Aller au contenu

De l’Homme/Section 4/Chapitre 16

La bibliothèque libre.
SECTION IV
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 22-31).
◄  Chap. XV.


CHAPITRE XVI.

L’intolérance est souvent fatale aux princes.

Le pouvoir et le plaisir présents sont souvent destructifs du plaisir et du pouvoir à venir. Pour commander avec plus d’empire, un prince desire-t-il des sujets sans idées, sans énergie, sans caractere (49), enfin des automates toujours obéissants à l’impression qu’il leur donne ? S’il parvient à les rendre tels, il sera puissant au dedans, foible au dehors ; il sera le tyran de ses sujets, et le mépris de ses voisins.

Telle est la position du despote ; l’orgueil du moment la lui fit desirer. Il se dit à lui-même : « C’est sur mes peuples que j’exerce habituellement mon pouvoir : c’est donc leur résistance et leur contradiction qui, rappelant plus souvent à ma mémoire l’idée de mon impuissance, me seroit le plus insupportable ». S’il défend en conséquence la pensée à ses sujets, il déclare par cet acte qu’indifférent à la grandeur et à la félicité de sa nation, peu lui importe de mal gouverner, mais beaucoup de gouverner sans contradiction. Or, du moment où le fort a parlé, le foible se tait, s’abrutit, et cesse de penser, parcequ’il ne peut communiquer ses pensées.

Mais, dira-t-on, si l’engourdissement dans lequel la crainte retient les esprits est nuisible à un état, faut-il en conclure que la liberté de penser et d’écrire soit sans inconvénient ?

En Perse, dit Chardin, on peut, jusques dans les cafés, parler hautement et censurer impunément le visir ; le ministre, qui veut être averti du mal qu’il fait, sait qu’il ne peut l’être que par le cri public. Peut-être en Europe est-il des pays plus barbares que la Perse.

Mais, du moment où le citoyen pourra tout penser, tout écrire, que de livres faits sur des matieres qu’il n’entendra pas ! que de sottises les écrivains ne diront-ils pas ! Tant mieux ; ils en laisseront moins à faire aux visirs. La critique relevera les erreurs de l’auteur, le public s’en moquera ; c’est toute la punition qu’il mérite. Si la législation est une science, sa perfection doit être l’œuvre du temps et de l’expérience. En quelque genre que ce soit, un excellent livre en suppose une infinité de mauvais. Les tragédies de la passion durent précéder celles d’Héraclius, de Phedre, de Mahomet, etc. Que la presse cesse d’être libre (50) ; l’homme en place, non averti de ses fautes, en commettra sans cesse de nouvelles ; il fera presque toutes les sottises que l’écrivain eût dites (51). Or, il importe peu à une nation qu’un auteur dise des sottises ; c’est tant pis pour lui : mais il lui importe beaucoup que le ministre n’en fasse point ; c’est tant pis pour elle.

La liberté de la presse n’a rien de contraire à l’intérêt général (52) ; cette liberté est dans un peuple l’aliment de l’émulation. Quels hommes doivent l’entretenir ? Les gens en place. Qu’ils veillent d’autant plus soigneusement à sa conservation, qu’une fois éteinte, il est presque impossible de la rallumer. Un peuple déja policé tombe-t-il dans l’abrutissement ? quel remede à ce mal ? La conquête. Elle seule peut redonner de nouvelles mœurs à ce peuple, et le rendre encore célebre et puissant. C’est le vœu d’un citoyen honnête, d’un homme qui s’intéresse à la gloire de sa nation, qui se croit grand de sa grandeur, et heureux de son bonheur. Le vœu du despote n’est pas le même, parcequ’il ne se confond point avec ses esclaves ; parcequ’indifférent à leur gloire comme à leur bonheur, il n’est touché que de leur servile obéissance (53).

Le sultan aveuglément obéi est content ; que d’ailleurs ses sujets soient sans vertues, que l’empire s’affoiblisse, qu’il périsse par la consomption, peu lui importe ; il suffit que la durée de la maladie en cache la véritable cause, et qu’on ne puisse en accuser l’ignorance du médecin. La seule crainte des sultans et de leurs visirs c’est une convulsion subite dans l’empire. Il en est des visirs comme des chirurgiens ; leur unique desir c’est que l’état et le malade n’expirent point entre leurs mains. Que d’ailleurs l’un et l’autre meurent du régime qu’ils prescrivent, leur réputation est sauve ; ils s’en inquietent peu.

On ne demande point au peuple industrie et vertu, mais soumission et argent. Semblable à l’araignée qui sans cesse entoure de nouveaux fils l’insecte dont elle fait sa proie, le sultan, pour dévorer plus tranquillement ses peuples (54), les charge chaque jour de nouvelles chaînes.

Toute remontrance l’importune et l’irrite. C’est l’enfant mal élevé ; il mord dans le fruit empoisonné, et bat la mere qui le lui arrache. Quel cas sous son regne fait-on d’un citoyen vrai et courageux ? C’est un fou qu’on punit (55). Quel cas fait-on d’un citoyen bas et vil (56) ? C’est un sage qu’on récompense. Les sultans veulent être flattés (57) ; qui peut se refuser à leurs desirs ? Qui peut sous un pareil gouvernement s’intéresser vivement au bonheur public ? Seroient-ce quelques sages répandus çà et là dans un empire ? Leurs lumieres n’éclairent personne ; ce sont des lampes dans des tombeaux. Le despote ne se confie qu’à des hommes qui, vieillis dans les antichambres, en ont l’esprit et les mœurs. Ce furent ces flatteurs qui précipiterent les Stuards à leur ruine. « Quelques prélats, dit un écrivain anglais, s’étant apperçus de la bigotte foiblesse de Jacques I, en profiterent pour lui persuader que la tranquillité publique dépendoit de l’uniformité du culte, c’est-à-dire de certaines cérémonies religieuses. Jacques le crut, transmit cette opinion à ses descendants. Quelles en furent les suites ? L’exil et la ruine de sa maison. »

« Lorsque le ciel, dit Velleïus Paterculus, veut châtier un souverains, il lui inspire le goût de la flatterie (58) et la haine de la contradiction. Au même instant l’entendement du souverain s’obscurcit ; il fuit la société des sages, marche dans les ténebres, tombe dans les abymes, et, selon le proverbe latin, passe de la fumée dans le feu ». Si tels sont les signes de la colere du ciel, contre quel sultan n’est-il pas irrité ?

« De quelle maniere parle-t-on de moi et de mon gouvernement » ? disoit un empereur de la Chine à Confucius. — « Chacun, répond le philosophe, se tait ; tous gardent un morne silence ». — « C’est ce que je desire », reprend l’empereur. — « Et c’est ce que vous devriez craindre, réplique le philosophe. Le malade flatté est abandonné ; sa fin est prochaine. Il faut révéler au monarque les défauts de son esprit comme les maladies de son corps. Sans cette liberté, l’état et le prince sont perdus ». Cette réponse déplut à l’empereur. L’intérêt présent de l’orgueil l’emporte presque toujours sur tout intérêt à venir ; et les peuples sont princes en ce point.


(49) Ce n’est qu’à des automates que le despotisme commande ; on n’a de caractere que dans les pays libres. Les Anglais en ont un ; les Orientaux n’en ont point.

(50) Le gouvernement défend-il d’imprimer sur les matieres d’administration ? il fait vœu d’aveuglement, et ce vœu est assez commun. « Tant que mes finances seront bien régies, et mes armées bien disciplinées, disoit un grand prince, écrira qui voudra contre ma discipline et mon administration. Mais, si je négligeois l’un ou l’autre, qui sait si je n’aurois pas la foiblesse d’imposer silence aux écrivains ? »

(51) Entre-t-on au ministere ? ce n’est plus le temps de se faire des principes, mais de les appliquer. Emporté par le courant des affaires, ce qu’on apprend alors ne sont que des détails toujours ignorés de quiconque n’est point en place.

(52) Gêner la presse, c’est insulter une nation ; lui défendre la lecture de certains livres, c’est la déclarer esclave ou imbécille.

(53) L’âge où l’on parvient aux grandes places est souvent celui où l’attention devient le plus pénible. À cet âge, qui me contraint d’étudier est mon ennemi. Je veux bien pardonner aux poëtes leurs beaux vers ; je puis les lire sans attention : mais je ne pardonne point au moraliste ses bons raisonnements. L’importance des sujets qu’il traite m’oblige de réfléchir. Combat-il mes préjugés ? il blesse mon orgueil ; il m’arrache d’ailleurs à ma paresse, il me force à penser, et toute contrainte produit haine.

(54) Le terrain du despotisme est fécond en misere comme en monstres. Le despotisme est un luxe de pouvoir inutile au bonheur du souverain.

Que sont les grands de l’Europe ? Des hommes qui joignent à la qualité d’esclaves celle d’oppresseurs des peuples ; des citoyens que la loi même ne peut protéger contre l’homme en place. Un grand n’est en Portugal propriétaire ni de sa vie, ni de ses biens, ni de sa liberté. C’est un Negre domestique qui, fouetté par l’ordre immédiat du maître, méprise le Negre de l’habitation fouetté par l’ordre de l’intendant. Voilà, dans presque toutes les cours de l’Europe, l’unique différence sensible entre l’humble bourgeois et l’orgueilleux grand seigneur.

(55) Il faut ou ramper, ou s’éloigner de la cour. Qui ne peut vivre que de ses graces doit être vil, ou mourir de faim. Peu d’hommes prennent ce dernier partie.

(56) Le feu roi de Prusse, à souper avec l’ambassadeur d’Angleterre, lui demande ce qu’il pense des princes. « En général, répond-il, ce sont de mauvais sujets. Ils sont ignorants, ils sont perdus par la flatterie. La seule chose à laquelle ils réussissent, c’est à monter à cheval : aussi, de tous ceux qui les approchent, le cheval est le seul qui ne les flatte point, et qui leur casse le cou s’ils le gouvernent mal. »

(57) Plus un gouvernement est despotique, plus les ames y sont avilies et dégradées, plus on s’y vante d’aimer son tyran. Les esclaves bénissent à Maroc leur sort et leur prince lorsqu’il daigne lui-même leur couper le cou.

(58) Les souverains corrompus par la flatterie sont des enfants gâtés. Habitués à commander à des esclaves, ils ont souvent voulu conserver le même ton avec leurs égaux, et en ont été quelquefois punis par la perte d’une partie de leurs états. C’est le châtiment que les Romains infligerent à Tigrane, à Antiochus, etc., lorsque ces despotes oserent s’égaler à des peuples libres.