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De Paris à Bucharest/Chapitre 9

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IX

Stuttgart, 8 août.
DANS LE WURTEMBERG.
Les wagons wurtembergeois. — La sentimentalité et la rêverie allemandes. — Quatre étudiants. — Sous le cimetière de Bruchsal. — Le Schwarzwald et les routes des armées. — Paysage de la forêt Noire. — Le bassin du Neckar. — Le gothique neuf. — Ludwigsbourg.

L’Allemagne, ayant le bonheur de posséder une trentaine de princes, chacun a son tronçon de voie ferrée, comme il a sa petite armée et sa petite cour. Quand nous sommes sortis de chez Son Altesse Grand-Ducale, il nous a fallu changer de voitures pour monter dans les wagons de Sa Majesté Wurtembergeoise, lesquels ne dépasseront pas la frontière bavaroise. De là des pertes de temps énormes, souvent d’effets ; quelquefois on perd même le convoi, comme il manqua m’arriver à Stuttgart. Je n’avais pas compté d’abord m’arrêter dans cette ville, et, comme on nous avait donné quelques minutes, je courus afin de voir de près une chose qui, de loin, me paraissait assez étrange, un grand cerf placé à l’entrée de la demeure royale. Mais j’entends des sifflets inquiétants ; je retourne tout courant à la gare ; plus de convoi. Ce ne fut heureusement qu’une panique ; je le découvris sur une autre voie très-différente de celle où je l’avais laissé. Je me hâtai de lui reprendre mon sac de nuit.

Du reste, il ne faut point dire de mal des wagons wurtembergeois. On s’y trouve fort commodément. Ils sont longs comme deux des nôtres, avec un couloir au milieu, et, sur les côtés, de petites banquettes qui se retournent à volonté, de sorte qu’on peut être quatre en tête-à-tête, ou deux seulement, et se trouver toujours assis dans la direction où marche le train. Le jour y entre largement ; on s’y promène ; ils ont des portes aux extrémités, et l’on sort, illégalement c’est vrai, sur une plate-forme en fer d’où rien ne vous échappe. On passe même sans difficulté dans les wagons voisins, et comme les employés sont fort débonnaires, on pourrait chercher d’un bout à l’autre du convoi en marche, pour s’asseoir, une place qui vous convienne, et, pour causer, un visage qui vous plaise. De la sorte on a deux spectacles sous les yeux, celui de la route et celui du wagon.

Je n’ose pourtant me lancer dans ces pérégrinations aventureuses et voyager, comme l’employé, au travers du convoi. Je me tiens au wagon où je suis et à une place d’où je ne perds rien de ce qui se passe dedans ou dehors. Quelques dames s’y trouvent, bien qu’on fume à faire frémir. En passant sous un tunnel, tous ces bouts de cigares qui brillent dans la nuit produisent un drôle d’effet ; J’aime pourtant mieux les lucioles des champs.

Une de ces dames est une Wurtembergeoise longue à faire envie à une miss anglaise, et d’une musculature qui promet de vigoureux grenadiers au roi Guillaume ; du reste, l’air candide qui convient à une Allemande, quoiqu’il jure un peu avec cette figure qui doit tout savoir et ne rien craindre. Elle avait une petite fille blanche et rose qui me rappela Baby quand elle prend son air étonné et craintif. Je voulus la faire rire et jouer, mais en m’approchant d’elle j’aperçus au bras de la mère un bracelet qui allait du poignet jusqu’aux environs du coude, enfermant la vaste portraiture d’un mari tout de noir habillé, avec lunettes d’or et cravate blanche, comme on en portait au temps du Directoire. C’est la première exhibition que j’aie eue de la sentimentalité allemande. J’allais dire à mon voisin quelque sottise, quand je reconnus à temps que la dame entendait le français. Je l’échappai belle.

Wurtembergeois et Wurtembergeoises.
Paysan de la Souabe, à Stuttgart.

Un peu plus loin je découvris un vrai Allemand, dans son costume d’autrefois : houppelande blanche qui descendait jusqu’aux talons, et grosses bottes qui montaient jusqu’aux genoux, le chef couvert de quelque chose d’indescriptible. Sur une banquette isolée deux individus, apparemment pour obéir à la loi des contrastes qui rapproche toujours les extrêmes, étaient venus s’asseoir côte à côte : l’un sec, jaune et bilieux, face d’huissier ou de procureur ; l’autre gras, rouge, apoplectique, figure de Roger Bontemps ; tous deux armés d’énormes pipes en faïence, colorées, dont je ne pus malheureusement voir les dessins, ce qui m’aurait fort aidé dans mon diagnostic de leurs propriétaires. Ils ne parlaient point, ils ne regardaient pas : toute leur force d’attention semblait employée à contempler les petits nuages blanchâtres qui s’échappaient en tourbillonnant du fourneau de leur pipe. C’étaient à coup sûr deux fumeurs d’Hoffmann, qui dans ces nuages floconneux voyaient passer bien des choses et danser toutes sortes de figures. Le sec tout à coup fronça le sourcil, tandis que le gros relevait le coin de l’œil d’un air très-aigrillard. Je jurai à mon voisin que l’un venait de reconnaître un plaideur qui lui faisait la nique en se sauvant avec son procès ; l’autre une commère éveillée qui lui lançait un sourire plein de promesses ; à moins pourtant qu’ils ne vissent rien du tout et ne pensassent pas plus que deux locomotives de réserve qui ne font rien et fument toujours.

Un wagon wurtembergois.

Mais les héros de notre wagon sont quatre étudiants nés, je le crois bien, un jour de mardi gras. Sur quatre, trois ont le binocle, car la myopie est générale au delà du Rhin, et si précoce qu’il semble qu’on donne aux enfants leur première paire de lunettes avec leur premier livre. Ils portent une casquette imperceptible et un gros cigare. La casquette est blanche, rouge, bleue ou verte, selon l’association à laquelle son maître appartient. Pour multiplier les couleurs ils portent encore en sautoir un ruban tricolore, ce qui veut dire qu’ils sont pour l’unité allemande, qu’il chanteront, fumeront, boiront pour elle. Et de tout cela, ils ne se font faute dans le wagon même, qu’ils remplissent de fumée, de cris et de rires, sans scandaliser personne. À chaque station ils descendent et reviennent une fiole sous le bras, ou l’employé, qu’ils font boire, remplit la commission. En trois heures douze bouteilles de bière y passent, avec une bouteille de kirsch-wasser et vingt cigares. Ah ! les bonnes études qu’ils ont dû faire à l’Université !

Après tout, parmi ces joyeux compagnons se trouvait peut-être quelque futur privat docent ou un commentateur acharné d’un ouvrage perdu. L’Allemagne sait encore avoir vingt ans, ce qui ne l’empêche pas d’être fort grave à trente et d’en savoir, à quarante, plus long que nous. J’ai dit davantage, je ne retire pas le mot ; mais je n’ai pas dit mieux.

Cependant, le kirsch-wasser agissant sur nos écoliers, il survint un accès de patriotisme, et un d’eux, sans doute un unitaire de Gotha qui avait souscrit pour « la flotte allemande, » « un étudiant moussu[1] » qui avait bien ferraillé à l’académie, chanta à demi-voix la chanson de Maurice Arndt, tout imprégnée des haines de 1813, la patrie de l’Allemand.

« Quelle est la patrie de l’Allemand ? Est-ce la Prusse ? Est-ce la Souabe ? sont-ce les rives du Rhin où la vigne fleurit ? sont-ce les rivages du Belt où la mouette décrit les courbes de son vol ?

« — Non, non ! Sa patrie est plus grande… Aussi loin que l’idiome teuton résonne et élève ses chants à Dieu dans le ciel, aussi loin va la patrie allemande. Brave Teuton, tout cela est à toi.

« Elle est, la patrie du Teuton, là où la pression de la main vaut un serment ; là où la bonne foi brille dans un clair regard ; où l’amour échauffe le cœur ; où le clinquant des Welches disparaît au vent de la colère ; où tout Français est un ennemi. Voilà la patrie ; voilà toute la terre du Teuton. »

Les autres avaient l’alcool plus gai, et un d’eux, laissant le Mangeur de Français (Arndt der Franzosenfresser), prit une chanson dont je n’entendis que quelques mots : « Trinquons et hurrah ! hurrah ! L’étudiant est libre !

« Vive le saint amour de la femme ! Qui ne sait chanter, ni boire, ni aimer, celui-là l’étudiant le méprise. Hurrah ! l’étudiant est libre ! »

L’étudiant a, en effet, de bien grandes libertés en Allemagne. Cependant nos Philistins[2] commençaient à trouver qu’on faisait dans le wagon presque autant de tapage que s’il eût été une rue de la ville académique. « Plus qu’une seule, » dit un des écoliers, qui n’avait pas encore chanté, et le voilà qui part, mais cette fois sans hurrah.

« Droit hors du cabaret, je m’avance en ce moment ; ô rue ! quel air étrange je te trouve ! Je cherche ton côté droit, je cherche ton côté gauche : tout est renversé. ô rue ! je vois que tu es ivre !

« Pourquoi donc, ô lune me regarder ainsi de travers ? Pourquoi cet œil ouvert et l’autre fermé ? Tu as trop bu, la chose est claire. N’as-tu pas honte, n’as-tu pas honte, ma vieille amie ?

« Et maintenant les lanternes, que se passe-t-il donc ? grands dieux ! Voilà que les lanternes ne savent pas se tenir debout ; elles vacillent et flamboient sens dessus dessous. Je me trompe fort ou leur raison est restée au fond du verre.

« Du grand au petit tout chancelle, tout roule dans un tourbillon. Dois-je m’y risquer, faible et seul ? Il me semble vraiment que ce serait folie ! je préfère retourner prudemment au cabaret[3]. »

L’étudiant chantait debout et ajoutait aux paroles une mimique si expressive, que les Philistins avaient bonne envie de le faire continuer. Mais survint un convoi qui nous croisa avec un bruit infernal ; quand il eut passé, le groupe joyeux était à autre chose et le wagon au silence.

Le Wurtemberg est peut-être le pays de l’Allemagne où l’on chante le plus. Uhland, Justin Kœrner et Gustave Schwab y ont continué la tradition des chanteurs d’amour et la douce poésie des minnesingers flotte encore ici dans l’air qu’on respire.

Nous autres, peuple d’action, de bon sens et d’esprit critique, nous ne savons pas rêver, même à vingt ans. Nous faisons depuis trop longtemps le procès à toute chose pour avoir gardé l’enthousiasme. Il n’y a que de grands chocs qui puissent le réveiller en nous. Nos enfants naissent hommes ; et ici les hommes redeviennent volontiers enfants pour écouter le vent qui murmure, la forêt qui respire, la cloche lointaine qui jette dans l’air sa note triste ou joyeuse. Nous ne lisons plus de vers ; ils les aiment toujours. Ce don précieux de redevenir jeune par l’imagination et le cœur est une des supériorités de l’Allemand, et durera, car cette qualité se trouve en bas comme en haut.

Nos vieux chants populaires sont morts et ceux de nos nouveaux poëtes, Nadaud, Lachambaudie, n’ont pas encore pénétré jusqu’au fond la grande couche populaire. En Allemagne, la poésie coule partout à flots larges et pressés. Ils aiment mieux que nous la nature, la famille, le foyer, l’amour, et ils en sont récompensés par les inspirations de la muse ; car aimer, c’est chanter. La plus pauvre chaumière, comme le château princier, a ses poëtes, et les vers que la grande dame soupire sont chantés à pleine voix par les jeunes filles du bûcheron lorsqu’elles vont, à l’ombre des grands bois, porter à leur père la joie de leur vue et ses pauvres aliments du jour. Pour chaque condition existent des lieders favoris : l’étudiant, le soldat, le chasseur en ont ; partout vous en trouvez le recueil à côté de la Bible ou du livre d’heures, avec l’air noté et des dessins sur bois qui font rêver les enfants et les jeunes filles.

Vous connaissez notre machine roulante et ce qu’elle contient, regardons maintenant le pays.

Pour sortir de Bruchsal, nous passons par-dessous le cimetière ; les vivants sous les morts ; et nous commençons à monter. Il s’agit de franchir enfin le Schwarzwald, que depuis Kehl nous n’avons cessé de longer ; il faut nous élever de cent vingt-six mètres, altitude de Bruchsal, à trois cent dix mètres, altitude de Maulbronn, en passant par Bretten, dernière station badoise.

Nous faisons cette montée sans nous en apercevoir et presque sans tranchées ni tunnels ; mais aussi point de gorges pittoresques comme il y en a tant dans le sud : c’est une montagne qui finit. Point de ruines non plus : les châteaux n’ont pas été bâtis au centre de la chaîne, mais sur le versant de l’ouest. C’est le Rhin qu’ils guettaient ; ici, il n’y avait rien à prendre. Nous sommes cependant encore dans le bassin du grand fleuve, puisque les ruisseaux que nous traversons descendent au Neckar, qui va le rejoindre près de Manheim.

Que de fois la guerre a passé par ici. Ce pays si charmant, ce paradis de la terre, comme Goethe l’appelait, est un de ceux qui ont été le plus abreuvés de sang. Quand l’Autriche et l’Empire voulaient envahir la France, ils partaient du Schwarzwald, et nous, nous y arrivions bientôt.

L’invasion de France en Allemagne est, en effet, plus facile que celle d’Allemagne en France. Nous avons cinq lignes de défense parallèles : le Rhin, les Vosges, la Moselle, la Meuse et l’Argonne. L’Allemagne n’en a que deux : le Rhin et le Schwarzwald, au delà duquel on se trouve tout de suite dans la grande vallée du Danube, qui mène à Munich et à Vienne.

La forêt Noire est percée de cinq routes principales :

1o De Fribourg aux sources du Danube, vers Donauschingen, par le val d’Enfer ; Moreau y passa en faisant sa retraite trop vantée. Villars, en 1703, et Noailles, en 1744, avaient pris par là pour arriver à Munich.

2o De Kehl, par la vallée de la Kinzig à Villingen et à Rothweil, entre les sources du Danube et celles du Neckar ; c’est la route de Guébriant en 1643.

3o De Kehl à Freudenstadt, par la vallée de la Rench et le défilé de Kniebis, qui défend le fort Alexandre, à une altitude de neuf cent soixante-quatorze mètres. Une partie de l’armée de Moreau y passa en 1796, et on voit encore sur cette limite du pays de Bade et du berg les restes des Sehendenschauze, ou redoutes suédoises, élevées par Bernard de Weymar.

4o De Rastadt à Freudenstadt, par la vallée de la Murg. Lecourbe y battit les Autrichiens en 1796. La route a été continuée jusqu’à Freudenstadt, sur la crête de la forêt Noire.

5o De Carlsruhe ou de Philippsbourg à Stuttgart, par Bruchsal, où le prince Eugène campa en 1734 quand il voulut faire lever, à Berwick, le siége de Philippsbourg.

Les deux premières routes conduisent à la vallée du Danube, où les grands coups ont toujours été frappés, et que, pour cela, la Confédération germanique a fermée avec l’immense forteresse d’Ulm. Les trois autres mènent dans un pays riche et bon pour les armées, le bassin du Neckar, mais qui militairement est pour nous une impasse, car de l’autre côté s’élève la Rauhe-Alp ou Alpe-Rude, plus difficile à franchir que ne l’est la forêt Noire, dans une bonne partie de son développement.

Aussi avons-nous le plus habituellement tourné la forêt Noire par ses extrémités, en passant soit au sud, par le Brisgau et les villes frontières, comme Bernard de Weymar, Condé, Turenne et Moreau dans la campagne de 1800 ; soit, au nord, par la vallée du Mein, comme Napoléon en 1805 et en 1809, quand il allait à Austerlitz et à Wagram.

Mais laissons les choses de la guerre et regardons encore un moment au cœur de cette pittoresque région, où à chaque pas vous trouverez, à côté des souvenirs homicides, les calmes beautés d’une nature pastorale. L’herbe pousse plus verte là où le sang est tombé, et la terre se hâte de cacher sous des fleurs les traces de la mort.


La forêt Noire, que les Allemands appellent le Schwarzwald, ce qui signifie la même chose, court parallèlement aux Vosges, à une distance moyenne de douze lieues, depuis le grand coude du Rhin, à Bâle, jusqu’au grand coude du Neckar, à Eberbach, quand cette charmante rivière tourne à l’ouest pour arroser les collines de Heidelberg et se perdre dans le grand fleuve, au-dessous de Manhein. Sa longueur est de cinquante lieues, sa plus grande largeur de quinze à seize. On y trouve les plus hautes cimes de l’Allemagne[4], le Feldberg et le Belchenberg, aux environs de Fribourg, qui dépassent quatorze cents mètres. À ne regarder que de loin ou sur la carte, on la pourrait prendre pour la continuation du Jura français. Mais le granit et le porphyre qu’on y trouve la font d’un autre âge du monde et elle est disposée en sens inverse. Elle descend doucement à l’est par étages successifs, tandis que de ce côté le Jura tombe brusquement ; son escarpement, comme celui des Vosges, est du côté du Rhin, ce qui confirme l’opinion que j’ai rappelée sur l’écroulement de la partie centrale de l’énorme massif que formaient les deux chaînes soudées l’une à l’autre, quand la Suisse entière n’était qu’un lac et que la vallée du Rhin n’existait pas.

La forêt Noire ne doit pas son nom menaçant à de redoutables mystères qu’elle cache dans ses profondeurs, mais à la sombre verdure des pins qui couvrent ses flancs. Les sommets, généralement arides et nus, sont balayés par des vents froids, qui rendent la végétation languissante et rabougrie ; ils ne sont pas assez élévés pour que de grandes rivières en descendent. Beaucoup de sources gazouillent sous l’herbe, mais peu de cascades, et quelques petits lacs, dont les eaux reçoivent des bois qui les entourent une teinte noire et lugubre.

L’imagination des habitants s’est empreinte des mêmes couleurs. Autour de ces ondes sinistres, les paysans vous content encore de bien terribles histoires. Ainsi, au Mummelsée, c’est le cortége funèbre de vingt-quatre fantômes, douze jeunes filles, douze cavaliers, qui, chaque vendredi, sortent des ruines de deux châteaux voisins et errent la nuit sur les rives du lac redouté. L’armure des chevaliers étincelle d’une lueur sanglante ; on dirait à la fois du sang qui les couvre et du feu qui les brûle. Les jeunes filles, leurs victimes et leurs bourreaux, marchent enveloppées d’une douce lumière, et chaque fois qu’elles les rencontrent laissent tomber ces mots de leurs lèvres de pierre : « Soyez maudits pour l’éternité ! »

Le lac lui-même a, comme la rive, ses terreurs. Dans son sein habitaient de jeunes et belles ondines qui se laissaient voir et aimer des pâtres d’alentour. Mais malheur à celui qui ne gardait pas le secret de ces dangereuses amours. Quand il revenait sur la rive appeler la nixe absente, un gémissement sortait des profondeurs du lac et l’eau se troublait d’une teinte sanglante. Ce sang signifiait la mort de l’amour, la mort aussi de l’amant.

Dans les vallées sourdent en grand nombre des sources minérales et s’étendent de fraîches prairies, où vit une population saine et vigoureuse de bûcherons et de charbonniers. L’été, ils transportent ou débitent les arbres abattus dans l’hiver, et, durant les longues veillées, travaillent à mille objets de bois qui se vendent bien loin. À l’automne, c’est la cueillette joyeuse des baies de merisier sauvage dont ils fabriquent leur fameux kirsch-wasser. Épars en de nombreux hameaux ou dans des cabanes solitaires, ils y gardent leurs mœurs pastorales et rustiques. Ils ont peu de besoins : en beaucoup d’endroits, une branche de sapin résineux sert encore de flambeau à la famille et remplit le chalet de sa fumée odorante.

Nos forêts d’arbres à feuilles caduques sont bien souvent, l’été, en dehors des sentiers, un inextricable pêle-mêle de plantes parasites et grimpantes, qui arrêtent le regard et les pas au bord même du chemin. Les sapins dont le Schwarzwald est couvert ne laissent rien pousser à leur ombre. L’œil erre librement, sous la sombre voûte, à travers les troncs sveltes et droits, qui rivalisent à qui montera le plus haut dans l’air et la lumière. Pénétrez dans une de ces forêts, et vous croirez être au milieu d’un temple aux mille colonnes élancées. Les feuilles tombées font un tapis épais et sourd où rien ne s’entend et où tout se voit. Que de fois le paysan a cru reconnaître au loin, quand la lune jette sous la feuillée ses rayons tremblants, le chasseur maudit que poursuivent de hideux squelettes montés sur des cerfs furieux.

De loin en loin, un torrent écume le long des pentes et un roc fait sortir sa tête sourcilleuse de la verte enveloppe d’une prairie. Le granit et l’herbe luttent à qui restera l’espace. L’arbousier et la camarine l’enveloppent de leurs rameaux traînants et lui attachent au front leurs guirlandes de fruits rouges et noirs, tandis qu’un jeune pin enfonce ses racines dans les fentes de la pierre et s’élève fièrement au-dessus du roc dompté.

Les sources minérales sont à l’ouest, dans le pays de Bade : l’Europe y accourt. Sur l’autre versant, le sol semble d’abord plus pauvre, parce que la pente y étant moins rapide, on reste plus longtemps à une altitude où la végétation languit[5]. Dans la haute vallée du Danube, qui reçoit de plein fouet les vents glacés des Alpes, elle s’éveille un mois plus tard que dans la vallée du Rhin. Mais à mesure qu’on descend, elle s’anime et se varie : les chênaies alternent avec les sapinières, les éclaircies se multiplient, et une culture plus variée s’y déploie. Nous sommes dans le Wurtemberg.

La partie de ce royaume comprise entre l’Alpe de Souabe à l’est et le Schwarzwald à l’ouest, est le bassin du Neckar. Il forme un triangle dont ces deux chaînes de hauteurs sont les côtés, et qui aurait son sommet dans les montagnes où le Neckar et le Danube trouvent leurs sources, sa base dans les légères ondulations qui séparent cette vallée de celle du Mein. Si, au lieu de s’ouvrir au nord, ce bassin était tourné au midi et que les Alpes n’y fussent point, il aurait le plus délicieux climat. Tel qu’il est, c’est encore un coin béni du ciel et de la poésie. Là ont apparu les premières muses allemandes. Les minnesingers y ont chanté ; Schiller y est né, et la seule dynastie impériale qui ait donné de grands hommes et soit restée populaire, les Hohenstaufen, en est sortie.

Quand la tête du dernier rejeton de cette race brillante roula sur l’échafaud où Charles d’Anjou fit monter Conradin, le duché de Souabe fut aboli et les seigneurs, restés sans chefs, se firent les maîtres du pays. Toute cime se hérissa d’une forteresse, toute gorge se ferma d’un château. Aussi, à partir de Mühlacker, je recommence à voir, çà et là sur les montagnes, des pans de murs ébréchés, non de ces ruines toutes neuves, de ce moyen âge artificiel, comme on a tant fait depuis trente ans en Prusse, sur les bords du Rhin, en Angleterre, même chez nous, mais de vrais châteaux forts que le temps, de sa puissante main, a fait en partie crouler.

Un bourg wurtembergeois.

L’art n’y peut rien. Il faut que l’homme donne à la pierre quelque chose de lui-même ; il faut que derrière ces murailles on ait aimé, on ait souffert, et que nous puissions y évoquer tout un monde de souvenirs, pour que nous ne passions pas à côté d’elles avec indifférence. L’artiste qui abrite sous l’ogive un enrichi de la veille, ou le prince qui veut des arceaux gothiques pour donner à sa demeure et à celui qui l’habite l’air religieux et chevaleresque des vieux temps, croient faire de l’architecture qu’ils appellent spiritualiste, ils ne font que des pastiches odieux. Les monuments, eux aussi, doivent avoir vécu, à moins qu’ils n’aient en eux, dès le premier jour, la beauté qui n’a point d’âge.

Cette colère m’est venue à Ludwigsbourg, une de ces villes que les dictionnaires de géographie dépeignent ainsi : ville bien bâtie ; ce qui veut dire où les maçons ont tenu le cordeau bien droit. Ludwigsbourg n’a pas un siècle et demi d’existence. Chose étrange, ces jeunes cités sont tristes et sans vie, comme on dit que sont les enfants des vieillards. Elle dut sa naissance à un caprice du duc Louis. Ses successeurs y ont entassé toute l’administration militaire de Wurtemberg, ce qui ne l’a pas rendue plus riante, et y ont bâti un château de faux gothique, l’Emichsburg, en face duquel je me demandais : mais pourquoi donc, ces amoureux de mâchicoulis et de créneaux ne font-ils pas pour leur personne ce qu’ils font pour leur maison ? Voir sortir d’une porte ogivale un paletot, des bottes vernies et notre affreux chapeau rond, au lieu de souliers à la poulaine, de toques à plumes et de casaques mi-parties de rouge et de vert, c’est un contre-sens. L’église garde sa vieille architecture et elle a raison, parce qu’elle garde aussi son costume et ses croyances d’autrefois. C’est un tout harmonieux et complet. Mais l’architecture civile d’aujourd’hui ne peut pas plus être celle du treizième siècle, qu’on ne peut donner à nos chasseurs à pied, au lieu de leur carabine, la pertuisane du moyen âge. Autres temps, autres mœurs et aussi autres demeures. La vérité est aussi bonne dans l’art que partout, et du gothique aujourd’hui, c’est du mensonge, ou si vous l’aimez mieux, du mauvais goût.

À quelques lieues au nord de Ludwigsbourg, au gros village de Marbach, j’avais salué, en passant, le lieu de naissance de Schiller, le poëte au regard doux et profond, à l’âme libre et pure, qui honora la muse plus encore qu’il n’en reçut d’honneur, parce qu’il fit de la poésie non le culte de l’art pour l’art, comme le Jupiter Olympien de Weimar, mais l’apostolat du bien par le beau.

À Marbach nous avions quitté les dernières collines du Schwarzwald, pour descendre au bord du Neckar et entrer dans de grandes plaines ondulées que l’on moissonnait, hommes et femmes, à la faucille. La vigne recommençait à paraître ; à Ludwigsbourg il y en avait davantage ; à Stuttgart elle couvre tout.

  1. Étudiant qui a terminé tous les cours.
  2. Nom donné par l’étudiant au bourgeois établi.
  3. M. N. Martin a donné ce lied dans son volume des Poëtes contemporains de l’Allemagne, et j’ai suivi sa traduction.
  4. Si on excepte le Grubenrander, dans les Riesengebirge, qui a dix-neuf mètres de plus, quatorze cent quarante-quatre au lieu de quatorze cent vingt-cinq, altitude du Feldberg. Celui-ci n’est dépouillé de neige que de juin à septembre.
  5. Brisach, sur le Rhin, et Sigmaringen, sur le Danube, sont à peu près sous le même parallèle : l’un est à deux cents mètres d’altitude, l’autre à cinq cent quarante-neuf.