Dans l’Inde du Sud/8

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Alphonse Lemerre (1. Le Coromandelp. 156-167).


VIII

PONDICHÉRY : La bayadère de Tanjore.


3 juillet 1901.

Sandirapoullé m’a outrageusement trompé. Ce n’est point la renommée bayadère de Tanjore que j’ai vue danser chez lui, mais les petites de la pagode de Villenour. Malgré la présence de Soupou, que sa qualité d’homme du monde condamne à être de toutes les fêtes, nous nous sommes enfuis, Paul Mimande et moi, simulant un mal de tête aussi violent que subit. La femme de Sandirapoullé, belle et jeune Indienne qui pourrait être son arrière-petite-fille, ses deux fils, nous ont en vain retenus. Nous courons encore. Notre regret a d’ailleurs été doublé, car, la veille même, nous avions pu assister au magnifique spectacle de la grande danseuse de Tanjore, chez l’administrateur de la pagode de Villenour.

Gonguilam Sandiramourty, en effet, continue de marier le petit couple que j’avais vu s’avancer en palanquin, il y a plus d’un mois, dans la splendeur des feux de Bengale. La soirée de danse à laquelle nous fûmes conviés continuait la série des fêtes que l’aimable et fastueux Hindou donne depuis des semaines. Souffrez donc que, négligeant, ne fût-ce que pour un temps, le fallacieux et infortuné Sandirapoullé, je vous entretienne de la bayadère de Tanjore.

Le vaste salon blanc de l’étage, éclairé par des lampes et des lustres sans nombre, paraît encore plus grand tant il est nu et vide. Les invités arrivent lentement et nous sommes parmi les premiers. Au fond, sur un canapé noir, somnole le minuscule marié entre deux autres enfants, pareils à des marionnettes coiffées de calottes à broderies, costumées d’oripeaux à paillettes. Une ligne de fauteuils est disposée en avant. Nous prenons place. Au milieu de la pièce, la bayadère s’avance ; les danseuses de Villenour l’accompagnent de loin et se tiennent debout, à distance respectueuse, en arrière. Ce sont les seules femmes indiennes dans toute l’assistance où se pressent, sur une centaine de chaises garnissant les deux côtés, les Hindous notables de Pondichéry et quelques Européens privilégiés.

Au costume près, la grande bayadère casquée de jasmin est pareille à la mariée dont je vous parlais en ces temps derniers. Mêmes pagnes diaprés et bridés, avec leur retombée en queue de paon, mêmes caleçons longs de satin, même profusion de lourds bijoux archaïques. Son collier est fait de souverains assemblés sur trois rangs, ses bracelets massifs sont d’or ciselé. C’est une fille encore jeune, bien prise dans ses formes puissantes, et ferme sur ses appuis. Ses bras ronds et pleins, ses flancs bruns lustrés qui se montrent au défaut du corset et de la ceinture, ses pieds chargés de bagues sont tout ce qu’on voit d’elle. Le reste se devine sous la soie et les joyaux. Le visage aux traits accentués rappelle le type de Mathoura, île voisine de Java et dont les femmes sont célèbres pour la beauté de leur corps.

Après des saluts et des baisers, envoyés du bout de ses doigts ruisselants de pierreries, la bayadère débite un compliment monotone, tout en marchant sur ses pointes. Et elle le débite de telle sorte que chacun de nous peut se le croire particulièrement destiné. Puis sa mimique s’anime, sa figure s’éclaire, ses yeux démesurément ouverts, agrandis par le kohl, lumineux, superbes, ne semblent plus rien voir devant eux que le ciel qui s’ouvrirait pour livrer passage à un Dieu. C’est le Dieu même qu’elle voit, qu’elle admire, qu’elle implore, en tendant les bras. Le délire amoureux qui l’entraîne s’exprime par sa danse grave, molle et discrètement sensuelle. À mesure que l’ardeur la gagne, elle s’avance par bonds plus légers, puis elle recule, offrant sa poitrine en fleur, et ses bras étendus palpitent comme des ailes d’oiseau. Leurs imperceptibles battements règlent ses mouvements. Elle bondit avec une telle souplesse qu’on croirait qu’elle va s’envoler, l’on s’étonne que sur ses épaules, au modelé pur et moelleux, ne soient point greffées des ailes.

Dans cette fuite en arrière, l’air s’engouffrant dans la retombée des pagnes les fait s’épanouir ainsi qu’un éventail qui s’ouvre. Et quand la danseuse revient en avant, les plis se referment, comme par le jeu de quelque ressort mystérieux.

Mais l’amour des dieux est inconstant et fugace : Krishna a trompé toutes les femmes, même sa favorite Radah. L’amante abandonnée s’arrête, tord ses bras, chancelle. Ses traits décomposés crient la douleur sous laquelle elle succombe, jusqu’à ce que, se laissant aller à la renverse, elle nous donne, ployée en arc, l’illusion que sa nuque où brille un médaillon d’or, rejoint les crotales qui sonnent à ses talons.

Elle s’est redressée soudain. Sur son visage convulsé par la colère, on croit voir couler des larmes. Ses yeux flamboient, à faire pâlir les feux que jettent les saphirs de son bandeau. Elle objurgue, conjure, menace ; mais ce n’est que pour mieux affirmer sa soumission. Les plaintes les plus douces se pressent sur ses lèvres avides, où la haine ne peut remplacer l’amour.

Tous, maintenant, elle nous prend à témoin de sa disgrâce. Mieux encore, elle tente de nous séduire, et s’adresse successivement à chacun. Ses regards enflammés, son sein superbe qui s’enfle au gré de ses soupirs, ses bras qui s’ouvrent pour affirmer l’offre et retombent pour annoncer l’abandon, ses lèvres qui murmurent des promesses calculées, sont bien ceux de ces filles de Mara qui entourent de leurs pièges les Vanaprastas, ascètes réputés du désert.

La voici qui s’en prend à moi, et un dialogue s’établit entre nous, — à cela près toutefois que je joue un personnage muet, condamné par l’étiquette à demeurer impassible. La tentation de saint Antoine ne fut rien, en vérité, je vous le dis en confidence, au prix de l’assaut que je subis en cette soirée. Cet assaut fut heureusement bref, et ma victoire sur cette beauté artificieuse fut petite. Continuant de jouer son rôle avec le plus parfait naturel, la bayadère de Tanjore, outrée de mon indifférence, se retira avec plus de mépris que de dépit. Son poing fermé en signe de menace s’ouvrit pour me gratifier d’un baiser d’adieu. Puis elle s’arrêta comme pour m’attendre. Sur son visage à l’expression fausse et cruelle se reflétaient en cet instant toutes les morbides passions de l’Asie. Enfin, haussant les épaules, frappant du pied pour exprimer son dégoût, elle détourne sa tête caparaçonnée d’or, de fleurs et de perles, avec un cliquetis de harnais, et entreprend mon voisin de gauche, Paul Mimande, que sa qualité de secrétaire général du gouvernement désignait plus particulièrement à ses coups. Que mon distingué confrère se tire d’affaire comme il pourra ! Remis d’une alarme si chaude, je ne veux plus avoir d’yeux que pour les musiciens.

Ces braves gens sont en tout dignes de remarque. Emboîtant le pas à la danseuse, ils la suivent fidèlement, copient sa démarche, soutiennent ses tirades les plus passionnées par des trémolos émouvants. Il est des moments où je crois que le joueur de clarinette va s’élever, en ascension droite, jusqu’au plafond, tant il se guinde en aspirant l’air avec son instrument évasé. Ses yeux, son nez, ses oreilles, son turban, son cou participent à ce délire poétique. Mais c’est surtout son cou que j’admire, son cou dont la pomme d’Adam descend et monte au gré des envolées du poème. Quand les situations atteignent au summum du pathétique, le larynx du bonhomme remonte sous les mâchoires et disparaît pour un temps. Je ne connaissais jusqu’ici que les cétacés pour être doués d’un organe aussi mobile.

Le joueur de clarinette n’est pourtant qu’un pauvre compagnon à côté du natouva, chef d’orchestre. Celui-là porte sur son ventre un tambour étroit, horizontalement suspendu à son cou par une corde, tout comme les dames font aujourd’hui pour leur manchon. Une housse en tapisserie habille le tambour. Pour fatiguée qu’elle soit, j’y distingue les armes de la maison de Hanovre, la licorne et le léopard anglais. Sur les deux tympans de peau d’âne, le natouva frappe de ses paumes ou de ses doigts, sans relâche. De l’orchestre il règle ainsi la cadence et il en constitue la partie fondamentale. Sa tête, ses épaules, son torse, son ventre même, battent la mesure. Et ses coudes s’escriment sur ses flancs ; ses cuisses, ses jarrets, ses jambes, ses pieds, animés d’une agitation perpétuelle, concourent à l’œuvre. Et, par-dessus tout, des gloussements inarticulés ou des glapissements aigus, émis en temps utile par le convulsionnaire, servent d’avertissement aux trois autres musiciens, et même au public, quand il va se dire, se chanter ou se passer quelque chose de véritablement important.

Ayant en vain obsédé Paul Mimande, puis le procureur de la République que la présence de sa femme suffit à retenir dans le devoir, voici que la bayadère adresse ses déclarations brûlantes à un vieil Houdou, un richard, sans doute, à en juger par ses lunettes d’or et ses vêtements irréprochablement plissés. L’attitude stoïque du personnage devant cette persécution galante, extraordinairement mimée, s’expliqua d’elle-même quand il s’éveilla en sursaut, avec un ronflement sonore, quelques instants après que la danseuse fut partie.

Elle avait disparu derrière un rideau. C’est là que nous la trouvâmes occupée à boire du soda ; familièrement elle s’abreuvait au goulot de la fiole, en épongeant d’un mouchoir son front moite de sueur, car il doit être noté qu’à la fête de Sandiramourty, la température n’était pas inférieure à 35° centigrades. Sans cesse on nous offrait du vin de Champagne frappé, des sirops glacés, que sais-je encore ? Le marié dormait profondément avec ses deux compagnons de canapé. On les emporta pour les coucher, et la représentation continua.

Maintenant la bayadère mimait les grands poèmes héroïques de l’Inde. Tendant l’arc avec Rama, un genou en terre, elle criblait de ses flèches les Raksahs de Lankâ. Campée fièrement, la jambe gauche avancée, elle combattait avec la hache, se couvrait du bouclier, pointait ou taillait de l’épée. Autant sa danse amoureuse avait été molle et légère, autant sa pyrrhique se faisait lourde et puissante, avec des foulées de gladiateur et des détentes brusques, promptes et précises comme les mouvements de l’escrime.

Tout, en cette belle femme, semblait changé, jusqu’à son costume, jusqu’à son sexe même. Un héros éphèbe se dressait devant nous, à cette heure, un de ces jeunes dieux des combats, dont les bras innombrables manient des armes légères, fulgurantes et terribles. Ses yeux étincelants disaient l’ivresse de la bataille, ses traits impassibles le courage réfléchi qui assure la victoire, son sourire cruel la joie de donner la mort et de braver le danger. Ses vêtements serrés prenaient des aspects d’armure, sa coiffure brillante figurait un casque, les plaques battantes des tempes en étaient les paragnathides, les nattes tressées d’or et les houppes de soie en simulaient le cimier. Ses bracelets étages devenaient des brassards, les volutes des emmanchures se changeaient en épaulières, et les anneaux des jambes tenaient lieu de cnémides. C’était Soubramanyé lui-même qui descendait parmi nous.

Puis elle redevint femme pour voltiger, décrire des spirales, des cercles. Et, la face tournée toujours vers nous, elle s’envolait, pareille aux Péris que la brise berce au-dessus des grandes fleurs épanouies parmi les lianes des bois. Quelques bonds la portaient à l’autre bout de la salle. Quand elle s’élançait en arrière, les bras largement ouverts, pour régler son équilibre, travaillant sur ses jarrets d’acier, plus fière qu’un cheval de guerre, l’on entendait le bruit sourd de l’air refoulé sous le pagne épanoui en queue de paon.

Elle revenait dans un amble menu, les poings fermés sur ses hanches rondes, comptant ses pas, les yeux voilés par ses longues paupières, les lèvres abaissées par une moue dédaigneuse, et s’arrêtait, à nous toucher. Dardant alors ses prunelles de feu, nous fascinant de leur expression perverse, elle incarnait le génie de la luxure, criait, quoique muette, la gloire de la chair, l’empire de l’amour plus fort que la mort, dominateur du monde, qui surmonte toutes choses et survit à toutes, qui vit en se détruisant lui-même, et ne se satisfait point.

Puis, brusquement, de pied ferme, au beau milieu de la tirade sensuelle où elle semblait ne penser qu’à faire, de la bouche et du geste, un sort à chaque mot, la voici qui s’élance à plusieurs pieds de terre, tourne sur elle-même en un saut périlleux, frétille en l’air tel un gros poisson doré, et retombe sur ses pieds, calme, paisible, sans qu’un pli de son costume, sans qu’une fleur de sa coiffure ait bougé. Et la bayadère continue de débiter son monologue, avec sa mine astucieuse, sournoise et lubrique, plus voluptueuse que cette fameuse déesse Mariammin qui, par suite d’un accident, eut sa tête recollée sur le corps d’une prostituée, tête vénérée dans la pagode de Yirapatnam par la population des Macquois.

Nous quittâmes la maison de Sandiramourty fort avant dans la nuit, en le remerciant de nous avoir donné un spectacle aussi merveilleux. Les Hindous ne paraissaient point pressés de partir. La fête, une fois les profanes éloignés, devait prendre un caractère plus intime sur lequel je ne me suis pas fait renseigner.