Aller au contenu

David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 18

La bibliothèque libre.
Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (3p. 340-354).


CHAPITRE XVIII.

Absence.


Ce fut une longue et sombre nuit qui m’entoura, une nuit peuplée par les fantômes de toutes mes espérances, de tous mes tendres souvenirs, de bien des erreurs, de bien des chagrins, de bien des regrets inutiles.

Je quittai l’Angleterre, ne sachant pas encore, même alors, de quelle accablante douleur j’avais à porter le poids. Je laissais tous ceux qui m’étaient chers, et je partais, croyant que le coup était reçu et que c’était fini ; mais, comme un homme qui, dans une bataille, frappé soudain d’une blessure mortelle, sent à peine qu’il est atteint, moi de même, en me trouvant seul avec mon cœur insoumis, je commençai à comprendre tout ce que j’avais à souffrir.

Cette révélation me vint, non pas tout à la fois, mais peu à peu, goutte à goutte. Le sentiment de tristesse avec lequel je me mis en route, s’étendit et devint plus profond d’heure en heure. D’abord ce ne fut qu’une sensation confuse que je ne pouvais définir ; puis, par degrés imperceptibles, j’eus la conscience de tout ce que j’avais perdu… ma première amitié et mon premier amour, l’intérêt de ma vie, l’édifice enchanté de mes illusions, évanoui à jamais et me laissant dans une vaste solitude, dans un désert prolongé au loin devant moi sous un noir horizon.

Si ma douleur était égoïste, je ne savais pas qu’elle le fût. Je gémissais sur ma femme-enfant, arrachée si jeune à tout ce qui lui promettait le bonheur en ce monde ; je gémissais sur celui qui aurait pu obtenir l’amitié et l’admiration de tous, comme il avait obtenu mon amitié et mon admiration dans notre vie d’écolier ; je gémissais sur le cœur désolé qui avait trouvé le repos dans le sein de la tempête ; je gémissais sur le foyer abandonné de la simple demeure où j’avais écouté, enfant, la voix nocturne du vent des mers.

Les idées tristes s’accumulèrent à un tel point autour de moi, que je désespérai de jamais leur échapper. J’errai d’une ville à l’autre traînant partout mon fardeau ; maintenant que j’en sentais toute la pesanteur, je baissais la tête et je me répétais sans cesse : « Non, rien ne pourra l’alléger. ».

Quand mon découragement était à son comble, je croyais que je finirais par en mourir : alors, tantôt je me figurais qu’il valait mieux aller chercher un cercueil sur le sol natal, et je repartais soudainement dans cette direction pour y arriver à temps ; tantôt, au contraire, je me disais : « Non, allons mourir plus loin encore, » et je poursuivais mon voyage solitaire, sans m’arrêter, cherchant je ne sais quoi et essayant de laisser je ne sais quoi derrière.

Il me serait impossible de retracer, une à une, toutes les phases pénibles de désespoir à travers lesquelles je passai : il est certains rêves qui ne peuvent être qu’imparfaitement et vaguement décrits. Si je m’efforce de revenir sur cette époque de ma vie, il me semble que je me rappelle un de ces rêves. Je me vois voyageant, comme on le ferait dans son sommeil, parmi les curiosités des villes étrangères, les palais, les cathédrales, les temples, les galeries de tableaux, les châteaux, les cimetières ; — je me vois dans les rues fantastiques exhumées des pages de l’histoire ou des poétiques récits, portant toujours ma douleur avec moi, occupé de ma douleur seule et apercevant à peine les objets qui paraissent et disparaissent sans cesse. Indifférent pour toutes choses, absorbé uniquement par ma tristesse, mon cœur semblait ne se nourrir que de son amertume. Ah ! sortons enfin de cette nuit, ô mon cœur insoumis, échappons à ce long et misérable rêve : levons les yeux vers l’aurore qui commence à éclairer le ciel, puisqu’enfin, j’en remercie Dieu, l’aurore en dissipa les ténèbres.

Pendant plusieurs mois je menai cette vie errante et sans but, tantôt prolongeant mon séjour dans un lieu, tantôt ne faisant que passer, revenant sur ma route ou m’en détournant. Ne pouvant m’expliquer pourquoi, de temps à autre je me surprenais à penser à mon retour, je repoussais aussitôt cette vague tentation de terminer mon inquiet pèlerinage.

J’étais en Suisse. Je revenais d’Italie, j’avais franchi un des grands défilés des Alpes et parcouru avec un guide les sites sauvages des montagnes. Peut-être ces solitudes avaient-elles parlé à mon cœur, mais je l’ignorais. J’avais contemplé avec étonnement les cimes escarpées, les précipices, les torrents rugissants, les glaciers et les avalanches ; mais, jusque-là, ces merveilles sublimes ne m’avaient rien appris.

Un soir avant le coucher du soleil, je descendis dans une vallée où je devais passer la nuit. En suivant les sinuosités du sentier qui serpentait le long de la montagne, je pense que quelque sensation nouvelle, quelque douce influence éveillée par le charme paisible de cette solitude, s’insinua dans tout mon être. Je me rappelle que je m’arrêtai un moment avec une sorte de mélancolie qui ne m’oppressait plus, qui même faisait trêve à mon désespoir… J’entrevis qu’il se ferait un jour quelque changement en moi.

J’arrivai au fond de la vallée au moment où le soleil couchant dorait les neiges des crêtes alpines qui l’entouraient comme d’une haute barrière d’éternels nuages. Les bases des montagnes formant la gorge où est situé le petit village, étalaient une riche végétation, et, au-dessus de cette verdure délicate, des bois de sombres sapins servaient de bordure à la neige des avalanches. Plus haut encore, des rochers superposés les uns aux autres figuraient les gradins d’un amphithéâtre naturel. Çà et là, comme suspendues aux précipices entre un glacier et un vert pâturage, se faisaient remarquer des cabanes en bois qu’on eût pris pour des joujoux d’enfants par l’effet du contraste des hauteurs suréminentes. Tel apparaissait aussi le village dans la vallée avec son pont sur le torrent, là où ses flots se contenaient dans un lit régulier après avoir bondi de rochers en rochers. Dans l’air paisible, on entendait par intervalles une harmonie lointaine, celle des chalumeaux et de la voix des bergers ; mais, comme un nuage pourpre flottait d’une cime à l’autre, j’aurais pu croire que cette harmonie venait de là et n’était point une musique mortelle. Tout-à-coup, au milieu de cette sérénité de la terre et du ciel, la nature me parla : je fus ému, et inclinant ma tête sur le gazon, je pleurai comme je n’avais pas encore pleuré depuis la mort de Dora !

Quelques minutes auparavant j’avais trouvé au village un paquet de lettres qui m’y attendait, et j’étais allé dans la campagne pour les lire pendant qu’on apprêtait mon souper. D’autres paquets ne m’étaient pas parvenus, et j’étais depuis long-temps sans nouvelles d’Angleterre. Moi-même je n’avais pas eu le courage ou la persévérance nécessaires pour écrire une lettre entière, me contentant d’énoncer en quelques lignes que j’allais bien et que j’arrivais dans telle ville ou partais pour telle autre.

J’avais à la main le paquet de lettres ; je l’ouvris et reconnus l’écriture d’Agnès.

Elle était heureuse, heureuse parce qu’elle se rendait utile ; elle n’avait pas compté en vain sur ce bonheur qu’elle s’était promis. Voilà ce qu’elle me disait d’elle-même ; le reste de sa correspondance était relatif à moi.

Elle ne me donnait pas de conseil, elle ne me dictait aucun devoir ; elle se contentait de me dire, avec sa ferveur habituelle, ce qu’elle attendait de sa confiance en moi.

« Je sais, » me disait-elle, « que, pour une nature comme la vôtre, l’affliction peut devenir une épreuve salutaire d’où vous sortirez plus pur, plus fort, plus sûr de vous-même, plus capable de tendre à un but noble et élevé. Je suis trop glorieuse de votre renommée et trop certaine qu’elle doit s’accroître encore, pour ne pas compter sur le redoublement de vos efforts. Déjà les souffrances de votre premier âge ont contribué à vous faire ce que vous êtes ; de plus grands malheurs doivent vous initier à de plus grandes vertus : c’est une leçon sévère dont il faut que les autres profitent comme vous en avez profité vous-même. »

Elle terminait en me recommandant à Dieu, qui avait appelé à lui ma compagne bien aimée.

« Il vous reste, » ajoutait-elle, « une sœur tendre qui vous chérit toujours, dont la pensée vous accompagne partout, fière de ce que vous avez fait, beaucoup plus fière de ce qu’il vous est réservé de faire. » 

Je serrai la lettre dans mon sein et réfléchis à l’accablement qui pesait sur moi naguères. Bientôt j’entendis expirer l’écho lointain des voix, je vis s’obscurcir le paisible nuage du soir ; à mes yeux s’effacèrent les teintes de la vallée, et la neige dorée des hautes cimes se confondit avec la pâleur de la voûte céleste. Mais en vain la nuit descendait sur toute la nature, je sentais qu’elle se dissipait, au contraire, dans mon âme, et que tous ses fantômes s’évanouissaient… Agnès, il n’y a pas de nom pour la reconnaissance qu’en ce moment j’éprouvai pour vous, et vous me devîntes plus chère que vous ne l’aviez été jusque-là !

Je relus maintes fois la lettre d’Agnès. Je lui écrivis avant de me coucher ; je lui dis qu’elle était venue à mon secours lorsque j’avais le plus cruellement souffert ; que sans elle je n’aurais pas été ce qu’elle me croyait être ; que je ne l’étais pas, mais qu’elle m’inspirait et que j’essayerais de le devenir.

J’essayai. Trois mois encore, et mon malheur aurait une année de date. Je me promis de ne prendre aucune résolution avant ces trois mois, mais d’essayer. Je vécus pendant ce temps dans la vallée ou dans le village.

Ces trois mois passés, je voulus prolonger encore mon absence. Je me fixai provisoirement en Suisse, ce pays me devenant de plus en plus cher en souvenir de cette soirée. Je repris ma plume, je travaillai.

Je suivis humblement les inspirations d’Agnès. J’étudiai la nature, qu’on n’étudie jamais en vain, et je ne repoussai plus de mon cœur les sentiments de sympathie humaine dont je m’étais d’abord sevré. Au bout de quelque temps, j’eus presque autant d’amis dans la vallée que j’en avais eu à Yarmouth, et quand, avant que l’hiver fût venu, je la quittai pour Genève, la cordialité de ces amis, que je retrouvai encore, au printemps, à mon retour, me toucha comme la voix d’une autre patrie, quoiqu’elle ne s’exprimât pas dans ma langue natale.

Je travaillai avec persévérance, me levant de bonne heure, me couchant tard. Je composai une histoire suivie, dont les incidents n’étaient pas sans quelque rapport avec ma propre expérience de la vie, et je l’envoyai à Traddles. Il trouva un libraire qui l’édita à des conditions avantageuses pour moi, et les nouvelles de ma réputation croissante m’arrivèrent bientôt par les voyageurs que le hasard me faisait rencontrer. Après un intervalle de repos, je me remis au travail avec mon ancienne ardeur, et j’inventai une nouvelle histoire romanesque qui s’empara de toute mon imagination. À mesure que j’avançais dans ma tâche, mon application redoublait et je ne négligeais rien pour me surpasser moi-même. Ce fut mon troisième roman. Je n’étais pas encore tout-à-fait au milieu du second volume, que, dans un intervalle de repos, je songeai à retourner en Angleterre.

Depuis long-temps, quoique étudiant et travaillant avec patience, je m’étais habitué à un exercice énergique. Ma santé, bien ébranlée quand j’avais quitté Londres, était complètement rétablie. J’avais beaucoup vu, j’avais visité plusieurs contrées étrangères, et j’espérais y avoir acquis une certaine instruction.

J’ai maintenant retracé des événements de mon absence tout ce que j’ai cru nécessaire pour relier les diverses parties de ce récit, à une seule exception près. J’ai fait cette réserve, non pour supprimer aucune de mes pensées secrètes, puisque, je l’ai dit ailleurs, ce sont mes Mémoires que j’écris ici. J’ai voulu seulement différer cette révélation de moi-même jusqu’à présent, et je dois la commencer.

Je ne saurais pénétrer assez complètement le mystère de mon propre cœur, pour savoir à quelle époque précise j’entrevis l’espérance d’obtenir d’Agnès la plus douce consolation de mon infortune. Il y eut cependant un moment où se réveilla en moi cette réflexion, que ma jeunesse folle avait laissé de côté le trésor de sa tendresse, réflexion que je bannissais autrefois comme injuste et ingrate envers une autre ; espérance qui eût été coupable, lorsque je ne devais plus désirer qu’elle pût se réaliser… Eh bien ! alors même que je me voyais si triste et si seul en ce monde, je me reprochai encore ce regret tardif.

Si, immédiatement après ma perte, j’étais resté près d’Agnès, ma faiblesse m’eût trahi, et peut être, en m’éloignant de l’Angleterre, avais-je redouté cette pensée, quelque vague qu’elle fût encore ; en effet, si j’avais parlé, n’aurais-je pas fait naître entre Agnès et moi une contrainte jusque-là inconnue et perdu quelque chose de son affection de sœur ? Comment m’y résoudre ?

Je ne pouvais oublier que cette affection qu’elle avait pour moi était celle que j’avais librement préférée ; peut-être aurait-elle pu m’aimer d’un autre amour… oui, peut-être il fut un temps où elle l’aurait pu… Mais c’était uniquement ma faute si je n’étais qu’un frère pour elle, si je m’étais habitué, depuis l’enfance, à la placer dans une sphère supérieure, à regarder son noble cœur comme au-dessus des caprices de ma folle imagination. N’était-ce pas à une autre qu’elle, enfin, que j’avais adressé la passion plus sérieuse de ma jeunesse ?

Ah ! s’il n’était pas trop tard ! si, ayant enfin appris à me connaître, si, en osant élever mon espoir jusqu’à Agnès, je réussissais à être plus digne d’elle ; si, après une épreuve indéterminée, je pouvais encore effacer la trace de mes pas dans le passé et être assez heureux pour obtenir sa main !… Un moment cette perspective lointaine consola mes regards ; mais elle s’évanouit aussi quand je me rappelai toutes les confidences que j’avais déposées dans son âme, la connaissance qu’elle avait de mon cœur inconstant, le sacrifice qu’elle avait dû faire pour n’être que mon amie et ma sœur, ses combats et sa victoire. Si elle ne m’avait jamais aimé d’amour… pouvais-je croire qu’elle m’aimerait à présent ?

J’avais toujours senti ma faiblesse en la comparant au courage d’Agnès et à sa constance ; je la sentais chaque jour davantage. Oui, si j’avais été plus digne d’Agnès autrefois, j’aurais pu aspirer à être pour elle plus qu’un frère… mais il était trop tard… trop tard ! J’avais laissé fuir l’occasion… J’avais perdu Agnès et mérité de la perdre.

Combien je souffris de ces luttes secrètes ! de quelles angoisses et de quels remords elles me remplirent ! qu’il m’en coûtait de ne pouvoir faire taire ma conscience qui me disait : « Est-ce juste, est-ce honorable, à présent que tu vois toutes tes espérances flétries, de revenir à celle, dont tu t’es frivolement détourné quand l’avenir te souriait ? — Oui, » me répondais-je, « l’honneur me le défend, » — et cependant je ne pouvais plus me cacher que je l’aimais, que je l’aimais du plus profond de mon âme.

C’est ainsi que, tout en décidant que je ne prolongerais pas davantage mon absence, j’étais persuadé qu’il était trop tard… trop tard pour qu’Agnès et moi nous fussions l’un à l’autre autre chose que frère et sœur.

Quelquefois encore, je retrouvais l’écho de ces insinuations vagues et timides de Dora, s’étonnant elle-même que les choses fussent comme elles étaient. Dans mon isolement, en un mot, j’eus le temps de reconnaître comment il se fait que les choses qui n’arrivent jamais sont souvent pour nous, par leurs effets, des réalités égales à celles qui se sont accomplies. Cet avenir que Dora avait prévu, il s’était réalisé pour me punir ; il se serait réalisé même auprès d’elle, si elle eût vécu, un peu plus tôt ou un peu plus tard ! Ce fut là un de ces souvenirs qui contribuèrent le plus à m’encourager dans mes résolutions de désintéressement et de résignation.

Impossible de noter toutes les inconséquences, toutes les incertitudes de ces retours sur le passé, de ces plans pour l’avenir. Ce fut l’aliment de mon imagination pendant mon séjour sur la terre étrangère, séjour qui avait duré trois années, lorsqu’un soir, à la même heure et au même lieu où j’avais dit adieu aux émigrants de l’Australie, je me retrouvai à bord du paquebot qui me ramenait au sol natal, contemplant le même horizon et la même eau dorée par le soleil couchant.

Trois années ! trois années bientôt passées, et qui, cependant, m’avaient paru quelquefois bien longues, trois années au bout desquelles je revenais aimant toujours mon pays !… aimant Agnès plus encore… mais en me disant : « Elle n’est pas à moi… elle aurait pu être à moi… mais il est trop tard ! »

Séparateur