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De l’Homme/Section 6/Chapitre 5

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SECTION VI
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 28-37).
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CHAPITRE V.

Du luxe et de la tempérance.

Il est deux sortes de luxe. Le premier est un luxe national fondé sur une certaine égalité dans le partage des richesses publiques. Il est peu apparent (6), et s’étend à presque tous les habitants d’un pays. Ce partage ne permet pas aux citoyens de vivre dans le faste et l’intempérance d’un Samuel Bernard, mais dans un certain état d’aisance et de luxe par rapport aux citoyens d’une autre nation. Telle est la position d’un paysan anglais comparé au paysan français[1]. Or, le premier n’est pas toujours le plus tempérant.

La seconde espece de luxe, moins générale (7), plus apparente, et renfermée dans une classe plus ou moins nombreuse de citoyens, est l’effet d’une répartition très inégale des richesses nationales. Ce luxe est celui des gouvernements despotiques, où la bourse des petits est sans cesse vuidée dans celle des grands ; où quelques uns regorgent de superflu, lorsque les autres manquent de nécessaire (8). Les habitants d’un tel pays consomment peu : qui n’a rien n’achete rien. Ils sont d’ailleurs d’autant plus tempérants qu’ils sont plus indigents.

La misere est toujours sobre ; et le luxe dans ces gouvernements ne produit pas l’intempérance, mais la tempérance nationale, c’est-à-dire du plus grand nombre.

Sachons maintenant si cette tempérance est aussi féconde en prodiges que l’assurent les moralistes. Que l’on consulte l’histoire ; on apprend que les peuples communément les plus corrompus sont les sobres habitants soumis au pouvoir arbitraire ; que les nations réputées les plus vertueuses sont au contraire ces nations libres, aisées, dont les richesses sont le plus également réparties, et dont les citoyens, en conséquence, ne sont pas toujours les plus tempérants. En général, plus un homme a d’argent, plus il en dépense, mieux il se nourrit. La frugalité, vertu sans doute respectable et méritoire dans un particulier, est dans une nation toujours l’effet d’une grande cause. La vertu d’un peuple est presque toujours une vertu de nécessité ; et la frugalité, par cette raison, produit rarement dans les empires les miracles qu’on en publie.

Les Asiatiques, esclaves, pauvres, et nécessairement tempérants, sous Darius et Tigrane, n’eurent jamais les vertus de leurs vainqueurs.

Les Portugais, comme les Orientaux, surpassent les Anglais en sobriété, et ne les égalent point en valeur, en industrie, en vertu, enfin en bonheur (9). Si les Français ont été battus dans la derniere guerre, ce n’est point à l’intempérance de leurs soldats qu’il faut rapporter leurs défaites. La plupart des soldats sont tirés de la classe des cultivateurs, et les cultivateurs français ont l’habitude de la sobriété.

Si les moralistes vantent tant la frugalité, c’est qu’ils n’ont point d’idées nettes du luxe ; qu’ils le confondent avec la cause souvent funeste qui le produit ; qu’ils se croient vertueux parcequ’ils sont austeres, et raisonnables parcequ’ils sont ennuyeux. Cependant l’ennui n’est pas raison.

Les écrivains de l’antiquité qui n’ont vu pareillement dans le luxe que le corrupteur de l’Asie se sont trompés comme les modernes.

Pour savoir si c’est le luxe ou la cause même du luxe qui dans l’homme détruit tout amour de la vertu, qui corrompt les mœurs d’une nation, et l’avilit, il faut d’abord déterminer ce qu’on entend par le mot peuple vil. Est-ce celui dont tous les citoyens sont corrompus ? Il n’est point de tel peuple. Il n’est point de pays où l’ordre commun du bourgeois, toujours opprimé et rarement oppresseur, n’aime et n’estime la vertu. Son intérêt l’y sollicite. Il n’en est pas de même de l’ordre des grands. L’intérêt de qui veut être impunément injuste, c’est d’étouffer dans les cœurs tout sentiment d’équité : cet intérêt commande impérieusement aux puissants, mais non au reste de la nation. Les ouragans bouleversent la surface des mers, leurs profondeurs sont toujours calmes et tranquilles ; telle est la classe inférieure des citoyens de presque tous les pays. La corruption parvient lentement jusqu’aux cultivateurs, qui seuls composent la plus grande partie de toute nation.

On n’entend et l’on ne peut donc entendre par nation avilie que celle où la partie gouvernante, c’est-à-dire les puissants, sont ennemis de la partie gouvernée, ou du moins indifférents à son bonheur[2]. Or, cette indifférence n’est pas l’effet du luxe, mais de la cause qui le produit, c’est-à-dire de l’excessif pouvoir des grands, et du mépris qu’en conséquence ils conçoivent pour leurs concitoyens.

Dans la ruche de la société humaine il faut, pour y entretenir l’ordre et la justice, pour en écarter le vice et la corruption, que tous les individus, également occupés, soient forcés de concourir également au bien général, et que les travaux soient également partagés entre eux.

En est-il que leurs richesses et leur naissance dispensent de tout service ? la division et le malheur est dans la ruche ; les oisifs y meurent d’ennui ils sont enviés sans être enviables, parcequ’ils ne sont pas heureux. Leur oisiveté cependant, fatigante pour eux-mêmes, est destructive du bonheur général. Ils dévorent par ennui le miel que les autres mouches apportent, et les travailleuses meurent de faim pour des oisifs qui n’en sont pas plus fortunés.

Pour établir solidement le bonheur et la vertu d’une nation, il faut la fonder sur une dépendance réciproque entre tous les ordres de citoyens. Est-il des grands qui, revêtus d’un pouvoir sans bornes, n’ont, du moins pour le moment, rien à craindre ou à espérer de la haine ou de l’amour de leurs inférieurs ? alors toute dépendance mutuelle entre les grands et les petits est rompue, et, sous un même nom, ces deux ordres de citoyens composent deux nations rivales. Alors le grand se permet tout ; il sacrifie sans remords à ses caprices, à ses fantaisies, le bonheur de tout un peuple.

Si la corruption des puissants ne se manifeste jamais davantage que dans les siecles du plus grand luxe ; c’est que ces siecles sont ceux où les richesses se trouvent rassemblées dans un plus petit nombre de mains, où les grands sont plus puissants, par conséquent plus corrompus.

Pour connoître la source de leur corruption, l’origine de leur pouvoir, de leurs richesses, et de cette division d’intérêts des citoyens qui sous le même nom forment deux nations ennemies, il faut remonter à la formation des premieres sociétés.

(6) De grandes richesses sont-elles réparties entre un grand nombre de citoyens ? chacun d’eux vit dans un état d’aisance et de luxe par rapport aux citoyens d’une autre nation, et n’a cependant que peu d’argent à mettre en ce qu’on appelle magnificence. Chez un tel peuple le luxe est, si je l’ose dire, national, mais peu apparent. Au contraire, dans un pays où tout l’argent est rassemblé dans un petit nombre de mains, chacun des riches a beaucoup à mettre en somptuosité. Un tel luxe suppose un partage très inégal des richesses de l’état, et ce partage est sans doute une calamité publique. En est-il ainsi de ce luxe national qui suppose tous les citoyens dans un certain état d’aisance, et par conséquent un partage à-peu-près égal de ces mêmes richesses ? Non : ce luxe, loin d’être un malheur, est un bien public. Le luxe, par conséquent, n’est point en lui-même un mal.

(7) On peut, au nombre et sur-tout à l’espece de manufactures d’un pays, juger de la maniere dont les richesses y sont réparties. Tous les citoyens y sont-ils aisés ? tous veulent être bien vêtus. Il s’y établit en conséquence un grand nombre de manufactures ni trop fines ni trop grossieres. Les étoffes en sont solides, durables, et bien frappées, parceque les citoyens sont pourvus de l’argent nécessaire pour se vêtir, mais non pour changer souvent d’habits. L’argent d’un royaume est-il au contraire rassemblé dans un petit nombre de mains ? la plupart des citoyens languissent dans la misere. L’indigent ne s’habille point, et plusieurs des manufactures dont nous venons de parler tombent. Que substitue-t-on à ces établissements ? Quelques manufactures d’étoffes riches, brillantes, et peu durables, parceque l’opulence, honteuse d’user un habit, veut en changer souvent. C’est ainsi que tout se tient dans un gouvernement.

(8) « Lorsque je vois, disoit un grand roi, délicatesse et profusion sur la table du riche, du grand, et du prince, je soupçonne disette sur celle du peuple. J’aime à savoir mes sujets bien nourris, bien vêtus. Je ne tolere la pauvreté qu’à la tête de mes régiments. La pauvreté est brave, active, intelligente, parcequ’elle est avide de richesses, parcequ’elle poursuit l’or à travers les dangers, parceque l’homme est plus hardi pour conquérir que pour conserver, et le voleur plus courageux que le marchand. Ce dernier est plus opulent ; il apprécie mieux la vraie valeur des richesses : le voleur s’en exagere toujours le prix. »

(9) L’Angleterre a peu d’étendue, et toute l’Europe la respecte. Quelle preuve plus assurée de la sagesse de son administration, de l’aisance, du courage des peuples, enfin de ce bonheur national que les législateurs et les philosophes se proposent de procurer aux hommes, les premiers par les lois, les seconds par leurs écrits ?


  1. Le Spartiate étoit fort et robuste ; il étoit donc suffisamment substanté. Les paysans, en certains pays, sont maigres et foibles ; ils ne sont donc pas assez nourris : le Spartiate a donc vécu dans un état de luxe par rapport aux habitants de quelques autres contrées.
  2. Ce mot corruption de mœurs ne signifie que la division de l’intérêt public et particulier. Quel est le moment de cette division ? Celui où toutes les richesses et le pouvoir de l’état se rassemblent dans les mains du petit nombre. Nul lien alors entre les différentes classes de citoyens. Le grand, tout entier à son intérêt personnel, indifférent à l’intérêt public, sacrifiera l’état à ses passions particulieres. Faudra-t-il pour perder un ennemi faire manquer une négociation, une opération de finance, déclarer une guerre injuste, perdre une bataille ? il fera tout, il accordera tout au caprice, à la faveur, et rien au mérite ; le courage et l’intelligence du soldat et du bas-officier resteront sans récompenses. Qu’en arrivera-t-il ? Que le magistrat cessera d’être integre, et le soldat courageux ; que l’indifférence succédera dans leur ame à l’amour de la justice et de la patrie ; et qu’une telle nation, devenue le mépris des autres, tombera dans l’avilissement. Or, cet avilissement ne sera pas l’effet de son luxe, mais de cette trop inégale répartition du pouvoir et des richesses dont le luxe même est un effet.