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De l’Homme/Section 10/Chapitre 7

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SECTION X
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 12 (p. 100-120).
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CHAPITRE VII.

De l’éducation morale de l’homme.

S’il est peu de bons patriotes, peu de citoyens toujours équitables, pourquoi ? C’est qu’on n’éleve point les hommes pour être justes ; c’est que pour être juste il faut être éclairé, et qu’on obscurcit dans l’enfant jusqu’aux notions les plus claires de la loi naturelle.

À l’aide d’un catéchisme religieux, si l’on grave dans la mémoire d’un enfant les préceptes de la croyance souvent la plus ridicule, ne peut-on, à l’aide d’un catéchisme morale, y graver les préceptes et les principes d’une équité dont l’expérience journalier lui prouveroit à-la-fois l’utilité et la vérité ?

Du moment où l’on distingue le plaisir de la douleur, du moment où l’on a reçu et fait du mal, on a déja quelque notion de la justice. Pour s’en former les idées les plus claires et les plus précises, que faire ? Se demander

Qu’est-ce que l’homme ?

R. Un animal, dit-on, raisonnable, mais certainement sensible, foible, et propre à se multiplier.

D. En qualité de sensible, que doit faire l’homme ?

R. Fuir la douleur, chercher le plaisir. C’est à cette recherche, c’est à cette fuite constante, qu’on donne le nom d’amour de soi.

D. En qualité d’animal foible, que doit-il faire encore ?

R. Se réunir à d’autres hommes, soit pour se défendre contre les animaux plus forts que lui, soit pour s’assurer une subsistance que les bêtes lui disputent, soit enfin pour surprendre celles qui lui servent de nourriture. De là toutes les conventions relatives à la chasse et à la pêche[1].

D. En qualité d’animal propre à se reproduire, qu’arrive-t-il à l’homme ?

R. Que les moyens de sa subsistance diminuent à mesure que son espece se multiplie.

D. Que doit-il faire en conséquence ?

R. Lorsque les lacs et les forêts sont épuisés de poissons et de gibier, il doit chercher de nouveaux moyens de pourvoir à sa nourriture.

D. Quels sont ces moyens ?

R. Ils se réduisent à deux. Lorsque les citoyens sont encore peu nombreux, ils élevent des bestiaux ; et les peuples alors sont pasteurs. Lorsque les citoyens se sont infiniment multipliés, et qu’ils doivent, dans un moindre espace de terrain, trouver de quoi fournir à leur nourriture, ils labourent, et les peuples sont alors agriculteurs.

D. Que suppose la culture perfectionnée de la terre ?

R. Des hommes déja réunis en sociétés ou bourgades, et des conventions faites entre eux.

D. Quel est l’objet de ces conventions ?

R. D’assurer le bœuf à celui qui le nourrit, et la récolte du champ à celui qui le défriche.

D. Qui détermine l’homme à ces conventions ?

R. Son intérêt et sa prévoyance. S’il étoit un citoyen qui pût enlever la récolte de celui qui seme et laboure, personne ne laboureroit et ne semeroit ; et, l’année suivante, la bourgade seroit exposée aux horreurs de la disette et de la famine.

D. Que suit-il de la nécessité de la culture ?

R. La nécessité de la propriété.

D. À quoi s’étendent les conventions de la propriété ?

R. À celle de ma personne, de mes pensées, de ma vie, de ma liberté, de mes biens.

D. Les conventions de la propriété une fois établies, qu’en résulte-t-il ?

R. Des peines contre ceux qui les violent, c’est-à-dire contre les voleurs, les meurtriers, les fanatiques, et les tyrans. Abolit-on ces peines ? alors toute convention entre les hommes est nulle. Qu’un d’eux puisse impunément attenter à la propriété des autres, de ce moment les hommes rentrent en état de guerre ; toute société entre eux est dissoute ; ils doivent se fuir comme ils fuient les lions et les tigres.

D. Est-il des peines établies dans les pays policés contre les infracteurs du droit de propriété ?

R. Oui, du moins dans tous ceux où les biens ne sont pas en commun (5), c’est-à-dire chez presque toutes les nations.

D. Qui rend ce droit de propriété si sacré ? et par quelle raison, sous le nom de Terme, en a-t-on presque par-tout fait un dieu ?

R. C’est que la conservation de la propriété est le dieu moral des empires ; c’est qu’elle y entretient la paix domestique, y fait régner l’équité ; c’est que les hommes ne se sont rassemblés que pour s’assurer de leurs propriétés ; c’est que la justice, qui renferme en elle seule presque toutes les vertus, consiste à rendre à chacun ce qui lui appartient, se réduit par conséquent au maintien de ce droit de la propriété ; et qu’enfin les diverses lois n’ont jamais été que les divers moyens d’assurer ce droit aux citoyens.

D. Mais la pensée doit-elle être comprise au nombre des propriétés ? et qu’entend-on alors par ce mot ?

R. Le droit, par exemple, de rendre à Dieu le culte que je crois lui devoir être plus agréable. Quiconque me dépouille de ce droit viole ma propriété ; et, quel que soit son rang, il est punissable.

D. Est-il des cas où le prince puisse s’opposer à l’établissement d’une religion nouvelle ?

R. Oui, lorsqu’elle est intolérante.

D. Qui l’y autorisa alors ?

R. La sûreté publique. Il sait que cette religion, devenue la dominante, deviendra persécutrice. Or, le prince, chargé du bonheur de ses sujets, doit s’opposer aux progrès d’une telle religion.

D. Mais pourquoi citer la justice comme le germe de toutes les vertus ?

R. C’est que, du moment où, pour assurer leur bonheur, les hommes se rassemblent en société, il est de la justice que chacun, par sa douceur, son humanité et ses vertus, contribue autant qu’il est en lui à la félicité de cette même société.

D. Je suppose les lois d’une nation dictées par l’équité : quels moyens de les faire observer, et d’allumer dans les ames l’amour de la patrie ?

R. Ces moyens sont les peines infligées aux crimes, et les récompenses décernées aux vertus.

D. Quelles sont les récompenses de la vertu ?

R. Les titres, les honneurs, l’estime publique, et tous les plaisirs dont cette estime est représentative.

D. Quelles sont les peines du crime ?

R. Quelquefois la mort, souvent la honte, compagne du mépris.

D. Le mépris est-il une peine ?

R. Oui, du moins dans les pays libres et bien administrés. Dans un tel pays le supplice du mépris public est cruel et redouté ; il suffit pour contenir les grands dans le devoir. La crainte du mépris les rend justes, actifs, laborieux.

D. La justice doit sans doute régir les empire ; elle y doit régner par les lois : mais les lois sont-elles toutes de même nature ?

R. Non. Il en est, pour ainsi dire, d’invariables, sans lesquelles la société ne peut subsister, ou du moins subsister heureusement ; telles sont les lois fondamentales de la propriété.

D. Est-il quelquefois permis de les enfreindre ?

R. Non, si ce n’est dans les positions rares où il s’agit du salut de la patrie.

D. Qui donne alors le droit de les violer ?

R. L’intérêt général, qui ne reconnoît qu’une loi unique et inviolable :

Salus populi suprema lex esto.

D. Toutes les lois doivent-elles se taire devant celle-ci ?

R. Oui. Que des Turcs armés marchent à Vienne ; le législateur, pour les affamer, peut violer un moment le droit de propriété, faucher la récolte de ses compatriotes, et brûler leurs greniers, s’ils sont près de l’ennemi.

D. Les lois sont-elles si sacrées qu’on ne puisse jamais les réformer ?

R. On le doit lorsqu’elles sont contraires au bonheur du plus grand nombre.

D. Mais toute proposition de réforme n’est-elle pas souvent regardée dans un citoyen comme une témérité punissable.

R. J’en conviens. Cependant, si l’homme doit la vérité à l’homme, si la connoissance de la vérité est toujours utile, si tout intéressé a droit de proposer ce qu’il croit être avantageux à sa compagnie, tout citoyen, par la même raison, a le droit de proposer à sa nation ce qu’il croit pouvoir contribuer à la félicité générale.

D. Pourquoi donc est-il des pays où l’on proscrit la liberté de la presse, et jusqu’à celle de penser ?

R. C’est qu’on imagine pouvoir plus facilement voler l’aveugle que le clair-voyant, et duper un peuple idiot qu’un peuple éclairé. Dans toute grande nation il est toujours des intéressés à la misere publique. Ceux-là seuls nient aux citoyens le droit d’avertir leurs compatriotes des malheurs auxquels souvent une mauvaise loi les expose.

D. Pourquoi, dans les sociétés encore petites et naissantes, les lois y sont-elles presque toujours justes et sages ?

R. C’est que les lois s’y font du consentement et par conséquent pour l’utilité de tous ; c’est que les citoyens, encore peu nombreux, ne peuvent y former des associations particulieres contre l’association générale, ni détacher encore leur intérêt de l’intérêt public.

D. Pourquoi les lois y sont-elles si religieusement observées ?

R. C’est qu’alors nul citoyen n’est plus fort que les lois ; c’est que son bonheur est attaché à leur observation, et son malheur à leur infraction.

D. Entre les diverses lois, n’en est-il point auxquelles on donne le nom de lois naturelles ?

R. Ce sont celles, comme je l’ai déja dit, qui concernent la propriété, qu’on trouve établies chez presque toutes les nations et les sociétés policées, parceque les sociétés ne peuvent se former qu’à l’aide de ces lois.

D. Est-il encore d’autres lois ?

R. Oui, il en est de variables, et ces lois sont de deux especes. Les unes variables par leur nature ; telles sont celles qui regardent le commerce, la discipline militaire, les impôts, etc. ; elles peuvent et doivent se changer selon les temps et les circonstances. Les autres, immuables de leur nature, sont variables, parcequ’elles ne sont point encore portées à leur perfection. Dans ce nombre je citerai les lois civiles et criminelles, celles qui regardent l’administration des finances, le partage des biens, les testaments (6), les mariages (7).

D. L’imperfection de ces lois est-elle uniquement l’effet de la paresse et de l’indifférence des législateurs ?

R. D’autres causes y concourent ; le fanatisme, la superstition, et la conquête.

D. Si les lois établies par l’une de ces causes sont favorables aux frippons, que s’ensuit-il ?

R. Qu’elles sont protégées par ces mêmes frippons.

D. Les vertueux, par la raison contraire, ne doivent-il pas en desirer l’abolition ?

R. Oui : mais les vertueux sont en petit nombre ; ils ne sont pas toujours les plus puissants. Les mauvaises lois, en conséquence, ne sont point abolies, et peuvent rarement l’être.

D. Pourquoi ?

R. C’est qu’il faut du génie pour substituer de bonnes lois à de mauvaises, et qu’il faut ensuite du courage pour les faire recevoir. Or, dans presque tous les pays, les grands n’ont ni le génie nécessaire pour faire de bonnes lois, ni le courage suffisant pour les établir et braver le cri des mal-intentionnés. Si l’homme aime à régir les autres hommes, c’est toujours avec le moins de peine et de soin possible.

D. En supposant dans un prince le desir de perfectionner la science des lois, que doit-il faire ?

R. Encourager les hommes de génie à l’étude de cette science, et les charger d’en résoudre les divers problêmes.

D. Qu’arriveroit-il alors ?

R. Que les lois variables, encore imparfaites, cesseroient de l’être, et deviendroient invariables et sacrées.

D. Pourquoi sacrées ?

R. C’est que d’excellentes lois, nécessairement l’œuvre de l’expérience et d’une raison éclairée, sont censées révélées par le ciel lui-même ; c’est que l’observation de telles lois peut être regardée comme le culte le plus agréable à la Divinité, et comme la seule vraie religion ; religion que nulle puissance, et Dieu lui-même, ne peut abolir, parceque le mal répugne à sa nature.

D. Les rois, à cet égard, n’ont-ils pas été quelquefois plus puissants que les dieux ?

R. Parmi les princes, il en est sans doute qui, violant les droits les plus saints de la propriété, ont attenté aux biens, à la vie, à la liberté de leurs sujets. Ils reçurent du ciel la puissance, et non le droit de nuire. Ce droit ne fut conféré à personne. Peut-on croire qu’à l’exemple des esprits infernaux les princes soient condamnés à tourmenter leurs sujets ? Quelle affreuse idée de la souveraineté ! Faut-il accoutumer les peuples à ne voir qu’un ennemi dans leur monarque, et dans le sceptre que le pouvoir de nuire ?

On sent par cette esquisse le degré de perfection auquel un tel catéchisme pourroit porter l’éducation du citoyen, combien il éclaireroit les sujets et le monarque sur leurs devoirs respectifs, et quelles idées saines enfin il leur donneroit de la morale.

Réduit-on au simple fait de la sensibilité physique le principe fondamental de la science des mœurs ? cette science devient à la portée des hommes de tout âge et de tout esprit. Tous penvent en avoir la même idée.

Du moment où l’on regarde cette sensibilité physique comme le premier principe de la morale, ses maximes cessent d’être contradictoires ; ses axiômes, enchaînés les uns aux autres, supportent la démonstration la plus rigoureuse ; ses principes enfin, dégagés des ténebres d’une philosophie spéculative, sont clairs, et d’autant plus généralement adoptés, qu’ils découvrent plus sensiblement aux citoyens l’intérêt qu’ils ont d’être vertueux (8).

Quiconque s’est élevé à ce premier principe voit, si je l’ose dire, du premier coup d’œil tous les défauts d’une législation ; il sait si la digue opposée par les lois aux passions contraires au bien public est assez forte pour en soutenir l’effort ; si la loi punit et récompense dans cette juste proportion qui doit nécessiter les hommes à la vertu. Il n’apperçoit enfin dans cet axiôme tant vanté de la morale actuelle,

Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrois pas qui te fût fait,


qu’une maxime secondaire, domestique, et toujours insuffisante pour éclairer les citoyens sur ce qu’ils doivent à leur patrie. Il substitue bientôt à cet axiôme celui qui déclare

Le bien public la suprême loi ;


axiôme qui, renfermant d’une maniere plus générale et plus nette tout ce que le premier a d’utile, est applicable à toutes les positions différentes où peut se trouver un citoyen, et convient également au bourgeois, au juge, au ministre, etc. C’est, si je l’ose dire, de la hauteur d’un tel principe que, descendant jusqu’aux conventions locales qui forment le droit coutumier de chaque peuple, chacun s’instruiroit plus particulièrement de l’espece de ses engagements, de la sagesse ou de la folie des usages, des lois, des coutumes de son pays, et pourroit en porter un jugement d’autant plus sain qu’il auroit plus habituellement présents à l’esprit les grands principes à la balance desquels on pese la sagesse et l’équité même des lois.

On peut donc donner à la jeunesse des idées nettes et saines de la morale ; à l’aide d’un catéchisme de probité, on peut donc porter cette partie de l’éducation au plus haut degré de perfection. Mais que d’obstacles à surmonter !

(5) Il fut, dit-on, des peuples dont les biens étoient en commun. Quelques uns nous vantent cette communauté de biens. Point de peuples heureux, disent-ils, que les peuples sans propriété. Ils citent en exemple les Scythes, les Tartares, les Spartiates. Quand aux Scythes et aux Tartares, ils conserverent toujours la propriété de leurs bestiaux. Or, c’est dans cette propriété que consistoit toute leur richesse. À l’égard des Spartiates, on sait qu’ils avoient des esclaves, que chaque famille possédoit l’une des trente-neuf mille portions de terre qui composoient le territoire de Lacédémone, ou de la Laconie. Les Spartiates avoient donc des propriétés. Quelque vertueux qu’ils fussent, l’histoire néanmoins nous apprend qu’à l’exemple des autres hommes les Lacédémoniens vouloient recueillir sans semer, et qu’ils chargeoient en conséquence les ilotes de la culture de leurs terres. Ces ilotes étoient les negres de la république ; ils en mettoient le sol en valeur. De là le besoin d’esclaves, et peut-être la nécessité de la guerre.

On voit donc par la forme même du gouvernement de Lacédémone que la partie libre de ses habitants ne pouvoit être heureuse qu’aux dépens de l’autre, et que la prétendue communauté de biens des Spartiates ne pouvoit, comme quelques uns le supposent, opérer chez eux le miracle d’une félicité universelle.

Sous le gouvernement des jésuites, les habitants du Paraguay cultivoient les terres en commun et de leurs propres mains. En étoient-ils plus heureux ? J’en doute. L’indifférence avec laquelle ils apprirent la destruction des jésuites justifie ce doute. Ces peuples dans propriété étoient sans énergie et sans émulation. Mais l’espoir de la gloire et de la considération ne pouvoit-il pas vivifier leurs ames ? Non. La gloire et la considération sont une monnoie, un moyen d’acquérir des plaisirs réels. Or, de quel plaisir en ce pays avantager l’un de préférence aux autres ?

Qui considere l’espece et le petit nombre des sociétés où cette communauté de biens eut lieu soupçonne toujours que des obstacles secrets s’opposent à la formation comme au bonheur de pareilles sociétés. Pour porter un jugement sain sur cette question il faudroit l’avoir profondément méditée, avoir examiné si l’existence d’une telle société est également possible dans toutes les positions, et pour cet effet l’avoir considérée,

1°. Dans une île.

2°. Dans un pays coupé par de vastes déserts, défendu par d’immenses forêts, et dont la conquête soit par cette raison également indifférente et difficile ;

3°. Dans des contrées dont les habitants, errant comme les Tartares avec leurs troupeaux, peuvent toujours échapper à la poursuite de l’ennemi ;

4°. Dans un pays couvert de villes, environné de nations puissantes ; et voir enfin si dans cette derniere position, sans contredit la plus commune, cette société pourroit conserver le degré d’émulation, d’esprit et de courage, nécessaire pour résister à des peuples propriétaires, savants et éclairés.

Je ne m’étendrai pas davantage sur une question dont la vérité ou la fausseté importe d’autant moins à mon sujet, que par-tout où la communauté des biens n’a pas lieu la propriété doit être sacrée.

(6) Le droit de tester est-il nuisible ou utile à la société ? C’est un problême non encore résolu. Le droit de tester, disent les uns, est un droit de propriété dont on ne peut légitimement dépouiller le citoyen.

Tout homme, disent les autres, a sans doute de son vivant le droit de disposer à son gré de sa propriété ; mais, lui mort, il cesse d’être propriétaire. Le mort n’est plus rien. Le droit de transférer son bien à tel ou tel ne lui peut avoir été conféré que par la loi. Or, supposons que ce droit occasionnât une infinité de procès et de discussions, et que, tout compensé, il fût plus à charge qu’utile à la société, qui peut contester à cette société le droit de changer une loi qui lui devient nuisible ?

(7) La volonté de l’homme est ambulatoire, disent les lois ; et les lois ordonnent l’indissolubilité du mariage ; quelle contradiction ! Que s’ensuit-il ? Le malheur d’une infinité d’époux. Or, le malheur engendre entre eux la haine, et la haine souvent les crimes les plus atroces. Mais qui donna lieu à l’indissolubilité du mariage ? La profession de laboureur qu’exercerent d’abord les premiers hommes.

Dans cet état, le besoin réciproque et journalier que les époux ont l’un de l’autre allege le joug du mariage. Tandis que le mari défriche la terre, laboure le champ, la femme nourrit la volaille, abreuve les bestiaux, tond les brebis, soigne le ménage et la basse-cour, prépare le dîner du mari, des enfants et des domestiques. Les conjoints, occupés du même objet, c’est-à-dire de l’amélioration de leurs terres, se voient peu, sont à l’abri de l’ennui, par conséquent du dégoût. Qu’on ne s’étonne donc point si le mari et la femme, toujours en action, et toujours nécessaires l’un à l’autre, chérissent même quelquefois l’indissolubilité de leur hymen.

S’il n’en est pas de même dans les professions du sacerdoce, des armes et de la magistrature, c’est qu’en ces diverses professions les époux se sont moins nécessaires l’un à l’autre. En effet, de quelle utilité la femme peut-elle être à son mari dans les fonctions de muphti, de visir, de cadi, etc. ? La femme alors n’est pour lui qu’une propriété de luxe et de plaisir. Telles sont les causes qui chez les différents peuples ont modifié d’une infinité de manieres l’union des deux sexes. Il est des pays où l’on a plusieurs femmes et plusieurs concubines ; d’autres où l’on s’épouse après deux ou trois ans de jouissance et d’épreuves. Il est enfin des contrées où les femmes sont en commun, où l’union des deux époux ne s’étend pas au-delà de la durée de leur amour. Or, supposons que, dans l’établissement d’une nouvelle forme de mariage, un législateur affranchi de la tyrannie des préjugés et de la coutume ne se proposât que le bien public et le plus grand bonheur des époux pour objet ; que, non content de permettre le divorce, il cherchât et découvrît le moyen de rendre l’union conjugale le plus délicieuse possible ; ce moyen trouvé, la forme des mariages deviendroit invariable, parceque nul n’a le droit de substituer de moins bonnes à de meilleures lois, de diminuer la somme de la félicité nationale, et même de s’opposer aux plaisirs des individus, lorsque ces plaisirs ne sont pas contraires au bonheur du plus grand nombre.

(8) Le besoin des vertus sociales peut être senti dès l’enfance même. Veut-on graver profondément dans sa mémoire les principes de la justice ? je voudrois que, dans un tribunal créé à cet effet dans chaque college, les enfants jugeassent eux-mêmes leurs différends ; que les sentences de ce petit tribunal, portées par appel devant les maîtres, y fussent confirmées ou rectifiées selon qu’elles seroient justes ou injustes ; que dans ces mêmes colleges on apostât des hommes pour faire aux éleves de ces especes d’injures et d’offenses dont l’injustice, difficile à prouver, contraignît et le plaignent de réfléchir sur sa cause pour la bien plaider, et le tribunal d’enfants de réfléchir sur cette même cause pour la bien juger.

Les éleves, forcés par ce moyen de porter habituellement leurs regards sur les préceptes de la justice, en acquerroient bientôt des idées nettes. C’est par une méthode à-peu-près pareille que M. Rousseau donne à son Émile les premieres notions de la propriété. Rien de plus ingénieux que cette méthode : cependant on la néglige. M. Rousseau n’eût-il fait que cette seule découverte, je le compterois parmi les bienfaiteurs de l’humanité, et lui érigerois volontiers la statue qu’il demande.

On ne s’attache point assez à former le jugement des enfants. A-t-on chargé leur mémoire d’une infinité de petits faits ? on est content. Que s’ensuit-il ? Que l’homme est un prodige de babil dans son enfance, et de non-sens dans l’âge mûr.

Pour former le jugement d’un éleve que faut-il ? Le faire d’abord raisonner sur ce qui l’intéresse personnellement. Son esprit s’est-il étendu ? il faut le lui faire appliquer à de plus grands objets ; exposer pour cet effet à ses yeux le tableau des lois et des usages des différents peuples ; l’établir juge de la sagesse, de la folie de ces usages, de ces lois, et lui en faire enfin peser la perfection ou l’imperfection à la balance du plus grand bonheur et du plus grand intérêt de la république. C’est en méditant le principe de l’utilité nationale que l’enfant acquerroit des idées saines et générales de la morale ; son esprit, d’ailleurs, exercé sur ces grands objets, en seroit plus propre à toute espece d’étude.

Plus l’application nous devient facile, plus les forces de notre esprit se sont accrues. On ne peut de trop bonne heure accoutumer l’enfant à la fatigue de l’attention ; et, pour lui en faire contracter l’habitude, il faut, quoi qu’en dise M. Rousseau, employer quelquefois le ressort de la crainte. Ce sont les maîtres justes et séveres qui forment en général les meilleurs éleves. L’enfant, comme l’homme, n’est mu que par l’espoir du plaisir et la crainte de la douleur. L’enfant n’est-il point encore sensible au plaisir ? n’est-il point susceptible de l’amour de la gloire ? est-il sans émulation ? c’est la crainte du châtiment qui seule peut fixer son attention. La crainte est, dans l’éducation publique, une ressource à laquelle les maîtres sont indispensablement obligés de recourir, mais qu’ils doivent ménager avec prudence.


  1. Qui veut connoître les vrais principes de la morale doit s’élever jusqu’au principe de la sensibilité physique, et chercher dans les besoins de la faim, de la soif, etc., la cause qui force les hommes déja multipliés de cultiver la terre, de se réunir en société, et de faire entre eux des conventions dont l’observation ou l’infraction fait les hommes justes ou injustes.