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De l’Homme/Section 7/Chapitre 1

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SECTION VII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 125-133).
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SECTION VII.

Les vertus et le bonheur d’un peuple sont l’effet, non de la sainteté de sa religion, mais de la sagesse de ses lois.




CHAPITRE I.

Du peu d’influence des religions sur les vertus et la félicité des peuples.

Des hommes plus pieux qu’éclairés ont imaginé que les vertus des nations, leur humanité, et la douceur de leurs mœurs, dépendoient de la pureté de leur culte. Les hypocrites, intéressés à propager cette opinion, l’ont publiés sans la croire. Le commun des hommes l’a crue sans l’examiner. Cette erreur, une fois annoncée, a presque par-tout été reçue comme une vérité constante. Cependant l’expérience et l’histoire nous apprennent que la prospérité des peuples dépend, non de la pureté de leur culte, mais de l’excellence de leur législation. Qu’importe en effet leur croyance ? Celle des Juifs étoit pure, et les Juifs étoient la lie des nations. On ne les compara jamais ni aux Égyptiens ni aux anciens Perses.

Ce fut sous Constantin que la religion chrétienne devint la religion dominante. Elle ne rendit cependant point les Romains à leurs premieres vertus. On ne vit point alors de Décius se dévouer pour la patrie, et de Fabricius préférer sept acres de terre aux richesses de l’empire. Constantinople devint le cloaque de tous les vices au moment même de l’établissement de la religion chrétienne. Son culte ne changea point les mœurs des souverains. Leur piété ne les rendit pas meilleurs. Les rois les plus chrétiens ne furent pas les plus grands des rois. Peu d’entre eux montrerent sur le trône les vertus des Tite, des Trajan, des Antonin. Quel prince dévot leur fut comparable ? Ce que je dis des monarques je le dis des nations. Le pieux Portugais, si ignorant et si crédule, n’est ni plus vertueux ni plus humain que le peuple moins crédule et plus tolérant des Anglais.

L’intolérance religieuse est fille de l’ambition sacerdotale et de la stupide crédulité. Elle n’améliorera jamais les hommes. Avoir recours à la superstition, à la crédulité, et au fanatisme, pour leur inspirer la bienfaisance, c’est jeter de l’huile sur le feu pour l’éteindre.

Pour adoucir la férocité humaine, et rendre les hommes plus sociables entre eux, il faut d’abord les rendre indifférents à la diversité des cultes. Les Espagnols, moins superstitieux, eussent été moins barbares envers les Américains. Rapportons-nous-en au roi Jacques. Ce prince étoit bigot, et connoisseur en ce genre ; il ne croyoit point à l’humanité des prêtres : « Il est très difficile, disoit-il, d’être à-la-fois bon théologien et bon sujet. »

En tout pays, beaucoup de gens de la bonne doctrine, et peu de vertueux. Pourquoi ? C’est que la religion n’est pas vertu. Toute croyance, et même tout principe spéculatif, n’a, pour l’ordinaire, aucune influence sur la conduite et la probité des hommes(1). Le dogme de la fatalité est le dogme presque général de l’orient : c’étoit celui des stoïciens. Ce qu’on appelle liberté, ou puissance de délibérer, n’est dans l’homme, disoient-ils, qu’un sentiment de crainte ou d’espérance successivement éprouvé lorsqu’il s’agit de prendre un parti du choix duquel dépend son bonheur ou son malheur. La délibération est donc toujours en nous l’effet nécessaire de notre haine pour la douleur, et de notre amour pour le plaisir(2). Que l’on consulte à ce sujet les théologiens. Un tel dogme, diront-ils, est destructif de toute vertu. Cependant les stoïciens n’étoient pas moins vertueux que les philosophes des autres sectes ; les princes turcs ne sont pas moins fideles à leurs traités que les princes catholiques ; le fataliste persan n’est pas moins honnête dans son commerce que le chrétien français ou portugais. La pureté des mœurs est donc indépendante de la pureté des dogmes.

La religion païenne, quant à sa partie morale, étoit fondée, comme toute autre, sur ce qu’on appelle la loi naturelle. Quant à sa partie théologique ou mythologique, elle n’étoit pas très édifiante. On ne lit point l’histoire de Jupiter, de ses amours, et sur-tout du traitement fait à son pere Saturne, sans convenir qu’en fait de vertus les dieux ne prêchoient point d’exemple. Cependant la Grece et l’ancienne Rome abondoient en héros, en citoyens vertueux ; et maintenant la Grece moderne et la nouvelle Rome n’engendrent, comme le Brésil et le Mexique, que des hommes vils, paresseux, sans talents, sans vertus, et sans industrie.

Depuis l’établissement du christianisme dans les monarchies de l’Europe, si les souverains n’ont été ni plus vaillants ni plus éclairés, si les peuples n’ont été ni plus instruits ni plus humains, si le nombre des patriotes ne s’est nulle part multiplié ; quel bien font donc les religions ? Sous quel prétexte le magistrat tourmenteroit-il l’incrédule(3), égorgeroit-il l’hérétique(4) ? Pourquoi mettre tant d’importance à la croyance de certaines révélations toujours contestées, souvent si contestables, lorsqu’on en met si peu à la moralité des actions humaines.

Que nous apprend l’histoire des religions ? Qu’elles ont par-tout allumé les flambeaux de l’intolérance, jonché les plaines de cadavres, abreuvé les campagnes de sang, embrasé les villes, dévasté les empires, mais qu’elles n’ont jamais rendu les hommes meilleurs. Leur bonté est l’œuvre des lois(5). Ce sont les chaussées qui contiennent les torrents ; c’est la digue du supplice et du mépris qui contient le vice. La religion détermine notre croyance, et les lois nos mœurs et nos vertus.

Quel signe distingue le chrétien du juif, du guebre, du musulman ? Est-ce une équité, un courage, une humanité, une bienfaisance particuliere à l’un, et non connue des autres ? On les reconnoît à leurs diverses professions de foi. Qu’on ne confonde donc jamais l’homme honnête avec l’orthodoxe(6). En chaque pays, l’orthodoxe est celui qui croit tel ou tel dogme ; et, dans tout l’univers, le vertueux est celui qui fait telle ou telle action humaine et conforme à l’intérêt général. Or, si ce sont les lois qui déterminent nos actions(7), ce sont elles qui font les bons citoyens(8).

En poussant même plus loin cet examen, ont voit que l’esprit religieux est entièrement destructif de l’esprit législatif.


(1) Tous les Français se vantent d’être des amis tendres. Lorsque le livre de l’Esprit parut, ils crierent beaucoup contre le chapitre de l’amitié. On eût cru Paris peuplé d’Orestes et de Pylades. C’est cependant dans cette nation que la loi militaire oblige un soldat de fusiller son compagnon et son ami déserteur. L’établissement d’une pareille loi ne prouve pas, de la part du gouvernement, un grand respect pour l’amitié, et l’obéissance à cette loi une grande tendresse pour ses amis.

(2) Quiconque, disoient les stoïciens, se voudroit du mal, et, sans motif, se jetteroit dans le feu, dans l’eau, ou par la fenêtre, passeroit pour fou, et le seroit en effet, parcequ’en son état naturel l’homme cherche le plaisir, et fuit la douleur ; parcequ’en toutes ses actions il est nécessairement déterminé par le desir d’un bonheur apparent ou réel. L’homme n’est donc pas libre. Sa volonté est donc aussi nécessairement l’effet de ses idées, par conséquent de ses sensations, que la douleur est l’effet d’un coup. D’ailleurs, ajoutoient les stoïciens, est-il un seul instant où la liberté de l’homme puisse être rapportée aux différentes opérations de son ame ?

Si, par exemple, la même chose ne peut au même instant être et n’être pas, il n’est donc pas possible.

Qu’au moment où l’ame agit elle agisse autrement,

Qu’au moment où elle choisit elle choisisse autrement,

Qu’au moment où elle délibere elle délibere autrement,

Qu’au moment où elle veut elle veuille autrement.

Or, si c’est ma volonté telle qu’elle est qui me fait délibérer ; si c’est ma délibération telle qu’elle est qui me fait choisir ; si c’est mon choix tel qu’il est qui me fait agir ; si, lorsque j’ai délibéré, il n’étoit pas possible, vu l’amour que je me porte, que je ne voulusse pas délibérer ; il est évident que la liberté n’existe ni dans la volonté actuelle, ni dans la délibération actuelle, ni dans le choix actuel, ni dans l’action actuelle, et qu’enfin la liberté ne se rapport à nulle des opérations de l’ame. Il faudroit pour cet effet qu’une même chose, comme je l’ai déja dit, pût au même instant être et n’être pas. Or, ajoutoient les stoïciens, voici la question que nous faisons aux philosophes : « L’ame est-elle libre si, quand elle veut, quand elle délibere, quand elle choisit, quand elle agit, elle n’est pas libre ? »

(3) Il n’est presque point de saint qui n’ait une fois dans sa vie lavé ses mains dans le sang humain, et fait supplicier son homme. L’évêque qui dernièrement sollicita si vivement la mort d’un jeune homme d’Abbeville étoit un saint. Il voulut que cet adolescent expiât dans des tourments affreux le crime d’avoir chanté quelques couplets licencieux.

(4) Si nous massacrons les hérétiques, disent les dévots, c’est par pitié. Nous ne voulons que leur faire sentir l’aiguillon de la charité. Mais depuis quand la charité a-t-elle un aiguillon ? Depuis quand égorge-t-elle ? D’ailleurs, si les vices ne damnent pas moins que les erreurs, pourquoi les dévots ne massacrent-ils pas les hommes vicieux de leur secte ?

(5) C’est la faim, c’est le besoin, qui rend les citoyens industrieux ; et ce sont des lois sages qui les rendent bons. « Si les anciens Romains, dit Machiavel, donnerent en tout genre des exemples de vertu ; si l’honnêteté chez eux fut commune ; si, dans l’espace de plusieurs siecles, on eût compté à peine six ou sept de condamnés à l’amende, à l’exil, à la mort ; à quoi dûrent-ils et leurs vertus et leurs succès ? À la sagesse de leurs lois, aux premieres dissenssions qui, s’élevant entre les plébéiens et les patriciens, établirent cet équilibre de puissance que des dissensions toujours renaissantes maintinrent long-temps entre ces deux corps. Si les Romains, ajoute cet illustre écrivain, différerent en tout des Vénitiens ; si les premiers ne furent ni humbles dans le malheur, ni présomptueux dans la prospérité ; la diverse conduite et le caractere différent de ces deux peuples fut l’effet de la différence de leur discipline. »

(6) M. Helvétius fut par quelques théologiens traité d’impie, et le P. Bertier de saint. Cependant le premier n’a fait ni voulu faire mal à personne ; et le second disoit publiquement que, s’il eût été roi, il eût noyé le président de Montesquieu dans son sang. L’un d’eux est l’honnête homme, et l’autre le chrétien.

(7) Des lois justes sont toutes-puissantes sur les hommes. Elles commandent à leurs volontés, les rendent honnêtes, humains, et fortunés. C’est à quatre ou cinq lois de cette espece que les Anglais doivent leur bonheur et l’assurance de leur propriété et de leur liberté. La premiere de ces lois est celle qui remet à la chambre des communes le pouvoir de fixer les subsides ; la seconde est l’acte de l’Habeas corpus ; la troisieme sont les jugements rendus par les jurés ; la quatrieme, la liberté de la presse ; la cinquieme, la maniere de lever les impôts.

(8) Ce n’est point à la religion, ce n’est point à cette loi naturelle innée et gravée, dit-on, dans toutes les ames, que les hommes doivent leurs vertus sociales. Cette loi naturelle si vantée n’est, comme les autres lois, que le produit de l’expérience, de la réflexion, et de l’esprit. Si la nature imprimoit dans les cœurs des idées nettes de la vertu, si ces idées n’étoient point une acquisition, les hommes eussent-ils jadis immolé des victimes humaines à des dieux qu’ils disoient bons ? les Carthaginois, pour se rendre Saturne propice, eussent-ils sacrifié leurs enfants sur ses autels ? l’Espagnol croiroit-il la divinité avide du sang hérétique ou juif ? des peuples entiers se flatteroient-ils d’obtenir l’amour du ciel, soit par le supplice de l’homme qui ne pense pas comme leurs prêtres, soit par le meurtre d’une vierge offerte en expiation de leurs forfaits ?