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Daniel Valgraive/Première partie/III

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A. Lemerre (p. 29-39).
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III


Pour se donner un maximum d’amer courage, il formula son projet en une phrase deux ou trois fois chuchotée, dont les mots lui poignardaient le cœur.

— Il faut qu’Hugues épouse Clotilde !

Alors, lentes d’abord, indécises comme une aube, les raisons sourdirent.

Seul, Hugues Vareilh était capable d’aimer Charles comme son propre fils. Seul, il lui continuerait l’éducation selon l’idéal de Valgraive. Aucune circonstance, aucune naissance d’autre enfant, aucun calcul d’intérêt, ne pourrait détourner la tendresse, la notion du Devoir chez un tel beau-père. Avec lui, Charles serait certainement heureux, avec lui, la fortune ne deviendrait pas une source de dépravation et d’abaissement de caractère chez l’enfant bien doué, déjà enclin aux noblesses plutôt qu’aux vilenies du cœur, avec lui, la mère ne souffrirait d’aucun de ces sombres et féroces débats dont souffrent les ménages à double lignée.

C’était donc le bonheur pour Charles, c’était le bonheur pour Clotilde. Et c’était aussi le bonheur pour Hugues.

Car Daniel ne l’ignorait pas, Vareilh aimait secrètement, douloureusement Clotilde, et cet amour, par sa pureté, par le soin extrême dont il était dissimulé, par une immolation complète, n’était point de ceux dont on pût faire reproche.

Puis, au tréfonds, il était une excuse supérieure et à laquelle Valgraive ne pouvait songer sans un peu de remords : Hugues avait connu et aimé Clotilde le premier, Hugues avait pu l’espérer pour femme. Certes, l’un n’avait pas enlevé la jeune fille à l’autre ; certes, la précaire situation de fortune d’Hugues, sa réserve délicate, fière et craintive, son silence, lui donnaient d’emblée tout désavantage non seulement sur l’ami, mais sur chacun des jeunes et riches antagonistes qui désiraient Clotilde : irrésistiblement un quelconque devait l’emporter sur ce timide. De plus, Daniel avait pu concevoir et avait conçu, par défaut de confidences, des doutes si Vareilh aimait ou n’aimait point. Mais, hélas ! toute cette équivoque avait été favorisée par mille ruses minuscules de conscience, par toute espèce de nuances d’attitude que Valgraive s’était depuis reprochées.

Ce serait donc une œuvre juste et réparatrice, s’il pouvait, durant ses derniers mois d’existence, préparer un mariage futur entre Clotilde et Hugues, dépenser de l’adresse, de l’héroïsme et de la charité à vouloir que l’ami lui succédât dans la possession de la jeune femme…

Mais, le problème une fois posé, l’orage naquit, un recul jaloux et navré de toute l’âme, une affreuse et noire colère.

L’amour, sous ses formes funèbres, mordit Daniel, un infini désir que Clotilde ne fût qu’à lui, qu’aucune étreinte mâle n’entourât, après sa mort, la femme avec laquelle il avait goûté les suavités de la tendresse. En mille poses, il la revit, dominatrice de son univers, superposée à la splendeur des éléments, à la douceur des nuits d’été, aux croissances du printemps, aux morts fastueuses d’Octobre, à l’Éclosion, à la Croissance, à la Beauté, à l’Harmonie, aux voix secrètes de la substance éternelle…

À travers cette crispation de supplice, il continua de raisonner, il se répéta que la fatalité des choses amènerait Clotilde à se remarier, que sa nerveuse et capricieuse nature était aux antipodes de celles qui languissent dans un éternel veuvage. Et alors, pourquoi pas l’ami plutôt qu’un indifférent qui foulerait les souvenirs comme un conquérant les cadavres de l’armée vaincue ? Pourquoi pas celui qui respecterait le mort dans les intimités de l’amour, qui ne prononcerait pas d’ironiques ou cruelles paroles sur le passé, qui ne connaîtrait pas la hideur des jalousies posthumes, qui chérirait et surélèverait l’orphelin ? Pourquoi… ?

Ah ! c’est que l’Autre, l’Inconnu, restait une simple hypothèse, moins qu’une ombre ! Assurément, cet autre viendrait, triompherait, posséderait, mais son indéfinition actuelle en faisait un élément d’Espèce, non d’Individu, et quelle âme assez immatérielle pour redouter une abstraction au même degré qu’un fantôme ?

Puis (espoir dissimulé, sophistiqué), Clotilde pouvait mourir peu après Daniel, avant d’avoir choisi le successeur, et tant d’accidents survenir, tant de ces infiniment étranges qui fixent les destins, accumulent des obstacles — maladies, déformations physiques, lésions cérébrales… Et même, tout cela écarté, qu’est-ce qui prouvait définitivement que Clotilde fût incapable de se dévouer, non à la mémoire de son époux, mais à son enfant ? qu’est-ce qui prouvait que la veuve ne sentirait pas s’élargir son amour pour l’orphelin, pour celui dont elle serait désormais l’unique protectrice ? Sont-elles si rares, ces métamorphoses de la femme, lorsque la maternité parle ?…

Et il espéra follement et rapidement — une minute à peine — et vit se dresser devant son imagination Clotilde :

De sa race — père et mère — elle tient une variété de surface, une sinuosité de charmant et léger animal, avec des flux de nerfs et peu de sang, tantôt passive et d’une mansuétude égoïste, tantôt en guerre de beauté et de conquête. Elle n’aime pas s’avilir, peu encline aux aventures sérieuses, bien plus friande d’escarmouches cruelles, élégamment empoisonnées, que d’événements positifs. Elle aime son fils avec des dévouements ardents mais de nombreux oublis, sans constance, assez pour s’immoler dans un cas grave, mais refusant d’admettre la beauté ou l’utilité d’un don perpétuel, trouvant ridicules et sans élégance tous les héroïsmes, selon l’aphorisme d’un de ses frères :

— L’héroïsme est un retour à l’animalité !

Non ! celle-là jamais ne se consacrerait durablement à un être ! Le jour où le désir lui chanterait son antienne, elle y marcherait !

Et soudain un argument adventice surgit, aussi vieux que la civilisation, indestructible autant que banal : les vingt-sept ans de Clotilde, l’approche de ce périlleux stade où l’être féminin s’irrite et s’effare, où la terreur des lendemains précipite les actes, où un instinct de sauvetage fait courir les femmes au-devant de l’inconnu :

— En sorte que, même moi vivant…

La pensée de Valgraive divergea dans cette voie. De légers indices l’inquiétèrent. Toute cette dernière année Clotilde avait semblé plus lointaine. Évidemment, la crise se nouait, le quelqu’un de l’hypothèse était proche. Et l’angoisse mordit Daniel, terminée en haussement d’épaules, et le cycle des arguments (les mêmes — différenciés seulement par des permutations, par des violences ou des douceurs relatives) continua, recommença, se monotonisa, jusqu’à ce que la salle fût complètement déserte. Il se leva alors, il sortit.

Dehors, une nuit miraculeuse, l’énigme accablante et solennelle des constellations inscrite entre de fines mousselines. Une rare humanité sur les trottoirs, une tiédeur émouvante qui parle doucement aux fibres et surhausse l’être :

— Ah ! murmura Daniel…, la donner à Hugues avant de mourir !

Mais un amour accablant lui prenait le cœur ; Clotilde fut trop désirable sous le voile des souvenirs. Et il ne pouvait, il ne pouvait la donner ; il rêvait l’emporter avec lui dans les royaumes du Sépulcre ! Pourtant, il était sans haine contre Hugues, il répétait confusément son vœu d’altruisme, il le répétait comme un croyant l’Acte de foi, et les paroles tout à la fois allaient incomprises, et se fixaient pour augmenter la force de la Bonté, plus tard.

— Que je suis faible et lâche, ô mon Dieu !

Et ce soir-là, son âme ne put se résoudre au sacrifice.