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Daniel Valgraive/Deuxième partie/I

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A. Lemerre (p. 129-148).
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I


C’est au matin. Dans le jardin des Flouves la jeunesse du jour erre en lueurs diffuses, en haleines attendrissantes. Encore humide de nuit, le matin tiédit sans hâte, des réseaux de vapeurs diaphanes se raréfient aux cimes des frondaisons, la vie s’offre imbue de miséricorde, d’insinuantes promesses de bonheur et de longévité. Partout des paraboles de travail, de croissance et d’espoir.

Dans cette béatitude où filtrent mille tendresses, Hugues et Clotilde montaient doucement le paysage, sur des sentes humides. L’ombre y tombait légère, alternée de pluies de rayons ; le jeune homme causait avec douceur. Il s’exprimait avec un peu de tremblement intérieur, tout juste assez pour contenir sa voix et la rendre pénétrante, et il intéressait la jeune femme.

Daniel suivait à vingt pas, tenant à la main son fils Charles. Il songeait que ses projets contre Cheyne avaient réussi, que Clotilde semblait loin de cette ébauche d’idylle, et qu’elle était charmante et bonne, hélas ! comme aux meilleurs temps.

Il la regarda marcher là-bas, et son élégance revivifia mille mémentos languissants du début de leur mariage, des refuges ombreux sous un même rideau, des haltes sur la crête d’une colline, de discrètes convergences d’impressions, de minuscules souhaits où la communauté d’amour s’affirmait si chère et si multiple !

Et, maintenant, la voilà qui monte les herbages avec Hugues, et si le projet se réalise, un jour viendra où ils vivront ensemble la divine consonnance, un jour où ils monteront pleins du trouble infini, pleins d’allégresse !… Ces deux silhouettes-là, ces deux êtres très aimés, ils vivront sur le Mort, ils se réjouiront de se posséder, sans songer à l’âme jalouse qui a tremblé, qui a palpité, qui a eu tant de douleur et d’épouvante à vouloir cela. Leurs corps s’appartiendront, leurs âmes s’appartiendront. La grâce de Clotilde qui fut à lui, Daniel, sera à Hugues. Ils trahiront ensemble — légitimement.

Oh ! l’horreur qui le pénétra, qui fit claquer ses dents !

Il s’arrêta, il attira contre lui le petit Charles :

— Mon chéri, mon ami, mon petit enfant !… oublieras-tu jamais ton père ?

L’enfant, nature distinguée et généreuse, perçut la supplication du ton et les sanglots qu’il cachait. Il prit la tête de son père, il la baisa lentement, s’abritant contre elle :

— Tu m’aimes beaucoup, mon petit Charles ?

— Beaucoup !

Et comprenant qu’il fallait appuyer, il ajouta d’une voix basse, insinuante, délicieuse de tendre instinct :

— Je t’aime mieux que tout…, tout.

— Ah ! cher petit !

Et l’amour de cette jeune âme le fit plus calme. Il contempla la vigueur de l’enfant, volontaire sans violence, sans méchanceté gamine, d’une séduction nuancée. Charles avait un tempérament duplexe, où Valgraive retrouvait Emmanuel, mais où il se retrouvait aussi lui-même. Dans le beau visage brun, d’une santé durable, se remarquait pourtant, à travers les yeux gris et aigus d’Emmanuel, quelque chose du regard de Daniel, mais sans fièvre, sans inquiétude. On percevait en l’enfant une durabilité de race fraîche, une stabilité née par atavisme dans le mélange de deux races en désuétude : rien ne pouvait être aussi doux à l’esprit du malade.

Aussi, c’est auprès de l’enfant qu’il trouvait ses rares joies, la satisfaction de quelques élans vers le bonheur. Avec une volupté de refuge, il aimait faire sourdre les états d’âme de Charles. Ils étaient abondants et très humains, avaient beaucoup d’analogie avec tels récits des vieux âges. Comme une faune merveilleuse, ils croissaient et se multipliaient sans relâche. Leur gravité était grêle mais forte. Quoique tissés de logiques friables, on ne pouvait nier leur fermeté réelle et leur intelligence. Le jeune cerveau qui les concevait avait toutes les qualités d’une humanité très haute et très voyante, la supériorité intrinsèque que mille absurdités ne pouvaient infirmer.

À cette source enfantine, Daniel s’abreuvait comme s’il eût écouté le langage des peuples antéhistoriques. Il y abîmait, il y humiliait son sens intime, son cœur y voguait sur des ondes enchantées, sur des océans de tendresse et de magie. Il y communiait avec la pleine vie, il y goûtait des reculs du Mal, des renouveaux de chaque fibre…

Assis à côté de Charles sur un banc de la pelouse, Valgraive oublia d’abord Hugues et Clotilde. Son émotion s’était résolue, il n’avait plus que le sentiment d’un charme à la présence de l’être issu de lui et qui allait durer. Une question de l’enfant réveilla un peu de nervosité :

— Pourquoi c’est si beau les nuages ?

Le père et le fils levaient les yeux vers le firmament, et les nuages parurent si terriblement beaux à Daniel !

Il en fut consterné. Ses artères parurent immobiles, impuissantes à dégorger le sang.

Son attention se reporta sur Hugues et Clotilde. Ils étaient arrêtés. Lui apparaissait haut et fort, fort d’une vigueur heureuse et sans brutalité, sans pesanteur.

— Ah ! comment nier qu’ils peuvent délicieusement être faits l’un pour l’autre ?

Puis, la bouche contractée :

— Qu’est-ce qu’ils se disent ?

Il s’affirma, il se jura que les paroles d’Hugues ne pouvaient être que loyales, mais la défiance féroce rôdait en lui plus forte que toute expérience, que toute foi dans l’Honneur. Puis, si même les paroles étaient innocentes, l’accent, les lèvres qui tremblent un peu, — la pâleur… Déloyauté des lèvres qui tremblent !

Il construisit l’idylle, il suivit l’éveil dans le cœur d’Hugues, ses luttes honnêtes (ah ! Dieu !), l’impossibilité pour lui de faillir, de trahir directement… Mais toutes les concessions qui n’en sont pas, mais la recherche de Clotilde, la soif des entretiens ?…

— Non encore…, c’est moi, chaque jour, qui lui dis d’accompagner… C’est moi… Il fuit l’occasion…, il la fuit visiblement…

« Visiblement ! » Oui, il la fuit en maladroit qui ne sait pas se contenir, il la fuit en montrant son trouble et ses luttes, il n’a pas la délicatesse de la fuir naturellement, simplement !

— C’est faux encore !… Il a été d’une droiture exquise…, nous avons dû imaginer mille ruses…, surtout Lui.

Lui, le beau-père, entré trop bien dans le rôle et trouvant une joie perverse à favoriser l’idylle ! Et Daniel compta toutes les malices du vieillard, ses actes et ses paroles en faveur d’Hugues. Il le détesta incommensurablement. N’était-ce pas lui, en somme, qui avait laissé se nouer l’aventure Cheyne ? Et n’apportait-il la même sournoise rancune à attiser, à rendre équivoque, mauvaise, empoisonnée, une œuvre qui eût pu être recueillie, paisible et presque sainte !

— Charles, aimes-tu M. Vareilh ?

Le petit hésita, la face finement levée, attentive, vers Daniel. Le père souhaita en ce moment que le petit détestât Hugues, avec, pourtant, la honte amère d’un tel vœu :

— Oui, je l’aime…

Pourquoi ne l’aimerait-il pas ? Quelle cause empêcherait Clotilde, Charles, George de s’attacher à l’homme fort et bon, patient et magnanime, et quelle raison de ne vouloir cette chose si normale ? Parce que tu vas t’éteindre, pauvre homme ? Mais ton souvenir même n’en sera que plus doux et plus durable, si tu laisses amis ceux qui te furent proches. C’est ainsi que tu te sacrifieras encore le moins.

Vaines raisons, lorsqu’il les contempla dans le beau soleil du matin. Leurs corps sont baignés dans une surnaturelle gloire. Ils s’appartiennent déjà, ce semble, ils vont s’unir !… Si affectueuse que demeure la mémoire d’Hugues pour l’ami, il y aura cette ironie d’avoir ce qu’eut Daniel, d’avoir conquis l’âme où le trépassé fut vainqueur jadis. Inévitablement, il naîtra de la compassion de triomphe chez Hugues, de la pitié du conquérant pour le vaincu.

— Ah ! lâches sophismes… Et pourquoi ne souffrirait-il pas, plutôt, de n’être pas le premier à la posséder ? Pourquoi n’aurait-il pas cette sensation irrémédiable, si triste, si lourde, d’arriver trop tard pour posséder la première, l’infiniment suave fleur d’amour de la Vierge ?

Mais qu’Hugues souffrît ou triomphât, qu’il versât des larmes d’angoisse ou demeurât dans l’extase, il sembla trop au pauvre homme que tout était mal, tout contre nature, tout féroce, ignoble et lâche. Il n’y tint pas, il lui devint insupportable de voir ensemble Hugues et Clotilde !

— Viens, Charles !

Et tandis qu’il gravissait la montée, un seul désir, enfantin et misérable, le tenait, déterminatif unique de toutes les formes de sa pensée : être en tête-à-tête avec Clotilde dans ce doux matin, éloigner Hugues, causer de choses lointaines, des choses du temps où il était aimé d’elle.

Quand il eut rejoint sa femme, son désir s’accrut encore, quoiqu’il se sentît moins nerveux contre Vareilh. Il sembla qu’Hugues eût deviné, car il se mit à parler au petit Charles, à s’écarter avec lui. Clotilde et Daniel redescendirent ensemble, vers l’étang des « Flouves. »

Alors Daniel se sentit indulgent, tolérant ; il prit le bras de la jeune femme :

— Je songe, dit-il, à une après-midi que nous avons passée ensemble à la Gravière…, un grand saule de Babylone se couvrait d’un clair-obscur de dentelles…, ta robe avait la même nuance que celle-ci…, et jamais je n’ai connu si purement la joie d’être au monde…

Il avait de cette scène un souvenir virginal, la volupté d’un accord très exquis de jeunes âmes, d’une minute aussi suave dans l’ordre de l’esprit que les harmonies de Bach dans la musique embryonnaire de son époque. Clotilde n’avait aucune mémoire de la scène, mais elle sourit de ce qu’il se souvînt de la nuance de sa robe. Comme il arrive, sans être en consonnance avec Daniel pour ce souvenir-là, elle fut pourtant sensible à l’évocation, d’elle-même en chercha d’autres :

— Te rappelles-tu, Daniel, ce soir où nous nous sommes égarés, dans un orage…, et abrités sous un roc de pierre rouge ?

Daniel aperçut le revêtement des roches, des oisillons tremblants parmi les crénelures, le ciel bitumineux, la terre livide, et la pénombre où Clotilde se réfugiait contre lui :

— Je te sens encore toute palpitante, Clotilde… La pluie, après chaque coup de tonnerre, se renforçait…, un chaton éperdu vint se réfugier contre ta robe… Puis le ciel s’est rouvert par grandes trouées… Nous avons parlé de lectures d’enfance, d’Alonzo, du terrible orage où les jaguars et les boas se tenaient côte à côte avec les biches…

Dans la Parisienne instable, aux sensations pulvérulantes, aux émotions rapides et froides, ces souvenirs portaient, en cette minute, allaient au fond de la substance réveiller l’Éden qui vit en l’âme des races comme en l’âme des individus. Aux écoutes, la bouche entr’ouverte, dans une grâce quasi naïve, la jeune épouse ressuscitait les adorables phases où elle trempait dans l’inconnu des choses comme une flèche d’eau dans un étang :

— Ah ! oui, le beau soir, dit-elle… Comme il me semble proche encore ! J’entends ta voix qui me rassure et la mienne qui tremble… Je vois le petit chat pelotonné, comique et délicieux, avec ses grands yeux verts !…

— Te souviens-tu de notre retour…, notre joie d’être mouillés ?… La lune en se levant parut éclairer une création neuve… Nous imaginions l’Arche de Noé atterrissant par une nuit pareille…

— Oui, dit-elle avec un sourire.

— C’était le bonheur !…

— C’est vrai !…

À ces évocations, d’abord il avait senti une jeunesse, une espérance incommensurables. Il pardonnait à tout, à tous. Il croyait sentir que Clotilde n’était encore à personne, si elle n’était plus à lui.

Mais, déjà, après si peu de causerie ! la mélancolie venait. Il voyait distinctement la distraction naître en la jeune femme. Cela fit bégayer sa mémoire, quoique s’y pressât une surabondance de faits. Il se fit un léger silence qui le troubla. Des idées parasites survinrent, telles des lueurs sur une façade, qu’il écartait à mesure. La peur grandit que la minute s’évanouît où Clotilde resterait accessible aux attendrissements.

Déjà tout ne s’évaporait-il pas dans la grêle cervelle, déjà ne songeait-elle à autre chose ? Ces craintes accélérèrent le cerveau du jeune homme sous une forme de « marche, » comme une fuite de foule dans une même direction.

— C’est ainsi toutes mes joies !… Et j’hésiterais à sacrifier ces choses mort-nées ?

Hugues, là-bas, avec le petit Charles, lui apparut touchant ; il ne fut presque plus humiliant ni lugubre qu’un jour il possédât Clotilde. Le cri du Christ sur la croix : « Que votre volonté s’accomplisse et non la mienne, » tout à coup résonna moins comme un cauchemar de détresse que comme un très adorable abandon, si large, si calme, dans un abîme.

— Comme me voilà loin de ma vie d’il y a cinq minutes… Ah ! on ne prévoit rien de son propre soi…, rien… rien !

En même temps, il essayait de prévoir immensément de choses, mais tous les calculs de la roulette cérébrale étaient déjoués par eux-mêmes, par la capricieuse dynamique de l’âme qui perpétuellement se rebute d’être logique, se déplace comme un aérostat sur l’atmosphère ingouvernable de la volonté.

— La logique viendra à son heure…, voilà tout…

Il eut cependant envie de reprendre la causerie avec Clotilde, d’en tirer encore un peu de douceur :

— Ah ! dit-il, c’est de tout petits événements qui sont le plus clair du bonheur…, les autres, troubles ou pervers, coûtent tant et donnent si peu… avec tous les regrets de la suite !…

À l’attitude de Clotilde, son inattention, il vit que la minute avait fui, ne reviendrait plus ce jour-là.

Il s’en dépita, puis se résigna. Lentement, le résumé de cette matinée se déposait en lui. Au début la jalousie, l’absence complète de résignation, un besoin de haine, puis un peu de joie mélancolique, puis le retour du Bien, la tigelle du Sacrifice grandie un peu, grandie parmi les épines, les eaux croupies, les boues de l’être, — et demain, hélas ! et d’autres jours, la même, la même lutte, — et veuille la Destinée que diminue chaque fois la Bassesse devant la Pureté !