Daniel Valgraive/Première partie/VII

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A. Lemerre (p. 87-114).
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VII


Valgraive s’était retiré dans une mortification profonde. Comme les gens persiflés qui répondent dans l’escalier, il voyait nette la forme de causerie où aurait pu se prolonger, se répercuter et se multiplier les bonnes résolutions de Clotilde. D’autant subissait-il le précaire, l’immense poids de l’inconnu dans des actes si proches et si familiers. Sa déception s’exagérait encore à scruter la multiplicité des détours où il aurait pu revenir au but, et parmi lesquels, lourdement, il n’avait su que sombrer.

— La route était nombreuse, pauvre pilote… avec si peu de récifs à éviter !

Mais que l’habileté même est chose secondaire ! La sensation est là, plus forte que tout, une mauvaise bête nerveuse qui voit très bien la bonne voie, mais qui se cabre par fausse honte, par vanité, par la rage d’être absurde devant les meilleures suggestions de la sagesse.

Il s’assit chez lui, la tête lasse, il cessa quelque temps de penser — ou plutôt de suivre sa pensée. Il se fit un léger tourbillon dans son crâne. Il fut comme dans un enveloppement de fluides et de vertige. Une note cadencée, telle la voix d’un sapin qu’une bise secoue en deux temps, balançait dans son cerveau.

— Où… à… où… à…

Des souvenirs s’allongeaient comme des tigelles dans une eau lente. Vers la gauche, à l’arrière de la tempe, une douleur contuse, puis d’indécises paroles qui se précisèrent.

— Cet homme n’a pas un an à vivre !

Il se leva, il regarda le vide d’un air sombre :

— Pauvre homme ! songe à la mort bonne et juste !

Cette exhortation sembla douée d’une force merveilleuse. Sa jalousie fut moins envenimée et mordante. Elle se mêla à un besoin d’action altruiste, elle s’élucida au profit d’Hugues :

— Il faut agir !

Mais comment ? Il y rêva avec activité et froideur. Son esprit se dégagea de la servitude immédiate des sautes d’idées. Il pensa avec suite, il élabora des plans, examina toutes les manières qu’il avait d’agir sur Clotilde. Que fallait-il faire du moins pour préserver le présent ? Garantir trois ou quatre jours, entourer Clotilde d’assez de surveillance morale et d’obstacles physiques pour prévenir un coup de tête dont, à tout mettre au pire, les suites n’étaient pas nécessairement décisives : car Daniel restait assuré que l’aventure ne dépassait pas l’état embryonnaire. Si ce début réussissait, l’installation aux Flouves, le séjour, permettraient une infinité de tactiques.

Il sembla enfantin qu’on ne pût facilement et légèrement détourner pendant trois jours une volonté féminine encore indécise. Mais cette chose si simple se montra pénible à l’analyse. Pour les obstacles physiques, Daniel sentit l’impossibilité, avec sa nature délicate d’essence et orientée par l’éducation, de rien faire par violence. Il était enfermé dans la fatalité des moyens indirects, il se savait condamné aux plus grands cataclysmes plutôt que de recourir à rien de brutal :

— Agir par l’enfant…, par Hugues…, par…

Sa figure s’anima. Il eut la flamme de l’idée heureuse, inspirée, infiniment féconde et très simple :

— Par le père…, oui…

Il resta songeur et sa conviction ne décrût pas, son plan s’élabora, se développa, facile, mais qu’il aurait pu cependant ne pas trouver, ou encore (la fortune des pensées étant ainsi faite) ne pas être en humeur d’accueillir aussi bien, ne pas voir du coup aussi lucidement.

Il resta un quart d’heure encore, moins à réfléchir qu’à se fixer une contenance, une forme d’humeur, puis il se rendit chez son beau-père.

Le vieillard terminait son thé matinal. Tout autour de lui des gracilités pâles, des meubles tout légers, lui-même un ancêtre finement sculpté, la lèvre faite pour les demi-tons de l’ironie, l’œil fuyard avec des audaces poltronnes, le vêtement net, spirituel. La vie a pesé sur lui comme la vague sur un réseau de cordelles. Les périls ne l’ont point atteint tellement, les flairant à distance, il a su s’écarter de leur route et ne tomber sur ses ennemis qu’à l’heure de l’infortune et en tapinois. Les vicissitudes ont trouvé son âme faite de si menus districts qu’elles n’ont su auquel atteindre. Nulle part un faisceau, nulle part une trame, partout l’esprit et l’ingéniosité en îlots. Partout une complexité comparable, devant la complexité des cohérents, aux bribes d’une branche devant une branche entière.

Valgraive s’arrêta pour le contempler dans l’éclair filigrané d’un feu de hêtres. Il offrait un tel symbole de bonheur aride, d’éphémère falot et de petites cruautés d’attitude et d’expression, d’extraordinaire absence de tendresse, que Daniel en fut d’abord découragé.

Le vieillard se défia, inquiet de voir Daniel à l’improviste. Recroquevillé dans cette espèce de désossement moral qui était sa défensive :

— Une tasse de thé ? fit-il, tâtant le beau-fils qui, de coutume, n’acceptait que lorsqu’il était de belle humeur :

— Non ! fit distraitement l’autre.

— Il vient sûrement me gâter ma journée, pensa le vieillard, son œil fixé sur la théière et le feu de hêtres avec une détresse d’enfant.

Des conjectures vagues roulèrent sur sa cervelle raide où la rancune s’accroupit en embuscade :

— Crois-tu qu’il pleuve ? demanda-t-il d’un air craintif… Mes pauvres articulations gémissent !

— Peut-être…, fit Daniel.

Et cette question lui coupa le début qu’il avait et le lança au hasard, sans nuance, ex-abrupto :

— Je viens te parler de Clotilde…

Les lèvres du vieillard remuèrent, puis il prit un air de ruminant pour répondre :

— De Clotilde ?

Et il cherchait, dans sa lente mémoire sénile, mi-paralysée par la présence de Daniel, des ruses qui fuyaient effrayées, tandis que sa petite main simiesque tremblait en s’accrochant aux franges du fauteuil. En tous cas, la temporisation s’imposait d’abord, ne fût-ce que pour énerver l’interlocuteur. Aussi ferma-t-il sa physionomie davantage, coulé au dossier du fauteuil, effaçant d’un mouvement vers le bas tout ce que son réseau de fines rides exprimait de malicieux hiéroglyphes. De coutume, ces préliminaires de toute causerie avec son beau-père irritaient Daniel et le portaient à jouter et à déconcerter l’esprit retors. Ce matin, il n’en fut que triste : il aurait tant aimé des paroles familières et douces. Mais une attitude adverse est si forte, détourne tellement l’esprit, qu’il resta d’abord sans voix. Ce ne fut qu’avec effort qu’il put dire :

— Mon père, je n’arrive pas en diplomate, mais en suppliant…, te prier de me venir en aide, te supplier de m’aider à éviter des malheurs à Clotilde, à Charles, à moi-même… et à toi aussi, peut-être !

Ce début ne fut pas désagréable au vieil homme, mais, par habitude, il y opposa une attitude ironique de vieux confesseur :

— Des malheurs ?

— Ce serait faire injure à ta perspicacité, reprit l’autre avec chaleur, que de supposer que tu ne te sois pas aperçu de la petite flirtation entre Clotilde et Cheyne…

Une légère palpitation sur les prunelles molles du beau-père, une hésitation. Mais la défiance ne pouvait se détendre sur quelques phrases dans une âme aussi rompue à la chicane. Au lieu de répondre, il fit une troisième interrogation :

— Entre Clotilde et Cheyne ?

— Je comprends, père, que tu n’aies pas tenté jusqu’à présent d’enrayer la chose… Tu as dû te dire, — mon Dieu, ton expérience de la vie te donnait sans doute raison…, — qu’il fallait attendre encore. Certainement, tu as dû avoir ton plan, et il va sans dire que tu aurais réussi mieux que quiconque à détourner à temps le péril…

À un geste de l’autre, Daniel fit une légère pause. C’était un geste familier au vieil homme, et généralement accompagné des mots : « N’appuie pas ! » Daniel entrevit, comme des moustiques entre des saules, des scènes d’éducation que Clotilde lui avait jadis racontées, et où ce « n’appuie pas ! » intervenait comme un perpétuel appel à la discrétion, à l’élégance juste et sans pesanteur, à une sobre ambiguité dans les paroles. Pour les costumes de Clotilde, comme pour toutes ses paroles, pour une couleur détonnante, un pli inharmonieux, quelque bijou un peu gros : « Tu appuies… »

Daniel sourit à ce ressouvenir :

— Je n’appuierai pas, dit-il… Je voulais seulement te dire qu’un incident arrivé ce matin même a déterminé un moment critique…

— Ah !

Le vieillard commençait à s’humaniser, heureux au fond qu’on s’adressât à lui comme à une puissance effective. Dans sa vanité aiguë, il ne détestait pas ce rôle de pondérateur supplié, estimant au reste la crise d’âme de Clotilde très enrayable. Sans doute, plus tard, il faudrait tout de même que la jeune femme partît sa destinée, mais le gain de deux ou trois ans vaut gros dans cette machine de temps qui est la vie.

Daniel perçut l’accord latent, reprit :

— Ce matin, j’ai obtenu de Clotilde que nous avancerions de quinze jours le départ pour les Flouves… Elle me l’avait offert elle-même, aux premières paroles dites sur mon désir de repos… Mais j’ai tout gâté par mon attitude, par une subite maussaderie…

— Elle n’a pas repris sa parole ?

— Oh ! non…, elle la tiendra… Mais elle a dû deviner mes soupçons…, et durant les trois ou quatre jours qui nous séparent de…

— Tu crains quelque coup de tête…

— Justement…

— Eh bien ! fit l’autre, en supposant

Il appuya sur le mot, pour bien faire comprendre à Daniel qu’il n’accepterait, pour son compte, de discuter que sur hypothèse en tout ce qui concernerait la conduite de Clotilde.

— … En supposant tes soupçons justifiés, la situation serait évidemment très difficile. De toute façon, j’accepte d’agir exactement comme si le péril existait et de tout faire pour le prévenir… Mais, selon toi, comment faut-il ?…

C’était dit vivement, presque impérieusement, avec une joie de domination. La fine figure pusillanime se relevant dans une dignité frêle, la petite main ne se crispant plus, Daniel, en d’autres temps, eût pu trouver risible cette attitude, mais la conscience de gagner un allié redoutable le rendait prêt à d’innombrables concessions : il respectait hypnotiquement la puissance occasionnelle du vieillard.

— Je me fierais volontiers à toi pour trouver un moyen… Quant à ma première crainte, c’est, tu sais bien, l’éternelle excuse des départs…

— Une dernière entrevue, interrompit l’autre, avec un mouvement sardonique de la bouche, cette dernière entrevue de fièvre, d’attente, de vertige…, oui, elle « serait » redoutable… et il faudrait, n’est-ce pas, qu’elle eût lieu naturellement…, à la rigueur, que nous la favorisions ?

Daniel sourit sans répondre. Son sourire flatta l’autre, qui reprit, après un moment de réflexion :

— Précisément, tous ces jours-ci, il n’y a pas de rencontre probable avec Cheyne… Clotilde « serait » donc forcée de créer elle-même une occasion…, à moins que nous-mêmes…

Un nouveau silence, légèrement nerveux, puis le beau-père :

— Écoute, je donnerai à dîner demain… J’inviterai Cheyne…, il viendra sûrement… Clotilde le saura tout à l’heure… Elle « aurait » ainsi l’entrevue favorable… et ne « demanderait » pas mieux, n’est-ce pas ?

— Je te remercie, répondit Daniel… Tu me rassures infiniment…

Apaisé sur l’immédiat de l’aventure, intimement persuadé que le père, en outre, surveillerait, accompagnerait Clotilde tous ces jours, Daniel resta hésiter sur la suite de la conversation. Une confuse faiblesse le portait à temporiser, à profiter de cette accalmie. Il en eut honte, sa vertu stoïque se leva en lui et le condamna à poursuivre :

— Je voudrais te demander davantage encore ! fit-il presque à mi-voix.

Puis, d’un ton grave, tendre et lent :

— Veux-tu m’aider à une œuvre juste et belle…, qui tranquillisera ma conscience…, qui m’aidera à supporter l’approche de ma mort…, et que nul plus que toi, en ce monde, ne peut m’aider à accomplir ?

— Mais tu ne vas pas mourir, Daniel !

Le ton de Daniel amollissait sa fibre égoïste, et quoiqu’il se défiât, craignît quelque extravagance, il fut « induit » à plaire à son beau-fils, il se sentit dans une atmosphère de bienveillance et de douceur.

— Si, mon père, je n’ai plus six mois à vivre… et je ne voudrais pas partir sans assurer un peu de bonheur à ceux que j’aime !…

Il s’accouda, mélancolique. Son âme fut miséricordieuse et très loin de l’immédiat des passions :

— Vois-tu, je voudrais que Clotilde ne songeât plus à Cheyne du tout…, qu’elle l’oubliât… ; qu’après ma mort, et légitimement, elle ne lui appartînt pas… Elle serait malheureuse avec lui. Charles serait repoussé s’il naissait d’autres enfants…

Cela sembla juste au vieillard et il aimait son petit-fils.

— Toi-même, père…, tu trouverais en Cheyne une espèce de tyran à froid qui n’accepterait pas ton intimité complète avec Clotilde, qui t’arracherait à elle — et vous ferait souffrir tous les deux…

Cette phrase porta profond. Le vieillard songea combien Clotilde lui abrégeait l’ennui des jours, les mille féminéités dont, avec elle, il pouvait se réjouir sans la lassitude des amours de vieillard où il serait mort à la peine. Au contact du joli animal issu de lui, à ses combinaisons d’élégances et de menues intrigues gracieuses comme la chute de sa robe, il revivait des joies anciennes, il se sentait tenir le fil léger du labyrinthe où sa vie s’était complue. Par mille traits, mille flexions indéfinissables autant que précises, elle matérialisait des rêves de jadis dont il adorait le ressassement. Son pied devenait plus léger lorsqu’il avait Clotilde auprès de lui, sa mémoire moins diffuse, un rais de jeunesse lui sourdait au cerveau comme l’aube dans les fentes d’une persienne. Et la peur de la perdre après la mort de Daniel étreignit son cœur rapetissé. Il se sentit soudain ennemi de Cheyne, il regretta d’avoir imprudemment favorisé l’idylle. Daniel continua :

— Tu as sur l’esprit de Clotilde un pouvoir de toutes les minutes…, ton ironie, tes critiques, elle les écoute toujours… avec une confiance absolue… Nul mieux que toi ne saurait perdre un homme dans son estime, le couvrir de ces légers ridicules qui, chez Clotilde, sont une cause d’ostracisme, et sans appel…

Daniel rougit légèrement aux pommettes. Il s’arrêta, comme oppressé, ayant un peu honte de ce qu’il allait dire. Mais, au fond de lui, il admit que s’il travaillait pour lui-même, il travaillait aussi pour Charles, Hugues, Clotilde, et qu’il n’eût pas sans cela voulu ce qu’il voulait. Dans la légère argumentation qui l’arrêtait de parler, ce sentiment grandit, domina presque, excusa tout, et il dit, d’une voix quasi chuchotante :

— Si je devais vivre, je ne te demanderais pas ce que je vais demander… Mais je puis te le demander maintenant, et toi tu peux me l’accorder : Nous ferons une bonne action, qui, sans un peu de ruse, ne serait pas possible !… Ne pourrait-on exagérer auprès de Clotilde la très légère claudication dont est atteint Cheyne…, et il faudrait aussi pouvoir faire allusion à quelque faute héréditaire…, un vice du sang…

Le beau-père leva la main : « N’appuie pas ! »

Ils se regardèrent, muets, et Daniel sentit que le rôle était accepté. Ses scrupules n’étaient d’ailleurs pas partagés : le vieillard avait coupé court moins par délicatesse que par vanité d’homme qui ne veut pas qu’on lui explique un rôle subtil. Au rebours d’un remords, il éprouvait une satisfaction aiguë à imaginer les mille détours minuscules dont il pourrait désagréger et empoisonner l’image de Cheyne dans le cœur de sa fille.

Daniel, ce terrible détour franchi, avait un peu de vertige. Il sembla que la défaite de Cheyne fût désormais fatale. Sa jalousie s’évanouit presque entière. Il se retrouva devant le dilemme de l’autre jour, au restaurant, — ou il ne s’en fallait guère. Hugues réapparut avec le relief de la rivalité immédiate. Mais Daniel n’avait pas ici le temps d’un long soliloque de pensée. Il se trouvait pris entre les contradictoires comme une barque entre des récifs proches, aucune solution n’ayant le loisir de se développer. Dans tous les cas, les images allaient rapides, les sensations demeuraient incoordonnées — avec l’impression centrale qu’il faut, immédiatement, se décider. Mais ne s’était-il décidé avant d’arriver, mais deux minutes auparavant n’admettait-il qu’il n’eût pas parlé sans la certitude de parler aussi pour Charles, Hugues, Clotilde. Pouvait-il, si vite, se dédire ?… Et la situation le prit, le talonna, le condamna à une rapide détermination de courage ou de lâcheté.

— J’achèverai l’acte !

Il reprit à voix haute :

— Ce n’est pas tout encore ce que je voulais demander…

Un motif « possible » l’arrêta dans sa phrase : C’est que le vieillard pourrait être hostile à voir Clotilde unie à Hugues, et dès lors il devenait dangereux de développer le projet : c’en pouvait être l’échec. Très troublé, il baissa la tête, sa poitrine se contracta. Mais de nouveau l’impression de l’immédiate nécessité le chassa de sa propre pensée.

— Il serait possible, peut-être, de trouver celui qui doit me remplacer auprès de Clotilde et de Charles, quelqu’un que nous connaissons intimement et depuis longtemps, quelqu’un qui ne serait ni tatillon ni tyran…, qui ne se mettrait jamais entre elle et toi…, quelqu’un dont nous pourrions être sûrs…

— Pourquoi te remplacer ? dit le vieillard avec une affectation polie d’incrédulité… Va, tu as de longues années à vivre !

Mais déjà il avait deviné le désir secret de Daniel. La silhouette d’Hugues se projeta sur sa mémoire. De nature, il ne l’eût pas aimé. Mais depuis les longues années où le jeune homme lui était connu, il ne pouvait relever une indiscrétion d’attitude ou de malveillance.

Quoique le caractère du vieillard fût à l’opposite de celui d’Hugues, celui-ci avait toujours montré de la sympathie à l’autre. Malgré la froideur perçue chez le père de Clotilde, malgré de secrètes désapprobations d’actes ou de paroles, cependant — par la même raison sans doute qui l’emportait vers la jeune femme, — Hugues montrait du plaisir à se trouver auprès du vieil homme et goûtait les saillies de son esprit.

Cette sympathie avait le caractère de continuité qui caractérisait toute la conduite de Vareilh. Elle avait flatté le père, elle l’avait insensiblement conquis et, en tous cas, avait fini par vaincre la répugnance du sybarite pour le travailleur âpre, honnête et puissant. Hugues jouissait de ce privilège d’être le seul, parmi les êtres à actes définis et volontaires, qui se fût fait pardonner son énergie par l’homme qui haïssait l’énergie et les morales trop hautes.

Mais, dans la situation actuelle, ce n’est pas tant le plus ou moins de bienveillance qui militait en faveur d’Hugues que la certitude qu’il ne troublerait jamais la familiarité avec Clotilde, si nécessaire au vieillard. Aussi, d’emblée, entrait-il dans l’idée de Daniel, avec une peur frileuse de l’avenir. Ce sentiment fut si vif, qu’il ne put s’empêcher de dire au moment où Daniel reprenait la parole :

— Cependant, si cela peut te tranquilliser…, je te promets de ne jamais rien dire qui puisse faire tort à Hugues dans l’esprit de Clotilde…

— Ah ! merci…, merci !…

Et Daniel se pencha, accablé. Au ton, il avait compris que le vieillard ferait plus que de ne pas faire tort à Hugues, qu’il était prêt à favoriser tout effort dans le sens d’une union future avec Clotilde.

Cela l’attrista démesurément — et tout ensemble il y sentait une confirmation nouvelle de sa mort prochaine, un abandon de tous les êtres et le rongement de la jalousie contre son ami.

— Pourtant Cheyne n’est pas encore vaincu !

Phrase qui battait en brèche l’armée des sensations ingénéreuses, phrase où il cherchait une diversion de son chagrin, comme un porteur dédoublant une charge trop lourde. Il se retira dans une espèce d’anesthésie mentale, après avoir, machinales, répété des phrases de remerciements presque humbles au vieillard.