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David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 3

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Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (3p. 54-82).


CHAPITRE III.

Ma tante.


Nous eûmes, le soir de mon retour à Londres, une conversation très sérieuse sur les événements domestiques que j’ai racontés dans le chapitre précédent. Ma tante y prit un intérêt particulier et elle ne se coucha qu’après avoir arpenté sa chambre pendant trois heures les bras croisés. Quand elle était émue, troublée, inquiète, c’était une de ses manières de l’exprimer, et sa préoccupation pouvait se mesurer à la durée de cet exercice péripatétique, qu’elle faisait d’un pas infatigable avec la régularité d’un pendule d’horloge.

Elle s’assit enfin, et comme, dans l’intervalle, j’avais, d’après l’avis d’Agnès, écrit ma lettre aux tantes de Dora, je lui en fis lecture : elle l’approuva. Le lendemain matin, je mis la lettre à la poste et j’attendis la réponse, qui se fit attendre toute une semaine. Heureusement, si cette réponse n’était pas telle que je l’eusse voulu après huit jours de patience… ou d’impatience, pour parler plus exactement… elle n’était pas non plus désespérante.

Les deux vieilles demoiselles « présentaient leurs compliments à M. Copperfield et l’informaient qu’elles avaient long-temps réfléchi à sa lettre pour le bonheur des deux parties, » ce qui me parut une expression alarmante, parce que j’avais remarqué (et je l’ai remarqué depuis) que les phrases conventionnelles sont une espèce de feu d’artifice susceptible de prendre une grande diversité de formes et de couleurs auxquelles on ne s’attendait pas du tout en voyant leur forme primitive. Les demoiselles Spenlow ajoutaient qu’elles demandaient la permission de ne pas exprimer « par correspondance, » une opinion sur la communication de M. Copperfield ; mais que si M. Copperfield voulait leur accorder la faveur de leur rendre visite (en compagnie d’un ami confidentiel, à son choix), elles seraient heureuses de pouvoir s’entretenir avec lui sur ce sujet.

À cette lettre, M. Copperfield répondit immédiatement qu’il aurait l’honneur de se rendre auprès de Mesdemoiselles Spenlow à l’heure indiquée, avec son ami M. Thomas Traddles. Après l’expédition de cette missive, M. Copperfield tomba dans un accès d’agitation nerveuse qui dura jusqu’au jour de la visite.

Mon inquiétude s’augmenta encore, en cette mémorable crise, de la privation des conseils de Miss Julia Mills. Mais M. Mills, qui faisait toujours une chose ou une autre pour me contrarier, ou je le croyais, du moins, ce qui revenait au même, avait mis le comble à ses fâcheux procédés en s’imaginant d’aller à Calcutta. Pourquoi allait-il à Calcutta, si ce n’était pour me contrarier ? Certes il y avait des affaires, il faisait le commerce des articles de l’Inde, il y avait une maison et un associé qui réclamaient sa présence. Mais que m’importait à moi ! Par malheur, il lui importait beaucoup à lui ; si bien que, sans égard pour mes affaires de cœur, tout entier à ses affaires d’intérêt, ce barbare M. Mills partait pour les Grandes-Indes et emmenait sa fille, qui, en attendant que le navire mit à la voile, était allée prendre congé de ses parents en province. Et c’est ainsi que son absence aggravait ma situation critique. N’étais-je pas en droit de me dire le triste jouet de la destinée.

Le jour de mon importante visite arriva. Comment m’habiller ? autre sujet d’inquiétude. Comment paraître avec tous mes avantages et ne pas compromettre le caractère sérieux que je prétendais me donner aux yeux des demoiselles Spenlow ? Je cherchai un juste-milieu de toilette qui obtint l’approbation de ma tante, et M. Dick, pour nous porter bonheur, nous jeta un de ses souliers quand Traddles et moi nous descendîmes l’escalier.

Quelque bon garçon que fût Traddles, et quelque amitié que j’eusse pour lui, je ne pus m’empêcher de regretter, dans cette occasion délicate, qu’il eût contracté l’habitude de se brosser les cheveux de telle sorte qu’ils semblaient se dresser sur sa tête de surprise ou d’horreur ! Je lui en fis la remarque ; mais il eut beau y passer la main, ils se redressaient toujours :

« — Copperfield, » me dit-il, « vous n’avez pas idée de l’obstination de ma chevelure ; elle fait de moi un véritable porc-épic en colère, et elle m’a joué maint mauvais tour ; la femme de mon oncle ne pouvait la supporter ; elle m’a nui même dans la famille de Sophie, dont les sœurs en rient encore, prétendant que ma Sophie en a dans son tiroir une mèche qu’elle est obligée de contenir dans un livre à fermoir, parce qu’elle n’a pas cessé de se hérisser, quoique ladite mèche soit un gage d’amour. 

» — Je vois bien, » répondis-je en riant moi-même, « que toute votre obstination a passé dans vos cheveux ; car, mon cher Traddles, vous êtes bien le meilleur enfant du monde, et, à propos de votre Sophie, que votre expérience me vienne en aide ; quand vous vous engageâtes l’un à l’autre, fîtes-vous une demande en règle à sa famille ?… Y eut-il quelque chose comme… ce que nous allons faire aujourd’hui, par exemple ? 

» — Ah ! » répondit Traddles d’un air pensif, « ce fut une transaction assez pénible. Sophie, voyez-vous, est si utile dans sa famille, qu’aucune des personnes qui la composent ne pouvait endurer la pensée de la voir jamais mariée. On avait décidé qu’elle resterait toute sa vie vieille fille, et ils l’appelaient d’avance de ce nom. Mais, quand je fis ma première ouverture, avec la plus grande précaution, à Mrs Crowler… 

» — La maman ? 

» — Oui, la maman, la femme du révérend M. Horace Crowler… » reprit Traddles ; « lorsque je lui fis la première ouverture, elle poussa un cri et s’évanouit. Je ne pus, de quelques mois, aborder cette question. 

» — Mais enfin vous l’abordâtes ? 

» — Pas moi, le révérend M. Horace Crowler. C’est un excellent homme, exemplaire sur tous les points, et il démontra à sa femme qu’elle devait, comme chrétienne, se faire à ce sacrifice (incertain surtout comme il était) et n’éprouver aucun sentiment anti-charitable contre moi. Pour ce qui me concerne, Copperfield, je vous donne ma parole que je me trouvais un véritable oiseau de proie envers cette famille. 

» — Les sœurs prirent votre parti, » j’espère, « Traddles ? 

» — Mais pas trop. Quand nous eûmes comparativement ramené Mrs Crowler, nous eûmes à faire l’ouverture de la même communication à Sarah… Vous ai-je dit que Sarah avait un petit défaut dans son épine dorsale ? 

» — Oui, je m’en souviens.

» — Elle joignit les mains en me regardant avec effroi, elle ferma les yeux, son teint prit une pâleur plombée, elle devint raide, et pendant deux jours elle ne voulut avaler que de l’eau panée.

» — Quelle déplaisante fille ! mon cher Traddles.

» — Je vous demande pardon, Copperfield, elle est charmante, mais elle a une sensibilité extrême. Par le fait, c’est le tempérament de toute la famille. Sophie m’avoua depuis qu’aucune langue ne saurait décrire les reproches qu’elle se fit à elle-même en soignant Sarah. Je devinai sa torture à mes propres remords. Quand Sarah fut rétablie, nous eûmes à rompre la glace avec les huit autres sœurs, sur qui les impressions furent également pathétiques sous diverses formes. Les deux plus jeunes, dont Sophie fait l’éducation, n’ont cessé que depuis peu de me détester.

» — Mais enfin, toutes sont à présent réconciliées à la chose ?

» — O… oui… ou du moins elles y sont résignées, » répondit Traddles avec un reste de doute. « Le fait est que nous évitons de mentionner ce sujet-là, et l’incertitude de mon avenir est une grande consolation pour la famille. Il y aura, j’en ai peur, une scène déplorable le jour de notre noce. Cela ressemblera plutôt à un enterrement qu’à une noce ; et ils me haïront tous quand je leur aurai enlevé Sophie. »

J’aurais ri, je crois, de l’expression sério-comique du visage de Traddles, si, en approchant de la maison des demoiselles Spenlow, je n’avais été de plus en plus préoccupé de ma propre situation ; je parus si tremblant et si troublé à mon ami, qu’il me proposa de faire une halte à une taverne voisine, où il m’administra, en guise de stimulant, un verre de bière.

Il m’eût fallu quelque chose de plus puissant pour me reconforter, et je ne me sentais nullement à mon aise quand la servante nous introduisit dans un paisible petit salon du rez-de-chaussée où je cherchai en vain quelques indices de la présence de Dora ; je crus entendre, il est vrai, un lointain jappement de Jip… Mais déjà entraient deux vieilles dames en noir que je saluai avec l’embarras d’un écolier en reconnaissant une ressemblance de famille entre feu M. Spenlow et leurs petites personnes sèches, calmes et formalistes.

« — Asseyez-vous, je vous prie, » dit une de ces deux dames.

En voulant leur obéir, je faillis tomber sur Traddles, puis j’écrasai à moitié le chat étendu sur un fauteuil, et je ne retrouvai ma présence d’esprit qu’en m’apercevant que l’on me prenait pour Traddles et Traddles pour moi. Je m’empressai de réclamer mon identité, craignant par-dessus tout le fâcheux effet que devait produire la chevelure rebelle de mon ami, qui, dès qu’il ôtait son chapeau, rappelait le redressement subit de ces figures fantastiques comprimées sous le couvercle d’une prétendue tabatière. Un jappement plus distinct, cette fois, de Jip, contribua aussi à me prêter un peu de hardiesse, et je pus observer les deux sœurs. Évidemment, elles avaient été les aînées de leur frère défunt avec une différence de six ou huit ans entre la plus âgée des deux et la plus jeune ; c’était celle-ci qui me parut chargée de diriger la conférence, puisque ce fut elle qui adressa la parole à Traddles, qu’elle prenait pour moi, en tenant à la main une lettre que je reconnus pour la mienne et sur laquelle son œil se fixait de temps en temps à travers un lorgnon.

« — M. Copperfield, » dit l’autre sœur en intervenant pour me restituer ma personnalité, « ma sœur Lavinia étant plus au fait des transactions de cette nature, vous fera savoir ce que nous estimons le plus convenable pour le bonheur des deux parties. »

Je découvris plus tard que Miss Lavinia était une autorité dans les affaires du cœur, par la raison qu’il avait autrefois existé un certain M. Pidger, qui jouait au whist et était supposé avoir été amoureux d’elle. Mon opinion particulière est que c’était là une supposition toute gratuite, et que Pidger fut parfaitement innocent d’un sentiment pareil, — qu’il n’avait même jamais exprimé en aucune manière. Miss Lavinia et Miss Clarissa conservaient toutefois cette idée superstitieuse que Pidger aurait déclaré sa passion s’il n’avait pas été enlevé encore jeune, à soixante ans, — après avoir détruit sa santé par des excès de boisson alcoolique, et avoir bu avec le même excès de l’eau de Bath pour la rétablir. Elles avaient même quelque soupçon qu’il mourut d’un amour étouffé, quoique je doive dire qu’on voyait chez elles un portrait dudit M. Pidger, avec un nez trop cramoisi pour que cette passion malheureuse eût agit sur son teint comme sur celui de la jeune fille dont parle Shakspeare[1].

« — M. Copperfield, » dit à son tour Miss Lavinia, « nous ne reviendrons pas sur le passé de cette affaire, la mort de notre pauvre frère Francis a tout effacé.

» — Nous n’avions pas, » dit Miss Clarissa, « de fréquents rapports avec notre frère Francis, mais il n’y avait pas entre nous de division ou de désunion décidée. Francis suivit son chemin, nous suivîmes le nôtre : nous considérâmes comme plus sûr, pour le bonheur de tous, qu’il en fût ainsi, et il en fut ainsi. »

Chacune des deux se penchait un peu en avant pour parler, hochait la tête après avoir parlé et se relevait droite et raide. Miss Clarissa ne remuait jamais ses bras croisés, en se contentant de jouer de temps en temps des airs, menuets ou marches, avec les doigts sur ses coudes comme sur un clavier, mais sans faire d’autre geste ; sans changer d’attitude.

« — La position ou la position présumée de notre nièce est bien changée par la mort de notre frère Francis, » dit Miss Lavinia, « et, par conséquent, nous regardons les opinions de notre frère comme changées aussi relativement à la position de sa fille. Nous ne doutons pas, ou plutôt nous sommes persuadées que vous avez une affection réelle pour notre nièce… »

Je répondis, comme je le faisais chaque fois que j’en trouvais l’occasion, qu’oncques personne n’avait été aimée comme Dora l’était par moi, et Traddles vint à mon aide par un murmure confirmatoire.

Miss Lavinia allait répliquer je ne sais quoi, lorsque Miss Clarissa, qui semblait incessamment tourmentée du désir d’introduire ses griefs contre son frère Francis, intervint de nouveau et dit :

« — Si la maman de Dora, en épousant notre frère Francis, avait déclaré une fois pour toutes qu’il n’y avait pas de place pour la famille à la table du dîner de noces, c’eût été mieux pour le bonheur de toutes les parties. 

» — Sœur Clarissa, « remarqua Miss Lavinia, « peut-être ne devons-nous pas rappeler cela maintenant.

» — Sœur Lavinia, » remarqua Miss Clarissa, « cela fait partie du sujet ; mais quant au département dudit sujet sur lequel vous êtes la seule compétente, je m’abstiendrai de toute observation, continuez. »

Quand Miss Clarissa eut fait son hochement de tôle, Miss Lavinia reprit la parole en fixant son œil et son lorgnon sur ma lettre. J’ajouterai, par parenthèse, que les deux sœurs avaient de petits yeux ronds, brillants et clignotants, comme des yeux d’oiseau. Toute leur personne même n’était pas sans ressemblance avec un oiseau ; en étudiant leurs mouvements saccadés, leur manière de s’ajuster après chaque mouvement, je les comparais en moi-même à deux canaris.

Miss Lavinia, disais-je, reprit la parole en ces termes :

« — Vous demandez la permission à ma sœur Clarissa et à moi, M. Copperfield, de rendre visite ici comme le prétendu agréé de notre nièce. 

» — Si notre frère Francis, » intervint encore ici Miss Clarissa, « ne voulait s’entourer que de la société des Doctor’s Commons, quelle objection pouvions-nous y faire ? Continuez, sœur Lavinia, » ajouta-t-elle après cette sortie contre la société de son frère que je ne m’avisai pas de justifier, quoique appartenant moi-même à la corporation qui excitait cette longue rancune. Miss Lavinia continua donc :

« — M. Copperfield, ma sœur Clarissa et moi, nous avons examiné et pesé consciencieusement cette lettre. Et nous avons fini par la montrer à notre nièce afin de la discuter avec elle. Nous ne doutons pas que vous ne pensiez l’aimer beaucoup… 

» — Si je le pense, ah !… » m’écriai-je avec transport…

Mais Miss Clarissa m’adressant un coup d’œil (un coup d’œil d’oiseau, de canari), comme pour me prier de ne pas interrompre l’oracle, je demandai pardon.

« — L’affection, » dit Miss Lavinia sollicitant du regard l’approbation de sa sœur qui la lui accorda par un signe de tête à chaque clause, « — l’affection mûre, l’hommage d’un cœur dévoué, ne s’exprime pas facilement. Sa voix est peu élevée ; elle est modeste et timide ; elle se cache en attendant l’opportunité, et attend toujours. Tel est le fruit mûr. Quelquefois une vie entière s’écoule et le trouve mûrissant encore, en secret, à l’ombre. »

Naturellement, ne sachant pas encore ce que je ne sus que depuis, je ne compris pas alors que c’était là une allusion à la passion supposée de l’infortunée Pidger ; mais, à la gravité avec laquelle Miss Clarissa hochait la tête, je vis bien qu’une grande importance était attachée à ces paroles.

« — L’inclination légère… comparativement légère… oui, l’inclination légère de très jeunes gans, » poursuivit Miss Lavinia, « n’est qu’une vaine poussière comparée aux roches. C’est la difficulté de savoir si une pareille inclination peut durer ou a quelque fondement réel, qui nous a laissées quelque temps indécises ma sœur et moi… »

J’entrevoyais enfin une espérance dans ce que je crus deviner du caractère des deux petites sœurs. Évidemment elles se promettaient, Miss Lavinia surtout, une vraie jouissance domestique à surveiller deux jeunes amoureux comme Dora et moi… Cela me donna le courage de protester de la véhémence de ma passion, d’invoquer à l’appui ma tante, Agnès, tous ceux qui me connaissaient, et Traddles ici présent, Traddles qui, s’enflammant comme dans nos ébats parlementaires, proclama ma sincérité et l’ardeur de ma flamme par un argument qui fit l’impression la plus favorable :

« — Je parle, » dit-il dans sa péroraison, « en homme qui a quelque expérience de la chose, engagé moi-même à une jeune personne, sœur de neuf autres dans le Devonshire, et sans prévoir encore aucune probabilité d’une prochaine terminaison de notre mutuel attachement.

» — En ce cas, M. Traddles, « remarqua. Miss Lavinia prenant un visible intérêt à lui, « vous pouvez confirmer ce que j’ai dit de l’affection modeste et timide, qui attend et attend encore. 

» — Entièrement, Madame, » dit Traddles.

Miss Clarissa regarda Miss Lavinia et hocha la tête gravement : Miss Lavinia soupira péniblement.

« — Sœur Lavinia, » dit Miss Clarissa, « prenez mon flacon. »

Miss Lavinia aspira quelques arômes de vinaigre pour se reconforter et, touchée de la sollicitude que Traddles et moi nous manifestâmes, elle reprit d’un accent ému. :

« — Vous approuverez donc, M. Traddles, que ma sœur et moi nous soumettions cette inclination à une prudente épreuve. Dans ce but, nous sommes disposées à recevoir les visites de M. Copperfield. 

» — Ah ! Mesdemoiselles, » m’écriai-je le cœur soulagé d’un poids énorme, « jamais je n’oublierai votre bonté ! 

» — Mais, » dit Miss Lavinia, « nous préférons considérer ces visites comme nous étant faites à nous provisoirement : nous nous dispenserons de reconnaître aucun engagement entre M. Copperfield et notre nièce, jusqu’à ce que nous ayons eu le temps…

» — Jusqu’à ce que vous ayez eu le temps, sœur Lavinia, » dit Miss Clarissa.

« — Soit, » dit en soupirant encore Miss Lavinia, « jusqu’à ce que j’aie eu le temps de les observer. 

» — Copperfield ! » dit Traddles se tournant vers moi, « vous sentez, j’en suis sûr, que rien ne saurait être plus prudent et plus raisonnable… 

» — Bien ! » m’écriai-je, » je le sens profondément. 

» — Dans cette situation des choses, » dit Miss Lavinia, « nous devons requérir de M. Copperfield l’assurance d’honneur qu’aucune communication, d’aucune espèce n’aura lieu entre notre nièce et lui sans que nous la connaissions, qu’aucun projet quelconque ne sera fait relativement à notre nièce, sans nous être d’abord soumis… 

» — À vous, sœur Lavinia, » dit Miss Clarissa.

« — Soit, Clarissa, » répondit Miss Lavinia avec un air de résignation… « à moi donc… et qu’après avoir reçu notre concours. Telles sont nos stipulations, M. Copperfield, nos stipulations expresses, et voilà pourquoi nous avons désiré que vous fussiez accompagné d’un ami confidentiel pour en prendre l’engagement devant témoin. Nous allons vous laisser un quart d’heure à délibérer avec votre ami… permettez-nous donc de nous retirer… »

J’eus beau m’écrier que toutes mes réflexions étaient faites, que j’étais prêt à souscrire à tout sans attendre ni un quart d’heure, ni une minute ; les deux sœurs persistèrent dans la grave formalité d’une délibération en règle, et se retirèrent avec leur dignité d’oiseau, me laissant recevoir les félicitations de Traddles ; — puis, au bout des quinze minutes spécifiées, elles reparurent avec la même dignité. »

Je jurai que j’acceptais toutes les conditions prescrites.

« — Sœur Clarissa, » dit Miss Lavinia, « le reste vous regarde. »

Miss Clarissa, déployant ses bras pour la première fois, prit un petit mémorandum des mains de sa sœur, et dit :

« — Nous serons heureuses de recevoir M. Copperfield à dîner, tous les dimanches, si cela peut entrer dans ses convenances : nous dînons à trois heures. »

Je fis un salut d’assentiment.

« — Dans le cours de la semaine, » reprit Miss Clarissa, « nous serons heureuses de recevoir M. Copperfield à l’heure du thé… notre heure est six heures et demie. »

Je fis un second salut.

« — Deux fois la semaine, » dit Miss Clarissa, « mais pas plus souvent : telle est notre règle. »

Je fis un troisième salut.

« — Miss Trotwood, » dit Miss Clarissa, « la tante de M. Copperfield, nous fera peut-être une visite. Quand les visites peuvent servir au bonheur de toutes les parties, nous sommes charmées de recevoir des visites et d’en rendre. Quand c’est mieux, pour le bonheur de toutes les parties, que les visites n’aient pas lieu (comme dans le cas de notre frère Francis), c’est tout différent. »

Je répondis que ma tante serait fière et enchantée de faire leur connaissance, quoique je doive avouer que je n’étais pas très sûr que les trois tantes s’accordassent d’une manière satisfaisante. Les stipulations étant toutes terminées, je renouvelai l’expression de ma vive gratitude, et, saisissant la main de Miss Clarissa d’abord, celle de Miss Lavinia ensuite, je les pressai successivement contre mes lèvres.

Alors Miss Lavinia se leva, et priant M. Traddles de nous excuser pour un moment, me dit de la suivre. J’obéis tout tremblant et fus conduit dans une autre pièce. C’est là que je trouvai ma chère Dora, se bouchant les oreilles et le visage contre le mur derrière la porte… Miss Lavinia daigna me laisser seul avec elle.

Ah ! qu’elle était belle dans sa robe noire ! que de sanglots, que de pleurs, et comme elle refusa long-temps de quitter le coin où elle se réfugiait… Enfin elle consentit à venir à moi et à essuyer ses dernières larmes en s’appuyant contre mon épaule. Je voulus lui raconter alors mon entrevue avec ses tantes ; mais elle me dit avoir tout entendu et avoir même vu, à travers la serrure, la figure de Traddles dont les cheveux hérissés lui avaient fait grand’peur. Déjà elle se livrait à ses petites minauderies d’enfant gâtée qui lui allaient si bien, et j’oubliais que mon ami attendait, tout en répétant à Dora que, malgré sa tête ébouriffée, c’était le meilleur être du monde ; mais Miss Lavinia vint me chercher. Miss Lavinia aimait extrêmement Dora (elle me dit que Dora était exactement ce qu’elle avait été elle-même à son âge… comme Miss Lavinia avait changé !) et elle traitait Dora comme si c’eût été une jolie poupée. Je voulus persuader à Dora de venir voir Traddles ; mais, à cette proposition, elle courut s’enfermer dans sa chambre : je revins trouver Traddles sans elle, et nous prîmes congé des deux tantes.

« — Rien ne pouvait être plus satisfaisant, » dit Traddles, « et ce sont de très agréables vieilles demoiselles. Je ne serais pas surpris, Copperfield, que vous fussiez marié plusieurs années avant moi. 

» — Votre Sophie joue-t-elle de quelque instrument ? » lui demandai-je dans l’orgueil de mon cœur. 

» — Elle sait assez de piano pour donner des leçons à ses sœurs cadettes, » répondit-il.

« — Chante-t-elle ?

» — Des ballades pour égayer sa famille quand elle est triste… pas de musique savante.

» — S’accompagne-t-elle de la guitare ?

» — Oh ! mon cher, non !

» — Peint-elle ?

» — Pas du tout.

» — Eh bien ! vous entendrez chanter Dora, vous verrez comme elle dessine et peint les fleurs.

» — Ce sera un vrai plaisir pour moi, » répondit Traddles ; et nous nous en retournâmes bras dessus bras dessous, tous les deux de très bonne humeur. Je l’encourageais à me parler de Sophie, il ne se taisait pas prier et j’admirais sa tendre confiance en elle. Aussi, en écoutant, je comparais Sophie à Dora, non sans une orgueilleuse satisfaction ; mais je me disais aussi avec franchise que Sophie devait être une excellente fille pour mon ami.

Ma tante fut immédiatement informée de l’issue de la conférence. Heureuse de me voir si heureux, elle approuva tout ce qui s’était passé entre les demoiselles Spenlow et moi, promit d’aller les voir sans perdre de temps, et, me laissant écrire à Agnès, fit dans la chambre cette longue promenade qui indiquait ses graves préoccupations.

Je remerciai Agnès avec reconnaissance des bons résultats de l’avis qu’elle m’avait donné. Elle m’écrivit, par le retour du courrier, une lettre elle se montrait pleine d’espérances, gaie même, et depuis ce jour-là elle se montra toujours la même.

Cependant j’avais mes journées bien remplies. Je voulais aller à Putney aussi souvent que possible et ne négliger ni les dictées du Dr Strong à Highgate, ni l’étude des Doctors’ Commons, ni mes exercices sténographiques. Les parties de thé proposées par Miss Lavinia me parurent bientôt impraticables, et je fis un compromis avec elle pour obtenir, à la place, l’autorisation d’une visite le samedi dans l’après-midi, sans préjudice de mes dimanches privilégiés. Cette moitié de samedi, suivie de tout un dimanche, était pour moi une époque délicieuse, et la pensée d’en jouir entretenait mon activité pendant le reste de la semaine.

Je fus merveilleusement tiré d’un grand souci en voyant que, tout compris, ma tante et les tantes de Dora se mirent d’accord plus facilement que je n’avais espéré ; ma tante fit sa visite promise peu de jours après la conférence, et, au bout de quelque temps, les tantes de Dora la lui rendirent cérémonieusement. Cet échange de visites continua sur un pied de rapports plus familiers, à des intervalles de trois ou quatre semaines. Je sais que ma tante contraria beaucoup les tantes de Dora en laissant de côté la dignité d’une voiture de remise et en allant à pied jusqu’à Putney, où elle les surprenait à des heures extraordinaires, soit après déjeuner, soit un moment avant le thé. Elles s’accoutumèrent aussi avec peine à la voir poser son chapeau sur sa tête de la manière qui lui semblait la plus confortable et en bravant tous les préjugés de la civilisation sur l’usage du chapeau. Mais les tantes de Dora finirent par considérer ma tante comme une femme excentrique, qui tenait à l’autre sexe par certaines façons d’être masculines, non moins que par sa forte raison. Ma tante, de son côté, par amour pour moi, faisait des concessions et des sacrifices aux opinions des tantes de Dora, afin de maintenir l’harmonie générale.

Le seul membre de notre petite société qui refusa positivement de se prêter aux circonstances, fut Jip. Il ne voyait jamais ma tante sans montrer les dents ; puis, se réfugiant sous une chaise, grondait incessamment, et parfois un hurlement lamentable se faisait entendre quand sa présence lui agaçait par trop les nerfs. Nous essayâmes de tous les moyens pour le dompter ou le séduire : je l’amenai même pour passer tout un jour dans ma rue de Buckingham, où il s’élança aussitôt sur les deux chats, à la terreur des assistants. Rien n’y fit : caresses, tapes, friandises, privations de biscuits, Jip ne put jamais supporter la société de ma tante. Il semblait quelquefois triompher de son antipathie et se rendre aimable pendant quelques moments ; mais tout-à-coup l’instinct reprenait le dessus, il recommençait ses aboiements et ses hurlements à un tel point, qu’il fallait lui couvrir les yeux et l’enfermer dans le réchaud à vaisselle. De guerre lasse, chaque fois que ma tante frappait à la porte des demoiselles Spenlow, Dora enveloppait Jip dans une serviette et le cachait dans le réchaud tout le temps de la visite.

Une chose me tourmentait encore après tous ces pacifiques arrangements. Dora semblait, d’un consentement unanime, être regardée comme un joli joujou. Ma tante, avec qui elle se familiarisa peu à peu, l’appelait sa Petite-Fleur. La récréation de Miss Lavinia consistait à s’occuper d’elle, à friser ses cheveux, à lui préparer de petits articles de parure et à la traiter comme une enfant gâtée. Ce que faisait Miss Lavinia, sa sœur le faisait aussi naturellement, et je pensais quelquefois qu’elles avaient l’air, toutes, de traiter Dora comme Dora traitait elle-même Jip.

Je me décidai à en parier à Dora, et un jour que nous faisions une promenade ensemble (car, au bout de quelque temps, nous avions obtenu de Miss Lavinia la permission de sortie tête à tête), je lui avouai que je voudrais bien qu’on en agît différemment à son égard :

« Parce que, voyez vous, ma chère, » ajoutai-je gravement, « vous n’êtes pas une petite fille. 

» — Allons, » reprit Dora, « voilà, que vous allez bouder ? 

» — Bouder, ma bien-aimée ! 

» — Je suis sûre qu’on est très bonne pour moi, et je me trouve très heureuse. 

» — Eh bien ! ma toute chère, vous pourriez être encore heureuse, quoique traitée en créature raisonnable. »

Dora m’adressa un regard de reproche… le plus joli regard, et puis se mit à sangloter en me disant : « Si vous ne m’aimez plus, pourquoi avoir été si passionné, si pressé de vous engager à m’aimer toujours, et si j’ai cessé de vous plaire, pourquoi ne pas vous retirer ? »

Pouvais-je ne pas sécher ses larmes en l’embrassant et ne pas lui répéter que je l’adorais toujours ?

« — Je crois être très affectueuse, » dit Dora ; « vous ne devriez pas être cruel pour moi, Davy !

» — Cruel ! âme de ma vie, comme si, pour rien au monde, je voulais, je pouvais être cruel pour vous !

» — Eh bien ! alors, ne me grondez pas, Davy, et je serai sage, » dit-elle en faisant sa petite moue. Un moment après elle vint d’elle-même me demander le manuel de cuisine dont je lui avais parlé et elle me pria de lui apprendre à tenir des comptes, comme je le lui avais promis.

Le samedi suivant, j’apportai non-seulement le volume, que j’avais fait relier avec élégance pour le rendre plus séduisant, mais encore un cahier cartonné, en forme d’album, avec une charmante boîte de crayons. Je laissai à Dora, pour modèle, un vieux livre de ménage de ma tante… Hélas ! le manuel de cuisine donna la migraine à Dora, les chiffres la firent pleurer : « Ils ne voulaient pas s’additionner, » dit-elle. Aussi, mon cahier cartonné lui servit à dessiner des petites fleurs et à crayonner des croquis de Jip ou de moi.

J’essayai, cependant encore des leçons verbales sur la tenue d’une maison ; par exemple, si le samedi soir notre promenade nous conduisait près de l’étal d’un boucher :

« — Ma chérie, » disais-je à Dora, « supposons que nous sommes mariés et que vous désirez acheter une épaule de mouton pour notre dîner, comment vous y prendriez-vous ? »

Ma jolie petite Dora me regardait tristement et faisait sa moue si charmante, comme si elle eût voulu m’accorder un baiser plutôt qu’une réponse.

« — Sauriez-vous comment acheter, une épaule de mouton, ma bien-aimée, » répétais-je, « si, par hasard, je m’obstinais dans ma leçon ?

Dora réfléchissait un peu et puis répliquait peut-être, triomphante :

« — Quoi donc ! le boucher saurait bien me la vendre ; cela ne suffirait-il pas, Monsieur l’homme d’esprit ? »

Une autre fois, à propos du manuel de cuisine, je demandai à Dora comment elle s’y prendrait pour faire une étuvée : « — Comment, » répliqua-t-elle ; rien de plus facile. Je dirais à ma cuisinière : Faites-nous une étuvée ! » Et, s’applaudissant elle-même d’avoir trouvé cette recette, elle souriait de son plus délicieux sourire en me voyant tout ébahi !

En conséquence, le manuel de cuisine fut principalement converti en un piédestal où Jip, lorsqu’il avait fait quelque sottise, était condamné à s’asseoir, avec le crayon entre ses dents, sans plus bouger qu’un chien de pierre, et cela rendait Dora si contente, que je ne regrettais pas l’argent que m’avaient coûté le volume et le crayon. Puis nous revenions à la guitare, aux romances et au tra la la de la danse française, etc. J’aurais voulu avoir le courage de déclarer à Miss Lavinia elle-même qu’elle traitait un peu trop ma chère Dora comme un joujou, mais j’étais forcé de convenir que je faisais quelquefois, moi aussi, quoique plus rarement, comme faisait tout le monde.

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  1. xxxxxxxxx« She never told her love,
    But let concealment like a worm in the bud
    Feed on her damask cheek
    , etc., etc.

    xxxxxxxxxxxxxTwelfth night. Ac. II, sc. IV.

    « Elle ne dit jamais le secret de son cœur ;
    Mais laissa son amour, comme un ver dans la fleur,
    Dévorer l’incarnat de son charmant visage. »