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De l’Homme/Section 5/Chapitre 5

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SECTION V
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 159-169).
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CHAPITRE V.

M. Rousseau croit tour-à-tour l’éducation utile et inutile.

Iere. Proposition.

M. Rousseau dit, p. 109, t. V de l’Héloïse : « L’éducation gêne de toutes parts la nature, efface les grandes qualités de l’ame pour en substituer de petites et d’apparentes qui n’ont nulle réalité ». Ce fait admis, rien de plus dangereux que l’éducation. Cependant, dirai-je à M. Rousseau, si telle est sur nous la force de l’instruction qu’elle substitue de petites qualités aux grandes que nous tenons de la nature, et qu’elle change ainsi nos caracteres en mal ; pourquoi cette même instruction ne substitueroit-elle pas de grandes qualités aux petites que nous aurions reçues de cette même nature, et ne changeroit-elle pas ainsi nos caracteres en bien ? L’héroïsme des républiques naissantes prouve la possibilité de cette métamorphose.

IIe. Proposition.

M. Rousseau, p. 121, t. V, ibid., fait dire à Volmar : « Pour rendre mes enfants dociles, ma femme a substitué au jours de la discipline un joug plus inflexible, celui de la nécessité ». Mais si dans l’éducation l’on peut faire usage de la nécessité, et si son pouvoir est irrésistible, on peut donc corriger les défauts des enfants, en changer les caracteres, et les changer en bien.

Dans l’une de ces deux propositions, M. Rousseau est donc non seulement en contradiction avec lui-même, mais encore avec l’expérience.

Quels hommes en effet ont donné les plus grands exemples de vertu ? Sont-ce ces sauvages du nord ou du midi, ces Lappons, ces Papous sans éducation, ces hommes pour ainsi dire de la nature, dont la langue n’est composée que de cinq ou six sons ou cris ? non sans doute. La vertu consiste dans le sacrifice de ce qu’on appelle son intérêt à l’intérêt public. De pareils sacrifices supposent les hommes déja rassemblés en sociétés, et les lois de ces sociétés perfectionnées à un certain point. Où trouve-t-on des héros ? chez des peuples plus ou moins policés : tels sont les Chinois, les Japonois, les Grecs, les Romains, les Anglais, les Allemands, les Français, etc.

Quel seroit dans toute société l’homme le plus détestable ? l’homme de la nature, qui, n’ayant point fait de convention avec ses semblables, n’obéiroit qu’à son caprice et au sentiment actuel qui l’inspire.

IIIe. Proposition.

Après avoir répété que l’éducation efface les grandes qualités de l’ame, imagineroit-on que M. Rousseau, p. 192, t. IV de l’Émile, divise les hommes en deux classes ; l’une de gens qui pensent, l’autre des gens qui ne pensent pas ? différence, selon lui, entièrement dépendante de la différence de l’éducation. Quelles contradiction frappante ! Est-il plus d’accord avec lui-même, lorsqu’après avoir regardé l’esprit comme un pur effet de l’organisation, et avoir en conséquence déclamé contre toutes sortes d’instructions, il fait le plus grand cas de celle de Spartiates qui commençoit à la mamelle ? Mais, dira-t-on, en s’opposant en général à toute instruction, l’objet de M. Rousseau est simplement de soustraire la jeunesse au danger d’une mauvaise éducation. Tout le monde est de son avis, et convient que mieux vaut refuser toute éducation aux enfants que de leur en donner une mauvaise. Ce n’est donc pas sur une vérité aussi triviale que peut insister M. Rousseau. Une preuve du peu de liaison de ses idées sur cet objet, c’est qu’en plusieurs autres endroits de ses ouvrages il consent qu’on donne quelques instructions aux enfants, pourvu, dit-il, qu’elles ne soient pas prématurées. Ici il est encore contradictoire à lui-même.

IVe. Proposition.

Il dit, p. 153, t. V de l’Héloïse : « La marche de la nature est la meilleur ; il faut sur-tout ne pas la contraindre par une éducation prématurée ». Mais s’il est une éducation prématurée, c’est sans contredit celle des nourrices : il faudroit donc qu’elles n’en donnassent aucune à leurs nourrissons. Voyons si c’est l’opinion constante de M. Rousseau.

Ve. Proposition.

Il dit, T. V, p. 135 et 136, ibid. : « Les nourrices devroient dès l’âge le plus tendre réprimer dans les enfants le défaut de la criaillerie. La même cause qui rend l’enfant criard à trois ans le rend mutin à douze, querelleur à vingt, impérieux à trente, et insupportable toute sa vie ». M. Rousseau avoue donc ici que les nourrice peuvent réprimer dans les enfants le défaut de la criaillerie. Les enfants au berceau sont donc déja susceptibles d’instructions : s’ils le sont, pourquoi dès leur bas âge ne pas commencer leur éducation ? Par quelle raison en hasarder le succès en se donnant à-la-fois et les défauts de l’enfant et l’habitude de ces défauts à combattre ? Pourquoi ne se hâteroit-on pas d’étouffer dans ses passions encore foibles le germe des plus grands vices ? M. Rousseau ne doute point à cet égard du pouvoir de l’éducation.

VIe. Proposition.

Il dit, t. V, p. 158, ibid. : « Une mere un peu vigilante tient dans ses mains les passions de ses enfants ». Elle y tient donc aussi leur caractere. Qu’est-ce en effet qu’un caractere ? le produit d’une volonté vive et constante, par conséquent d’une passion forte. Mais si la mere peut tout sur celle de ses fils, elle peut tout sur leur caractere. Qui peut disposer de la cause est le maître de l’effet.

Pourquoi Julie, toujours contraire à elle-même, répete-t-elle sans cesse qu’elle met peu d’importance à l’instruction de ses enfants, et qu’elle en abandonne le soin à la nature, lorsque dans le fait il n’est point d’éducation, si je l’ose dire, plus éducation que la sienne, et qu’enfin en ce genre elle ne laisse pour ainsi dire rien à faire à la nature ?

C’est avec plaisir que je saisis cette occasion de louer M. Rousseau : ses vues sont quelquefois extrêmement fines. Les moyens employés par Julie pour l’instruction de ses fils sont souvent les meilleurs possibles. Tous les hommes, par exemple, sont singes et imitateurs : le vice se gagne par contagion. Julie le sait, et veut en conséquence que tous, jusqu’à ses domestiques, concourent par leurs exemples et leurs discours à inspirer à ses enfants les vertus qu’elle desire en eux. Mais un pareil plan d’instruction est-il praticable dans la maison paternelle ? j’en doute : et si, de l’aveu de Julie, un seul valet brutal ou flatteur suffit pour gâter toute une éducation[1], où trouver des domestiques tels que l’exige ce plan d’instruction ? Au reste, ce qui paroît impossible à l’éducation particuliere l’est-il à l’éducation publique ?


  1. D’après cet aveu de Julie, croiroit-on que M. Rousseau me reproche de trop donner à l’éducation ?

    « Deux hommes du même état, dit-il, ne reçoivent-ils pas à-peu-près les mêmes instruction ? et néanmoins quelle différence n’apperçoit-on pas entre leurs esprits ! Pour expliquer cette différence, supposera-t-on, ajoute-t-il, page 114, tome V de l’Héloïse, que certains objets ont agi sur l’un et non pas sur l’autre, que de petites circonstances les ont frappés diversement sans qu’ils s’en soient apperçus ? Tous ces raisonnements ne sont des des subtilités ». Mais, répondra-je à M. Rousseau, assurer que le caractere brutal ou flatteur d’un domestique suffit pour gâter toute une éducation ; qu’un éclat de rire indiscret (page 216, tome I de l’Émile) peut retarder de six mois une éducation, c’est convenir que ces mêmes petites circonstances, pour lesquelles vous affectez tant de mépris, sont quelquefois de la plus grande importance, et que l’éducation, par conséquent, ne peut précisément être la même pour deux hommes. Or, comment se peut-il, après avoir si authentiquement reconnu l’influence des plus petites causes sur l’éducation, que M. Rousseau compare (pages 113 et 114, tome V de l’Héloïse) les raisonnements faits à ce sujet à ceux des astronlogues ? « Pour expliquer, dit-il, comment les hommes qui semblent nés sous le même aspect du ciel éprouvent des fortunes très différentes, ces astrologues nient que ces hommes soient nés précisément au même instant ». Mais répliquera-t-on à M. Rousseau, ce n’est point dans cette négation que consiste l’erreur des astrologues. Dire que les astres dans un instant, quelque petit qu’il soit, parcourent un espace plus ou moins grand, proportionnément à la vîtesse plus ou moins grande avec laquelle ils se meuvent, c’est une vérité mathématique ; assurer que, faute d’une pendule assez juste, ou d’une observation assez exacte, deux hommes qu’on croit nés dans le même instant n’ont cependant