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David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 13

La bibliothèque libre.
Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (3p. 241-256).


CHAPITRE XIII.

Explications indispensables.


Avant de terminer ces Mémoires, je suis obligé de revenir ici sur mes pas, afin de raconter un ou deux incidents que j’ai laissés en arrière pour ne pas interrompre le récit de ce qu’on vient de lire dans les précédents chapitres.

Dora vivait encore ; tout espoir de la conserver n’était pas éteint. Préoccupé de son état en sortant de chez le Dr Strong, je passais devant la maison de Mrs Steerforth, au lieu de suivre le sentier détourné que je prenais volontiers depuis long-temps pour l’éviter. Je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil sur cette maison, dont les croisées étaient presque toutes fermées sur la route, ce qui lui donnait un air plus solitaire que jamais. En ce moment une porte s’ouvrit et une voix de femme prononça mon nom. Je reconnus bientôt la petite servante de Mrs Steerforth, celle qui, autrefois, portait de si frais rubans bleus à son chapeau et qui les avait remplacés par des rubans noirs, afin de se conformer, sans doute, à l’aspect triste des lieux.

« — S’il vous plaît, Monsieur, » me dit-elle, « voulez-vous avoir la bonté d’entrer et de parler à Miss Dartle. 

» — Miss Dartle vous envoie-t-elle pour me prier de la voir ? » demandai-je.

« — Miss Dartle, qui vous a vu passer il y a deux heures, » me dit la petite servante, « m’a ordonné de rester sur la porte pour vous guetter et vous prier de lui accorder un moment d’entretien. Elle vous aurait écrit si vous n’étiez repassé par ici. »

Je ne pouvais me dispenser d’entrer, et je m’informai, en traversant le vestibule, de la santé de Mrs Steerforth. La petite servante m’apprit qu’elle ne se portait pas bien et qu’elle ne quittait plus guère sa chambre : « Miss Dartle est dans le jardin, » ajouta-t-elle, « là-haut, sur la terrasse. » Et elle me laissa aller seul jusqu’à elle. Dès que Miss Dartle m’aperçut, elle se leva pour me recevoir. Cependant notre entrevue n’eut rien de cordial. Nous nous étions quittés d’une manière peu gracieuse, si on se le rappelle, et il y avait encore dans cette pâle figure un air du dédain qu’elle ne prenait nullement la peine de dissimuler. Je refusai de m’asseoir auprès d’elle quand elle revint à son siège, et elle me demanda brusquement :

« — Voudriez-vous, s’il vous plaît, Monsieur, me dire si cette fille est retrouvée ?… car elle a pris la fuite ! 

» Elle a pris la fuite ! » répétai-je.

« Oui ! elle l’a quitté, » dit-elle avec un sourire amer ; » si elle n’est pas retrouvée, peut-être ne se retrouvera-t-elle plus… Elle peut fort bien être morte. »

L’outrageante cruauté de son regard me fit mal.

« — La souhaiter morte, » lui répondis-je, « est peut-être le vœu le plus charitable que puisse former pour elle une personne de son sexe. Je suis charmé de voir, Miss Dartle, que le temps vous ait adoucie à ce point ! »

Elle ne daigna pas répliquer à cette ironie, et, m’adressant un autre sourire plein d’amertume :

« — Les amis de cette excellente et infortunée jeune personne, » dit-elle, « sont vos amis. Vous êtes leur champion, l’avocat de leurs droits : désirez-vous savoir ce qu’on a appris sur elle ? 

» — Oui, » répondis-je.

Elle se leva, toujours avec son air dédaigneux, et, faisant quelques pas du côté d’une haie de houx qui séparait la pelouse du jardin potager, elle dit d’une voix plus forte : Venez ici ! comme si elle appelait quelque créature immonde.

« — J’espère que vous réprimerez, » me dit-elle en se retournant vers moi, « toute démonstration de colère et de vengeance, M. Copperfield ? »

Je fis un salut d’assentiment sans la comprendre, et elle répéta : Venez ! Un moment après parut le respectable M. Littimer qui, avec son air habituel, ôta son chapeau en me regardant et se tint debout derrière le siège de Miss Dartle. La malignité souriante et l’amer triomphe qu’exprima la physionomie de cette jeune femme, me parurent dignes d’une cruelle princesse des légendes populaires.

« — Maintenant, » dit-elle impérieusement à Littimer sans le regarder et un doigt sur sa cicatrice, dont je remarquai les battements précipités, qui, cette fois peut-être, étaient causés plutôt par une émotion de plaisir que de peine ; « maintenant, racontez les faits à M. Copperfield. 

» — M. James et moi, Madame… 

» — Ne vous adressez pas à moi, » dit-elle en l’interrompant avec un froncement de ses sourcils.

« — M. James et moi, Monsieur…

» — Ni à moi, s’il vous plaît, » dis-je.

M. Littimer, nullement déconcerté, exprima par une légère révérence que ce qui nous convenait lui convenait aussi, et il recommença son récit en ces termes :

« — M. James et moi nous avons voyagé sur le continent avec la jeune femme, depuis le jour où elle quitta Yarmouth sous la protection de M. James. Nous avons vu beaucoup de pays et beaucoup de villes. Nous avons été en France, en Suisse, en Italie, un peu partout… M. James était extraordinairement amoureux de la jeune femme et il s’est montré plus-fidèle à cet attachement qu’à aucun de ceux que je lui ai connus depuis que je suis à son service. La jeune femme était très susceptible d’éducation ; elle s’était appliquée à apprendre et à parler les langues. Ce n’était plus la petite fille de province. Je remarquai qu’on l’admirait partout où nous allions. ».

Ici Miss Dartle mit une main sur son cœur, et je surpris Littimer qui la regardait en se souriant à lui-même.

« — Oui, » reprit-il, « on admirait beaucoup la jeune femme ; ses toilettes, son teint, les soins dont M. James l’entourait, oui, tout cela et le reste attiraient l’attention sur elle. »

Littimer fit une pause ; Miss Dartle promena un regard distrait du côté de l’horizon qui se déroulait sous la terrasse, et elle se mordit les lèvres. Littimer, changeant le point d’appui de son attitude et avançant sa respectable tête légèrement inclinée sur l’épaule, continua :

« — Tout alla bien quelque temps entre M. James et la jeune femme, jusqu’à ce que celle-ci s’étant livrée à des accès de mélancolie, commença à fatiguer M. James, qui s’occupait beaucoup moins d’elle. La jeune femme s’en aperçut ; elle devint de plus en plus triste, et, par suite, M. James la négligea de plus en plus. Cependant, si on se boudait, on se réconciliait ensuite, et malgré quelques bourrasques dont j’avais les contre-coups, moi, placé entre l’un et l’autre, la bonne harmonie avait déjà duré assez long-temps pour surprendre tout le monde. ».

Pendant une nouvelle pause de Littimer, qui changea encore d’attitude et toussa derrière sa main pour s’éclaircir la voix, Miss Dartle me regarda encore avec son sourire de mauvais augure.

« — Nous étions à Naples, dans une villa sur le rivage ; la jeune femme aimait beaucoup la mer. Après quelques expressions de mutuels reproches, M. James partit un matin, promettant de revenir sous un jour ou deux et me chargeant d’expliquer comment, pour le bonheur de l’un et de l’autre, il était parti pour tout de bon. Mais M. James, je dois le dire, se montra très honorable, laissant une dot assez honnête à la jeune femme et lui conseillant de prendre un mari plus conforme à sa première condition. 

» J’avais accepté volontiers cette double commission, dévoué comme je l’étais à M. James, et très désireux de rétablir la paix entre lui et une tendre mère ; mais à peine eus-je annoncé le départ de M. James, la violence de la jeune femme éclata comme un accès de démence ; il fallut la contenir par force… si elle avait eu un couteau, elle se fût, je crois, poignardée ; si on l’eût laissée courir à la mer, elle s’y fût noyée. »

Ici Miss Dartle se renversa sur son siège avec l’expression d’une cruelle joie, et Littimer ayant encore toussé, poursuivit :

« — Mais quand je voulus offrir quelque consolation à la jeune femme et lui déclarer qu’elle pouvait, en effet, trouver encore un mari, un mari très respectable, parfaitement préparé à oublier le passé (le drôle parlait évidemment de lui-même), au lieu d’apprécier et de reconnaître au moins les bonnes intentions de celui qui lui parlait, elle se livra à une fureur outrageante… Sans gratitude, sans patience, sans raison, cette fois, si elle avait eu le couteau et si je n’avais pas été sur mes gardes, c’est mon sang qu’elle eût versé ! 

» — Ah ! » m’écriai-je avec indignation, « il lui était resté encore un sentiment d’honneur ! »

Littimer inclina la tête comme s’il eût voulu dire : « En vérité ! Monsieur… mais vous êtes jeune ! » Et il continua :

« — Bref, pendant quelque temps, tel fut le désespoir de la jeune femme, qu’il fallut veiller de près sur elle le jour et l’enfermer la nuit. Mais, enfin, résolue à s’évader, elle parvint à forcer un contrevent de fenêtre que j’avais cloué moi-même, se laissa tomber sur une treille palissée au-dessous, et, de là, se glissant jusqu’au sol, disparut… Depuis ce temps, on ne l’a plus vue, on n’en a plus ouï parler. 

» — Elle est morte, peut-être ? » demanda Miss Dartle avec un sourire qui signifiait qu’elle eût foulé volontiers aux pieds le corps de l’infortunée.

« — Peut-être s’est-elle noyée, Miss, » répondit M. Littimer profitant de l’interrogation pour s’adresser à l’un de nous ; « c’est très possible ; ou elle peut aussi avoir été favorisée dans sa fuite par les bateliers, leurs femmes et leurs enfants. Elle avait conservé de son origine vulgaire le goût de cette société ; elle aimait, Miss Dartle, à aller sur la plage, à s’asseoir près de leurs barques et à causer avec eux. Elle y allait surtout quand M. James était absent. Cela ne plaisait pas à M. James, qui se fâcha un jour en apprenant qu’elle avait dit aux enfants qu’elle était comme eux une fille de marinier, et que, dans son pays, autrefois, elle avait aussi erré sur le sable du rivage. »

Oh ! Émilie ! infortunée Émilie ! quel tableau ces paroles évoquèrent devant mes yeux ! Je la vis assise sur une plage étrangère, au milieu d’enfants comme elle avait été enfant elle-même aux jours de son innocence, les écoutant et se disant tout bas : « J’aurais pu être une heureuse mère comme leur mère, si j’avais voulu être la femme d’un pauvre homme, mon égal ; « mais la mer, avec son éternelle grande voix, murmurait : « Trop tard ! »

« — Quand il fut évident qu’elle ne reviendrait plus, Miss Dartle…

» — Ne vous ai-je pas dit de ne pas me parler ? » interrompit-elle en revenant au sentiment de son sévère dédain.

« — Vous m’aviez parlée Miss, » répliqua-t-il, « je vous demande pardon… Quand il fut évident qu’elle ne reviendrait plus et qu’il serait impossible de la retrouver, j’allai rejoindre M. James à l’endroit où il avait été contenu que je lui écrirais, et je l’informai de ce qui était arrivé. Il en résulta entre nous de dures paroles, et je crus devoir à mon caractère de le quitter. Je pouvais tolérer beaucoup de choses de la part de M. James ; mais il m’insulta au-delà de toute mesure, il me frappa même et me blessa. Sachant le malheureux différend qui le tenait séparé de sa mère et quelle était l’inquiétude de Mrs Steerforth, j’ai pris la liberté de revenir en Angleterre et de raconter ici…

» — Moyennant une somme que je lui ai payée, » me dit Miss Dartle.

« — Oui, Madame, et de raconter ici ce que je viens de répéter. Je ne crois pas qu’il y ait autre chose, » ajouta M. Littimer après un moment de réflexion. « Je suis à présent sans place, et je serais heureux d’en trouver une respectable. 

» — Avez-vous quelques questions à lui faire ? » me demanda Miss Dartle.

« — Je voudrais savoir si on intercepta une lettre qui fut écrite à l’infortunée par sa famille, ou si cet homme suppose qu’elle la reçut. 

» — Monsieur, » dit Littimer ayant consulté le regard de Miss Dartle, « puisqu’on me l’ordonne, je puis bien, sans trahir la confiance de mon ancien maître, vous répondre qu’il n’est pas probable que M., James eût autorisé la réception de lettres capables d’entretenir la tristesse et les accès d’humeur… Je désire, Monsieur, ne pas aller plus loin sur ce sujet. 

» — Est-ce tout ce que vous désirez savoir ? » me demanda encore Miss Dartle.

« — Oui… » Et voyant Littimer prêt à se retirer : « J’ajouterai cependant, » dis-je, « que j’ai parfaitement compris le rôle de cet homme dans cette funeste histoire, et comme j’en instruirai celui qui a servi de père à l’infortunée depuis son enfance, je lui recommande d’éviter de trop se montrer en public. »

Il s’était arrêté pour m’écouter avec son calme habituel, et il me répondit : 

« — Je vous remercie, Monsieur ; mais excusez-moi si je dis, Monsieur, qu’il n’y a dans ce pays ni esclaves ni meneurs d’esclaves, et qu’il n’est pas permis de se faire justice soi-même. Ceux qui le font… c’est à leurs risques et périls. Par conséquent, je n’aurai pas peur, Monsieur, d’aller partout où il me plaira d’aller. »

Là-dessus, il me fit un salut, puis un autre à Miss Dartle, et se retira par le passage pratiqué à travers la haie de houx. Miss Dartle et moi nous restâmes là quelques moments à nous regarder en silence. La physionomie de Miss Dartle était la même que lorsqu’elle avait appelé Littimer.

« — Il nous a dit encore, » reprit-elle, « que son maître est sur les côtes d’Espagne, où il se livre à son goût pour la mer. Peu vous importe, sans doute. Entre ces deux orgueilleuses personnes, la mère et le fils, la brèche est plus large que jamais, et ils se ressemblent trop l’un et l’autre pour que l’un des deux cède le premier ; le temps ne peut que les rendre chacun plus opiniâtre et plus impérieux, peu vous importe cela encore ; mais c’est pour amener ce que je désirais vous faire savoir. Celle dont vous faites un ange, et qui est pour nous un démon ; cette vulgaire sirène, recueillie par lui dans la vase d’un port de mer… vit peut-être encore, car ces natures de basse origine ont la vie dure. Si elle vit, vous souhaiteriez sans doute retrouver une perle si précieuse et en avoir soin. Nous le souhaitons aussi, parce que nous ne voudrions pas que M. James redevînt, par hasard, sa proie. Nous avons donc un intérêt commun. Voilà pourquoi j’ai voulu vous faire entendre ce que vous avez entendu ; voilà pourquoi je vous tiendrai au courant de ce que j’apprendrai encore, moi qui voudrais infliger à cette malheureuse tous les maux qu’elle serait susceptible d’endurer. Si elle existe encore, fiez-vous à l’instinct de ma haine pour la découvrir… »

Je reconnus au changement de sa physionomie que quelqu’un s’avançait derrière moi. C’était Mrs Steerforth, qui me tendit la main plus froidement qu’autrefois et avec une exagération de sa hauteur naturelle… Cependant, je n’en fus que plus touché de reconnaître qu’elle conservait encore le souvenir ineffaçable de ma tendre amitié pour son fils. Il s’était fait en elle un grand changement ; sa taille était moins droite, les rides sillonnaient son visage, et ses cheveux avaient blanchi. Mais, quand elle s’assit, elle me parut belle encore, et je vis les yeux de la mère briller du même regard noble qui m’avait fasciné par les yeux du fils jusque dans mes songes d’écolier.

« — M. Copperfield est-il informé de tout ? 

» — Oui.

» — Et a-t-il entendu Littimer lui-même ? 

» — Oui, et je lui ai appris pourquoi vous l’aviez désiré. 

» — Je vous remercie, Rosa… Monsieur, me dit ensuite Mrs Steerforth, il y a eu une courte correspondance entre moi et votre ancien ami, mais rien n’a pu réveiller le sentiment de son devoir filial. En désirant vous voir, je n’ai eu d’autre but que celui dont vous a parlé Rosa. Si le brave homme que vous amenâtes ici (je le plains et je ne saurais faire davantage) peut être consolé par ce que nous ferons pour empêcher mon fils de tomber de nouveau dans les pièges d’une adroite ennemie… j’en serai bien aise.

» — Madame, » dis-je respectueusement, « je comprends. Mais, rassurez-vous ; car, je dois vous le déclarer à vous-même, je connais intimement toute cette famille. C’est vous qui vous méprenez étrangement, Madame, en supposant que la jeune fille, si outrageusement trompée, n’est pas cruellement guérie de son illusion et qu’elle n’aimerait pas mieux mourir de mille morts que de recevoir désormais un verre d’eau de la main de votre fils. »

Mrs Steerforth se leva et dit à Miss Dartle qui voulait intervenir :

« — Non, non, Rosa, c’est assez, ne répliquez pas… Monsieur, vous êtes marié, à ce que j’ai appris ? » 

Je répondis que je l’étais depuis quelque temps.

« — Et vous êtes en chemin de devenir illustre, à ce qu’on m’a appris encore, car je vis bien solitaire. 

» — Madame, j’ai été heureux sous ce rapport, et l’on a bien voulu associer quelques éloges à mon nom. 

» — Vous n’avez plus de mère ? » ajouta Mrs Steerforth d’une voix radoucie.

« — Non, Madame.

» — C’est malheureux, » reprit-elle… « une mère aurait été fière de vous… Adieu, Monsieur. »

Elle me tendit la main avec une dignité raide. Le contact de cette main aurait dû brûler la mienne, si l’orgueil qui ulcérait son cœur ne lui eût en même temps donné, à ce qu’il semblait, la force d’en apaiser les battements et de tirer sur son visage un voile d’impassibilité.

En m’éloignant le long de la terrasse, je ne pus m’empêcher d’observer avec quelle insensibilité apparente ces deux femmes, que je laissais dans leur solitude, contemplaient l’horizon envahi peu à peu par les ténèbres de la nuit. Au fond du tableau, les premières lumières allumées dans la ville éclairaient çà et là le brouillard qui s’étendait au loin, comme les vagues amoncelées d’un sombre océan la veille d’une tempête. J’ai eu des raisons pour me rappeler ce spectacle, pour me le rappeler avec épouvante ; car, avant que je revinsse de nouveau aux mêmes lieux, une mer réelle avec toutes ses terreurs ne réalisa que trop le pressentiment avec lequel je les quittais.

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