Dans l’Inde du Sud/Préface

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Alphonse Lemerre (1. Le Coromandelp. i-xi).


PRÉFACE


Les pages qu’on va lire ont été réunies cinq années après le dernier voyage que j’ai accompli dans l’Inde dravidienne. Les raisons de ce retard se comprendront mieux quand on saura que je n’ai nullement cherché à donner une de ces brillantes transpositions littéraires qui valent seulement par l’impression. Ce genre, très en faveur aujourd’hui, a le très grand inconvénient, à mon sens, de présenter sous la forme d’une vision personnelle ce qui devrait être la peinture sévèrement fidèle des choses vues, avec, à l’appui, des témoignages assez nets pour se critiquer par eux-mêmes et infirmer toutes ces appréciations de fantaisie qui sortent du domaine de la réalité, qu’on doit respecter même et surtout en art, pour se résoudre dans la plus fumeuse des rêveries.

Cette théorie de la transposition, appliquée à des monuments, à des paysages, à des peuples, si elle permet à l’observateur d’étaler sa personnalité et de la grossir à l’excès, entraîne avec soi des inconvénients majeurs. Un des moindres n’est certes pas celui de tromper le lecteur en lui présentant le récit infidèle de faits que l’on n’a point contrôlés, en substituant aux choses positives des êtres de raison, en arrangeant, pour les convenances du sujet, jusqu’aux contours des édifices, jusqu’aux profils des montagnes qui sont cependant les témoins le moins suspects de fausse déclaration.

On a dit que le public se déprenait de plus en plus de la réalité pour porter sa curiosité vers les œuvres d’imagination pure où il se flattait de trouver à point nommé la justification de ses caprices du jour et de ses goûts du moment. On a écrit que ce maître de l’heure, dont les critiques sont les vizirs, ne souffrait aucun retour vers le passé. On a avancé d’autres vérités de cette nature. On nous permettra, peut-être, de ne pas nous y arrêter présentement. Lorsqu’on parcourt un pays aussi riche que l’Inde du Sud en souvenirs d’histoire, ce serait, à mon avis, grande pitié que de ne pas séjourner devant ces ruines dont chaque pierre, tel l’antique Memnon, laisse échapper, pour qui sait l’entendre, une plainte douce et continue. Il faut plaindre celui qui ne l’a pas entendue, cette voix des ruines, attestant ce qu’elles ont vu, au temps de leur force entière, de gloire, de luttes et d’horreurs, avant que d’entrer dans cet éternel repos qui ne s’obtient que par l’oubli.

La voix du passé chante encore dans les vieilles forteresses et les palais déserts du Carnate, je l’ai entendue dans les plus obscurs réduits comme au sommet des piliers encore debout parmi les décombres des temples. Elle m’a dit les morts que firent les boulets en pierre de l’artillerie des Nawabs lorsqu’elle battait les tours crénélées des enceintes, elle a dénombré pour moi les chevaux de la cavalerie mahratte dont les fers ont laissé leurs empreintes dans les dalles de marbre du vieux Genji. C’est elle encore qui murmurait à mon oreille des mélopées traînantes lorsque je pénétrai dans le harem de Vellore où vécurent cloîtrées jusqu’à leur mort les veuves de Tippou-Sultan.

Ainsi guidé par cette invisible Ariane, j’ai beaucoup vu de ce qu’on ne voit pas d’ordinaire. J’ai froissé entre mes doigts les brindilles du petit pied de Lawsonia où les bégoms « jalouses des yeux de leur gazelle » prenaient le henné dont elles s’ensanglantaient les mains. J’ai dormi à l’ombre des tombeaux des saints musulmans qui gardent encore leurs coupoles de pierre, au milieu des kiosques ajourés dont les débris jalonnent l’ancienne route de Tirnamalé. J’ai parcouru les champs de bataille où les troupes de notre Compagnie des Indes luttèrent pour s’user contre la ténacité et la discipline anglaises, visité la maison de cet admirable Clive qui succomba sous la haine de cette Angleterre même à laquelle il donna l'Inde. J'ai scruté les archives de Pondichéry et trouvé, dans les liasses ravagées par les termites, les procès-verbaux de ces séances du Conseil où une poignée de traitants lâches et cupides, ennemis de « la manière forte », refusait au malheureux Lally les moyens matériels de résister aux Anglais. Partout j'ai fait le possible pour examiner et apprendre.

Ainsi j'ai revu plus d'un de ces pays où je passai, il y a aujourd'hui un quart de siècle, des années de mon insoucieuse jeunesse. J'y ai goûté cette joie rare et curieuse des impressions rendues nouvelles par l'expérience et la méthode qui aident à comprendre, tant il est vrai que, suivant la connaissance qu'on en détient, les choses prennent une physionomie différente. Et c'est pourquoi j'ai tenu a revoir, après vingt années consacrées aux voyages et à l'étude, cette Inde du Sud où Paul Masson, celui de mes amis morts que j'honorai au-dessus de tous, ouvrit mon esprit aux choses de l'histoire et de l'art que je n'ai plus cessé d'aimer.

Je ne sais si je m'en forme une idée juste en soi, si je n'en devrais pas tirer une signification plus haute. L'amour singulier que je porte aux temps passés est peut-être trop exclusif pour m'inspirer, vis-à-vis du présent, un sentiment autre qu'une indifférente équité. Certains m'accuseront de nourrir à l'égard des civilisations sensuelles de l'Inde la plus coupable des faiblesses. Je leur répondrai: de même que nous ne méritons pas toutes nos actions, nous ne méritons point tous nos concepts. Ils sont en nous par ce qu'ils sont, comme nos dispositions physiques, et souvent bien malgré nous. Mais ce serait chercher des excuses où il n'en faut pas. Tous ceux qui ont étudié l'art indien, qui ont parcouru la terre indienne, dans le seul but d'étudier et de comprendre, en sont revenus troublés.

Je n'ai pas évité ces perplexités singulières. Mais que ce soit par excès de rigueur ou prudence, je n'ai pas cette prétention de dévoiler, comme certains l'ont tenté, les arcanes de la grande péninsule. Si j'en ai traversé plus d'une contrée, et cela à maintes reprises, ça toujours été en archéologue et en naturaliste. L'un et l'autre doivent observer, voir les choses de près, si possible, les rapporter fidèlement et ne pas se payer de mots. C'est ce que j'ai tenté de faire, sans prétendre y avoir en tout réussi. Tout comme Hérodote, père commun des voyageurs, j'ai entendu conter beaucoup de fables. Je n'en citerai que peu, de peur de m'égarer dans un labyrinthe d'affirmations contradictoires et toutes également croyables. La meilleure partie des contes que j'avais recueillis sur place n'a pas résisté à l'examen critique auquel je les soumis après mon retour. Il y a, d'ailleurs, dans la plupart de ces antinomies, une certitude consolante qui est leur incertitude même. Le propre des peuples essentiellement religieux — et les Indiens sont, on peut l'affirmer, le plus religieux des peuples — est de tout ignorer des principes fondamentaux de leur religion, et d’en déformer, de bonne foi, les détails. Aussi bien les savants paraissent-ils s’être décidés à étudier la théogonie indienne hors de l’Inde elle-même, à moins qu’ils n’appartiennent à cette catégorie d’esprits à la fois ingénus et curieux qui se complaisent à interroger sur place les « pandits » et autres imposteurs de bazar tenant boutique de révélations conformes au désir des étrangers.

Le lecteur ne trouvera donc rien sur les thaumaturges et la magie, sur les mystères « hiératiques », dans les pages qui suivent. Il y trouvera, par contre, des renseignements sur la nature des pays parcourus, leur configuration, leurs populations et leurs mœurs, et aussi sur leur flore et leur faune. Les oiseaux du ciel et les bêtes de la terre m’ont toujours arrêté, au moins autant que l’homme lui-même. Obligé de donner, dans ce voyage, une part quasi égale à l’art, à l’archéologie et à l’histoire naturelle, j’ai dû visiter des régions extrêmement différentes au point de vue physique et ethnique. Les hauts sommets des Nilghiris m'ont attiré autant que les plaines basses du Malabar et ses mornes étendues plantées de cocotiers tous semblables. Les déserts arides du Coromandel et leurs collines dénudées, où se perchent les forteresses en ruines, m'ont retenu plusieurs mois. Je n'ai parlé qu'accessoirement de Ceylan où la seule préoccupation zoologique m'arrêta une quinzaine de jours.

Sans les conseils d'amis, tels que M. Albert Sorel, dont la haute compétence et les bons avis m'ont toujours encouragé et soutenu, je ne me serais pas décidé a publier ces notes de voyage, tant je les trouvais incomplètes et « fragmentaires », pour employer l'expression courante. J'aurais obéi à ce scrupule qui me défendit jusque-là d'écrire sur l'Inde et ses régions avoisinantes où j'ai accompli six longs voyages dans un laps de temps qui a vu s'écouler trente ans.

L'accueil favorable que firent a ces pages les lecteurs de la Revue des Deux-Mondes, où elles parurent l'année passée, m'a décidé à livrer au public les renseignements que j'ai recueillis dans l'Inde dravidienne et le Malabar. Ils furent consignés au jour le jour dans des lettres que j'expédiais régulièrement en France à une personne pour moi chère entre toutes et qui furent soigneusement conservées. Ce sont des lettres, pas autre chose. On les a réunies suivant l'ordre logique sans se préoccuper de fabriquer un ouvrage didactique valant par l'unité de composition, de doctrine et de plan.

Quand M. Ferdinand Brunetière me fit le grand honneur de me demander ces lettres pour la Revue des Deux-Mondes, mon père d'élection, mon maître chéri José-Maria de Heredia voulut les revoir lui-même avant qu'elles ne parussent. Il en relisait les premières pages lorsque la mort nous l'arracha. J'ai tenté le possible pour qu'elles méritassent son approbation, et je puis dire que le souvenir du grand poète m'a soutenu au cours de ce travail, tout comme s'il eût été encore là pour me témoigner son inlassable bienveillance et sa paternelle amitié.

Je finis de corriger ces épreuves, et le deuil cruel dont je parle s'est augmenté de deux nouveaux. Comme s'il était dans les destinées de ceux qui s'intéressèrent à ces modestes pages de disparaître au moment même où elles allaient leur être offertes sous leur forme définitive, voilà que M. Albert Sorel et M. Ferdinand Brunetière nous ont quittés pour jamais. Que ces morts illustres et vénérés me permettent d'apporter à leur mémoire le tribut de la sincère et respectueuse affection que je n'ai point cessé de professer tant pour leur personne que pour leurs idées.

Paris, 14 décembre 1906.