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De l’Homme/Section 4/Chapitre 12

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SECTION IV
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 2-9).
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CHAPITRE XII.

De la vertu.

Le mot vertu, également applicable à la prudence, au courage[1], à la charité, n’a donc qu’une signification incertaine et vague. Cependant il rappelle toujours à l’esprit l’idée confuse de quelque qualité utile à la société.

Lorsque les qualités de cette espece sont communes au plus grand nombre des citoyens, une nation est heureuse au dedans, redoutable au dehors, et recommandable à la postérité. La vertu, toujours utile aux hommes, par conséquent toujours respectée, doit, au moins en certains pays, réfléchir pouvoir et considération sur le vertueux. C’est cet amour de la considération qu’il prend en lui pour l’amour de la vertu ; chacun prétend l’aimer pour elle-même. Cette phrase est dans la bouche de tous, et n’est dans le cœur d’aucun. Quel motif déterminer l’austere anachorete à jeûner, prendre le cilice et la discipline ? l’espoir du bonheur éternel ; il craint l’enfer, et desire le paradis.

Plaisir et douleur, ces principes productifs des vertus monacales, sont aussi les principes des vertus patriotiques. L’espoir des récompenses les fait éclore. Quelque amour désintéressé qu’on affecte pour elles, sans intérêt d’aimer la vertu, point de vertu. Pour connoître l’homme à cet égard, il faut l’étudier non dans ses discours mais dans ses actions. Quand je parle, je mets un masque ; quand j’agis, je suis forcé de l’ôter. Ce n’est plus alors sur ce que je dis, c’est sur ce que je fais, que l’on me juge : et l’on me juge bien.

Qui plus que le clergé prêcha l’amour de l’humilité et de la pauvreté ? et qui mieux que l’histoire même du clergé prouve la fausseté de cet amour ? En Baviere, l’électeur, dit-on, a pour l’entretien de ses troupes, de ses justices et de sa cour, moins de revenu que le clergé pour l’entretien de ses prêtres. Cependant en Baviere, comme par-tout ailleurs, le clergé prêche la vertu de la pauvreté. C’est donc la pauvreté d’autrui qu’il prêche.

Pour savoir le cas réel qu’on fait de la vertu, supposons-la reléguée près d’un prince dont elle ne puisse attendre ni grace ni faveur. Quel respect à sa cour aura-t-on pour la vertu ? aucun ; on n’y peut estimer que la bassesse, l’intrigue, et la cruauté, déguisées sous les noms de décence, de sagesse et de fermeté. Un visir y donne-t-il audience ? les grands, prosternés à ses pieds, daigneront à peine jeter un regard sur le mérite. Mais, dira-t-on, l’hommage de ces courtisans est forcé ; c’est un effet de leur crainte : soit. L’on rend donc plus à la crainte qu’à la vertu. Ces courtisans, ajoutera-t-on, méprisent l’idole qu’ils encensent. Il n’en est rien : on hait le puissant, on ne le méprise point. Ce n’est pas la colere du géant, c’est celle du pygmée, qu’on dédaigne ; son impuissance le rend ridicule. Quelque chose qu’on dise, l’on ne méprise point réellement ce qu’on n’ose mépriser en face. Le mépris secret prouve foiblesse, et celui dont on se targue en pareil cas n’est que la vanterie d’une haine impuissante (35). L’homme en place est le géant moral ; il est toujours honoré. L’hommage rendu à la vertu est passager ; celui qu’on rend à la force est éternel. Dans les forêts c’est le lion et non le cerf qu’on respecte. La force est tout sur la terre. La vertu sans crédit s’y éteint. Si dans les siecles d’oppression elle a quelquefois jeté le plus grand éclat ; si, lorsque Thebes et Rome gémissoient sous la tyrannie, l’intrépide Pélopidas, le vertueux Brutus, naissent et s’arment, c’est que le sceptre étoit encore incertain dans les mains du tyran ; c’est que la vertu pouvoir encore ouvrir un chemin à la grandeur et à la puissance. N’y fraie-t-elle plus de route ? le tyran s’est-il, à la faveur du luxe et de la mollesse, affermi sur le trône ? a-t-il plié le peuple à la servitude ? il ne naît plus alors de ces vertus sublimes qui, par le bienfait de l’exemple, pourroient être encore si utiles à l’univers. Le germe de l’héroïsme est étouffé.

En orient une vertu mâle seroit folie aux yeux même de ceux qui s’y piquent encore d’honnêteté. Quiconque y plaideroit la cause du peuple y passeroit pour séditieux. Thamas-Kouli-Kan entre dans l’Inde avec son armée ; le ravage et la désolation le suivent. Un Indien courageux l’arrête : « Ô Thamas, lui dit-il, es-tu dieu ? agis donc en dieu : es-tu prophete ? conduis-nous dans la voie du salut : es-tu roi ? cesse d’être barbare ; que par toi le peuple soit protégé et non détruit. Je ne suis point, lui répond Thamas, un dieu pour agir en dieu ; un prophete pour montrer la voie du salut ; un roi pour rendre les peuples heureux. Je suis un homme envoyé dans la colere du ciel pour visiter les nations (36) ». Le discours de l’Indien fut traité de séditieux (37), et la réponse de Thamas applaudie de l’armée.

S’il est au théâtre un caractere généralement admiré, c’est celui de Léontine. Cependant quelle estime à la cour d’un Phocas auroit-on pour un pareil caractere ? Sa magnanimité effraieroit les favoris ; et le peuple à la longue, toujours l’écho des grands, en condamneroit la noble audace. Vingt-quatre heures de séjour dans une cour d’orient prouvent ce que j’avance. La fortune et le crédit y sont seuls respectés. Comment y aimer la vertu ? Comment la connoître ? Pour s’en former des idées nettes (38), il faut habiter un pays où l’utilité publique soit l’unique mesure du mérite des actions humaines. Ce pays est encore inconnu des géographes. Mais les Européens sont encore bien différents des Asiatiques. S’ils ne sont pas libres, du moins ne sont-ils pas entièrement dégradés par l’esclavage ; ils peuvent encore aimer et connoître la vertu.


(35) En Angleterre, si la mal-honnêteté est dans un grand méprisée des petits, c’est que ces petits, protégés par la loi, n’ont rien à en redouter. Dans tout autres pays, si le vice du grand est au contraire respecté, c’est qu’en lui le vice est armé de puissance, et qu’on peut abhorrer et non mépriser la puissance.

(36) Attila, comme Thamas, se glorifioit d’être le fléau de l’Éternel.

(37) Séditieux et rebelle sont les noms injurieux que l’oppresseur puissant donne au foible opprimé.

(38) Dans tout empire où les volontés momentanées du prince font loi, toutes les lois sont contradictoires ; et l’on n’apperçoit des principes moraux ni dans ceux qui gouvernent ni dans ceux qui sont gouvernés.


  1. Virtus, dit Cicéron, est un dérivé du mot vis. Sa signification naturelle est fortitudo. Aussi a-t-il en grec la même racine. Force et courage sont les premieres idées que les hommes purent se former de la vertu.