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De l’Homme/Section 5/Chapitre 11

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SECTION V
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 214-220).
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CHAPITRE XI.

La culture des arts et des sciences dans un empire despotique en retarde la ruine.

C’est au moment que le despotisme, entièrement affermi, réduit, comme je l’ai dit, les peuples en esclavage, c’est lorsqu’il éteint en eux tout amour de la gloire, qu’il étend par-tout les ténebres de l’ignorance, qu’un empire se précipite à sa ruine (34). Cependant si, comme l’observe M. Saurin, l’étude des sciences et la douceur des mœurs qu’elles inspirent temperent quelque temps la violence du pouvoir arbitraire, les sciences loin de hâter retardent donc la chûte des états.

La digue des sciences, il est vrai, ne soutient pas long-temps l’effort d’un pouvoir à qui tout cede, et qui détruit et les trônes les plus solides et les empires les plus puissants : mais du moins n’y peut-on imputer aux sciences la corruption des mœurs. Les sciences n’engendrent point les malheurs publics, proportionnés dans chaque état à l’accroissement du pouvoir arbitraire. Par quelle raison en effet les arts et les sciences corromproient-ils les mœurs (35) et énerveroient-ils le courage ? Qu’est-ce qu’une science ? C’est un recueil d’observations faites, si c’est en mécanique, sur la maniere d’employer les forces mouvantes ; si c’est en géométrie, sur le rapport des grandeurs entre elles ; si c’est en chirurgie, sur l’art de panser et de guérir les plaies ; si c’est enfin en législation, sur les moyens les plus propres à rendre les hommes heureux et vertueux. Pourquoi ces divers recueils d’observations en énerveroient-ils le courage ? Ce fut la science de la discipline qui soumit l’univers aux Romains : ce fut donc en qualité de savants qu’ils domterent les nations. Aussi, lorsque, pour s’attacher la milice et s’en assurer la protection, la tyrannie eut été contrainte d’adoucir la sévérité de la discipline militaire, lorsqu’enfin la science en fut presque entièrement perdue, ce fut alors que, vaincus à leur tour, les vainqueurs du monde subirent, en qualité d’ignorants, le joug des peuples du nord.

On forgeoit à Sparte des casques, des cuirasses, des épées bien trempées. Cet art en suppose une infinité d’autres[1] ; et les Spartiates n’en étoient pas moins vaillants. César, Cassius et Brutus, étoient éloquents, savants et braves. L’on exerçoit à-la-fois en Grece et son esprit et son corps. La mollesse est fille de la richesse et non des sciences. Lorsqu’Homere versifioit l’Iliade, il avoit pour contemporains les graveurs du bouclier d’Achille. Les arts avoient donc alors atteint en Grece un certain degré de perfection, et cependant l’on s’y exerçoit encore aux combats du ceste et de la lutte.

En France, ce ne sont point les sciences qui rendent la plupart des officiers incapables des fatigues de la guerre, mais la mollesse de leur éducation. Qu’on refuse du service à quiconque ne peut faire certaines marches, soulever certains poids et supporter certaines fatigues, le desir d’obtenir des emplois militaires arrachera les Français à la mollesse : ils voudront être hommes : leurs mœurs et leur éducation changeront. L’ignorance produit l’imperfection des lois ; et leur imperfection les vices de peuples ; les lumieres produisent l’effet contraire. Aussi n’a-t-on jamais compté parmi les corrupteurs des mœurs ce Lycurgue, ce sage qui parcourt tant de contrées pour puiser dans les entretient des philosophes les connoissances qu’exigeoit l’heureuse réforme des lois de son pays.

Mais, dira-t-on, ce fut dans l’acquisition même de ces connoissances qu’il puisa son mépris pour elles. Et qui croira jamais qu’un législateur qui se donna tant de peines pour rassembler les ouvrages d’Homere, et qui fit élever la statue du Rire dans la place publique, ait réellement méprisé les sciences ? Les Spartiates, ainsi que les Athéniens, furent les peuples les plus éclairés et les plus illustres de la Grece. Quel rôle y jouerent les ignorants Thébains jusqu’au moment qu’Epaminondas les eut arrachés à leur stupidité ?

Détaillons les malheurs où l’ignorance plonge les nations ; on en sentira plus fortement l’importance d’une bonne éducation ; j’inspirera plus de desir de la perfectionner.

(34) Les Romains ni les Français n’avoient encore rien perdu de leur courage au temps d’Auguste et de Louis XIV.

(35) M. Rousseau, trop souvent panégyriste de l’ignorance, dit, en je ne sais quel endroit de ses ouvrages : « La nature a voulu préserver les hommes de la science ; et la peine qu’ils trouvent à s’instruire n’est pas le moindre de ses bienfaits ». Mais, lui répond un nommé M. Gautier, ne pourroit-on pas dire également, « Peuples, sachez que la nature ne veut pas que vous vous nourrissiez de grains de la terre ? La peine qu’elle attache à sa culture vous annonce qu’il faut la laisser en friche ». Cette réponse n’est pas du goût de M. Rousseau ; et, dans une lettre écrite à M. Grimm, « Ce M. Gautier, dit-il, n’a pas songé qu’avec peu de travail on est sûr de faire du pain, et qu’avec beaucoup d’étude il est douteux qu’on parvienne à faire un homme raisonnable ». Je ne suis pas, à mon tour, trop content de la réponse de M. Rousseau. Est-il, premièrement, bien vrai que dans une île inconnue l’on parvienne si facilement à faire du pain ? Avant de faire cuire le grain il faudroit le semer ; avant de semer il faudroit dessécher les marécages, abattre les forêts, défricher la terre ; et ce défrichement ne se feroit pas sans peine. Dans les contrées même où la terre est le mieux cultivée, que de soins sa culture n’exige-t-elle pas du laboureur ! c’est le travail de toute son année. Mais ne fallût-il que l’ouvrir pour la féconder, son ouverture suppose l’invention du soc, de la charrue, celle des forges, par conséquent une infinité de connoissances dans les mines, dans l’art de construire des fourneaux, dans les méchaniques, dans l’hydraulique, enfin dans presque toutes les sciences dont M. Rousseau veut préserver l’homme. On ne parvient donc pas à faire du pain sans quelque peine et quelque industrie.

« Un homme raisonnable, dit M. Rousseau, est encore plus difficile à faire. Avec beaucoup d’étude on n’est pas toujours sûr d’y parvenir ». Mais est-on toujours sûr d’une bonne récolte ? Le pénible labour de l’automne assure-t-il l’abondante moisson de l’été ? Au reste, qu’il soit difficile ou non de former un homme raisonnable, le fait est qu’il ne le devient que par instruction. Qu’est-ce qu’un homme raisonnable ? Celui dont les jugements sont en général toujours justes. Or, pour bien juger des progrès d’une maladie, de l’excellence d’une piece de théâtre, et de la beauté d’une statue, que faut-il avoir préliminairement étudié ? Les sciences et les arts de la médecine, de la poésie, et de la sculpture. M. Rousseau n’entend-il par ce mot raisonnable que l’homme d’une conduite sage ? Mais une telle conduite suppose quelquefois une connoissance profonde du cœur humain ; et cette connoissance en vaut bien une autre. Lorsque l’auteur de l’Émile décrie l’instruction, c’est, dira-t-il, qu’il a vu quelquefois l’homme éclairé se conduire mal. Cela se peut. Les desirs d’un tel homme sont souvent contraires à ses lumieres. Il peut agir mal, et voir bien. Cependant cet homme (et M. Rousseau n’en peut disconvenir) n’a du moins en lui qu’une cause de mauvaise conduite ; ce sont ses passions criminelles. L’ignorance, au contraire, en a deux ; l’une sont ces mêmes passions ; l’autre est l’ignorance de ce que l’homme doit à l’homme, c’est-à-dire de ses devoirs envers la société. Ces devoirs sont plus étendus qu’on ne pense. L’instruction est donc toujours utile.


  1. Les arts de luxe, dit-on, énervent le courage. Mais qui leur ferme l’entrée d’un état ? est-ce l’ignorance ? Non, c’est la pauvreté, ou le partage à-peu-près égal des richesses nationales. À Sparte, quel citoyen eût acheté une boîte émaillée ? Le trésor public n’eût pas suffi pour la payer. Nul bijoutier ne se fût donc point établit à Lacédémone ; il y fût mort de faim. Ce n’est point l’ouvrier de luxe qui vient corrompre les mœurs d’un peuple, mais la corruption des mœurs dde ce peuple qui appelle à lui l’ouvrier du luxe. En tout genre de commerce, c’est la demande qui précéde l’offre.

    D’ailleurs, si le luxe, comme je l’ai déja dit, est l’effet du partage trop inégal des richesses nationales, il est évident que les sciences, n’ayant aucune part à cet inégal partage, ne peuvent être regardées comme la cause du luxe. Les

    savants sont peu riches : c’est chez l’homme d’affaire et non chez eux que la magnificence éclate. Si les arts de luxe ont quelquefois fleuri dans une nation au même instant que les lettres, c’est que l’époque où les sciences y ont été cultivées est quelquefois celle où les richesses s’y trouvent accumulées dans un petit nombre de mains.