le succès ne vient pas du premier coup.

Madame Meyrick savait bien qu’elle ne touchait pas au sujet réel du chagrin ; mais une conjecture à redresser amène plus facilement les confidences.

— Non, ce n’est pas cela, répondit Mirah en hochant doucement la tête ; j’ai été un peu désappointée, il est vrai, de ce que tant de dames se soient montrées si empressées de vouloir me faire donner des leçons à leurs filles, et que je n’en aie plus rien entendu ; mais peut-être, après les vacances, serai-je occupée dans quelques écoles. En outre, vous le savez, je suis aussi riche qu’une princesse maintenant. Je n’ai pas touché aux cent livres que m’a données madame Klesmer, et je n’ai plus peur qu’Ezra manque de rien à l’avenir, puisque M. Deronda a dit : « Le plus grand honneur de ma vie sera que votre frère veuille bien partager avec moi ! » Oh ! non ; Ezra ni moi, nous ne pouvons craindre de manquer de nourriture ou de vêtements.

— Mais une autre crainte vous obsède, dit madame Meyrick, non sans divination, une crainte de quelque chose qui pourrait troubler votre paix intérieure. Chère enfant, ne prévoyons pas le mal, à moins que ce ne soit pour nous en garer. L’inquiétude n’est bonne à rien si elle ne peut servir à nous défendre. Avez-vous plus de motifs aujourd’hui pour être inquiète que vous n’en aviez il y a un mois ?

— Oui, j’en ai, répondit Mirah. Je l’ai caché à Ezra ; je n’ai pas osé le lui dire. Je vous en prie, pardonnez-moi de n’avoir pu me retenir de vous l’avouer. J’ai bien raison d’être inquiète : j’ai vu mon père il y a cinq jours !

Madame Meyrick tressaillit légèrement ; elle croisa les bras sur sa poitrine et se retint d’accabler ce père des épithètes qu’il méritait.

— Il a beaucoup changé, reprit Mirah. Avant que je le quittasse, il était déjà bien usé. Je vous ai dit que souvent il se mettait à pleurer ; il était toujours surexcité d’une façon ou de l’autre. J’ai fait part à Ezra de tout ce que je vous ai raconté, et il prétend que notre père est devenu joueur. La passion du jeu exalte les gens ou les abat alternativement. Je trouve que ses traits sont devenus plus hâves et ses vêtements déguenillés dénotent la misère. Il était avec un homme de la plus mauvaise mine qui portait un paquet et tous deux s’empressaient de rejoindre un omnibus.

— J’espère qu’il ne vous a pas vue, mon enfant ?

— Non. Je revenais de chez madame Raymond, et j’attendais pour traverser Marble-Arch. Je l’eus bientôt perdu de vue. Ce fut un moment terrible : il me semblait que j’allais recommencer mon ancienne existence et qu’elle serait encore pire qu’elle n’avait été. J’éprouvai comme une délivrance nouvelle qu’il fût passé sans savoir que j’étais là. Et pourtant, je suis peinée d’avoir eu ce sentiment ! Je me redisais ces mots, qu’autrefois j’avais prononcés dans une pièce de théâtre :

J’ai réchauffé mes mains dans le sang de mon père !


Où allait-il ? Que va-t-il devenir ? Il a pourtant une fille qui, en dépit de tout, lui appartient et qui, peut-être, pourrait empêcher le mal. Ces idées se précipitaient dans ma tête et elles m’enlevèrent toute ma force. Je ne sais comment je fis pour appeler un cab ; je me rappelle seulement que je me dis : « Je n’en parlerai pas à Ezra ; il ne doit rien savoir ! »

— Avez-vous peur de l’effrayer ? demanda madame Meyrick.

— Oui ! et il y a encore autre chose, continua Mirah qui hésitait, comme si elle n’osait pas continuer. J’ai besoin de vous le confier ; je ne pourrais le dire à personne qu’à vous ; je le tairais même à ma mère. ! Je suis honteuse de mon père, et, chose étrange ! cette honte est encore plus grande devant Ezra que devant qui que ce soit !

» Il a voulu que je lui racontasse toute ma vie, et je lui ai obéi ; mais c’est toujours une souffrance pour moi que de penser qu’Ezra sait tout ce qu’a fait notre père. Et, pourrez-vous le croire ? quand je m’imagine ce qui arriverait si mon père se montrait devant nous, je sens comme si un fer rouge me brûlait les entrailles. Je ne puis me faire à l’idée de voir mon père trembler devant Ezra. C’est la vérité. Ai-je raison ? Je l’ignore ; mais il me semble que je ferais mieux de soutenir mon père en secret, quitte à en souffrir beaucoup afin de l’empêcher de se rencontrer avec mon frère.

— Vous devez chasser cette pensée, Mirah, répondit aussitôt madame Meyrick. Ce serait dangereux ! ce serait mal ! N’ayez pas de secrets de ce genre.

— Mais dois-je dire aujourd’hui à Ezra que j’ai vu notre père ? s’écria Mirah d’un ton désespéré.

— Non ; je ne crois pas que ce soit nécessaire. Votre père peut partir avec les hirondelles. Il ne m’est pas démontré qu’il soit venu pour vous chercher. Vous pouvez ne plus jamais le revoir et vous aurez épargné à votre frère une anxiété inutile. Mais vous allez me promettre que, si votre père vous voit, que si de nouveau il veut s’emparer de vous, vous nous le ferez savoir à tous. Jurez-le, Mirah ; j’ai le droit de l’exiger.

La pauvre enfant réfléchit un peu ; puis, mettant sa main dans celle de la petite mère, elle dit :

— Puisque vous le voulez, je vous le promets. Je supporterai ce sentiment de honte. Assez longtemps j’ai été habituée à croire qu’il me faudrait souffrir d’une peine intérieure ; mais cette honte de mon père me déchire bien plus encore, quand je pense à la possibilité de sa rencontre avec Ezra ! — Elle se tut un moment et reprit d’un ton de compassion émue : — Et nous sommes ses enfants ! Et il a été jeune comme nous ! Et ma mère l’a aimé ! Hélas ! je vois tout cela, et je me crois cruelle ?

Mirah ne versa point de larmes ; toujours elle avait été contraire à une semblable manifestation ; mais l’expression douloureuse de sa voix était plus intense. Madame Meyrick ne comprit pas ce sentiment filial qui avait poussé de si fortes racines en dépit des mortelles offenses qu’avait endurées la jeune fille. Elle concevait la pitié sans bornes et la honte d’une mère pour un fils réprouvé ; mais elle voyait avec impatience ce qu’elle considérait comme une susceptibilité exagérée, en faveur de ce père qu’elle aurait volontiers confié aux soins d’un geôlier. Toutefois, la promesse de Mirah était une sécurité contre sa faiblesse.

Si l’on avait demandé à Mirah le motif de sa tristesse cachée que Hans avait devinée, elle n’aurait pu l’attribuer qu’à cet incident ; mais il est certain que la première raison de son malaise et de son changement d’humeur avait été la manière d’être de Gwendolen pendant sa visite, qu’elle n’avait faite évidemment que pour lui poser sa question sur Deronda. Elle n’avait parlé à personne de cette visite ; mais le souvenir qu’elle en gardait avait fait naître en son âme une nouvelle susceptibilité, que, d’abord, elle n’avait pas eue sur les relations de Deronda avec cette société qu’elle avait pu fréquenter sans lui appartenir. Elle ne pouvait penser sans peine que Daniel était peut-être entraîné en sentiment et en action dans ses rapports avec une femme comme Gwendolen, qui lui devenait de jour en jour plus antipathique. La première occasion qu’elle eut de s’en apercevoir fut insignifiante, mais assez forte cependant pour préparer sa nature délicate à ressentir plus vivement ce qui arriva par la suite.

Ce fut lorsque Anna Gascoigne, en visite chez les Meyrick, fut amenée à parler de sa parenté avec madame Grandcourt. La visite avait été préparée de façon à ce qu’Anna pût voir Mirah. Les trois sœurs étaient à la maison avec leur mère, et il y eut naturellement un débordement de causerie entre ces six femmes, que la présence d’un homme ne gênait pas. Anna se sentait à l’aise avec les demoiselles Meyrick, qui savaient ce que c’était que d’avoir un frère et d’être généralement regardées comme de minime importance dans le monde. Les Meyrick lui semblèrent d’une adresse presque alarmante, et elle les consulta longuement sur la manière d’élever Lotta, car elle se disait la moins habile de la maison. Mirah étant venue se joindre à ce groupe, ce fut comme un bouquet complet de jeunes figures autour de la table à thé.

— Jugez de notre surprise, Mirah, dit Kate. Nous parlions de M. Deronda et des Mallinger, et il se trouve que miss Gascoigne les connaît !

— Je ne les connais que par ouï-dire, répondit Anna encore un peu émue de l’apparition de la jolie juive dont on lui avait tant parlé, et qui était une nouveauté pour elle. Je ne les ai même pas vus. Mais il y a quelques mois, ma cousine a épousé le neveu de sir Hugo Mallinger, M. Grandcourt, qui est venu s’installer à Diplow, près de chez nous, à la place de sir Hugo.

— Vraiment ! s’écria Mab en frappant des mains. Il arrivera quelque chose. Madame Grandcourt — la duchesse de Van Dyck, — est votre cousine ?

— Oui ; j’ai été sa demoiselle d’honneur, répartit Anna. Sa mère et la mienne sont sœurs. Ma tante avait quelque fortune ; mais, l’année dernière, maman et elle perdirent tout ce qu’elles avaient hérité de leur père. Papa est ecclésiastique, vous le savez, et, comme tel, la différence pour nous n’a pas été grande, si ce n’est que nous n’avons plus d’équipage et que nous ne donnons plus de grands dîners ; ce que, pour ma part, je préfère. Mais ce fut bien triste pour la pauvre tante Davilow ; car elle ne pouvait demeurer avec nous, ayant quatre filles, sans compter Gwendolen. C’est bien heureux que ma cousine ait épousé M. Grandcourt, que l’on dit si riche.

— Oh ! cette découverte de parenté est curieuse, dit Mab. Je suis sure qu’il en résultera quelque chose d’étonnant ; mais je ne puis dire quoi.

— Ma chère Mab, dit Amy, les feuilles produisent les branches. Ces choses-là arrivent tous les jours.

— Dis-moi donc, Amy, je te prie, pourquoi tu prétends que le nombre neuf est cabalistique ? reprit Mab. Il arrive aussi tous les jours, n’est-ce pas ? — N’importe, miss Gascoigne, continuez, s’il vous plaît. — Et M. Deronda ? — Avez-vous jamais vu M. Deronda ? — Parlez-nous de lui.

— Non, je ne l’ai pas vu, répondit Anna : mais il était à Diplow avant le mariage de ma cousine, et j’ai entendu ma tante parler de lui à papa. Elle s’exprimait à peu près comme vous sur son compte. Elle disait que M. Deronda demeurait chez sir Hugo Mallinger et qu’il était très beau. Vous pensez que l’on s’occupe beaucoup de tous ceux qui viennent du côté de Pennicote où il y a si rarement du nouveau. Je me rappelle encore que lorsque je demandai à Gwendolen ce qu’elle pensait de M. Deronda, elle me répondit : « N’en parlons pas, Anna. Tout ce que je sais, c’est qu’il a des cheveux noirs ! » Telle fut sa singulière réponse ; elle est si spirituelle ! Il est vraiment étonnant que je sois venue ici pour entendre parler de tout cela parce que M. Hans connaît Rex, et que de cette manière j’ai eu le plaisir de vous connaître.

— Le plaisir est de notre côté, répondit madame Meyrick ; mais ce qui aurait été plus étonnant, c’est que vous vinssiez dans cette maison sans entendre parler de M. Deronda, n’est-ce pas Mirah ?

Mirah sourit pour approuver, mais ne trouva rien à dire. Un mécontentement inexprimable s’était emparé d’elle en entendant cet amalgame de noms et d’images.

— Mon fils appelle madame Grandcourt la duchesse de Van Dyck, continua madame Meyrick en se tournant du côté d’Anna, parce qu’il la trouve remarquablement belle et digne de servir de modèle a un peintre.

— Oui, dit Anna, Gwendolen a toujours été bien belle. Les hommes sont fous d’elle. C’est une pitié, car elle fait bien des malheureux !

— Et comment trouvez-vous M. Grandcourt, l’heureux époux ? demanda madame Meyrick, qui s’était intéressée autant que ses filles aux allusions sur les vicissitudes de l’existence d’une veuve et de ses enfants.

— Papa a approuvé Gwendolen de l’accepter, et ma tante dit qu’il est très généreux, repartit Anna, avec la vertueuse intention d’imposer silence à ses propres sentiments, mais incapable de résister à la rare occasion de s’exprimer librement. Moi, je ne le crois pas très poli ; il est orgueilleux et pas aussi aimable que Gwendolen. Je ne sais pas, mais il me semble qu’un autre mari, plus jeune et plus galant, lui aurait mieux convenu. Peut-être aussi pensons-nous plus mal des autres, parce que nous avons un frère qui nous paraît meilleur qu’eux !

— Attendez que vous ayez vu M. Deronda, dit Mab en faisant un mouvement de tête significatif. Aucun frère ne peut lui être comparé.

— Nos frères peuvent faire de très bons maris, s’écria Kate, quoiqu’ils ne soient pas comme M. Deronda. Aucune femme n’est digne de l’épouser.

— Aucune femme ne devrait vouloir l’épouser, dit Mab avec indignation. Moi, je ne le voudrais jamais. Qui a jamais pensé à le marier ?

— Moi, répondit Kate. Quand j’ai dessiné une noce pour un frontispice de « Cœur et diamants », je l’ai pris pour modèle de mon fiancé, mais je n’ai pas réussi à faire une femme digne de lui.

— Alors tu aurais dû voir madame Grandcourt, objecta madame Meyrick. Hans dit que, quand elle est à côté de M. Deronda, ils se valent. Elle est grande et belle. Mais vous la connaissez, Mirah, vous pouvez nous la décrire. Que pensez-vous de madame Grandcourt ?

— Elle ressemble à la princesse d’Éboli dans Don Carlos, dit Mirah, poursuivant en esprit une association qui n’était pas intelligible pour ses auditrices.

— Votre comparaison est une énigme pour moi, ma chère, fit madame Meyrick en souriant.

— Vous avez dit que madame Grandcourt est grande et belle, reprit Mirah un peu plus pale ; c’est parfaitement vrai.

L’œil scrutateur de madame Meyrick découvrit quelque chose qui n’était pas habituel : mais elle l’expliqua aussitôt. Les belles dames blessaient souvent Mirah avec leurs caprices de manières et d’intentions.

— Madame Grandcourt avait eu l’idée de prendre des leçons auprès de Mirah, dit madame Meyrick à Anna ; mais bien des dames ont parlé de prendre des leçons qui n’en ont pas trouvé le temps. Les dames à la mode ont tant à faire !

La conversation continua sans qu’il fût question davantage de la princesse d’Éboli. Cette comparaison avait échappé à Mirah sous la pression d’une angoisse qui ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait ressenti jusque-là. Dès le commencement, cet entretien avait ravivé en elle des impressions désagréables, et la suggestion de madame Meyrick, de l’image de Gwendolen à côté de celle de Deronda, eut l’effet lancinant d’une voix confirmant la conviction que cette grande et belle femme s’était approprié son lot.

Le soir, la tête appuyée sur l’épaule de son frère, assis dans son lit à cause de sa difficulté à respirer, elle lui dit :

— Ezra, ton affection pour M. Deronda a-t-elle jamais été froissée de ce que tant de choses de sa vie te soient cachées ; qu’il vive parmi des personnes, et qu’il s’inquiète de personnes qui nous ressemblent si peu… je veux dire qui te ressemblent si peu ?

— Non, assurément non, répondit Mordecai. C’est, au contraire, une pensée qui m’est douce de savoir qu’il a eu une préparation qui m’a manqué.

Puis, se souvenant que ses paroles se rapportaient à des idées que sa sœur ne pouvait comprendre, il ajouta :

— J’ai à lui donner davantage, parce que son trésor diffère du mien. C’est une bénédiction dans l’amitié.

Mirah attendit un peu et reprit :

— Ce serait une épreuve bien dure pour l’affection que tu lui portes, si cette autre partie de sa vie devait être emportée loin de toi. Comment supporterais-tu cela ? Notre religion nous ordonne de souffrir sans nous plaindre. Comment le supporterais-tu ?

— Mal, ma sœur, très mal ! Mais cela n’arrivera jamais, dit Mordecai en la regardant avec un tendre sourire. Il pensait que son cœur avait besoin de consolation.

Mirah ne dit plus rien. Elle méditait sur la différence entre l’état de son esprit et celui de son frère, et se trouvait comparativement petite.

Elle envisageait son malaise comme une sorte d’ingratitude, comme un manque de sensibilité pour les grands changements que lui avaient apportés sa nouvelle existence, et, chaque fois qu’elle mettait plus d’énergie dans son chant, c’était une indignation énergique contre le peu de profondeur de son contentement. C’est dans cette humeur qu’elle dit un jour :

— Sais-tu, Ezra, quelle est la différence entre toi et moi ? Tu es une source vive au milieu de la sécheresse, et je ne suis qu’une coupe de la grosseur d’un gland. Les eaux du ciel me remplissent, mais le moindre petit choc me renverse et me vide.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qui t’a choquée ? demanda Mordecai.

— Des pensées, reprit Mirah, des pensées qui viennent comme la brise et me blessent… de méchantes gens… de mauvaises choses… la misère… et comment elles peuvent toucher à notre vie.

— Nous devons en prendre notre part, Mirah, elle est là !.. Quelles épaules pourrions-nous en charger, afin de nous en délivrer ?

Cette allusion lointaine fut le seul signe volontaire qu’elle donna du souci de son âme.


LI


Un jour s’était passé avant que Deronda fût appelé à une nouvelle entrevue avec sa mère ; elle lui avait seulement envoyé dire qu’elle ne se sentait pas assez bien pour le recevoir ; mais, le matin du troisième jour, il reçut un billet qui lui disait :

« Je pars aujourd’hui ; viens me voir tout de suite. »

On l’introduisit dans le salon où déjà il avait été reçu, mais la princesse n’y était pas ; elle entra bientôt, enveloppée d’une longue robe de chambre en soie orange foncé, un voile de dentelle noire sur la tête et les bras nus dans leurs larges manches. Sa figure faisait une impression plus forte encore dans le jour assombri que laissaient entrer parcimonieusement les épais rideaux baissés devant les fenêtres ; ses yeux paraissaient plus grands et ses traits plus vigoureux. On l’aurait prise pour une magicienne, qui, dans sa maison enchantée, prépare un breuvage de jeunesse pour d’autres, mais qui le dédaigne pour elle, ayant assez vécu.

Elle posa les mains sur les épaules de son fils et l’embrassa ; puis elle alla s’asseoir sur le sofa d’un air d’assurance et de dignité bien différent de l’agitation et du malaise qu’elle avait montrés lors de leur première entrevue, et fit asseoir Deronda à côté d’elle.

— J’espère que vous êtes tout à fait remise, dit-il.

— Oui, je suis de nouveau bien. As-tu quelque chose à me demander ? fit-elle, plutôt comme une reine que comme une mère.

— Pourrais-je retrouver à Gênes la maison que vous habitiez avec mon grand-père ?

— Non. elle est démolie ; mais, pour ce qui concerne notre famille et les divers pays où a résidé mon père, tu trouveras tout cela dans les papiers du coffre, et plus en détail que je ne pourrais te le dire. Je crois t’avoir appris que mon père était médecin. Ma mère était une Morteira. J’ai su toutes ces choses sans les demander ; j’étais née au milieu d’elles sans le vouloir : je les ai bannies dès que je l’ai pu.

Deronda essaya de cacher le sentiment pénible qu’il éprouvait.

— Consentirez-vous à répondre à tout ce que je vous demanderai ? reprit-il.

— Je crois avoir déjà répondu à tout ce que tu pourrais me demander, répondit la princesse d’un ton froid et réfléchi.

On aurait cru que, dans leur précédente rencontre, elle avait épuisé toute son émotion. Elle s’était dit : « J’ai fait ce que je devais ; j’ai tout confessé ; je ne veux pas recommencer ; je tiens à m’épargner de nouvelles agitations, » et elle agissait en conséquence.

Ce moment fut cruel pour Deronda. Le but filial de toute sa vie se changeait en un pèlerinage désappointé vers un sanctuaire où n’existaient plus les symboles de la sainteté. Il comprenait tout ce qui manquait à la mère et à la femme et il lui dit avec tristesse :

— Ainsi, nous allons nous séparer, et jamais je ne serai plus rien pour vous !

— Il vaut mieux qu’il en soit ainsi, répondit-elle d’une voix douce et moelleuse. Tu aurais un devoir bien dur à remplir, même s’il était possible que tu pusses te présenter comme mon fils. Tu ne m’aimerais pas… Ne dis pas le contraire, s’écria-t-elle en levant la main : je connais la vérité. Tu n’approuves pas ce que j’ai fait, tu es fâché contre moi ; tu penses que je t’ai dérobé quelque chose. Tu es du côté de ton grand-père, et tu me condamnes dans ton cœur.

Daniel se sentait réduit au silence. Il se leva, préférant être debout devant cette impérieuse prohibition de toute tendresse. Mais sa mère, qui le considérait avec admiration, reprit :

— Tu as tort de m’en vouloir ; tu n’as pu que gagner à ce que j’ai fait ! — Après une légère pause, elle demanda brusquement : — Et maintenant, apprends-moi ce que tu comptes faire.

— Voulez-vous parler de ce que je vais faire, ou de ce que je ferai dans l’avenir ?

— Je parle de l’avenir. Quel changement te causera ce que je t’ai dit sur la naissance ?

— Un fort grand. Je ne crois pas que rien puisse le faire plus grand.

— Que feras-tu ? reprit la princesse avec un peu d’âpreté. Vas-tu devenir semblable à ton grand-père, être ce qu’il voulait que tu fusses… te changer en juif comme lui ?

— C’est impossible. Je ne pourrai jamais annuler l’effet de mon éducation première. Les sympathies chrétiennes que j’ai dans le cœur ne peuvent s’éteindre. Mais ce que je considère comme mon devoir, c’est de m’identifier autant que possible avec mon peuple héréditaire, et, s’il y a pour lui une œuvre à tenter à laquelle il faudra vouer mon âme et mon bras, je la tenterai.

Sa mère avait les yeux fixés sur les siens et paraissait surprise. Il soutint fermement son regard. Tout à coup elle se pencha vers lui et dit à brûle-pourpoint.

— Tu aimes une juive !

Deronda rougit.

— Mes raisons seraient indépendantes d’un tel fait, répondit-il.

— Je sais cela mieux que toi ; j’ai vu ce que sont les hommes ; dis-moi la vérité. C’est une juive qui n’acceptera qu’un juif, n’est-ce pas ? Il y en a comme cela, ajouta-t-elle avec un peu de mépris.

Et, comme Daniel gardait le silence elle continua :

— Tu l’aimes comme m’aimait ton père, et elle t’entraînera après elle comme je l’ai entraîné. Mais — ici un sentiment de colère se fit jour — je l’ai conduit dans le chemin qui me convenait et aujourd’hui ton grand-père prend sa revanche !

— Mère, s’écria Deronda avec une nuance de reproche, ne pensons plus à cela, au moins de cette manière. Je reconnais qu’un bien peut surgir de l’éducation que j’ai reçue et que vous avez choisie pour moi. Je préfère chérir les avantages, leur témoigner de la gratitude, que d’avoir du ressentiment contre le préjudice. Je crois qu’il eût été préférable que je fusse élevé avec la conviction que j’étais juif ; mais ce sera toujours excellent pour moi d’avoir une instruction et des sympathies aussi larges que possible. Et maintenant que vous m’avez restitué mon héritage, — les événements ont fait cette restitution plus complète que vous n’auriez pu la faire, — le tort vous a été épargné de priver mon peuple de mes services et moi de mon devoir. Votre âme ne peut-elle y consentir ?

Il s’arrêta. Sa mère l’écoutait avec une attention profonde ; elle semblait entendre avec plaisir la cadence de cette voix harmonieuse ; mais elle remua lentement la tête. Il reprit avec plus d’insistance :

— Vous m’avez dit que vous aviez cherché ce que vous croyiez le meilleur pour moi. Ouvrez votre cœur à l’attendrissement et à l’amour envers mon grand-père, qui chercha ce qu’il regardait comme le meilleur pour vous.

— Non ; pas pour moi ! non ! s’écria-t-elle avec des gestes d’une négative énergique. — Je te l’ai dit : jamais il n’a pensé à sa fille que pour en faire un instrument ; et parce que j’avais des besoins opposés à ses vues, je fus mise en cage et torturée. Si le monde considère comme juste une telle loi, je ne dirai pas que je l’aime. Si mes actes furent injustes, si c’est Dieu quia exigé que je révélasse ce que j’avais résolu de tenir caché ; si c’est lui qui me punit d’avoir trompé mon père et de ne pas l’avoir prévenu que je m’opposerais à sa volonté, eh bien, j’ai tout dit ! J’ai fait ce que je pouvais. Ton âme consent et m’absout : c’est assez. Après tout, j’ai été l’instrument que voulait mon père, quand il disait : « Je désire un petit-fils, qui ait le cœur vraiment juif. Tout juif doit élever sa famille comme s’il devait en sortir un libérateur. »

— Étaient-ce bien les paroles de mon grand-père ? demanda Deronda.

— Oui, oui ! et tu les trouveras écrites. J’ai voulu les contrecarrer, s’écria-t-elle dans un élan subit de colère, comme elle en avait montré dans la précédente entrevue. Mais elle se calma bientôt et reprit plus doucement : Aurais-tu voulu que j’aimasse ce que j’ai haï depuis que je me connais ? Cela ne pouvait être. Mais qu’est-ce que cela fait ? Son joug a pesé sur moi, que je l’eusse aimé ou non. Tu es bien le petit-fils qu’il demandait. Tu parles comme si tu te croyais sage ! Qu’est-ce que tout cela signifie ?..

Son ton était devenu rauque et méprisant. Dans l’impression pénible qu’il éprouvait, et comprenant la solennité du moment, Deronda dut se souvenir qu’elle était sa mère, pour ne pas faire une réponse cruelle. Il dit d’un ton grave et d’une voix suppliante :

— Mère, ne dites pas que je me crois sage. Nous sommes au milieu de difficultés immenses. Je ne vois d’autre moyen d’arriver à la clarté qu’en étant vrai, qu’en ne mettant pas à l’écart des faits qui portent en eux une obligation, qui sont des guides vers le devoir. Rien d’étonnant si ces faits viennent se révéler d’eux-mêmes, en dépit du secret dans lequel on a voulu les tenir. Votre volonté était forte ; mais le dépôt que vous avez accepté sans réaliser ses vœux, — ce que vous appelez son joug, — a été plus fort encore, car ses racines étaient profondes et s’étendaient au loin. Vous avez renoncé à moi ; vous me bannissez encore quoique votre fils, — le timbre de sa voix laissait percer une nuance d’irritation ; — mais ce quelque chose de plus fort a décidé que je serais d’autant plus le petit-fils que vous avez voulu annihiler !

Après un moment de silence, elle lui dit d’une voix basse et persuasive :

— Rassieds-toi.

Quand il eut obéi et qu’il se trouva près d’elle, la princesse, appuyant son bras sur l’épaule de son fils, continua :

— Tu me blâmes et tu es fâché parce que je te bannis ! Mais que pourrais-tu faire pour moi ? Je lasserais ta patience. Ta mère est une femme finie et brisée ! Tu me reproches de m’être séparée de toi et d’avoir eu assez de joies sans toi ? Maintenant que te voilà près de moi, je ne puis te donner de joie. As-tu en toi l’esprit de malédiction du juif ? Ne peux-tu me pardonner ? Seras-tu heureux de te dire que je suis punie parce que je n’ai pas été pour toi une mère juive ?

— Comment pouvez-vous me demander cela ? s’écria Deronda avec douleur. Ne vous ai-je pas supplié de me laisser être au moins un fils pour vous ? Mon plus grand chagrin est de vous avoir entendu dire que je suis incapable de vous consoler. Je donnerais tout ce qui m’est cher pour adoucir vos angoisses.

— Tu n’as rien à donner, reprit-elle avec animation. Tu seras heureux. Laisse-moi croire que tu es heureux… Je ne t’aurai point fait de mal. Tu n’as point de raison pour me maudire. Tu sentiras pour moi ce qu’ils sentent envers leurs morts, pour lesquels ils disent des prières ; tu voudras que je sois délivrée de toute souffrance, de tout châtiment, et je te verrai au lieu de toujours voir ton grand-père… A-t-il souffert de ce que onze années se sont passées sans qu’un misérable kaddisch ait été dit pour lui ?… Je ne sais… Si tu crois qu’un kaddisch puisse m’être utile, dis-le, dis-le ! Tu viendras te placer entre moi et le mort. Si je suis dans ton esprit, tu réapparaîtras comme tu es maintenant ;.. comme si tu avais été toujours un tendre fils… comme si j’avais été toujours une tendre mère…

Elle paraissait décidée à dominer son agitation, mais il sentit que sa main tremblait sur son épaule. Dans un élan de compassion, il entoura sa mère de ses bras et appuya tendrement sa tête sous la sienne. Ils demeurèrent ainsi quelque temps. Elle se leva enfin et soupira longuement, comme si, avec ce souffle, elle chassait un tumulte de pensées ; Deronda, debout devant elle, crut que le moment de la séparation était venu ; mais elle reprit tout à coup :

— Est-elle belle ?

— Qui ? demanda Deronda en changeant de couleur.

— Celle que tu aimes.

Ce n’était pas le moment de feindre. Il répondit :

— Oui.

— Est-elle ambitieuse ?

— Je ne pense pas.

— Ne voudra-t-elle pas suivie la route qu’elle aura choisie ?

— Je ne crois pas que sa nature la porte aux grandes prétentions.

— Alors elle n’est pas comme celle-ci ? Et la princesse tira de sa poche une miniature entourée de diamants, qu’elle tendit à son fils. C’était son portrait ; c’était elle dans tout l’éclat de la beauté et de la jeunesse ; et, comme Deronda la regardait avec une admiration attristée, elle ajouta : — N’avais-je pas le droit de prétendre à être quelque chose de plus qu’une fille et qu’une mère ? La voix et le génie rivalisaient avec la figure. Avoue que j’avais le droit d’être artiste malgré la volonté de mon père !

— Je l’avoue, répondit Deronda, dont les yeux se portèrent de la miniature au visage de sa mère, qui, dans sa pâleur fanée, avait une expression de vitalité que le pinceau ne pouvait rendre.

— Veux-tu garder ce portrait ? lui demanda sa mère d’une voix attendrie. Si c’est une bonne femme, apprends-lui à n’avoir pour moi que de la bienveillance.

— Je vous remercie du portrait, dit Daniel ; mais… je dois dire que rien ne m’assure que celle que j’aime ait de l’amour pour moi. Je ne lui ai jamais fait connaître mes sentiments.

— Qui est-elle et qu’est-elle ?

Cette question ressemblait à un ordre.

— Elle a été élevée pour le théâtre, pour être cantatrice, répondit Deronda avec une répugnance interne. Son père l’enleva tout enfant à sa mère et son existence n’a pas été heureuse. Elle est très jeune, à peine vingt ans. Son père voulait qu’elle dédaignât et même qu’elle reniât son origine juive ; mais elle s’y est cramponnée de toute la force de son affection à la mémoire de sa mère et à la communion de son peuple.

— Ah ! comme toi… elle est attachée au judaïsme dont elle ne connaît rien, dit la princesse d’un ton tranchant. C’est de la poésie… Aime-t-elle la vie d’artiste ? Chante-t-elle bien ?

— Son chant est exquis, mais sa voix n’est pas faite pour le théâtre. Je crois qu’on lui a rendu la vie d’artiste répugnante.

— Alors elle est faite pour toi. Sir Hugo m’a dit que tu t’étais prononcé résolûment contre la carrière de chanteur, et je vois que tu ne te serais jamais laissé annuler par une femme, comme ton père.

— Je répète, dit énergiquement Deronda, que je ne suis pas plus assuré de son amour que de la possibilité d’être un jour son mari. D’autres choses, de pénibles conséquences peuvent me contrarier. J’ai toujours eu le pressentiment que je devais me préparer au renoncement ; que je ne devais pas chérir cette perspective. Je suis prêt à tout supporter…

— En est-il vraiment ainsi ?.. lui demanda sa mère en s’appuyant de nouveau sur son épaule et en examinant son visage, tout en parlant d’une voix grave et entrecoupée. Pauvre garçon ! Je me demande ce qui serait arrivé si je t’avais gardé avec moi… Si ton cœur s’était tourné vers les anciennes choses… contre moi… nous nous serions querellés… ton grand-père aurait été en toi… et la jeune croissance sur le vieux tronc aurait embarrassé ma vie.

— Je crois que mon affection aurait persisté malgré nos querelles, répondit Deronda, qui s’attristait de plus en plus ; elle n’aurait pas embarrassé votre vie… elle l’aurait embellie.

— Pas alors, pas alors !.. Je n’en avais pas besoin alors !.. Peut-être en serais-je heureuse maintenant, ajouta-t-elle avec mélancolie ; si je pouvais être heureuse de quelque chose !

— Mais vous aimez vos autres enfants, et ils vous aiment ? reprit Deronda anxieusement.

— Oh ! oui, répondit-elle assez indifféremment ; mais, — ceci fut dit d’un ton plus grave, — mais je ne suis pas une femme aimante. Voilà la vérité. C’est un talent que d’aimer… et j’en ai manqué… D’autres m’ont aimée, et je me suis servie de leur amour. Ah ! je sais ce que l’amour fait des hommes et des femmes ! C’est une sujétion. Jamais je ne me suis volontairement soumise à un homme… Les hommes ont été mes sujets…

— Peut-être le sujet fut-il le plus heureux des deux ! répliqua gravement et tristement Daniel.

— Peut-être !.. mais j’étais heureuse. Pendant quelques années, j’ai été heureuse… Si je n’avais pas craint la défaite et la chute, j’aurais pu continuer. J’ai mal calculé. Que faire ?… Tout est fini… Une autre vie !… Les hommes parlant d’une autre vie comme si elle ne commençait que de l’autre côté de la tombe. Il y a longtemps que je suis entrée dans une autre vie !

En prononçant ces derniers mots, elle leva les bras ; son front se contracta et creusa un pli profond ; ses yeux se fermèrent et sa voix s’éteignit. Dans sa robe couleur de feu, elle ressemblait à un être fantastique revenant des régions surnaturelles.

La douleur ressentie par Deronda devint si aiguë, qu’il ne put retenir un sanglot. Sa mère alors, laissant retomber ses mains sur ses épaules, lui dit :

— Adieu, mon fils… adieu ! Nous ne saurons jamais plus rien l’un de l’autre… Embrasse-moi !..

Il lui jeta les bras au cou et ils se tinrent longtemps embrassés. Daniel ne sut pas comment il sortit du salon. Il se sentait vieilli. Il venait de traverser une expérience tragique qui devait pour toujours solenniser sa vie et approfondir la signification des actes par lesquels il allait se lier à d’autres.


LII


Madonna Pia, dont le mari, se croyant outragé par elle, l’enferma dans son château, au milieu des plaines marécageuses de la Maremme, où elle mourut, est une des figures les plus pathétiques de Dante dans son Purgatoire, parmi les pécheurs qui se sont repentis et qui désirent que leurs compatriotes se souviennent d’eux et en prennent pitié. Nous connaissons fort peu les motifs de mécontentement mutuel du couple siennois, mais nous pouvons presque affirmer que le mari ne fut jamais un charmant compagnon, et que dans les plaines de la Maremme ses manières bourrues devinrent plus désagréables encore ; c’est pourquoi, dans son envie de punir sa femme le plus sévèrement possible, la nature des choses fut tellement contre lui, qu’en se débarrassant d’elle, il ne put que rendre le soulagement mutuel. Ainsi, sans vouloir nous montrer dur pour la pauvre Toscane qui trouva, il y a longtemps, sa délivrance dans la mort, on peut penser à elle avec un intérêt moins sympathique qu’à Gwendolen, que nous connaissons mieux, et qui, au lieu d’être délivrée de ses erreurs terrestres et corrigée de leurs effets dans le purgatoire, est arrivée au pinacle de la confusion, dont les mailles fatales l’enveloppent plus étroitement encore intérieurement qu’extérieurement.

En emmenant sa femme avec lui dans son excursion nautique, Grandcourt n’avait nullement l’intention de se débarrasser d’elle. Au contraire : il voulait lui faire sentir avec plus de certitude qu’elle était à lui et qu’elle devait agir selon la volonté de son mari. En outre, il aimait beaucoup naviguer. Son absolutisme rêveur et oisif, que les exigences sociales ne pouvaient plus contrarier, trouvait son compte à cette disposition, et il ne la considérait aucunement comme un équivalent de la tristesse de la Maremme. Il avait eu ses raisons pour se faire accompagner par sa femme ; il soupçonnait en son esprit un accroissement d’opposition, et ce qu’il éprouvait au sujet de l’inclination sentimentale qu’elle avait manifestée pour Deronda était ce que, chez un autre homme, il aurait appelé de la jalousie. De sa part, cela n’avait l’air que d’une simple résolution à mettre fin à la folie qui aurait sans doute suivi la visite de Deronda, qu’il avait devinée et par suite interrompue.

Grandcourt pouvait se prétendre pleinement justifié en exigeant que sa femme remplît les obligations qu’elle avait acceptées. Son mariage était un contrat par lequel tous les avantages ostensibles étaient du côté féminin, il savait parfaitement qu’elle ne l’avait pas épousé, qu’elle n’avait pas surmonté son horreur pour certains faits, par amour pour sa personne ; il l’avait obtenue grâce au prestige du rang et du luxe qu’il pouvait lui donner et qu’en effet il lui avait départis. Il avait donc rempli, quant à lui, toutes les obligations du contrat.

Gwendolen, nous le savons, était au fait de la situation. Elle ne pouvait s’excuser en disant que, de son côté, il y avait eu dans le contrat une clause tacite ; à savoir, qu’elle entendait gouverner et faire ce qu’elle voudrait. Malgré ses dispositions à dominer, elle n’était pas une de ces femmes à l’esprit étroit qui considèrent leurs demandes égoïstes comme des droits, et toute prétention sur elles-mêmes comme une injure. Elle avait de la conscience et le purgatoire avait commencé pour elle sur la terre ; elle savait qu’elle avait eu tort. De quoi, du reste, se serait-elle plainte ? Le yacht était un des plus beaux que l’on pût voir ; la cabine, disposée dans la perfection, était toute lambrissée de cèdre ; on n’y voyait que coussins moelleux, tentures de soie et glaces magnifiques de Venise. L’équipage avait été choisi comme celui qui convenait le mieux à cet élégant joujou, et M. Lush ne s’y trouvait pas, étant reparti pour l’Angleterre aussitôt qu’il avait vu que tout était en ordre à bord. Il y a plus : Gwendolen aimait la mer qui ne la rendait jamais malade ; et puis, observer les manœuvres du navire, concerter les agencements nécessaires, était une sorte d’amusement qui pouvait plaire à son activité et à sa jouissance de gouvernement imaginaire. Le temps était beau, et ils se dirigeaient vers l’Orient, où l’on vogue au milieu du bleu, dans un rêve éveillé que la terre fait souvent si triste.

Grandcourt ne concevait pas, ne pouvait pas concevoir ce qui se passait dans le cœur de sa femme. Il s’imaginait bien qu’elle ne l’aimait pas ; mais cela était-il nécessaire ? Elle lui appartenait et il n’avait pas, comme certaines personnes, l’habitude de se flatter avec conviction qu’il était justement chéri. Par exemple, il n’aurait pas compris qu’elle eût de la répulsion pour lui. Qu’elle en eût pour Lush, à la bonne heure ; mais pour Henleigh Grandcourt ! Il n’aurait pas cru, si même on le lui avait dit, qu’il pût exister des ressentiments et des dégoûts qui rendent peu à peu la beauté plus détestable que la laideur. Du reste, leur tenue vis-à-vis l’un de l’autre n’aurait scandalisé aucun observateur, — pas même la femme de chambre étrangère, garantie contre le mal de mer, — pas même le valet expérimenté de Grandcourt, — encore moins l’équipage, qui les regardait comme un couple modèle de la vie élégante. Leur camaraderie consistait principalement en un silence comme il faut. Grandcourt ne faisait pas d’observations humoristiques auxquelles sa femme aurait pu refuser de sourire ; il n’avait pas de goût non plus pour une causerie qui est quelquefois la source d’une petite dispute. Il affectait la politesse la plus exquise lorsqu’il lui apportait un vêtement supplémentaire pour la garantir de la fraîcheur ; lorsqu’il lui tendait les objets dont il s’apercevait qu’elle pouvait avoir besoin, et elle n’était pas assez vulgaire pour accepter ou rejeter avec maussaderie une telle politesse. Quand il regardait dans son télescope et disait : « Il y a une plantation de cannes à sucre, au pied de ce rocher ; voulez-vous la voir ? » elle répondait : « Oui, s’il vous plaît, » se souvenant qu’elle était obligée de faire croire qu’elle s’intéressait aux cannes à sucre comme à quelque chose en dehors de ses affaires personnelles. Grandcourt se promenait de long en large sur le pont, fumait, et s’arrêtait de temps à autre pour signaler au loin une voile ; enfin il s’asseyait et regardait Gwendolen, qui faisait tout son possible pour ne pas rencontrer ses yeux. Il éprouvait une vive satisfaction à conduire sa femme captive à sa manière ; cela donnait à leur vie, sur une petite échelle, une représentation royale et une publicité dont toute familiarité était bannie ; elle devait faire ce qu’il attendait d’elle, quelle que fût sa protestation intérieure, qui ajoutait du piquant au despotisme.

Ainsi se passèrent leurs jours pendant que de douces brises les portaient vers les îles Baléares, puis en Sardaigne et enfin plus au nord vers la Corse. Mais cette existence flottante, avec ses influences paisibles en apparence, était devenue pour Gwendolen aussi insipide qu’un cauchemar.

— Combien de temps naviguerons-nous encore ? s’aventura-t-elle de demander un jour, après qu’ils eurent touché à Ajaccio, et que le simple fait d’un débarquement avait donné un peu de répit aux pensées qui semblaient attachées au yacht et lui rendaient la mer odieuse.

— Que ferions-nous ? répondit Grandcourt. Je n’en suis pas encore las. Je ne vois pas pourquoi nous ne continuerions pas. On s’ennuie moins à bord qu’à terre. Où voudriez-vous aller ? Je suis dégoûté des villes et de l’étranger, et nous aurons assez de temps à rester à Reylands. Préféreriez-vous être à Reylands ?

— Oh non ! répondit Gwendolen, qui trouvait tous les endroits détestables dès qu’elle s’imaginait y être avec son mari. Je voulais seulement savoir combien de temps vous aimerez encore cette existence aquatique.

— Je préfère la navigation en yacht à toute autre chose ; et j’en ai été sevré l’année dernière. En seriez-vous déjà fatiguée ? Les femmes sont si diablement capricieuses ! Elles s’attendent toujours à ce qu’on leur cède.

— Oh ! Dieu, non ! dit Gwendolen d’un ton de langueur méprisante. Je ne m’attends jamais à ce que vous cédiez.

— Pourquoi le ferais-je ? repartit Grandcourt de son ton traînard et en pelant une orange. (Cela se passait à table.) Elle avait pris son parti de cette navigation dont elle ne prévoyait pas la fin. Mais, le jour suivant, après un grain assez violent qui l’avait rendue malade pour la première fois, Gwendolen vit entrer dans sa cabine son mari qui lui dit :

— Le diable a fait des siennes cette nuit. Le patron dit qu’il nous faudra demeurer à Gênes au moins une semaine pour réparer nos avaries et remettre tout en ordre.

— Le regrettez-vous ? demanda Gwendolen, qui dans son lit paraissait encore plus blanche que les draps blancs dans lesquels elle était couchée.

— Je le crois bien ! qui donc aimerait à griller à Gênes ?

— Ce sera un changement, répondit Gwendolen, que son état de malaise rendit un peu imprévoyante.

— Je n’ai pas besoin de changement. D’ailleurs la ville est intolérable, et l’on ne peut se promener dans ses rues poudreuses. Je louerai un bateau et je ramerai moi-même. On peut passer ainsi quelques heures tous les jours, au lieu de se démettre la mâchoire à bâiller dans une damnable chambre d’hôtel.

Cette perspective apporta un peu d’espoir au cœur de Gwendolen, qui pensa pouvoir demeurer seule de longues heures, puisque son mari ne parlait pas de la prendre avec lui en bateau ; dans la joie que lui fit éprouver cette idée de soulagement inattendu, elle eut de bizarres fantaisies sur la manière dont elle userait de sa liberté. Elle retrouva son énergie et prit tout avec un air de vivacité qui frappa son mari. Elle assista au lever de la lune avec moins de mélancolie que d’habitude ; elle eut même une vague impression que dans cette planète se préparait du secours pour elle. Pourquoi pas ? Le temps ne venait-il pas de se mettre de son côté ? Cette possibilité, après sa longue fluctuation au milieu de ses craintes, ressemblait au premier retour de l’appétit chez un malade depuis longtemps languissant.

Elle se réveilla le lendemain matin en entendant jeter l’ancre dans le port de Gênes. Elle avait rêvé qu’elle s’était échappée par le mont Cenis, s’étonnant de trouver qu’il y faisait chaud malgré la neige et le clair de lune, lorsque soudain s’offrit à elle Deronda, qui lui ordonna de retourner sur ses pas.

Une heure à peine après ce rêve, elle rencontrait en effet Deronda sur l’escalier monumental de l’Italia, au moment où, dans sa légère robe de laine blanche et son chapeau de paille sur la tête, elle respirait, à côté de son mari, la brise de la mer. Deronda eut un tressaillement de surprise avant de pouvoir saluer et passer outre. Le moment ne lui sembla pas propice pour de plus longues civilités et les circonstances dans lesquelles ils s’étaient quittés le faisaient douter que Grandcourt l’accueillît poliment. Ce doute se serait changé en certitude s’il avait su que Grandcourt, à son apparition inattendue à Gênes, s’était demandé sur-le-champ comment une entente préalable avait pu se faire entre Gwendolen et lui ? il est vrai qu’avant d’être rentrés dans leur appartement, il avait vu combien sa supposition était peu probable ; néanmoins, Deronda était à Gênes, et il ne pouvait admettre sa présence en cette ville comme un pur effet du hasard. Son dépit fut visible. En tout cas, il tint pour avéré, et il ne se trompait pas, que Gwendolen comptait bien avoir une entrevue avec Deronda dès que son mari aurait le dos tourné.

En prenant son café, assis à un coin de la table d’où il pouvait voir sa femme en plein visage, il discerna chez elle comme une joie secrète, une nouvelle disposition à se mouvoir, à parler, et un éclat particulier des yeux. Certes, ses ennuis n’avaient pas altéré sa beauté ; madame Grandcourt était plus attrayante que miss Harleth ; — sa grâce et l’expression de sa physionomie s’étaient perfectionnées, et toute sa personne exhalait ce charme indéfinissable qui rend une femme bien plus désirable après qu’avant son mariage. Dans tous ces signes, Grandcourt lut clairement ce qu’était l’attente de Gwendolen.

— Veuillez sonner, je vous prie, et donner vos ordres à Gibbs, pour que le dîner soit prêt à trois heures, dit Grandcourt en se levant et en prenant son chapeau. Je vais envoyer Angus louer un bateau à voile dans lequel nous sortirons ; un bateau que je puisse manœuvrer pendant que vous tiendrez le gouvernail. Ces belles soirées sont fort agréables, et c’est ce que nous pouvons faire ici de moins ennuyeux.

Gwendolen sentit son sang se glacer. Ce n’était pas seulement un désappointement cruel ; c’était aussi la conviction que son mari l’emmenait avec lui parce qu’il ne voulait pas la perdre de vue. Cette solitude à deux dans un bateau avait, sans doute, d’autant plus d’attraits pour lui, qu’il serait plus obsédant pour elle. Sa lueur de satisfaction s’éteignit aussitôt.

— Je voudrais bien ne pas aller en bateau, dit-elle, prenez quelque autre personne à ma place.

— Fort bien ; puisque vous ne voulez pas venir, n’en parlons plus, objecta Grandcourt. Si vous tenez à étouffer ici, soit.

— Je déteste les bateaux, reprit Gwendolen avec colère.

— C’est un changement de goût étrange, dit sarcastiquement Grandcourt ; mais, puisque cela vous déplaît, restons ici.

Il ôta son chapeau, alluma un cigare et se promena dans la chambre, en s’arrêtant parfois à la fenêtre. Gwendolen voulut persister dans sa résolution. Elle savait que Grandcourt ne sortirait pas sans elle ; mais s’il pouvait la tyranniser, il ne le ferait pas précisément de la manière qu’il avait choisie. Il resterait à l’hôtel. Elle passa dans la chambre voisine et se jeta tout en colère dans un fauteuil. Peu après Grandcourt entra, s’assit en face d’elle et dit de son ton traînard :

— Avez-vous fini maintenant, ou bien trouvez-vous amusant d’être en colère ? Vous faites des choses qui me sont très désagréables.

— Quelle nécessité y a-t-il pour vous de me les rendre désagréables ? dit Gwendolen qui sentait les larmes lui venir aux yeux.

— Voulez-vous être assez bonne pour me dire de quoi vous avez à vous plaindre ? demanda Grandcourt en la regardant bien en face. Est-ce parce que je reste avec vous entre quatre murs ?

Elle ne put rien répondre ; elle ne trouvait pas un mot pour excuser sa colère. Dans le conflit que se livraient son désespoir et son humiliation, elle ne put retenir ses larmes, qui coulèrent sur ses joues. Jamais encore elle n’avait été dans une telle agitation en présence de son mari.

Après un moment de silence, il lui dit :

— J’espère que cela vous aura fait du bien. En tout cas, c’est diablement désagréable !.. Je ne sais ce que les femmes trouvent de bon à cela. Vous voyez sans doute quelque chose à y gagner. Quant à moi, la seule que j’y voie, c’est que nous sommes enfermés ici quand nous pourrions avoir une délicieuse promenade en mer.

— Eh bien, allons-y donc ! s’écria-t-elle impétueusement. Peut-être nous noierons-nous !

Et ses sanglots recommencèrent de plus belle.

Cette manière d’être insolite, dont Deronda était évidemment la cause, détermina Grandcourt à parler clairement. Il s’assit en lace d’elle et lui dit :

— Soyez calme et veuillez m’écouter.

Ces paroles eurent un effet magique. Elle frémit et cessa de pleurer ; mais elle tint ses yeux baissés et croisa convulsivement les mains.

— Comprenons-nous bien l’un l’autre, reprit Grandcourt. Je sais fort bien ce que cette absurdité signifie. Mais, si vous supposez que je vous laisserai faire de moi un sot, renoncez à cette idée. Que pensez-vous qui vous attende, si vous ne pouvez vous conduire convenablement comme ma femme ? Ce serait un malheur pour vous s’il en était ainsi. Quant à Deronda, il est manifeste qu’il s’attache à vos pas.

— C’est faux, répondit amèrement Gwendolen ; vous n’avez pas la moindre idée de ce que j’ai dans l’esprit. Je sais assez quel malheur résulte du cas auquel vous faites allusion. Il vaudrait bien mieux me laisser parler en liberté aux personnes avec lesquelles j’aime à m’entretenir. Ce serait meilleur pour vous.

— Permettez-moi d’en être le juge, répliqua Grandcourt en se levant et en allant vers la fenêtre. — Il était satisfait d’avoir fait sentir le mors et la bride à sa femme. Il espérait bien qu’après un an de mariage elle cesserait d’être rétive.

— Qu’avez-vous décidé ? dit-il en se retournant. Quels ordres dois-je donner ?

— Allons ! répondit Gwendolen. Elle étouffait dans cette chambre ; elle se croyait en prison, et, tant qu’il y aurait un souffle en cet homme, sa main serait sur elle.

Le bateau fut donc commandé et elle consentit même à aller, vers midi, le voir avec Grandcourt sur le quai. Celui-ci avait repris toute sa sérénité et témoignait d’une satisfaction méprisante à voir l’attention qu’accordaient les curieux au milord propriétaire du joli yacht qui venait d’entrer dans le port pour y être réparé et qui, en sa qualité d’Anglais, se sentait si naturellement chez lui sur mer, qu’il pouvait manœuvrer une voile avec autant de facilité qu’il aurait dirigé un cheval. Son courage était incontestable et il en était fier, ou plutôt il éprouvait du dédain pour les hommes plus grossiers et plus forts qui, généralement, en ont le moins. Et puis il avait obtenu de Gwendolen qu’elle irait avec lui.

Quand ils redescendirent vers cinq heures, tout équipés pour monter dans le bateau, la scène valait une représentation théâtrale. Ce beau couple anglais, ces deux époux fiers, pâles et calmes, sans un sourire sur leurs lèvres, se conduisant avec l’excentricité naturelle à leur nation, étaient dignes d’être vus et reproduits par la peinture. La poitrine, le dos et les bras du mari, apparaissaient sous leur meilleur jour dans sa tenue ajustée, et on déclara sa femme une belle statue.

Il y eut bien quelques suggestions proférées sur un changement possible de brise, et même d’apparence d’un grain ; mais les manières de Grandcourt firent comprendre aux discoureurs qu’ils étaient trop officieux et qu’il s’y entendait mieux qu’eux. Lorsqu’ils s’éloignèrent de la plage, l’imagination de Gwendolen, malgré son air impassible, se livrait à un travail obstiné. Elle ne craignait aucun danger extérieur ; elle n’avait peur que de ses propres désirs qui prenaient toutes les formes possibles et impossibles, comme un nuage qui aurait représenté des figures démoniaques. Elle avait peur de sa haine, qui, sous la main de fer qui l’avait comprimée aujourd’hui, était montée jusqu’à une intensité féroce. En s’asseyant au gouvernail en face de son mari et en exécutant ce qu’il lui commandait, sa lutte intérieure n’était qu’un effort pour échapper à elle-même. Elle se cramponnait au souvenir de Deronda ; elle se persuadait qu’il ne partirait pas tant qu’elle serait à Gênes ; il devait savoir qu’elle avait besoin de lui. Le sentiment qu’il était présent la préserverait des idées malfaisantes qui bouillonnaient dans son cerveau.

Ils sortirent du port et une bonne brise les porta vers l’est. Quelques nuages tempéraient l’ardeur du soleil et l’heure s’avançait à pas comptés vers la sublime beauté du soir. Des voiles de toutes formes et de toutes dimensions changeaient d’aspect comme des êtres sensibles et les accompagnaient gaiement. La grande ville se perdait peu à peu dans la brume, les montagnes apparaissaient à peine au loin et le silence était d’une grandeur solennelle. Tout à coup, Gwendolen laissa tomber les mains, elle lâcha la corde du gouvernail et dit d’un ton presque inintelligible :

— Ô Dieu ! viens à mon aide !..

— Qu’y a-t-il ? demanda Grandcourt qui n’avait pas distingué les paroles.

— Rien ! répondit Gwendolen en se réveillant de son absence momentanée et en reprenant la corde.

— Ne trouvez-vous pas que ce soit agréable ?

— Beaucoup.

— Admettez-vous maintenant que nous ne pouvions rien faire de mieux ?

— Je ne vois rien de mieux. Nous devrions voguer sans cesse, comme le Hollandais volant.

Grandcourt lui lança un de ses regards perçants et dit :

— Puisque vous l’aimez, nous pouvons aller un matin à la Spezia et dire que l’on vienne nous y prendre ?

— Non, je préfère ceci.

— Très bien ! Nous recommencerons demain, mais il faut bientôt rentrer. Retournons.


LIII


Quand Deronda rencontra Gwendolen et Grandcourt sur l’escalier de l’Italia, il était dans une préoccupation extrême. Il se rendait au second appel de sa mère. Deux heures après qu’il l’eut quittée, il apprit que la princesse de Halm-Eberstein était partie de l’hôtel, et, comme le but de son voyage à Gênes était atteint, il aurait pu prendre aussitôt le train pour Mayence, où il devait remettre la lettre de Joseph Kalonymos et se faire restituer le coffre de famille. Mais un mélange d’irrésolutions dont il n’aurait pu donner de raisons définies, retarda son départ. Depuis longtemps déjà il avait pris congé de sa mère, et il demeurait encore accablé sous le poids d’un sentiment rétrospectif. Se voyant seul dans sa chambre, il crut pouvoir se permettre de verser des larmes de pitié sur cette femme qui lui tenait de si près et qui cependant était si loin de lui. Il se sentit en relation directe avec ce grand-père qui avait été animé d’impulsions si énergiques et de pensées qu’il voyait, pour ainsi dire, se réveiller en lui-même, et, au milieu de ses méditations passionnées, Mordecai et Mirah étaient toujours présents, comme deux amis qui lui serraient les mains dans un affectueux silence.

Quand le tintement d’une cloche l’eut fait se souvenir de l’heure, il pensa à tout pour préparer son départ : — il y pensa, mais ce fut tout. Ses désirs l’appelaient à Mayence, où il devait prendre possession de tout ce qui l’y attendait ; à Londres, où se trouvaient les êtres qui lui étaient le plus attachés ; mais d’autres désirs aussi le retenaient en ce moment à Gênes, où il voulait avoir un dernier entretien, qui serait sans doute bien douloureux, car il devait être un adieu définitif. Il se disait que ce serait faire acte de cruauté que de partir sans tenter, malgré la mauvaise disposition de Grandcourt, de manifester à Gwendolen la continuation de ses sympathies depuis leur brusque séparation.

C’est dans cet état d’esprit qu’il différa son départ ; il dîna sans appétit, et se rendit à la synagogue, car ce jour était un vendredi, veille du sabbat. En passant devant la loge du concierge, il demanda si M. et madame Grandcourt étaient encore à l’hôtel et quel était le numéro de leur appartement. Le portier lui donna ces renseignements, et ajouta que les deux voyageurs étaient allés faire une promenade en mer. Un sentiment de triste sollicitude pour Gwendolen le fit sortir de la synagogue avant la fin de l’office afin de pouvoir la rencontrer avec son mari à leur descente du bateau. Il était résolu à aller les saluer et à faire mine d’ignorer les motifs que pouvait avoir Grandcourt pour désirer de le voir loin de Gênes.

Le soleil se couchait derrière un amas de nuages, et une faible lueur jaunâtre envoyait ses derniers baisers aux vagues qu’agitait une assez forte brise. Deronda, en s’avançant nonchalamment vers la plage, remarqua des groupes nombreux dont l’attention se concentrait sur un bateau voilier, qui, conduit par deux rameurs, s’avançait lestement vers le rivage. Au milieu des cris et des conversations en langues diverses, Deronda pensa que le moyen le plus sûr pour obtenir des éclaircissements n’était pas de faire des questions, mais de jouer des coudes pour se porter en avant et être témoin de ce qui allait se passer. Les lunettes d’approche étaient en mouvement, et l’on disait que le bateau ramenait un noyé. Celui-ci prétendait que c’était le milord ; celui-là maintenait que le corps était celui de milady ; un Français, qui n’avait point de lorgnette, affirmait que c’était milord qui, probablement, avait emmené sa femme pour la noyer, selon la pratique nationale, remarque qu’un patron de navire anglais qualifia immédiatement de sottise ; mais toute discussion s’arrêta bientôt lorsqu’on fut certain que la figure couchée était celle d’une femme. Quant à Deronda, l’esprit envahi par des craintes diverses, il croyait à la possibilité de tous ces événements, si cette femme, en apparence retirée de l’eau, était réellement madame Grandcourt.

Le bateau aborda ; le doute n’était plus possible. Il vit Gwendolen, se soulevant sur ses deux mains, faire de vains efforts pour rejeter loin d’elle la grosse toile goudronnée et les cottes dont les pêcheurs l’avaient couverte. Pâle comme une morte, frissonnante, les cheveux défaits et imbibés d’eau de mer, les yeux hagards, elle avait l’air de se réveiller au milieu d’un monde où on allait la juger, et où ceux qu’elle voyait autour d’elle étaient accourus pour l’arrêter. Le premier rameur qui sauta à terre était ruisselant et mouillé jusqu’aux os ; il se sauva en courant pour aller se changer. Les marins qui entouraient le bateau empêchèrent Deronda d’avancer, et il ne put que voir Gwendolen jeter de tous côtés des regards terrifiés et insensés ; elle tressaillait et tremblait d’effroi, bien que deux vigoureux pêcheurs la portassent avec des précautions infinies dans leurs bras nerveux. Ses vêtements imbibés, qui se collaient à ses membres, ajoutaient encore à sa faiblesse et lui enlevaient la facilité de ses mouvements. Tout à coup ses yeux rencontrèrent ceux de Deronda, qui avait pu s’approcher, et, instantanément, comme si elle s’était attendue à le voir, elle essaya de lui tendre les bras et dit d’une voix éteinte :

— C’en est fait !… C’en est fait… il est mort !

— Chut ! chut ! fit Deronda avec autorité, calmez-vous.

Puis, s’adressant aux hommes qui la portaient, il leur dit :

— Je suis un ami de cette dame. Transportez-la aussi vite que possible à l’Italia ; je me charge du reste.

Il resta sur la plage pour recueillir le plus d’informations qu’il put, et apprit de l’un des pêcheurs que le mari de cette dame était noyé, qu’il n’y avait pas eu possibilité de retrouver son corps et que le bateau flottait à la dérive. Son camarade et lui avaient entendu un cri ; ils avaient vu la dame s’élancer dans l’eau après son mari, et heureusement ils étaient arrivés à temps pour la sauver.

Ces renseignements pris, Deronda retourna en toute hâte à l’hôtel pour se convaincre que l’on avait été chercher un médecin et que l’on avait donné à la malade tous les soins que nécessitait son état. Rassuré sur ce point, il envoya un télégramme à sir Hugo pour lui faire part de l’événement et le prier de venir à Gênes incontinent ; il en expédia un aussi à M. Gascoigne pour qu’il prévînt madame Davilow. Certaines paroles de Gwendolen dans ses moments de confession exaltée lui étaient revenues en mémoire comme une inspiration, elle lui avait parlé de la présence de sa mère comme du secours le plus efficace qu’elle pourrait recevoir en cas de besoin.


LIV


Deronda dormit à peine de la nuit. Gwendolen, qui avait insisté pour le revoir avant de consentir à se laisser déshabiller, était devenue plus calme et l’avait seulement prié de venir quand elle le ferait demander le lendemain. Mais la possibilité d’un changement, la crainte d’une fièvre qui pouvait survenir, et le soupçon que la catastrophe la ferait divaguer, contribuèrent à le tenir éveillé. Il prévint la femme de chambre de Gwendolen qu’il resterait dans sa chambre et qu’elle devait venir l’appeler si un symptôme alarmant se présentait ; il lui fit comprendre qu’étant connu de ses amis et de ses parents d’Angleterre, il se croyait obligé de veiller sur elle, — position qu’il lui fut facile de prendre, étant connu du valet de chambre de Grandcourt, seul domestique qui l’avait accompagné dans ce voyage. Enfin, lorsque la fatigue causée par les étranges et diverses émotions de la journée eut fermé ses paupières, il s’endormit et rêva des événements du jour précédent dont les péripéties finirent par le réveiller. Sa première pensée fut pour Gwendolen. On lui dit qu’elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit, mais qu’elle s’était abstenue de toute marque d’agitation violente, et qu’enfin, vers le matin, elle s’était assoupie.

Il sortit alors pour aller se renseigner davantage, s’il était possible, auprès des pêcheurs qui avaient porté secours à Gwendolen ; mais il n’en reçut que peu de détails nouveaux. Ils avaient trouvé le bateau dans lequel Grandcourt était sorti, allant à la dérive avec sa voile détachée et l’avaient remorqué. Ils supposaient que milord avait dû être lancé par-dessus bord par le contre-coup de la voile pendant qu’il la retournait, et qu’étourdi par le choc, il n’avait pu nager. Comme ils n’en étaient pas bien loin, leur attention avait d’abord été éveillée par un cri, comme celui d’un homme en détresse, et, pendant qu’ils faisaient force de rames, ils avaient entendu le cri perçant de la dame et l’avaient vue se jeter à l’eau.

Rentré à l’hôtel, Deronda apprit que Gwendolen était levée et demandait à le voir. On l’introduisit dans une chambre où les stores et les rideaux baissés entretenaient une demi-obscurité. Elle était étendue sur une chaise longue, enveloppée d’un grand châle blanc et regardait la porte d’un air d’attente et de malaise. Mais ses beaux cheveux avaient été peignés et relevés avec soin ; les étoiles bleues, qui d’habitude ornaient ses oreilles, n’avaient pas quitté leur place.

Elle se dressa sur ses pieds comme mue par un ressort ; son visage et son cou, sauf une ligne rougeâtre sous les yeux, étaient aussi blancs que son châle ; ses lèvres entr’ouvertes avaient cette expression particulière aux personnes accusées, ayant perdu toute espérance. Ce n’était plus que le spectre de cette Gwendolen Harleth que nous avons vue si fière et si complètement maîtresse d’elle-même après ses pertes au jeu. À cette vue, Deronda sentit son cœur se fondre de pitié et leurs relations passées lui revinrent à l’esprit.

— Asseyez-vous, je vous en supplie, lui dit-il en approchant un fauteuil, ne demeurez pas debout.

Elle obéit et s’affaissa sur sa chaise longue.

— Veuillez venir vous asseoir tout près de moi, dit-elle, je voudrais ne pas élever la voix.

Elle fut touchée de le voir se rendre à son désir, et après l’avoir fixé quelque temps, elle lui dit d’un ton à peine perceptible :

— Vous savez que je suis une femme coupable !

Il pâlit à son tour.

— Je ne sais rien, répondit-il, sans oser parler davantage.

— Il est mort ! murmura-t-elle.

— Oui.

— On ne reverra plus sa figure au-dessus de l’eau !

— Non.

— Personne ne la reverra, excepté moi !… Une figure morte !… Je ne pourrai plus l’oublier, ni m’en détourner.

Ses yeux étaient fixés dans le vide sur un objet invisible. Elle se tourna tout à coup vers Deronda et continua en parlant vite :

— Vous ne direz pas qu’il faut que je l’avoue au monde ! vous ne direz pas qu’il faut que je sois déshonorée ! Je ne pourrais pas. Je ne veux pas que ma mère le sache !… Non ! pas même si j’étais morte ! Il faut que je vous le dise, à vous ; mais vous ne direz pas que d’autres doivent le savoir !

— Je ne puis rien dire, puisque je ne sais rien. Quoi qu’il en soit, je ne désire que vous venir en aide, répondit Deronda.

— Je vous l’ai dit dès le commencement… dès que je l’ai pu ; je vous ai dit que j’avais peur de moi… — Deronda détourna les yeux ; l’angoisse peinte sur le visage de la malheureuse l’affligeait trop. — Je sentais en moi une haine qui opérait comme le malin esprit. Malgré moi, je devenais mauvaise ! C’est pourquoi je vous avais prié de venir me voir à Londres. Je croyais pouvoir tout vous dire. J’essayai, mais je ne le pus. J’allais peut-être tout vous avouer lorsqu’il entra.

Elle s’arrêta en frissonnant de tout son corps, puis elle continua :

— Maintenant je vais tout vous dire. Croyez-vous qu’une femme qui a pleuré, prié et lutté pour être sauvée d’elle-même puisse être un assassin ?

— Grand Dieu ! s’écria Deronda, ne me torturez pas sans nécessité ! Vous ne l’avez pas assassiné ; vous vous êtes jetée à l’eau pour le sauver. Sa mort est un accident que vous ne pouviez empêcher !

— Ne vous impatientez pas contre moi. — Ses pauvres lèvres tremblaient, et son ton suppliant était celui d’un enfant qui a peur et qui implore le pardon. — Vous disiez… vous aviez coutume de dire… que vous vous intéressiez le plus à ceux qui avaient fait une mauvaise action et qui étaient malheureux ; vous ajoutiez qu’ils pouvaient devenir meilleurs. Si vous n’aviez pas parlé ainsi ç’aurait été pire. Je me suis souvenue de tout ce que vous m’avez dit ;.. je m’en suis toujours souvenue,.. et c’est pour cela que je… Mais, si vous ne pouvez endurer que je vous dise tout, si vous vous éloignez de moi, si vous m’abandonnez, que deviendrai-je ?.. Suis-je plus mauvaise que quand vous m’avez trouvée et que vous avez voulu me rendre meilleure ? Tout le tort que j’ai fait était en moi alors… il l’aurait été bien davantage si vous n’étiez venu et si vous n’aviez été patient avec moi… Et aujourd’hui voudriez-vous m’abandonner ? — Ses mains, que quelques instants plus tôt elle serrait convulsivement l’une contre l’autre, pendaient maintenant inertes à ses côtés. Dans l’impossibilité de rien répondre, Daniel lui prit une main qu’il serra dans les siennes, comme pour lui dire : « Je ne vous abandonnerai pas. »

Cette étreinte fit beaucoup de bien à Gwendolen, qui l’interpréta comme une protestation de patience inépuisable. Elle reprit en phrases entrecoupées et sans suite :

— Toute sorte d’inventions dans mon esprit… mais toutes si difficiles !.. Je les combattais… j’en avais peur… je voyais sa figure morte !.. — Elle se pencha jusqu’à l’oreille de Deronda et baissa encore la voix davantage. — Il y a longtemps que je l’ai vue… et je souhaitais sa mort… et pourtant cela me faisait peur… J’étais comme double… Je ne pouvais parler… j’aurais voulu fuir… j’en mourais d’envie… et puis… tout de suite après… je sentais que je venais de faire une chose horrible… inaltérable… qui ferait de moi un démon… Et c’est arrivé ! c’est arrivé !..

— Tout cela est une création de votre imagination ; cela ne s’est passé que dans votre esprit. Jusqu’à la fin vous avez résisté à la tentation, n’est-ce pas ?..

Il y eut un moment de silence. Les larmes roulaient épaisses sur les joues de Gwendolen. Faisant appel à toute sa résolution, et se rapprochant plus encore de l’oreille de Deronda, elle reprit :

— Non, non !… Je vais tout vous dire comme Dieu le sait. Je ne mentirai pas. Vous saurez l’exacte vérité. Je croyais que je ne serais jamais méchante ; je détestais les méchantes gens… je les fuyais… et depuis… j’ai été méchante moi-même. Tout a été une punition pour moi, jusqu’à la lumière du jour ! Car… vous savez… je ne devais pas me marier… Ce fut le commencement. Je fis du tort à une autre… je violai ma promesse !.. Je pensai me procurer le bonheur et tout s’est changé en misère. J’ai voulu faire mon gain de la perte d’une autre ! — Vous rappelez-vous ? ce fut comme à la roulette, — et l’argent m’a brûlée. Je ne pouvais me plaindre. C’était comme si j’avais prié pour qu’un autre perdît et que je pusse gagner… et j’ai gagné. Je savais tout cela, je savais que j’étais coupable… En mer, la nuit… quand j’étais couchée dans ma cabine sans pouvoir trouver le sommeil, je sentais que j’avais commis un acte inexcusable !.. Rien n’était caché… Comment cela pouvait-il n’être connu que de moi ?.. Le silence aussi était un châtiment… tout… excepté vous !.. J’ai toujours cru que vous n’auriez pas voulu que je fusse punie… Vous auriez essayé de me rendre meilleure. Rien qu’en pensant à cela, j’étais soulagée… Ne changerez-vous pas ?.. Ne voudrez-vous pas me punir maintenant ?..

Elle sanglota de nouveau.

— Dieu m’en préserve ! s’écria Deronda dans une émotion excessive.

Ce long discours d’une pauvre âme bourrelée de remords avait dû lui être très pénible ; il n’osa pas la presser de questions. Il fallait la laisser suivre le courant de ses idées.

— Ce fut bien dur pour moi d’être obligée d’entrer dans ce bateau, reprit-elle au bout d’un moment ; car, lorsque je vous vis, je ressentis une joie inattendue, et je croyais que je pourrais tout vous dire, ce que je n’avais encore pu faire. J’espérais en vous… je n’avais confiance qu’en vous… Oh !.. il me semble qu’il y a si longtemps que je suis montée dans ce bateau !.. En cet instant, j’aurais voulu tenir la foudre en main pour le pulvériser !

Nouveau silence ; puis elle continua avec une agitation plus grande :

— S’il reparaissait là… que ferais-je ?.. Je ne puis souhaiter qu’il soit là… et pourtant je ne puis supporter sa figure morte !.. J’ai été une poltronne… J’aurais dû braver le mépris ; j’aurais dû partir… errer comme une mendiante plutôt que de persister à demeurer comme une ennemie. Quelquefois je m’imaginais qu’il me tuerait si je résistais à sa volonté. Mais maintenant… sa figure morte est là… et je ne puis la supporter…

Elle lâcha la main de Deronda, se leva en étendant les bras, comme pour repousser une image effrayante et poussa un gémissement.

— J’ai été une femme cruelle !.. Que puis-je faire, sinon pleurer et implorer du secours ?.. J’enfonce… Meurs !.. meurs !.. tu es abandonnée ; enfonce… enfonce-toi dans les ténèbres !.. Abandonnée !.. point de pitié !.. je serai abandonnée.

Elle retomba dans son fauteuil et éclata en sanglots. Deronda était bouleversé et ne se retrouvait plus. Il s’était levé pour faire machinalement quelques pas. Quand il se rapprocha d’elle, il vit son visage pâle qui se penchait vers lui, avec ses yeux dilatés et ses lèvres entr’ouvertes. Était-elle abandonnée par lui, maintenant, déjà ? Mais les yeux de Deronda rencontrèrent les siens pour la première fois depuis qu’elle avait dit : « Vous savez que je suis coupable ! » et ce regard, dans sa tristesse et dans sa compassion, lui répondit : « Je le sais, mais je vous abandonnerai d’autant moins. »

Cette fois encore, Gwendolen eut le cœur percé comme une fois déjà à l’Abbaye, en voyant son chagrin. Elle lui dit d’un ton de regret affectueux :

— Je vous rends malheureux.

— Il n’est pas question pour moi d’être heureux ou malheureux. Ce que je désire avec le plus d’ardeur, c’est de pouvoir vous aider. Dites-moi tout ce que vous croirez qui pourra vous soulager. Mais vous êtes sans doute fatiguée ?… Voulez-vous que je me retire ?… Vous me ferez appeler quand vous voudrez que je revienne.

— Non, non ! s’écria-t-elle, je veux que vous sachiez ce qui m’est arrivé dans ce bateau… J’étais furieuse d’avoir été contrainte d’y entrer. Une rage muette me dominait et je ne pouvais faire autre chose que de m’asseoir là… comme une esclave aux galères… Et nous sommes partis… nous avons quitté le port… nous sommes entrés en pleine mer… nous ne nous regardions pas… Il ne parlait que pour me donner ses ordres… et, comme je me voyais plus impuissante que jamais, je pensai aux plus mauvaises choses ! Je désirais… je souhaitais… je m’imaginais l’impossible… Je ne voulais pas mourir, moi !.. J’avais peur que nous fussions noyés ensemble. J’aurais prié si j’avais cru que cela pût me servir… j’aurais prié pour qu’il lui arrivât quelque chose… j’aurais prié pour qu’il s’engloutît et me laissât seule… Je ne connaissais point de manière pour le tuer là… mais je l’ai fait… je l’ai tué dans mon cœur !..

Submergée par un flot de pensées, elle se tut, mais reprit bientôt :

— Je me souviens que je lâchai le gouvernail et que je m’écriai : « Dieu ! viens à mon aide ! » Mais je fus forcée de le reprendre et de continuer ; et les mauvaises pensées, les mauvaises prières revinrent encore… et je ne sais pas comment cela est arrivé… Il changeait la voile de côté… il y eut un coup de vent… il fut renversé… Je ne sais rien de plus… je sais seulement que je vis mon souhait se réaliser devant moi.

Alors elle continua plus vite et d’une voix plus basse :

— Je l’ai vu enfoncer, et mon cœur bondit comme s’il voulait s’élancer hors de ma poitrine. Je crois que je ne bougeai pas. Je tenais mes mains serrées… J’ai eu le temps d’être contente et de penser que ce n’était pas la peine de me réjouir… il allait remonter. Il reparut… loin… le bateau avait marché. Tout cela fut comme un éclair. « La corde ! » cria-t-il. Ce n’était plus sa voix… je l’entends encore… et je me suis baissée pour prendre la corde… Je croyais… j’étais sûre qu’il savait nager et qu’il reviendrait dans tous les cas, et j’avais peur de lui. J’étais persuadée qu’il se sauverait. Mais il enfonça de nouveau et je tenais la corde dans mes mains… Non, le voilà reparu… la tête au-dessus de l’eau… Il crie encore… et j’étends le bras… et mon cœur dit : « Meurs ! » Et il enfonce… et je sens : « C’est fini… je suis méchante… je suis perdue ! » Et je tenais la corde… je ne sais plus à quoi je pensai… je m’élançai dans l’eau… je voulais le sauver. Je sautai loin de mon crime, et il était là… près de moi… Je tombai à côté de lui… il avait la figure morte ! Mort !.. il est mort !.. Voilà ce qui est arrivé, voilà ce que j’ai fait !.. Vous savez tout ; on ne peut plus rien y changer…

Elle retomba épuisée par l’agitation de son souvenir et de ses paroles. Deronda se sentait accablé de tristesse. Le mot « coupable » renfermait une possibilité d’interprétations pires que le fait, et la confession de Gwendolen, par la raison même que sa conscience la faisait appuyer sur le pouvoir décisif de ces mauvaises pensées, le convainquit de la lutte de son bon vouloir pour les contre-balancer. Il était certain que sa pensée meurtrière n’avait eu aucun effet actif et que la mort de Grandcourt était inévitable. Il tint pour probable que le remords de Gwendolen aggravait pour elle sa faute intérieure et qu’elle donnait le caractère d’une action décisive à ce qui n’avait été qu’un désir instantané et inappréciable. Son remords, en outre, était le gage précieux d’une nature guérissable et perfectible. Il la séparait de ces criminels dont le seul regret est d’avoir manqué la réalisation de leur méchant désir. Il demeura cependant silencieux et immobile. Quand il tourna les yeux vers elle, il la vit affaissée, brisée, les yeux fermés, semblable à une biche égarée, battue par l’orage, épuisée, qui n’a plus la force de se relever et de poursuivre sa course. Il se tint debout devant elle. Quand elle rouvrit les yeux, elle tressaillit légèrement et eut peur.

— Vous avez besoin de repos, lui dit-il. Essayez de dormir. Je reviendrai ce soir, demain, quand vous aurez dormi. Ne parlons plus de rien maintenant.

Les larmes vinrent aux yeux de Gwendolen qui ne put répondre que par un léger mouvement de la tête. Deronda sonna la femme de chambre, lui recommanda de faire reposer sa maîtresse, en ajoutant que cela était de toute nécessité, puis se retira.


LV


Dans la soirée, elle le fit appeler. C’était à peu près l’instant où, la veille, on l’avait rapportée à demi morte, et, comme le soir approchait, on avait tiré les rideaux et ouvert les fenêtres. Assise dans sa chaise longue, la joue appuyée sur sa main, elle regardait fixement la mer ; elle paraissait moins abattue que le matin ; mais son expression était si profondément mélancolique, qu’en s’approchant Deronda fut un peu inquiet. Elle oublia de lui tendre la main, et s’écria :

— Qu’il y a longtemps ! — Puis : — Voulez-vous bien vous asseoir encore un peu auprès de moi ?

Il fit comme elle le désirait et attendit qu’elle recommençât à parler. Quand elle le regarda, son visage portait cette expression indéfinissable, impliquant un désir de faire une question qui coûte à formuler. Afin de la rendre moins timide, il détourna les yeux et l’entendit lui dire d’un ton de supplication :

— Vous ne direz pas qu’un autre doit le savoir ?

— Assurément non ! répondit-il. Aucune offense ne saurait être réparée de cette manière et l’homme ne peut proportionner la rétribution.

— Mais, reprit-elle craintivement, si je n’avais pas eu cette volonté meurtrière… si j’avais jeté la corde quand il la demandait… peut-être l’aurais-je sauvé… peut-être ne serait-il pas mort ?

— Non ! je ne le pense pas, repartit gravement Deronda. Il savait nager, il faut qu’il ait été engourdi par une crampe. Vos efforts les plus prompts et les plus énergiques n’auraient pu le sauver. Cette volonté meurtrière instantanée n’a changé en rien le cours des événements. Son effet est resté dans votre cœur.

— Je ne volerai pas les autres, car il y en a d’autres ; ils auront tout, tout ce qu’ils devaient avoir. Je le savais déjà quelque temps avant de quitter Londres. Vous ne supposez pas que j’aie de mauvais desseins à cet égard ? Elle était hésitante.

— Je n’y pensais pas, répondit Deronda ; trop d’autres choses me préoccupaient.

— Peut-être ne connaissez-vous pas le commencement de tout cela, reprit-elle en surmontant sa répugnance. Il y avait une autre femme qu’il aurait dû épouser. Je le savais et je lui avais dit que je ne l’empêcherais pas. Je partis… C’est alors que vous me vîtes pour la première fois. Mais la pauvreté vint nous accabler tout d’un coup et j’étais très malheureuse. Je fus tentée. « Je ferai ce que je voudrai, me disais-je, et je remettrai les choses dans le droit chemin. » Je voulais me persuader. Tout fut différent ; tout fut horrible. Alors vinrent les pensées méchantes et la haine. Je vous ai dit que j’avais peur de moi-même ; je fis ce que vous me dîtes ; j’essayai de prendre ma crainte pour sauvegarde. Je pensais à ce qui adviendrait si je… Je sentais ce qui arriverait !.. Je prévoyais que je redouterais le matin, que je craindrais la nuit, et que, dans l’obscurité, je verrais… je verrais la mort !.. Si vous n’avez pas su combien j’étais malheureuse, vous le savez maintenant. Mais cela n’a servi à rien. Je veux faire en sorte que ma pauvre mère, qui n’a jamais eu de bonheur, n’en sache pas un mot.

Il y eut un nouveau silence avant qu’elle pût dire en retenant ses sanglots :

— Vous ne pourrez plus me regarder… Vous me croyez trop méchante… Vous ne pensez pas que je puisse devenir meilleure… digne de vivre… je serai toujours trop méchante pour… — Elle n’en put dire davantage. Deronda avait le cœur déchiré. Il tourna les yeux vers le pauvre visage qui l’implorait, et dit :

— Je crois que vous pouvez devenir meilleure que vous n’avez jamais été… digne de mener une vie qui sera une bénédiction. Aucun mal n’est irréparable, sauf le mal que nous aimons, dont nous désirons la continuation et auquel nous ne demandons pas d’échapper. Vous avez fait des efforts… Eh bien, vous continuerez d’en faire.

— Mais c’est vous qui en avez été le promoteur. Il ne faut pas que vous m’abandonniez, dit-elle en appuyant ses deux mains crispées sur les bras du fauteuil de Daniel et en le suppliant du regard. Je me soumettrai à toutes les pénitences que vous m’imposerez… je vivrai comme vous le voudrez… mais il ne faut pas m’abandonner ; il faut que vous soyez près de moi… Si vous aviez été près de moi, si j’avais pu tout vous dire, j’aurais été bien différente. Vous ne m’abandonnerez pas, n’est-ce pas ?..

— Jamais, répondit Daniel d’une voix sympathique. J’attends sir Hugo Mallinger, qui arrivera demain soir au plus tard, et j’ai l’espérance que madame Davilow le suivra de près. La présence de votre mère sera votre meilleure consolation, et vous vous efforcerez de lui épargner un chagrin inutile.

— Oui, oui, j’essayerai. Et vous ne vous en irez pas ?

— Pas avant que sir Hugo soit arrivé.

— Mais nous retournerons tous en Angleterre ?

— Aussitôt que cela se pourra, répondit Deronda qui ne tenait pas à entrer dans plus de détails.

Gwendolen dirigea encore une fois ses regards vers la fenêtre avec une expression ressemblant à un réveil graduel dans de nouvelles pensées. Le crépuscule s’épaississait ; mais Daniel put voir que les mouvements de ses yeux et de ses mains étaient de ceux qui accompagnent un retour de perception chez une personne qu’un choc a étourdie.

— Vous resterez toujours avec sir Hugo maintenant, dit-elle en se tournant vers lui. Vous demeurerez toujours à l’Abbaye ou à Diplow ?

— Je ne sais pas encore où je demeurerai, répondit-il en rougissant.

Elle vit qu’elle avait parlé inconsidérément, et garda le silence. Après un peu de temps, elle reprit :

— Je ne puis m’imaginer comment ma vie va se passer. Je crois qu’il vaudrait mieux que je fusse pauvre et obligée de travailler.

— De nouvelles idées vous viendront à mesure que les jours se passeront. Quand vous serez encore une fois au milieu de vos parents et de vos amis, vous discernerez de nouveaux devoirs. Tâchez maintenant d’être aussi bien… aussi calme que vous pourrez avant… — Il hésita.

— Avant que ma mère vienne, acheva Gwendolen. Ah ! je dois être bien changée ! Je ne me suis pas regardée. Me reconnaîtriez-vous si vous me rencontriez à présent ? Me reconnaîtriez-vous pour celle que vous avez vue à Leubronn ?

— Oui, je vous reconnaîtrais. Le changement extérieur n’est pas grand. J’aurais vu tout de suite que c’était vous, et que vous veniez d’éprouver une grande douleur.

— Vous ne souhaitez pas de ne m’avoir jamais vue, n’est-ce pas ? s’écria-t-elle les larmes aux yeux.

— Je me mépriserais si je faisais un semblable souhait ! Comment saurais-je ce que j’aurais désiré ? Nous devons trouver nos devoirs dans ce qui nous arrive, et non dans ce que nous imaginons qui aurait pu être. Si je pouvais faire un souhait, ce ne serait pas celui de ne vous avoir jamais vue, mais d’avoir pu empêcher ce qui vient de vous arriver.

— Vous avez empêché que ce ne soit pire, dit Gwendolen d’une voix entrecoupée par les larmes. Sans vous, j’aurais été bien plus mauvaise. Si vous n’aviez pas été si bon, j’aurais été plus méchante que je ne le suis.

Deronda, dont l’esprit était harassé par le retour perpétuel de cette scène, lui dit :

— Il est temps que je me retire. Rappelez-vous ce que nous avons dit de la tâche que vous avez à remplir. Soyez calme et remise avant l’arrivée de vos parents.

Il se leva et elle lui tendit la main d’un air de soumission ; mais, dès qu’il fut sorti, elle tomba à genoux et pleura à chaudes larmes. La distance qui les séparait l’un de l’autre était trop grande. Elle était une âme en peine ; elle voyait une existence possible que ses fautes chassaient loin d’elle. Elle eut une crise de nerfs. Sa femme de chambre la trouva étendue sur le parquet, anéantie, sans mouvement. Cette douleur semblait naturelle chez une pauvre femme dont le mari s’était noyé sous ses yeux.



  1. Le Paradis. Littéralement le Jardin d’Éden. (Note du trad.)