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De l’Émancipation dans nos colonies

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DE
L’ÉMANCIPATION
DANS NOS COLONIES.

Les protestations des habitans de la Louisiane, des deux Carolines et des autres états du Sud contre les sociétés abolitionistes, et le refus du gouvernement des États-Unis d’accéder aux mesures communes prises par l’Angleterre et par la France pour empêcher la traite des noirs, sont des évènemens qui choquent singulièrement nos habitudes morales et nos préjugés politiques, et qui nous font voir, d’un côté, que nous avons pris étrangement les devans en fait d’idées libérales et de civilisation, de l’autre que nous ne devons pas être bien au courant des faits qui se passent en Amérique, puisque des hommes auxquels nous ne pouvons pas refuser d’ailleurs de grandes lumières et de grandes vertus, résolvent tout au rebours de nos croyances et de nos sympathies les questions qui se rattachent à l’esclavage et à l’émancipation des noirs.

Tout bien considéré, il nous semble que c’est sous l’influence de ce double enseignement qui ressort si bien, selon nous, de ce qui se passe aujourd’hui en Amérique à l’occasion des esclaves, c’est-à-dire, c’est en nous défiant de nos opinions libérales et de la connaissance imparfaite que nous avons des choses d’outre-mer, que nous devrions peut-être envisager les affaires de nos colonies, affaires que l’intérêt même de notre marine et de notre agriculture rend si importantes, et que les instigations exagérées de certains organes de la presse française rendent si difficiles et si brûlantes. Ce n’est guère que par des blancs ou par des hommes de couleur que nous sommes instruits en France de ce qui se passe aux Antilles ou aux îles de la mer des Indes, et sans vouloir rien préjuger de la sincérité et de l’exactitude de ces deux sortes de témoignages si opposés, la modération est un procédé nécessaire dans la discussion, et même imposé par la divergence qui existe entre nous. D’ailleurs, en tout état de cause, et quelles que soient l’étendue et la vérité de nos renseignemens coloniaux, ce ne peut jamais être un mal de les étudier avec calme et avec défiance de nous-mêmes ; peut-être y gagnerons-nous de faire priser la dignité et la bonne foi à ceux qui sont ou acteurs, ou instigateurs de ces malheureuses luttes dont nos colonies sont devenues le théâtre.

D’après les documens réputés les plus exacts, la population esclave de nos colonies, soit aux Antilles, soit à la mer des Indes, monte environ à 270,000 individus. Dans la statistique de Bourbon, dressée en 1832 par le directeur de l’intérieur, nous trouvons que le chiffre des personnes libres s’élève à 27,247, et celui des esclaves à 70,458. Un fait qui nous a paru remarquable, c’est que les femmes esclaves ne s’élèvent qu’à 24,292, à peu près une femme pour deux hommes, et que néanmoins, malgré cette disproportion de sexes, il y a eu dans l’année 1,563 enfans. Bien plus, la même statistique fait connaître que sur ces 70,458 esclaves, il y a 3,142 individus qui ont passé l’âge de soixante ans. Nous avons rapproché ainsi ces deux faits, pour arriver à conclure qu’une population où il y a de pareils exemples de reproduction et de longévité ne peut pas être bien malheureuse.

Nous devons ajouter que nos colonies se trouvent néanmoins dans une situation défavorable si on les compare à de celles de l’Angleterre. Dans les colonies anglaises, la traite est réellement abolie depuis trente ans. Leurs esclaves se composent donc entièrement ou d’individus créoles, c’est-à-dire nés sur les habitations, et faits par conséquent aux habitudes du travail journalier et aux exigences de la discipline coloniale, ou d’individus séparés depuis trente ans de la vie sauvage du désert. Dans nos colonies, au contraire, la traite n’a été effectivement abolie qu’en 1830 ; d’un côté, les importations successives de noirs qui s’y sont faites, ont empêché l’augmentation réelle de la population esclave de s’y faire sentir d’une manière sensible, à cause des maladies auxquelles les nègres de traite étaient fréquemment sujets ; de l’autre, elles ont été un obstacle à l’adoucissement graduel de ces natures africaines, à l’élévation lente de ces esprits infirmes et lourds, à la culture successive de ces ames ignorantes, qui perdaient leur légère et première couche de civilisation au frottement perpétuel de la barbarie.

Ces esclaves sont traités par leurs maîtres, malgré ce qui s’en dit et ce qui s’en croit parmi nous, de manière à donner de l’envie aux paysans les plus heureux de la France. Le riz, le maïs, le manioc, forment la base de leur nourriture. La quantité qui leur en est distribuée régulièrement est taxée par des réglemens généraux, ce qui veut dire qu’elle n’est ni arbitraire, ni insuffisante. La quantité et la qualité des vêtemens auxquels ils ont droit est déterminée de la même manière, et ils habitent des cases spacieuses et saines, la plupart du temps entourés de petits jardins qu’ils cultivent, et dont le revenu leur appartient à titre de pécule, comme chez les Romains. Une chose presque incroyable pour nous, c’est que les esclaves auxquels on accorde le temps nécessaire pour cultiver leurs jardins, et qui trouvent dans ce revenu de quoi satisfaire à une foule de superfluités, se refusent habituellement à ce travail. Nous lisons dans des documens officiels fournis, au mois de mai 1835, par le conseil colonial de la Guadeloupe, que l’usage est établi depuis à peu près trente ans dans la colonie d’accorder ainsi des portions de terre aux esclaves, avec un jour par semaine, sans compter le dimanche, pour les cultiver, et qu’il n’y a que douze ans environ que cette idée généreuse porte quelques fruits, parce que les maîtres se sont mis à exiger des nègres qu’ils fissent la tâche pour eux-mêmes aussi rigoureusement que la tâche pour l’habitation. Ces documens ajoutent que l’esclave qui travaille pour lui sans contrainte est une espèce de phénomène parmi ses pareils, et que si cette contrainte venait à cesser généralement, les nègres aimeraient mieux se priver des mille adoucissemens que cette culture leur donne, plutôt que de les acquérir au prix même du travail d’un seul jour. Cette expérience de la fainéantise native des nègres, faite pendant trente ans par la Guadeloupe, est d’un bien funeste augure pour le moment où les nègres seront émancipés ; et il est difficile de concevoir que ceux qui refusent de travailler un jour pour eux-mêmes, travailleront six jours pour autrui.

La masse des esclaves diminue un peu tous les ans par les affranchissemens partiels ; nous autres, en France, qui ne savons guère les choses lointaines, nous nous réjouissons fort quand le Moniteur publie à des époques fixes et éloignées le nombre des affranchissemens annuels. Nous nous trouvons heureux de ces nouveaux citoyens auxquels la civilisation ouvre ainsi l’entrée de la grande famille politique, et nous allons par la pensée au-devant d’eux, comme s’il s’agissait de chrétiens du seizième siècle arrachés aux infidèles de Fez ou de Maroc. Le fait est que ces affranchissemens profitent peu à ceux qui les obtiennent, et gênent fort ceux qui les accordent. Ce sont des esclaves, c’est-à-dire des gens sans aveu, sans ressource, sans père, sans mère, sans enfans, sans famille, sans liens d’aucune sorte, qui sont jetés sur la place publique, et qui apportent une intelligence ignorante à séduire et deux bras oisifs à armer aux instigateurs de révolte, qui ne manquent pas là plus qu’ailleurs. C’est ainsi une hideuse populace, plus redoutable encore que la populace européenne, parce qu’au moins celle-ci est organisée en familles, est accoutumée à un travail régulier dont elle vit et qu’elle aime, ne sort de son repaire que lorsque la faim la presse, c’est-à-dire quand le travail manque ; tandis que l’autre n’aime pas le travail, n’est dominée par aucune sorte de sentiment social qui la musèle, et est toujours mobile, toujours liquide, comme du plomb bouillant qu’on peut couler dans le moule qu’on veut. Il y a même une raison assez puissante qui entretient les affranchis dans cette redoutable oisiveté. Le travail de l’agriculture étant fait par les esclaves, il est par cela même frappé de réprobation ; dès qu’un esclave devient libre, il témoigne extérieurement de sa liberté moins par son repos lui-même que par son éloignement du travail de la terre. Les affranchissemens partiels ont donc pour premier effet d’enlever des bras à l’agriculture, sans les utiliser ailleurs, car la quantité toujours croissante des affranchis diminue dans une proportion semblable leurs autres moyens d’emploi.

Cependant, malgré ces causes permanentes de désordre, qui s’agrandissent chaque jour, on peut dire, qu’à part les grandes tentatives de révolte, auxquelles les esclaves se laissent quelquefois aller collectivement, et par l’effet de suggestions étrangères, les crimes sont beaucoup plus rares aux colonies qu’en France. La statistique de Bourbon, que nous avons déjà citée, nous fait connaître qu’il n’y a guère de condamnation capitale dans l’île qu’environ tous les six ou sept ans, et qu’il arrive même de voir s’écouler des périodes de quinze ans, sans qu’on en trouve une seule.

Nous sommes habitués à entendre raconter force rigueurs sur la manière dont les esclaves sont traités par leurs maîtres. Un rapport de M. de Montrol, publié au mois de février dernier par un journal de la marine, parlait d’une négresse qui avait été enterrée vive à la Martinique. L’auteur de ce rapport, qui est un homme grave, avait oublié une chose qu’on ne devrait pas cependant oublier en pareille circonstance : c’était de donner des détails. Il faisait porter ainsi le poids d’une accusation si odieuse sur la population blanche d’une petite île, sans daigner dire en quelle année, sur quelle personne, dans quelle circonstance un pareil crime avait été commis. Cependant M. de Montrol est, à ce que nous croyons, membre de la société française d’émancipation. Si c’est sur de pareils documens que cette société bâtit ses théories, elle ne peut pas manquer d’arriver à de bien beaux résultats. M. Isambert ne s’est pas non plus fait faute d’accusations amères, sans prendre la peine d’en vérifier la valeur. Ou n’a pas oublié cette célèbre négresse fouettée au sang pour avoir chanté la Parisienne, pas plus que cette disposition du code noir, qui ordonne de couper le jarret à l’esclave fugitif en récidive. Pour ce qui touche la négresse, elle avait été arrêtée, à l’époque de la révolte du Cerbet, à la tête d’une bande de noirs armés, chantant en effet la Parisienne, avec cette petite variante : En avant, marchons, brûlons les colons ; après quoi, les habitations des colons furent réellement brûlées. La disposition du code noir citée se trouve en effet dans les ordonnances de Louis xiv, de même que la question se trouve dans la procédure criminelle de l’ancien Châtelet ; mais cela prouve-t-il que l’on coupe le jarret aux noirs ? N’avons-nous pas vu, en 1830, en France, rétablir une vieille ordonnance qui enjoignait aux médecins de dénoncer les malades blessés pendant les journées de juin ? Cela veut-il dire que l’ordonnance ait été exécutée ? Lorsque la législation d’un pays est faite de pièces de rapport, de dispositions diverses et successives, comme aux colonies, ne faut-il pas voir, avant d’en parler avec assurance, si la disposition qu’on blâme est actuellement en vigueur, et même si elle a jamais été appliquée ? Malheureusement il paraît que même les hommes de position grave n’en jugent pas ainsi ; ils se récrient contre la peine du fouet appliquée à une femme, pour avoir chanté la Parisienne ! Quoi de plus innocent que de chanter la Parisienne ? La-dessus l’esprit public s’enflamme ; les questions sont prises de travers, hélas ! et résolues de même.

Pour ceci, comme pour tout ce que nous avons dit, ou que nous dirons encore des colonies, nous sommes allés aux faits. Nous avons sous les yeux un état officiel et très méthodiquement détaillé de toutes les condamnations criminelles et correctionnelles prononcées à l’île Bourbon contre des esclaves, depuis l’année 1828 jusqu’à l’année 1833 inclusivement. Cet état a été fourni par M. le procureur-général de la cour royale de l’île, au mois de juin 1834. Nous avons été frappés, en général, de la douceur excessive des peines, comparée à la répression qui a lieu en France pour des délits ou des crimes pareils. Pour prendre quelques exemples, nous trouvons que les nommés Célestin et Casimir, convaincus de vol de nuit, avec effraction, dans un lieu habité, ont été condamnés à une année de chaîne, à l’exposition et à une fustigation ; en France, ils auraient été passibles des travaux forcés à temps. Le nommé Pierre, convaincu de vol avec escalade et à l’aide d’effraction, a été condamné à un mois de chaîne et à une fustigation ; en France, on lui aurait encore appliqué les travaux forcés à temps. Le nommé Lin, convaincu de vol de nuit à l’aide de violences graves, a été condamné à six mois de fer, la marque (elle n’était pas encore abolie), l’exposition et une flagellation ; en France, il aurait subi les travaux forcés à perpétuité. Le nommé Ernest, convaincu de fabrication et émission de fausse monnaie, a été condamné à un an de chaîne, l’exposition au carcan et deux flagellations successives ; en France, d’après le code pénal modifié, il aurait été condamné aux travaux forcés à perpétuité. Enfin, le nommé Jean, convaincu de blessures graves sur une personne de la population libre, a été condamné à deux mois de chaîne, et à un seul coup de fouet ; en France, il aurait subi les travaux forcés à temps. La justice est organisée, dans toutes les colonies françaises, comme à l’île Bourbon ; il y a partout des magistrats qui veillent à la sûreté des personnes et à l’exécution des lois ; et si d’un côté on n’entend parler d’aucun de ces crimes atroces dont la crédulité métropolitaine charge si imprudemment les blancs, de l’autre, la législation à laquelle sont soumis les esclaves est de beaucoup plus douce et plus indulgente que celle qui régit les citoyens français.

La fustigation est encore une chose qu’il ne faut pas juger de première impression. Sans que nous veuillons précisément lui ôter ce qu’elle a de rigoureux, il nous semble qu’elle est considérablement grossie par la perspective. La fustigation est établie dans toutes les colonies ; seulement, chez les Anglais, les coups de fouet se comptent par douzaines, tandis que chez nous ils se comptent par unités. Le nombre de vingt-neuf n’est, en général, jamais dépassé. Certainement, s’il était possible de remplacer le châtiment physique par le châtiment moral, cela vaudrait mieux ; mais quelle prise morale peut-on avoir sur des noirs esclaves qui ne pensent guère, et qui à peine savent parler ? D’ailleurs, les peines physiques étant promptes, sont applicables avec plus de fruit que les peines morales dans de certains cas. Mais il y a, à côté de chaque esclave, quelque chose de bien puissant qui veille incessamment pour lui ; c’est l’intérêt personnel. Quand on supposera, ce qui n’est pas, qu’un planteur est inaccessible à tout sentiment de générosité et de pitié, on ne peut pas supposer qu’il soit inaccessible à la voix de son intérêt privé. Or, cet intérêt privé lui dit que sa fortune est attachée à la santé de ses esclaves ; que, s’il les blesse, ils ne travailleront pas, et que, de plus, il sera forcé de les nourrir comme à l’ordinaire, puis de payer les soins du médecin et la dépense des remèdes. À part toute idée noble et humaine, qui naît dans le cœur d’un colon tout aussi bien que dans le nôtre, il y a donc de plus l’intérêt de la prospérité privée qui bride sa colère, qui désarme sa justice, et qui épargne au nègre une foule de punitions que notre loi civilisée ne nous épargne pas.

Voilà dans toute sa réalité la situation matérielle des esclaves aux colonies françaises. Ajoutons qu’elle est subordonnée quelque part à la situation des maîtres, et que ceux-ci sont poussés ou arrêtés dans les améliorations, selon la bonne ou la mauvaise fortune ; la case reçoit toujours le contre-coup de l’habitation. Quand l’année est productive et la vente des denrées avantageuse, le régime général des esclaves s’améliore ; non pas qu’ils éprouvent jamais les rigueurs du besoin, en aucun cas ; mais ils participent à mille douceurs que l’augmentation du revenu rend possibles. Un relevé fait avec beaucoup de soin à la douane de Bourbon, porte à 3,500,000 fr., année commune, la valeur des objets d’importation, servant à peu près exclusivement au vêtement et au supplément de nourriture des noirs, dont l’alimentation générale est fournie par l’île même. Encore faut-il dire que cette valeur est celle déclarée à la douane, sans aucune imputation des droits et du fret, ce qui augmente d’un cinquième au moins le prix de revente pour les habitans. Ces états de douane fournissent la preuve qu’il a été fait, et qu’il se fait une grande consommation de couvertures de laine et de coton, à l’usage des noirs, pour les infirmeries et les habitations pluvieuses ou situées dans les hauts ; fourniture dont aucune ordonnance ni aucun règlement n’a jamais fait une obligation aux colons. Nous trouvons pareillement, dans des états officiels fournis par le conseil colonial de la Martinique, que la colonie a reçu, dans l’année 1834, pour 1,827,716 francs de morue qui lui a été fournie par les pêcheurs français, sans compter celle qui lui est venue des pêcheries étrangères, et qui monte dans la même année à 524,693 fr. Voilà donc une dépense annuelle de 2,352,409 fr., représentant 4,047,395 kilogrammes de morue, exclusivement destinés à la nourriture des esclaves dans une seule de nos colonies.

C’est dans cet état de choses que les journaux de France, et, il faut bien le dire, l’esprit public, ont demandé la réorganisation intérieure des colonies, et l’émancipation des esclaves. Pour nous, qui sommes façonnés aux idées et aux besoins de notre civilisation, nous ne trouvons à cela rien que de naturel et de légitime ; nous y voyons par-dessus tout la satisfaction d’un principe, et, comme la chose ne nous touche guère, nous ne nous en inquiétons pas autrement. Les planteurs, eux, sont dans une situation bien autre ; tandis que nous sommes dans la région élevée des principes sociaux, ils sont dans la région tout-à-fait accessible des intérêts immédiats et des catastrophes présentes. Il y a même, en cela, un point que nous ne remarquons pas assez ; il y a une manière malheureusement différente pour le gouvernement de la métropole et pour les habitans des colonies, d’envisager cette même question de l’émancipation. Le gouvernement n’a pas précisément tort de s’occuper surtout, dans les grandes mesures qu’il prend, des résultats à venir qui pourront en dépendre ; il regarde toujours à un demi-siècle ou à un siècle devant lui ; les particuliers, eux, ne peuvent et ne doivent pas avoir cette prévoyance ; ce qui leur appartient, c’est le temps présent, et non le temps à venir. Les nations ne meurent pas, et elles peuvent s’inquiéter de ce qui sera un jour ; les individus meurent, et ils s’inquiètent avec raison de ce qui arrive aujourd’hui. Ainsi, la France peut se laisser séduire par la perspective lointaine des résultats attachés à la révolution coloniale ; elle peut aimer à contempler en espoir la population esclave devenue population libre, la dignité humaine satisfaite, les hommes du désert gagnés à la nature européenne ; mais le planteur ne voit, et ne peut voir, et ne doit voir que sa fortune menacée, que le pain de ses enfans et le sien compromis, que la dot de sa fille jouée contre des maximes philantropiques ; il s’effraie là où nous nous épanouissons. Or, nous disons qu’en pareil cas, les gouvernemens doivent être un peu plus aux faits, et un peu moins aux théories, un peu moins aux idées, et un peu plus aux intérêts. Nos pères ont tué l’ancien régime avec cette maxime, que les gouvernemens sont faits pour les hommes, et non les hommes pour les gouvernemens ; ne nous mettons pas en opposition avec nous-mêmes à l’occasion des colonies, et ne nous exposons pas à nous faire dire que nous ne sommes libéraux que lorsque nous y trouvons notre profit.

Il y a maintenant un peu plus d’une année que l’Angleterre est entrée dans la voie où nous ne tarderons sans doute pas à entrer. Elle a émancipé ses colonies ; mais pesons bien les circonstances de cette grande mesure. Elle a d’abord accordé cinq cents millions d’indemnité aux possesseurs d’esclaves ; ensuite elle a prorogé l’esclavage pendant sept ans, sous la dénomination d’apprentissage ; enfin elle a donné aux colonies toutes les garanties d’ordre matériel, qu’une si grande tentative devait nécessiter. Voilà donc qui est procéder d’une manière sage et sérieuse ; maintien provisoire de l’esclavage, garanties d’ordre, indemnité. Il y en a bien qui prétendent, peut-être avec quelque raison, que les cinq cents millions ont été surtout accordés pour désintéresser les capitalistes de la métropole, qui avaient des hypothèques sur les biens coloniaux ; mais enfin toujours est-il que l’indemnité est réelle, et qu’elle servira aux planteurs, soit à se libérer, soit à parer aux chances de l’émancipation.

Telle quelle, la question des colonies anglaises est beaucoup moins résolue que suspendue. Qui vivra verra. Les colonies anglaises ressemblent très exactement à un homme auquel on vient de faire une opération chirurgicale, et sur la vie duquel les médecins eux-mêmes ne peuvent rien dire, avant que l’appareil ne soit levé. Or, cet appareil doit rester six ans encore, sans qu’on y touche. Quand nous en serons là, nous saurons si l’opération a réussi, ou si le malade est perdu. Durant ces six années, les baïonnettes des régimens britanniques maintiendront certainement les colonies en leur état, de même que les ligatures et les bandages maintiennent les chairs ; mais quand les baïonnettes seront rentrées dans leurs fourreaux, il faudra voir si les faits et les idées qu’elles auront tenus sept ans dans une position artificielle, auront pris racine dans cette position, se seront équilibrés sur cette base, ou bien si la nature primitive de ces faits et de ces idées ne reviendra pas sur l’eau, et ne reprendra pas son empire. Comme nous disions, il faut attendre que l’appareil soit levé ; tout est là.

En attendant, peut-être est-on en droit de craindre que l’expérience ne réponde pas à ce que logiquement on pouvait être porté à s’en promettre, et que les esclaves n’apprécient pas à sa valeur la grande mesure que le gouvernement britannique a prise vis-à-vis d’eux. D’abord il est arrivé que les noirs, qui ne sont pas de très subtils raisonneurs, n’ont pas compris la différence qu’il pouvait y avoir entre être libre conditionnellement, au bout d’un certain temps d’épreuve, et être libre sur-le-champ, libre absolument et sans condition. La première chose qu’ils ont faite, ç’a été de refuser de travailler. C’est pour nous un fait inoui, fou, absurde ; mais c’est pour les noirs, à ce qu’il paraît, un fait très logique et très naturel ; pour eux, liberté signifie repos, sommeil, vagabondage. Vous aurez beau leur dire que l’homme n’est ici-bas que pour travailler selon ses facultés ; que la vie est à ce prix ; que la terre ne rend que ce qu’on lui donne ; que qui n’a pas une saison pour semer, n’a pas non plus une saison pour moissonner ; toutes ces choses, belles et bonnes pour nous, sont, pour des intelligences cafres et hottentotes, absolument dénuées de signification ; les nègres dorment du plus doux sommeil qui se puisse voir à côté de leur dernière once de riz, et ils marchent à la famine avec une insouciance et une gaieté de cœur qui sont les plus singulières du monde.

Les esclaves des colonies anglaises ont donc commencé par refuser de travailler dès qu’ils ont eu connaissance du bill d’émancipation. Les baïonnettes sont, comme nous avons dit, le seul moyen de persuasion que les gouverneurs aient mis en usage. La fermentation a cessé, les noirs ont obéi et obéissent encore. Du reste, ce n’a pas été et ce n’est pas encore sans peine. Les magistrats nommés pour contraindre les esclaves au travail, selon les nouveaux règlemens, n’ont bientôt plus suffi à leur rude besogne, et on a été obligé de déférer cette magistrature à chaque maître vis-à-vis de ses esclaves ; singulière fiction à laquelle les noirs n’ont pas gagné grand’chose, car les douzaines de coups de fouet qu’ils reçoivent, qu’elles soient appliquées par le maître au nom de sa puissance propre, ou au nom de sa puissance déléguée, n’en ont pas moins la même valeur sur les épaules où elles tombent. Nous lisons même, dans le Barbados Globe du 28 avril dernier, que le gouverneur sir Lyonnel Smith s’est vu obligé de sanctionner un bill de la législature locale, formulant une série de nouvelles pénalités à infliger aux apprentis, tant urbains que ruraux, dont la mauvaise volonté ne trouvait plus de frein dans les peines déjà en vigueur. Ainsi a été établie la peine du tread mill ou moulin marcheur, laquelle doit être bien violente, puisque son maximum ne peut pas excéder dix minutes de durée.

Il y a même plus. Le résultat immédiat du bill d’émancipation a été une aggravation de position pour les esclaves, par cette raison générale que les maîtres, placés désormais, non plus vis-à-vis d’esclaves, mais vis-à-vis d’ouvriers qui font leurs conditions et qui vendent leur travail, ont retiré tous les adoucissemens, tous les dons volontaires auxquels ils s’étaient eux-mêmes en quelque sorte astreints, et qui seraient désormais sans motif envers des personnes étrangères. Nous lisons dans un numéro de l’Herald, journal d’Antigues, du mois d’avril dernier, que dans le cours d’une discussion qui eut lieu au sein du conseil colonial, relativement à la fondation d’un hospice, l’honorable M. Martin trouve étrange qu’on ait qualifié de dureté la reprise de possession par les propriétaires de tous leurs droits sur les jardins et sur les terres qui étaient d’abord cultivés par les esclaves pour leur propre compte, parce que cette reprise de possession est tout-à-fait naturelle au moment où les esclaves deviennent libres. Voilà donc un commencement de privation pour les esclaves anglais dès leur premier pas vers la liberté. Ce n’est pas tout. L’acte d’émancipation des esclaves a mis les enfans à la charge de leurs parens ; chose cruelle d’abord, chose imprévoyante ensuite, quoique de toute justice au fond, les planteurs ne pouvant plus raisonnablement être forcés à nourrir les enfans de personnes étrangères.

C’est, disons-nous, une chose cruelle, parce qu’avec le peu d’esprit de famille qu’ont les noirs, ces pauvres enfans courent le risque de pâtir la faim plus d’une fois. C’est ensuite une chose imprévoyante, parce qu’il était bien clair que les nègres aimeraient mieux dormir, danser ou rôder à l’aventure pendant les journées que le bill leur accorde, plutôt que de les employer, comme le voulaient les législateurs, à travailler pour nourrir leurs enfans. On peut lire, dans le Journal de la Barbade, du mois de février 1835, une lettre du comte d’Aberdeen, ministre des colonies, sous la date de Downing-Street, 1er février, adressée à sir Lyonnel Smith, gouverneur de la Barbade, dans laquelle lord Aberdeen refuse d’accorder un jour de plus aux mères pour travailler à nourrir leurs enfans, selon la demande qu’en avait faite sir Lyonnel, s’en référant au bill, qui avait accordé aux noirs, dans ce but, tout le temps qui était raisonnablement nécessaire, et donnant son plein assentiment au refus du conseil colonial relatif à cette même demande.

Voilà donc les colonies qui vont commencer à éprouver le paupérisme, cette affreuse plaie des peuples libres, et qui est un bien déplorable contre-poids à la liberté. Nous avons déjà vu qu’on s’occupe à la Barbade de fonder des hôpitaux publics et des hospices. On en fondera aussi, et sans tarder, à Antigues, à la Dominique, à la Jamaïque, à Sainte-Lucie, dans toutes les colonies anglaises, par la raison bien simple que les nègres trop jeunes et trop vieux, ne pouvant pas gagner leur vie, seront obligés de mendier ou de voler, maintenant que, n’étant plus esclaves, ils ne seront plus nourris par les planteurs. Du reste, il ne paraît pas que l’Angleterre se fasse illusion sur les résultats futurs du bill d’émancipation, et sur le sort probable de ses colonies. Elle prévoit déjà le cas où les nègres, abandonnés plus tard à eux-mêmes, refuseraient de travailler pour de l’argent, et peut-être cette prévoyance n’est-elle malheureusement que trop fondée. Les journaux des colonies anglaises, qui rendent compte de la session des chambres coloniales, à la fin de l’année 1834, nous font connaître que le gouvernement a consulté les représentans de ces colonies, à l’effet de connaître les moyens les plus efficaces pour y attirer les émigrans qui se dirigent vers les états du nord de l’Amérique. Il a même proposé de leur accorder des immunités pour les décider à venir s’y établir, et y continuer une culture dont il n’est pas impossible de pressentir l’abandon de la part de la population noire. Nous pouvons même ajouter à ceci le passage suivant du Journal de la Marine, des Colonies, des Consulats, du 11 février 1835 : « Le gouvernement anglais, sérieusement occupé de ses colonies, s’y prend à l’avance pour essayer de nouveaux moyens de colonisation, qui deviendraient indispensables, si les noirs affranchis persistaient dans leur indolence et dans leur peu de goût pour le travail salarié. Des navires anglais viennent prendre des habitans de l’archipel des Açores pour peupler l’île de la Trinidad, où ils les transportent avec l’espoir d’y acclimater une active et bonne population. »

Ce n’est pas, du reste, sans motif que le gouvernement anglais témoigne ces craintes au sujet du sort futur de ses colonies, et l’on peut même dire qu’à ce sujet il n’en est plus aux appréhensions. On lit dans le Guyana Cronicle, du 9 janvier 1835, que dans les six derniers mois de 1833, c’est-à-dire dans l’année qui a précédé le bill d’émancipation, les récoltes en sucre ont été, dans la colonie, de 31,325 barriques, 1468 trèvçons et 2466 barils ; et que dans les six derniers mois de 1834, c’est-à-dire dans l’année qui a immédiatement suivi le bill, les mêmes récoltes ont été de 22,293 barriques, 1274 trèvçons et 1694 barils. Le déficit de la récolte des cafés, durant la même période, avait été de 1,581,880 livres ; et cependant le nouveau système d’exploitation n’avait pas pu marcher dans une augmentation de dépenses équivalente à 50 livres sterling par mois sur chaque habitation produisant environ 300 barriques de sucre.

Tout cela contraste bien tristement avec les belles idées dorées que nous nous faisons en France sur l’émancipation des esclaves ; il est amer de penser que la liberté, dont nous faisons, nous autres, un si profitable et si noble usage, ne serve, pour d’autres hommes et dans d’autres lieux, qu’à détruire les bons résultats obtenus par l’esclavage. Heureux encore si ce désappointement nous rendait plus sages à l’endroit des théories, et s’il nous portait à nous prémunir, en matière de politique, d’un défaut inhérent d’ailleurs aux bonnes natures, celui de trop bien présumer des hommes.

Qui se serait jamais attendu à voir, à connaître, à éprouver que des esclaves ne seraient pas sensibles au bienfait de la civilisation qu’on leur apporte, et qu’ils ne reconnaîtraient ce beau présent de la liberté, que pour la faire servir à la fainéantise et au vagabondage ! Nous autres, nous faisons de beaux calculs, qui n’ont d’autre défaut que de reposer sur de fausses données, que de compter sans l’hôte, comme dit le proverbe. Nous établissons fort savamment qu’en général le travail des esclaves est au travail des libres d’Europe comme 4 est à 30, ce qui peut être vrai ; et puis nous concluons que, dès que les esclaves seront libres, leur travail deviendra ce qu’est le travail des libres, c’est-à-dire à peu près huit fois plus productif.

Cette pauvre arithmétique est, de toutes les bêtes de somme, la plus patiente et la plus solide, et celle qui porte nos bévues et nos folies avec le plus d’obligeance et de commodité. Certainement, le travail des esclaves est de beaucoup au-dessous du travail des libres, et pour de bonnes raisons de plus d’une espèce. D’abord, dans le cas des colonies d’Afrique et d’Amérique, les esclaves sont des noirs, race que l’expérience fait reconnaître comme peu intelligente et peu active. Ceux qui ont vu les Antilles et les autres colonies à nègres, sont demeurés tout surpris de la lenteur inouie que les libres de race africaine mettent eux-mêmes dans leurs travaux. Et certes, il n’est pas nécessaire d’aller si loin pour comprendre qu’il y a différentes races qui sont plus ou moins propres à divers emplois, et qui les remplissent avec plus ou moins d’ardeur, plus ou moins d’adresse, plus ou moins de célérité. L’histoire nous apprend que les îles Baléares fournissaient autrefois aux armées romaines d’excellens frondeurs, lesquels auraient été de détestables cavaliers. Il en est de l’agriculture comme de la guerre, comme de tout ; on n’y est pas également apte. Le capitaine John Ross raconte, dans l’histoire de son dernier voyage, que les habitans des terres les plus septentrionales de l’Amérique font un trou à la glace, et attendent quelquefois douze heures en silence et sans bouger qu’un veau-marin y vienne renouveler l’air de ses poumons, pour le saisir. Il est fort probable que ces intrépides pêcheurs ne doivent pas être doués d’une nature très pétulante. Il paraît certain que les nègres sont ainsi fort lents à tout ce qu’ils font, ce qui entraîne une grande perte de temps. C’est donc un calcul très faux d’imputer à l’esclavage seul la lenteur des nègres à l’ouvrage, et de supposer qu’une fois libres, ils ressembleront en tout aux ouvriers européens. Il était d’ailleurs bien facile de se convaincre du contraire. Il y a beaucoup de nègres libres, et leur travail n’est guère plus productif que celui des esclaves.

Et puis, enfin, c’est une erreur fort grave d’aller s’imaginer qu’il y ait une magie si puissante attachée à ce beau et grand mot de liberté, qu’il suffise de le prononcer pour opérer des prodiges. Ce que nous allons dire n’est pas pour faire aucune comparaison, et n’a pour but que de rendre clairement notre pensée ; mais enfin, qu’on mette des moutons en liberté, et l’on n’aura jamais que des moutons. Qu’on y mette des nègres, et l’on n’aura que des nègres, c’est-à-dire malheureusement des individus fort grossiers, fort enclins au vagabondage, peu portés au travail, et encore moins ouverts aux choses morales. Ah ! si l’esclavage les empêchait de devenir meilleurs qu’ils ne sont, si les maîtres faisaient obstacle aux sentimens d’ordre, de paix, de travail, de moralité, de propriété, qu’ils pourraient avoir, ce serait bien différent ; si on leur défendait de travailler pour leur propre compte, et de se familiariser ainsi avec les idées d’acquisition légale, de transmission et d’hérédité ; si on les empêchait de se marier, d’avoir des femmes et des enfans légitimes, et d’entrer ainsi dans la famille, qui est le centre de toute civilisation, alors on aurait raison ; on aurait raison de dire : Ôtez l’esclavage, et ces intelligences comprimées vont prendre l’essor, et ces cœurs étouffés vont s’épanouir, et cette activité garrotée va se développer et s’étendre, et des hommes vont naître de ces esclaves, des créatures actives et nobles de ces créatures lourdes et dégradées. Mais c’est qu’il n’en est pas ainsi. C’est qu’on dit aux nègres : Travaillez pour votre propre compte, afin que vous acquériez quelque propriété personnelle ; et les nègres ne veulent pas. C’est qu’on dit aux nègres : Mariez-vous, afin que vous ayez de la famille, des femmes qui vous aiment et qui vous donnent des soins, des enfans qui vous respectent et qui vous obéissent ; et les nègres ne le veulent pas. Maintenant donc qu’on mette en liberté ces natures rebelles. Croit-on sincèrement qu’elles vont devenir, par la vertu d’une loi de la chambre des députés, intelligentes, actives et morales, de stupides, lourdes et anarchiques qu’elles sont ? Mais ce serait folie. D’ailleurs, n’a-t-on pas sous les yeux l’exemple de Saint-Domingue, qu’on appelait, avant la révolution, la France des Antilles ? Qu’est-elle devenue, cette France ? Les nègres y travaillent sous peine des galères ; la misère a remplacé l’ancienne splendeur, et on importe aujourd’hui du sucre dans une colonie qui en fournissait à toute l’Europe.

Voilà quelles considérations préjudicielles nous avons cru devoir mettre en avant aujourd’hui, à l’occasion de tous ces bruits d’émancipation qui se font en Amérique, et avant que des bruits pareils retentissent au sein de notre législature. Ce n’est pas nous qui prendrons jamais en main la cause de l’esclavage, quand l’occasion se présentera plus tard de nous expliquer là-dessus, et nous ne croyons pas que les planteurs des colonies françaises fassent non plus résistance à une émancipation sagement conçue et prudemment exécutée ; mais nous sommes de ceux qui pensent qu’en une matière si grave, il faut bien connaître les faits, et qu’on travaille mal au profit de la liberté, quand on viole la propriété.

Du reste, un vœu que nous devons faire en finissant, et contre lequel il est impossible qu’un homme de bonne foi ait quelque répugnance, c’est que lorsque le gouvernement se décidera à traiter directement les matières coloniales, il ne s’en rapporte qu’à lui-même, et qu’il envoie sur les lieux une commission d’enquête, chargée de vérifier les faits et d’expérimenter les témoignages. On l’a fait pour Alger, pourquoi ne le ferait-on pas pour les colonies des Antilles et de la mer des Indes, qui nous sont bien plus inconnues ?


M. de L…