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David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 7

La bibliothèque libre.
Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (3p. 132-138).


CHAPITRE VII.

Un secret de famille.


En ce temps-là je composais, je crois, ma première fiction de longue haleine ; mais je n’avais pas encore renoncé au journal politique, car ce fut un soir, fort tard, en revenant de la séance de la Chambre des Communes, que j’entendis sonner minuit au moment où j’allais mettre la clé de la maison dans la serrure. Je m’étais arrêté sur notre seuil pour distinguer la grave sonnerie de Saint-Paul au milieu des autres carillons de la métropole, lorsque je fus surpris de voir que la porte du cottage de ma tante était ouverte et qu’une faible lumière éclairait le sentier qui y conduisait.

Ma tante, pensai-je, sera retombée dans une de ses anciennes alarmes, et elle surveille le progrès de quelque incendie imaginaire. Je me dirigeai de son côté pour lui parler. Nouvelle surprise : un homme était debout dans son petit jardin.

Il tenait à la main une bouteille avec un verre et il buvait. Je suspendis ma marche près d’un berceau de verdure d’où, grâce au clair de lune, quoique le ciel fût nuageux, je reconnus à travers le feuillage le même homme que nous rencontrâmes un jour dans la Cité et que j’avais long-temps supposé être un des personnages des visions de M. Dick.

Il buvait et il mangeait aussi, satisfaisant ce qui me parut un appétit vorace ; de temps en temps il regardait le cottage d’un air curieux, puis il se remettait à manger et à boire, jusqu’à ce que, ayant apaisé sa faim et sa soif sans doute, il témoigna l’impatience de quelqu’un qui voulait s’éloigner. Qui donc le retenait là ?

Bientôt la lumière entre la porte et lui s’obscurcit, et ma tante sortit. Elle était agitée ; elle vint à cet homme et lui compta de l’argent. J’entendis les pièces tinter dans sa main.

« — Que puis-je faire de cela ? » demanda-t-il. 

» Je ne puis vous en donner davantage, » répondit ma tante.

« — En ce cas, » reprit l’homme, « je reste. Tenez, reprenez votre argent.

» — Méchant homme ! » dit ma tante avec une vive émotion, « comment pouvez-vous me traiter ainsi ! Mais qu’ai-je à m’étonner ? vous comptez sur ma faiblesse ; cependant, pour me débarrasser de vos visites pour toujours » je n’aurais qu’à vous abandonner au sort que vous méritez. 

» — Et pourquoi ne m’abandonneriez-vous pas au sort que je mérite ?

» — Vous me le demandez ! Quel cœur vous devez avoir ! »

Après avoir compté les pièces d’argent d’un air boudeur et en branlant la tête :

« — Est-ce donc là tout ce que vous prétendez me donner, » dit-il.

« — C’est tout ce que je puis vous donner, » répondit ma tante. « Vous savez que j’ai fait des pertes et que je suis plus pauvre que je n’étais. Je vous l’ai dit : pourquoi m’attrister un moment de plus de votre vue ? 

» — Je suis devenu assez désagréable à voir sans doute, si c’est là ce que vous voulez dire, » reprit cet homme ; « je vis comme un hibou. 

» — Vous me dépouillâtes autrefois de la plus grande partie de mon avoir, » dit ma tante ; « vous êtes cause que je fermai mon cœur au monde entier pendant des années ; vous fûtes injuste, ingrat, faux et cruel ; allez-vous en et repentez-vous ; n’ajoutez pas de nouveaux outrages à ceux dont vous m’avez abreuvée. 

» — Oui, oui, voilà de belles phrases !… » dit l’inconnu. « Il faut bien pourtant que je me tire d’affaire à présent et le mieux que je peux. »

En dépit de lui-même, il parut confondu par les larmes d’indignation que versait ma tante, et il sortit du jardin d’un air mécontent. Je pris un détour et j’allai vers la petite barrière où je me croisai avec lui comme si j’arrivais au moment où il s’éloignait ; nous nous observâmes réciproquement au passage et le regard que nous échangeâmes n’avait rien de bienveillant. Je fus bientôt auprès de ma tante.

« — Ma tante, » lui dis-je allant droit au but, « c’est le même homme qui est venu vous faire peur ; laissez-moi lui parler. Qui est-il ? 

» — Enfant, » répondit ma tante en prenant mon bras, « venez et attendez dix minutes avant de m’adresser la parole. »

Nous nous assîmes dans son petit salon ; elle pleurait et elle se plaça derrière un vieil écran pour se recueillir en essuyant ses larmes. Ce ne fut qu’au bout d’un quart d’heure que, redevenue tout-à-fait maîtresse d’elle-même et rapprochant sa chaise de la mienne, elle me dit :

« — Trot, c’est mon mari ! 

» — Votre mari ! ma tante. Je le croyais mort ! 

» — Mort pour moi, mais vivant… Écoutez, » poursuivit-elle avec son calme impassible, « Betsey Trotwood ne parait guère faite pour inspirer la tendre passion, n’est-ce pas ? Mais il fut un temps, Trot, où elle crut à cet homme, — où elle l’aima, l’aima beaucoup, où il n’était aucune preuve d’affection sincère et dévouée qu’elle ne lui eût volontiers donnée. Il la récompensa en dissipant une partie de sa fortune et en lui brisant le cœur. Elle ensevelit donc pour toujours dans un tombeau tout sentiment de ce genre et se sépara à jamais de celui qui l’avait trompée. 

» — Ma chère bonne tante ! 

» — En agissant ainsi, » continua ma tante, « je fus généreuse… oui, je puis répéter aujourd’hui que je fus généreuse. Il avait été si cruel que j’aurais pu obtenir une séparation légale et dans les termes les plus favorables pour moi : je n’en fis rien. Il eut bientôt mangé ce que je lui avais donné ; il tomba au plus bas degré de l’échelle, épousa une autre femme, je crois, devint un aventurier, un joueur, un fripon. Vous avez vu ce qu’il est à présent… mais quand je l’épousai, il avait un air de distinction… (reprit ma tante avec un son de voix où je crus retrouver l’écho d’un orgueil désabusé) et je voyais en lui l’honneur en personne… J’étais une folle… Il n’est plus rien pour moi, Trot… moins que rien ; mais, plutôt que de le voir puni (comme il le serait s’il vagabondait dans le pays), je lui remets autant d’argent que je le peux chaque fois qu’il reparaît. Je fus une folle quand je l’épousai, et je suis encore folle à ce point, qu’en mémoire de ce que j’avais cru qu’il était, je ne voudrais pas que ce fantôme des illusions de ma jeunesse éprouvât le traitement sévère qu’il mérite… car j’étais sincère, Trot, si jamais femme le fut. »

Ma tante poussa un soupir et résuma ensuite froidement sa confidence.

« — Voilà tout, mon cher ami ! Maintenant, vous connaissez le commencement, le milieu et la fin. C’est un sujet dont nous ne parlerons plus ensemble et dont vous ne parlerez jamais à qui que ce soit. Il faut garder pour nous seuls, Trot, l’histoire de votre vieille tante ! »

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