De l’Allemagne/Quatrième partie/I

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Librairie Stéréotype (Tome 3p. 263-273).

QUATRIÈME PARTIE.

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LA RELIGION

ET L’ENTHOUSIASME.

CHAPITRE PREMIER.

Considérations générales sur la religion en
Allemagne
.


Les nations de race germanique sont toutes naturellement religieuses ; et le zèle de ce sentiment a fait naître plusieurs guerres dans leur sein. Cependant, en Allemagne surtout, l’on est plus porté à l’enthousiasme qu’au fanatisme.

L’esprit de secte doit se manifester sous diverses formes dans un pays où l’activité de la pensée est la première de toutes : mais d’ordinaire l’on n’y mêle pas les discussions théologiques aux passions humaines ; et les diverses opinions, en fait de religion, ne sortent pas de ce monde idéal où règne une paix sublime.

Pendant long-temps on s’est occupé, comme je le montrerai dans le chapitre suivant, de l’examen des dogmes du christianisme ; mais depuis vingt ans, depuis que les écrits de Kant ont fortement influé sur les esprits, il s’est établi dans la manière de concevoir la religion une liberté et une grandeur qui n’exigent ni ne rejettent aucune forme de culte en particulier, mais qui font des choses célestes le principe dominant de l’existence.

Plusieurs personnes trouvent que la religion des Allemands est trop vague, et qu’il vaut mieux se rallier sous l’étendard d’un culte plus positif et plus sévère. Lessing dit, dans son Essai sur l’Éducation du Genre humain, que les révélations religieuses ont toujours été proportionnées aux lumières qui existoient à l’époque où ces révélations ont paru. L’Ancien Testament, l’Évangile, et, sous plusieurs rapports, la réformation, étoient, selon leur temps, parfaitement en harmonie avec les progrès, des esprits et peut-être sommes-nous à la veille d’un développement du christianisme qui rassemblera dans un même foyer tous les rayons épars, et qui nous fera trouver dans la religion plus que la morale, plus que le bonheur, plus que la philosophie, plus que le sentiment même, puisque chacun de ces biens sera multiplié par sa réunion avec les autres.

Quoi qu’il en soit, il est peut-être intéressant de connoître sous quel point de vue la religion est considérée en Allemagne, et comment on a trouvé le moyen d’y rattacher tout le système littéraire et philosophique dont j’ai tracé l’esquisse. C’est une chose imposante que cet ensemble de pensées qui développe à nos yeux l’ordre moral tout entier, et donne à cet édifice sublime le dévouement pour base, et la divinité pour faîte.

C’est au sentiment de l’infini que la plupart des écrivains allemands rapportent toutes les idées religieuses. L’on demande s’il est possible de concevoir l’infini ; cependant ne le conçoit-on pas, au moins d’une manière négative, lorsque dans les mathématiques on ne peut supposer aucun terme à la durée ni à l’étendue ? Cet infini consiste dans l’absence des bornes ; mais le sentiment de l’infini, tel que l’imagination et le cœur l’éprouvent, est positif et créateur.

L’enthousiasme que le beau idéal nous fait éprouver, cette émotion pleine de trouble et de pureté tout ensemble, c’est le sentiment de l’infini qui l’excite. Nous nous sentons comme dégagés, par l’admiration, des entraves de la destinée humaine, et il nous semble qu’on nous révèle des secrets merveilleux, pour affranchir l’âme à jamais de la langueur et du déclin. Quand nous contemplons le ciel étoilé, où des étincelles de lumière sont des univers comme le nôtre, où la poussière brillante de la voie lactée trace avec des mondes une route dans le firmament, notre pensée se perd dans l’infini, notre cœur bat pour l’inconnu, pour l’immense, et nous sentons que ce n’est qu’au-delà des expériences terrestres que notre véritable vie doit commencer. Enfin les émotions religieuses, plus que toutes les autres encore, réveillent en nous le sentiment de l’infini ; mais en le réveillant elles le satisfont ; et c’est pour cela sans doute qu’un homme d’un grand esprit disoit « Que la créature pensante n’étoit heureuse que quand l’idée de l’infini étoit devenue pour elle une jouissance au lieu d’être un poids. »

En effet, quand nous nous livrons en entier aux réflexions, aux images, aux désirs qui dépassent les limites de l’expérience, c’est alors seulement que nous respirons. Quand on veut s’en tenir aux intérêts, aux convenances, aux lois de ce monde, le génie, la sensibilité, l’enthousiasme agitent péniblement notre âme mais ils l’inondent de délices quand on les consacre à ce souvenir, à cette attente de l’infini qui se présente dans la métaphysique sous la forme des dispositions innées, dans la vertu sous celle du dévouement, dans les arts sous celle de l’idéal, et dans la religion elle-même sous celle de l’amour divin.

Le sentiment de l’infini est le véritable attribut de l’âme : tout ce qui est beau dans tous les genres excite en nous l’espoir et le désir d’un avenir éternel et d’une existence sublime ; on ne peut entendre ni le vent dans la forêt, ni les accords délicieux des voix humaines ; on ne peut éprouver l’enchantement de l’éloquence ou de la poésie ; enfin surtout, enfin on ne peut aimer avec innocence, avec profondeur, sans être pénétré de religion et d’immortalité.

Tous les sacrifices de l’intérêt personnel viennent du besoin de se mettre en harmonie avec ce sentiment de l’infini dont on éprouve tout le charme, quoiqu’on ne puisse l’exprimer. Si la puissance du devoir étoit renfermée dans le court espace de cette vie, comment donc auroit-elle plus d’empire que les passions sur notre âme ? Qui sacrifieroit des bornes à des bornes ? Tout ce qui finit est si court, dit saint Augustin, les instants de jouissance que peuvent valoir les penchants terrestres, et les jours de paix qu’assure une conduite morale, différeraient de bien peu, si des émotions sans limite et sans terme ne s’élevoient pas au fond du cœur de l’homme qui se dévoue à la vertu.

Beaucoup de gens nieront ce sentiment de l’infini, et certes ils sont sur un excellent terrain pour le nier, car il est impossible de le leur expliquer ; ce n’est pas quelques mots de plus qui réussiront à leur faire comprendre ce que l’univers ne leur a pas dit. La nature a revêtu l’infini des divers symboles qui peuvent le faire arriver jusqu’à nous : la lumière et les ténèbres, l’orage et le silence, le plaisir et la douleur, tout inspire à l’homme cette religion universelle dont son cœur est le sanctuaire.

Un homme dont j’ai déjà eu l’occasion de parler, M. Ancillon, vient de faire paroitre un ouvrage sur la nouvelle philosophie de l’Allemagne, qui réunit la lucidité de l’esprit français à la profondeur du génie allemand. M. Ancillon s est déjà acquis un nom célèbre comme historien ; il est incontestablement ce qu’on a coutume d’appeler en France une bonne tête ; son esprit même est positif et méthodique, et c’est par son âme qu’il a saisi tout ce que la pensée de l’infini peut présenter de plus vaste et de plus élevé. Ce qu’il a écrit sur ce sujet porte un caractère tout-à-fait original ; c’est pour ainsi dire le sublime mis à la portée de la logique : il trace avec précision la ligne où les connoissances expérimentales s’arrêtent, soit dans les arts, soit dans la philosophie, soit dans la religion ; il montre que le sentiment va beaucoup plus loin que les connoissances, et que par-delà les preuves démonstratives il y a l’évidence naturelle ; par-delà l’analyse, l’inspiration ; par-delà les mots, les idées ; par-delà les idées, les émotions, et que le sentiment de l’infini est un fait de l’àme, un fait primitif, sans lequel il n’y auroit rien dans l’homme que de l’instinct physique et du calcul.

Il est difficile d’être religieux à la manière introduite par les esprits secs, ou par les hommes de bonne volonté, qui voudraient faire arriver la religion aux honneurs de la démonstration scientifique. Ce qui touche si intimement au mystère de l’existence ne peut être exprimé par les formes régulières de la parole. Le raisonnement dans de tels sujets sert à montrer où finit le raisonnement ; et là où il finit commence la véritable certitude ; car les vérités de sentiment ont une force d’intensité qui appelle tout notre être à leur appui. L’infini agit sur l’âme pour l’élever et la dégager du temps. L’œuvre de la vie c’est de sacrifier les intérêts de notre existence passagère à cette immortalité qui commence pour nous dès à présent, si nous en sommes déjà dignes ; et non-seulement la plupart des religions ont ce même but, mais les beaux-arts, la poésie, la gloire et l’amour, sont des religions dans lesquelles il entre plus ou moins d’alliage.

Cette expression, c’est divin, qui est passée en usage pour vanter les beautés de la nature et de l’art, cette expression est une croyance parmi les Allemands ; ce n’est point par indifférence qu’ils sont tolérants, c’est parce qu’ils ont de l’universalité dans leur manière de sentir et de concevoir la religion. En effet, chaque homme peut trouver dans une des merveilles de l’univers celle qui parle le plus puissamment à son âmet l’un admire la divinité dans les traits d’un père, l’autre dans l’innocence d’un enfant, l’autre dans le céleste regard des vierges de Raphaël, dans lat musique, dans la poésie, dans la nature, n’importe : car tous s’entendent, si tous sont animés par le principe religieux, génie du monde et de chaque homme.

Des esprits supérieurs ont élevé des doutes sur tel ou tel dogme ; et c’étoit un grand malheur que la subtilité de la dialectique ou les prétentions de l’amour-propre pussent troubler et refroidir le sentiment de la foi. Souvent aussi la réflexion se trouvoit à l’étroit dans ces religions intolérantes dont on avoit pour ainsi dire un code pénal, et qui donnoient à la théologie toutes les formes d’un gouvernement despotique ; mais qu’il est sublime ce culte qui nous fait pressentir une jouissance céleste dans l’inspiration du génie comme dans la vertu la plus obscure ; dans les affections les plus tendres comme dans les peines les plus amères ; dans la tempête comme dans les beaux jours ; dans la fleur comme dans le chêne ; dans tout, hors le calcul, hors le froid mortel de l’égoïsme qui nous sépare de la nature sante, et nous donne la vanité seule pour mobile, la vanité dont la racine est toujours venimeuse ! qu’elle est belle la religion qui consacre le monde entier à son auteur, et se sert de toutes nos facultés pour célébrer les rites saints du merveilleux univers.

Loin qu’une telle croyance interdise les lettres, ni les sciences, la théorie de toutes les idées et le secret de tous les talents lui appartiennent ; il faudroit que la nature et la divinité fussent en contradiction, si la piété sincère défendoit aux hommes de se servir de leurs facultés et de goûter les plaisirs qu’elles donnent. Il y a de la religion dans toutes les œuvres du génie ; il y a du génie dans toutes les pensées religieuses. L’esprit est d’une moins illustre origine, il sert à contester ; mais le génie est créateur. La source inépuisable des talents et des vertus, c’est ce sentiment de l’infini, qui a sa part dans toutes les actions généreuses et dans toutes les conceptions profondes.

La religion n’est rien si elle n’est pas tout, si l’existence n’en est pas remplie, si l’on n’entretient pas sans cesse dans l’âme cette foi à l’invisible, ce dévouement, cette élévation de désirs qui doivent triompher des penchants vulgaires auxquels notre nature nous expose.

Néanmoins, comment la religion pourroit-elle nous être sans cesse présente, si nous ne la rattachions pas à tout ce qui doit occuper une belle vie, les affections dévouées, les méditations philosophiques et les plaisirs de l’imagination ? Un grand nombre de pratiques sont recommandées aux fidèles, afin qu’à tous les moments du jour la religion leur soit rappelée par les obligations qu’elle impose ; mais si la vie entière pouvoit être naturellement et sans effort un culte de tous les instants, ne seroit-ce pas mieux encore ? puisque l’admiration pour le beau se rapporte toujours à la divinité, et que l’élan même des pensées fortes nous fait remonter vers notre origine, pourquoi donc la puissance d’aimer, la poésie, la philosophie, ne seroient-elles pas les colonnes du temple de la foi ?