Dans l’Inde du Sud/13

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre (1. Le Coromandelp. 212-231).


XIII

VIRAPATNAM : Le pagotin de Mariammin.


Pondichéry, 19 août 1901.

… Soupou, enfin revenu de Madras, s’est constitué périégète pour mon particulier profit. Il m’a initié aux mystères du culte de Mariammin, la déesse des gens de mer que l’on appelle ici les Macquois. J’ai, à deux reprises, visité la petite pagode de Virapatnam, assisté à la fête solennelle qui tombe le dernier jour du mois d’Ahdi (16 août). Elle attire une énorme quantité de pèlerins venus de tous les points du Coromandel et du Carnatic, voire du Deccan. Leur chiffre dépasse quarante mille. Chacun des cinq vendredis du mois, des cérémonies s’accomplissent, où le sacrifice de coqs et de boucs tiennent la principale place. À ces offrandes sanglantes, telles qu’en exigent les divinités des deux catégories inférieures, s’en mêlent de plus innocentes, telles que des bouillies et autres éléments des repas sacrés. Les fidèles se ceignent de guirlandes en fleurs de jasmin, de laurier-rose et d’artemisia, se couronnent de feuilles de margousier.

La route qu’il faut suivre pour atteindre ce bourg de Virapatnam, où la légende place le premier établissement des Français qui fondèrent Pondichéry au XVIIe siècle, est dans un état pitoyable. Nous allions, cahotés, au trot d’un cheval plus efflanqué que celui de l’Apocalypse, et encore Soupou me garantissait-il que c’était le meilleur qu’on pût louer à Pondichéry. Et Soupou, à chaque cahot, regrettait amèrement que l’exiguïté de ses ressources ne lui permît point de réparer la route à ses frais, et même de la remettre à neuf. Comme je lui demandais les raisons d’un dévouement aussi singulier, il daigna s’expliquer : « C’est pour laisser mon nom à la postérité ! Voyez, tout le long du chemin, ces bancs très hauts qui se dressent. Ils ont été construits en bonne maçonnerie par des Hindous charitables, afin que les pauvres diables portant de lourds fardeaux sur leurs épaules puissent s’y adosser et se reposer debout sans être obligés de se décharger.

— Voilà qui est fort bien, Soupou, lui répondis-je. Mais pourriez-vous me dire, s’il vous plaît, comment s’appelaient les généreux Hindous qui ont édifié ces bancs ? »

Soupou avoua qu’on n’en avait gardé aucun souvenir. Qu’un pareil oubli s’étendît sur la route qu’il souhaitait pouvoir établir à ses deniers, c’était là une éventualité qu’il envisageait sans chagrin. L’important pour lui était de rendre service, de se consacrer à quelque bonne œuvre. En cela, Soupou suivait la tradition commune à ses compatriotes. Attribuant une grande importance aux œuvres, ils s’y attachent avec un zèle dont les fameux repas sacrés, offerts au peuple des pauvres, vous ont déjà fourni un exemple. L’abondance extraordinaire des pénitents de toutes sectes en est encore un. Et, à mesure que nous approchons de Virapatnam, le nombre de ces pénitents augmente. Ils s’avancent sur la route blanche, poudreuse, sous le soleil implacable, en longues théories. Virapatnam est un des pèlerinages hindous notoires ; il abonde en miracles. Les ex-voto qui encombrent les abords de la pagode prouvent la guérison et la reconnaissance de milliers de fidèles.

L’Hindou est pèlerin par nature. Sa vie se passe à voyager dans toute l’Inde, à visiter les sanctuaires les plus réputés, à assister aux fêtes. Non content d’honorer par des pèlerinages ses innombrables dieux, il vénère aussi les divinités étrangères. La vierge miraculeuse de Lourdes possède une chapelle à Pondichéry, et les dévots les plus empressés à offrir des cierges ne sont pas toujours les chrétiens. Les femmes hindoues des diverses castes y font aussi brûler des cierges et adressent leurs vœux à la grande déesse des chrétiens. Dans l’église de la mission, toujours à Pondichéry, on peut voir une statue de saint Michel. L’archange foule aux pieds le dragon sous les espèces d’un homme noir, muni d’une queue de serpent qui se termine en dard, et portant sur son front le nâman, le signe procréateur, le symbole de Vishnou, objet de l’exécration des missionnaires. Ainsi ont-ils imposé l’image du christianisme conculquant l’hindouisme dans ce qu’il a de plus hideux. Les chrétiens brûlent devant saint Michel des bougies sans nombre ; les brahmanistes ne se font faute de les imiter. Mais leurs dévotions s’adressent au démon qui porte l’insigne de Vishnou. Ainsi s’établit une tolérance réciproque qui s’achemine, peut-être, vers un syncrétisme indo-chrétien tout pratique. La largeur d’esprit d’Ackbar aurait certainement mieux réussi dans l’Inde que le fanatisme sauvage d’Aureng-Zeb, d’Hyder-Ali et de Tippou-Saïb. Mais cette largeur d’esprit devançait son temps. Ce temps fut celui où l’inquisition de Goa envoyait au bûcher les Hindous christianisés, hérétiques de fait, mais inconscients de leur état ; celui où un légat du Pape, prétendant obliger les convertis à renoncer aux signes extérieurs du paganisme, amenait, au XVIIe siècle, 54 000 apostasies parmi les chrétiens ; celui où les Portugais dépassaient en fureur iconoclaste les musulmans les plus exaltés ; celui même où la femme de Dupleix, fidèle à ses origines lusitaniennes, obtenait de la faiblesse infatuée de son mari la permission de ruiner, à Pondichéry, en 1748, le grand temple de Vishnou Péroumale. Cette action compte parmi les plus impolitiques de Dupleix et aussi les plus blâmables. Car il oublia, ce jour-là, qu’une des conditions de la cession du territoire faite aux Français avait été leur engagement de respecter le culte hindou. Ces engagements furent consentis deux fois. Dupleix crut pouvoir s’y soustraire. La haine traditionnelle dont le poursuivent les Hindous de Pondichéry est la juste contre-partie de l’affaire. Et même, pour aller au vrai, ils semblent suivre, dans les événements actuels, une obscure vengeance.

Bien innocents de toutes ces erreurs qui trouvent leur justification même dans l’esprit de leur temps, les religieux sont aujourd’hui offerts en holocauste par le gouvernement au monstre électoral dont les mille gueules ne cessent d’aboyer, autant pour demander des exécutions que pour solliciter des places. Des professeurs laïcs ont remplacé les Pères dans le collège de Pondichéry. Je souhaite que ces éducateurs à programme libéralement anti-chrétien s’acquittent de leur œuvre avec la même science que leurs devanciers. Je souhaite aussi que les résultats obtenus soient à la hauteur des dépenses que nécessitent ces transformations…

Excusez mon humeur buissonnière. Une chose en amenant une autre, comme on dit, on ne saurait être logique sans user de la digression. Revenons-en à Mariammin ou Mariattale, suivant qu’il vous plaira d’appeler la Grande Déesse des Parias ; elle a pour insigne spécial le trident qui lui servit à combattre le géant Targassourin. Les mouchys la représentent sous les traits d’une belle femme rouge, avec la haute tiare nimbée de flammes, propre aux divinités qu’on se rend favorables par les sacrifices sanglants.

Les Parias tiennent leur déesse pour supérieure à Brahma lui-même. Ils l’honorent par des danses spéciales où l’on avance, portant sur la tête des vases en terre, pleins d’eau, superposés et garnis de feuilles de margousier. Je vous ai déjà dit que les feuilles de cet arbre apparaissent dans toutes les occasions où l’on veut flatter la déesse. Mariammin règne surtout par la terreur. Vienne une épidémie, on a bien soin de disposer des rameaux du végétal sacré autour des malades. On ne leur permet de se gratter qu’avec ces feuilles. On en jonche leur lit, on en couronne le baldaquin, on en tapisse la maison, son toit et aussi toutes les habitations du voisinage.

En tant que patronne de la variole, Mariammin est adorée par tous les Hindous, voire des plus hautes castes. Mais alors leurs dévotions s’adressent à la tête seule de la divinité. Ceci demande une explication que peut seule donner l’histoire de cette singulière déesse. Je vous la résume brièvement, en suivant la tradition pondichérienne, d’après les notes qu’un poète du lieu, Narayanamayanaï, m’a obligeamment communiquées.

Mariammin, aux origines, était la femme du pénitent Chamadaguini. En elle engendra Vishnou dans son avatar de Parasourama, sa sixième incarnation. La mère du Dieu devint déesse, elle-même. Mais cette condition était soumise à l’observance de la parfaite pureté. Les Dieux, fidèles à leur usage, ne manquèrent point de la tenter. Un jour qu’elle puisait de l’eau dans un étang et que, suivant sa coutume, elle la façonnait en un globe solide pour la porter plus commodément à sa maison, elle vit se refléter à la surface de l’étang des figures de Grandowers qui voltigeaient au-dessus de sa tête. Ces Grandowers sont des sylphes auxquels les dieux ont départi la parfaite beauté, pour égarer les femmes. Mariammin, que sa divinité incomplète ne mettait pas à l’abri du désir, fut aussitôt prise d’amour pour ces génies merveilleux. L’impureté étant ainsi entrée dans son cœur, l’épouse de Chamadaguini perdit le don de solidifier les eaux. Le liquide qu’elle tenait retomba dans l’étang, et elle ne put jamais venir à bout de le recueillir en boule, suivant sa manière ordinaire. Elle dut se servir d’un vase ainsi qu’une simple mortelle.

Le pénitent connut à ce signe que sa compagne avait cessé d^être pure. Dans l’excès de sa colère, il commanda à son fils d’entraîner la coupable vers le lieu du supplice et de lui trancher la tête. Parasourama ne put désobéir à cet ordre. Mais il ne l’eut pas plutôt exécuté, qu’une douleur affreuse l’accabla. Chamadaguini, touché de son désespoir, lui permit alors de ressusciter sa mère, en rejoignant la tête au corps, non sans avoir murmuré à l’oreille de la décapitée une prière souveraine pour ramener la vie.

L’empressement de Parasourama fut tel qu’il commit une fâcheuse méprise, méprise irréparable et que son émotion seule peut faire excuser. Prenant le chef de Mariammin, il l’ajusta au corps d’une Parachi, prostituée qui gisait sur la place après avoir payé ses infamies du dernier supplice. Ainsi cet assemblage monstrueux donna à Mariammin les vertus d’une déesse et les vices d’une femme folle de son corps. Le pénitent s’étant empressé de la chasser de sa maison, elle parcourut le pays en semant les crimes sur son passage. Son pouvoir malfaisant devint tel que les Deverkels, ces demi-dieux qui règnent aux quatre coins du ciel, ne crurent pouvoir l’apaiser qu’en donnant à Mariammin le pouvoir de guérir la variole, et en l’assurant qu’elle serait grandement honorée par le peuple quand séviraient les épidémies.

Les débordements de Mariammin sont figurés en détail sur les bas-reliefs de ses pagodes et de ses chars ; je vous en épargne la description. Sa tête est déposée dans le sanctuaire de chacune de ses pagodes. À Virapatnam, ce sanctuaire est, paraît-il, fort ancien. Il représente le chevet d’une croix dont la pagode elle-même, beaucoup plus récente, reproduit la disposition. L’histoire de cette tête, que je n’ai pu voir, car l’entrée du sanctuaire est interdite aux profanes, n’est pas moins miraculeuse que la légende de la Déesse. Trouvé par des Macquois dans les filets qu’ils avaient tendus au fond de la mer, ce chef de pierre fut transporté dans le pagotin primitif, où sa présence s’affirma par quantité de prodiges. Jamais il n’en doit sortir. À côté, on conserve une statue de bois, non moins vénérée. Elle représente le corps de la Parachi. L’image que l’on exhibe sur un char, pendant les cérémonies, est en bronze.

C’est elle que nous voyons s’avancer sur la route. Elle disparaît sous des guirlandes. Un brahme et des Poussaris, prêtres de basse caste, la flanquent et tapent sur des nacaires de cuivre. Jusque sous les chevaux cabrés du quadrige en bois sculpté et peint, la foule s’écrase pour recevoir les fleurs qui ont touché la déesse, et que le brahme lance à poignées. Tous, hommes et femmes, se disputent les pétales, se les arrachent, se les rejettent après les avoir portés à leur front. Le cocher tricéphale qui se dresse à l’avant du char, entre les lions bondissants et les pions de bois doré, sourit de ses trois bouches, de ses six yeux, à la multitude qu’il domine. Les fidèles se bousculent dans leur empressement à tirer sur les cordes, et le véhicule où trône la Mariammin de bronze progresse lentement, secoué au hasard des ornières, tel un vaisseau bercé par la houle.

La fête bruit sous le soleil brûlant, dans des nuages de poussière. Dans cette fourmilière humaine, toutes les castes sont confondues. Les plus jolies Indiennes, dans leurs plus riches atours, sont coudoyées par des mendiants hideux, presque nus. Pandarams vêtus de roux, Dasseris en haillons, Poussaris non moins dépenaillés, toute la racaille des pénitents, des petits sacerdotes mendiants, balafrés de rouge, de blanc ou de traînées de cendres, tourbillonnent côte à côte. Par endroits les têtes rasées roulent, innombrables, à rappeler le moutonnement des vagues de la mer. Des remous s’y forment d’où émerge une voiture traînée par de petits bœufs blancs ou fauves dont les clochettes tintent. Aux fenêtres carrées apparaissent des figures curieuses de femmes, jaunies par le curcuma. Ou bien c’est une charrette voûtée, jonchée de paille, où des filles, cachées sous des voiles de mille couleurs, scintillent comme autant de joyaux, en accompagnant chaque cahot de rires frais ou de cris peureux.

À grand’peine nous nous frayons un passage, quoique la police, en corps, nous devance et nous flanque pour dégager la voie.

— Prenez garde à vos poches ! — Tel a été le premier avertissement du chef de la police avant de nous laisser pénétrer dans cette foule. Les voleurs subtils y abondent, malgré la précaution qu’il a prise d’arrêter préventivement les plus réputés de ces industriels. Je les ai vus, les bons callers, dignes représentants de cette vieille caste qui eut jadis l’honneur, paraît-il, de fournir quelques rois à l’Inde. Ce sont des filous notoires qui ont passé du territoire anglais sur le nôtre dans la louable intention de travailler de leurs mains aux fêtes de la Déesse. Ils se tiennent rangés sous l’auvent du poste et attendent patiemment la fin de la cérémonie pour être relâchés et pouvoir retourner à leurs besognes. Des femmes sont mêlées aux hommes. Le commissaire me les a exhibées : aimables personnes, très convenables, elles ont une mine décente et savent sourire sans montrer les petits morceaux de verre qu’elles tiennent cachés entre leurs lèvres et leurs gencives, et dont elles se servent avec art pour trancher les fils des colliers.

Mais nous voici à l’entrée de la pagode où nous sommes salués par l’éléphant quêteur. Il a été prêté par le temple sacro-saint de Conjeveram. Saluant de la tête, il s’agenouille à demi, fait décrire à sa trompe les courbes les plus gracieuses, l’allonge pour saisir les petites pièces d’argent. Il les reconnaît à merveille, néglige la monnaie de billon et proportionne ses génuflexions à l’importance de l’aumône. Si elle lui paraît honnête, il brandit sa proboscide et barrit avec une clameur plus stridente que l’appel d’un cuivre. Les mendiants qui m’assaillent sont une concurrence sérieuse pour l’éléphant. Comment se débarrasser de cette tourbe, plus importune que les essaims de mouches qui s’empressent sur les gâteaux offerts par les fidèles ? Ils m’entourent, me harcèlent, me tirent par la manche, ouvrent un concours de plaies hideuses, m’exhibent leurs ulcères en écartant leurs sordides haillons. Une poignée de caches lancée à propos me rend libre pour un instant ; j’en profite pour franchir le portique, tandis que les misérables se précipitent, se chamaillent, s’écrasent dans la poussière pour récolter les liards.

Ainsi je puis pénétrer dans la première enceinte. À droite et à gauche du gopura s’élèvent des modestes pagotins de pierre dédiés à diverses divinités. L’inévitable Pouléar est là, avec sa panse obèse, sa tête d’éléphant et son rat. Un petit édicule est affecté à la vierge Kanni dont les images sont adorées dans toutes les campagnes. Le menu peuple, les nomades tels que les Iroulaires, chasseurs d’abeilles, lui rendent particulièrement des honneurs. Son culte est négligé dans les villes. Kanni Gaparamésouari est une divinité de catégorie inférieure. C’était une fille Vaïssya, d’une merveilleuse beauté, qui habitait le Kaïlasa, ou Paradis de Çiva. Un roi, Gandarva, qui la vit, s’en éprit et la demanda en mariage à son père. Le Vaïssya repoussa le prétendant, parce que, pour roi qu’il fût, Gandarva appartenait à une caste assez basse. Gandarva se vengea de ce refus, sans noblesse. Usant de sa malédiction souveraine, il condamna la vierge Kanni à descendre sur terre sous les espèces d’une simple mortelle. Elle y descendit donc comme fille d’un Vaïssya nommé Consouma Chetty, et fut aussitôt distinguée et demandée en mariage par le roi du pays. L’aventure première se répéta, identique. Consouma Chetty s’opposa à l’union parce que le roi n’était pas de la même caste que lui. Le roi ne voulut rien entendre. Alors Consouma Chetty et tous ses parents s’entassèrent avec l’innocente Kanni sur un même bûcher, préférant la mort par le feu au déshonneur d’une telle mésalliance. Ils périrent jusqu’au dernier à l’exception de la belle Kanni qui se mit à danser, tout comme une salamandre, au milieu des flammes, et s’envola vers le ciel, laissant l’injurieux Gandarva avec le seul regret de sa vengeance inutile.

Ainsi, mes amis les brahmes de Villenour me racontent la légende de Kanni, en me passant au cou des guirlandes blanches et roses. Ils consentent, à cause de l’importance du lieu, à desservir la pagode de Virapatnam. Et c’est là une exception à la règle qui veut que Mariammin ait pour officiants des Poussaris de basse caste.

Cependant les pèlerins continuent d’affluer. Ils vont, viennent, apportant des ex-voto ou des offrandes propitiatoires : gâteaux, figurines de bois ou d’argile. Celles-ci attestent la guérison d’un enfant. L’entrée de l’enceinte, où les fidèles se baignent pêle-mêle dans l’étang vaseux, est encombrée par la foule des misérables qui semblent chargés de représenter les misères de la terre. Partout s’étalent les difformités les plus affreuses. Tous les cancéreux, les lépreux, les mutilés, les estropiés de l’Inde dravidienne se sont donné rendez-vous dans le lieu saint. Voici un garçon microcéphale qui vagit ; sa tête de singe n’est pas plus grosse qu’une grenade, et son corps est celui d’un enfant de quatorze ans. Voilà un paralytique porté à dos d’homme, une femme dont le visage entier a été décharné par un lupus, une fille sans nez, un vieillard dont l’ulcère malin découvre la moitié des côtes. Tel autre est atteint d’un éléphantiasis monstrueux. L’enflure de ses jambes, grosses et rugueuses ainsi que des troncs d’arbres, crevassées, gercées, sanglantes, ne laisse plus distinguer les pieds noyés dans la masse informe. Voilà un père qui est venu de plusieurs lieues en se roulant par terre, avec son enfant malade entre ses bras. Il a accompli son vœu, pénétré dans l’enceinte. Il se prosterne devant le sanctuaire. Essoufflé, efflanqué, dégouttant de sueur, souillé de boue, gris de poudre, il ressemble à une loque qui marcherait. Chacun de ses hoquets creuse sa poitrine maigre dont la peau paraît alors rejoindre sa maigre échine. Ses yeux agrandis par l’extase regardent, sans voir, les pénitents, qui, allongés sur le sol, les bras en croix, à plat ventre, marmonnent autour de lui des prières.

Les odeurs écœurantes de ces pèlerins se confondent avec les parfums âcres ou délicats des résines et des gommes qui crépitent dans les vases de cuivre. Le camphre flambe avec des lueurs vertes sur les feuilles de margousier, sur les plateaux, les trépieds de bronze, et mêle ses vapeurs à celles de mille lampes fumeuses, des lampions accrochés par centaines à des herses. Les relents des huiles rances, des fritures, dominent le tout, même la senteur du sucre qui se carbonise sur des fourneaux où des marchands cuisinent gravement en plein vent, adossés aux frises sculptées du temple. Dès qu’ils ont accompli leurs dévotions, les pèlerins s’empressent d’acheter des victuailles et de s’installer sous les vastes pandals qui les attendent. Là, assis à l’ombre, à même la terre ou sur des nattes, ils mangent, boivent, causent gaiement. N’était l’absence de végétation en la région aride, on dirait que ces familles font une partie de campagne.

Quand je traverse leurs petites assemblées, tous me regardent avec une bienveillante indifférence. Ma vue ne les intéresse en rien, et c’est assez naturel. Tout au plaisir de leur voyage mené à bonne fin, ils festoient, s’ébattent, bavardent à tue-tête. Ou bien ils se livrent à des jeux. Deux manèges de chevaux de bois les attirent particulièrement. C’est à qui y montera, on fait queue à l’entrée. Et, au sommet de chacun des manèges, deux grandes bayadères sculptées, bariolées, luisantes, tournent en sens inverse et entremêlent leur guirlande, tandis que, sous le kiosque, au toit conique et mouvant, les bons Hindous tournent, aux sons de la musique de foire, confortablement assis sur les chaises suspendues qui remplacent les traditionnels chevaux de bois.

Sous des hangars, on sacrifie des coqs à la déesse. Le sol détrempé par le sang forme une boue rougeâtre farcie de plumes. Plus loin, on immole des boucs et des moutons. Couronné d’herbes, ce bétail attend les clients. Dès qu’un dévot a arrêté son choix, payé le prix convenu, le sacrificateur saisit la bête, lui jette de l’eau sur la tête, et fait signe à deux aides. L’un tire sur le licou, l’autre sur les jarrets de derrière, et le sacrificateur tranche si vivement la tête avec sa grande faucille dont il tient le long manche à deux mains, que l’on croirait voir couper une simple corde. Mais comme le cou a été sectionné en son milieu, l’inhibition est incomplète. Pendant quelques minutes le corps se roule à terre, secoué de grandes convulsions. À chaque ruade, des jets de sang noir et vermeil giclent. La rosée hideuse tache les pieds, les jambes et les vêtements des assistants. Ainsi suis-je revenu des fêtes de Mariammin portant les marques des victimes offertes par les pèlerins à la grande déesse de la variole.

Je m’en tiens pour aujourd’hui à son histoire. Ma prochaine lettre vous renseignera sur la vénérable forteresse de Vellore que j’ai visitée ces jours derniers.