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De l’Homme/Section 7/Chapitre 4

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SECTION VII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 144-153).
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CHAPITRE IV.

De la religion papiste.

Plus de conséquence dans les esprits rendroit la religion papiste plus nuisible aux états. Dès que le célibat y passe pour l’état le plus parfait et le plus agréable au ciel[1], point de croyant, s’il est conséquent, qui ne dût vivre dans le célibat.

Dans cette religion, s’il est beaucoup d’appelés et peu d’élus, toute mere tendre doit tuer ses enfants nouveaux baptisés pour les faire jouir plutôt et plus sûrement du bonheur éternel. Dans cette religion, quelle est la mort à craindre ? La mort imprévue. La desirable est celle à laquelle on est préparé. Où trouver cette mort ? Sur l’échafaud. Mais elle suppose le crime : on osera donc le commettre[2]. Dans cette religion, quel usage faire de son argent ? Le donner aux moines pour tirer par leurs prieres et leurs messes les ames du purgatoire. Qu’un malheureux soit enchaîné sur un bûcher, qu’on soit prêt à l’allumer, quel homme humain ne donneroit pas sa bourse pour l’en délivrer ? quel homme ne s’y sentiroit pas forcé par le sentiment d’une pitié involontaire ? Doit-on moins à des ames destinées à être brûlées pendant plusieurs siecles ?

Un vrai catholique doit donc se reprocher toute espece de dépense en luxe et en superfluités. Il doit vivre de pain, de fruits, de légumes. Mais l’évêque lui-même fait bonne chere, boit d’excellents vins, fait vernir ses carrosses[3]. La plupart des papistes font broder des habits, et dépensent plus en chiens, chevaux, équipages, qu’en messes : c’est qu’ils sont inconséquents à leur croyance. Dans la supposition du purgatoire, qui donne l’aumône au pauvre fait un mauvais usage de ses richesses. Ce n’est point aux vivants qu’on la doit, c’est aux morts ; c’est à ces derniers que l’argent est le plus nécessaire.

Jadis, plus sensible aux maux des trépassés, l’on faisoit plus de legs aux ecclésiastiques. On ne mouroit point sans leur abandonner une partie de ses biens. L’on ne faisoit, il est vrai, ce sacrifice qu’au moment où l’on n’avoit plus ni de santé pour jouir des plaisirs, ni de tête pour se défendre des insinuations monacales. Le moine, d’ailleurs, étoit redouté ; et peut-être donnoit-on plus à la crainte du moine qu’à l’amour des ames. Sans cette crainte, la croyance du purgatoire n’eût pas autant enrichi l’église. La conduite des hommes, des peuples, est donc rarement conséquente à leur croyance, et même à leurs principes spéculatifs. Ces principes sont presque toujours stériles.

Que j’établisse l’opinion la plus absurde, celle dont on peut tirer les conséquences les plus abominables ; si je ne change rien aux lois, je n’ai rien changé aux mœurs d’une nation. Ce n’est point une fausse maxime de morale qui me rendra méchant[4], mais l’intérêt que j’aurai de l’être. Je deviendrai pervers si les lois détachent mon intérêt de l’intérêt public ; si je ne puis trouver mon bonheur que dans le malheur d’autrui[5] ; et que, par la forme du gouvernement, le crime soit récompensé, la vertu délaissée, et le vice élevé aux premieres places.

L’intérêt est la semence productrice du vice et de la vertu. Ce n’est point l’opinion erronée d’un écrivain qui peut accroître le nombre des voleurs dans un empire. La doctrine des jésuites favorisoit le larcin : cette doctrine fut condamnée par les magistrats. Ils le devoient par décence : mais ils n’avoient point remarqué qu’elle eût multiplié le nombre des filous. Pourquoi ? C’est que cette doctrine n’avoit point changé les lois ; c’est que la police étoit aussi vigilante ; c’est qu’on infligeoit les mêmes peines aux coupables ; et que, sauf le hasard d’une famine, d’une réforme, ou d’un évènement pareil, les mêmes lois doivent en tout temps donner à-peu-près le même nombre de brigands.

Je suppose qu’on voulût multiplier les voleurs, que faudroit-il faire ? Augmenter les impôts et les besoins des peuples ; obliger tout marchand de voyager avec une bourse d’or ; mettre moins de maréchaussée sur les routes ; abolir enfin les peines contre le vol : alors on verroit bientôt l’impunité multiplier le crime.

Ce n’est donc ni de la vérité d’une révélation, ni de la pureté d’un culte, mais uniquement de l’absurdité ou de la sagesse des lois, que dépendent les vices ou les vertus des citoyens[6] La religion vraiment utile est celle qui force les hommes à s’instruire, comme les gouvernements les plus parfaits sont ceux dont les sujets sont les plus éclairés. De tous les exemples, le plus propre à démontrer cette vérité, c’est le gouvernement des jésuites. Examinons leurs constitutions ; nous en connoîtrons mieux quel est sur les hommes le pouvoir de la législation.



    sont les mêmes que la bonne ou mauvaise police rend honnêtes ou frippons.

  1. Une sorte d’incrédulité sourde s’oppose souvent aux funestes effets des principes religieux. Il en est des lois ecclésiastiques comme des réglements du commerce : s’ils sont mal faits, c’est à l’indocilité des négociants que l’état doit sa richesse ; leur obéissance en eût été la ruine.
  2. Un pareil fait arriva, il y a quatre ou cinq ans, en Prusse. Au sortir d’un sermon sur le danger d’une mort imprévue, un soldat tue une fille. « Malheureux ! lui dit-on, qui t’a fait commettre ce crime » ? — « Le desir du paradis, répond-il. Ce meurtre me conduit à la prison, de la prison à l’échafaud, de l’échafaud au ciel ». Le roi, instruit du fait, fit défense aux ministres de prêcher à l’avenir de tels sermons, et même d’accompagner les criminels au supplice.
  3. L’indifférence actuelle des évêques pour les ames du purgatoire fait soupçonner qu’ils ne sont pas eux-mêmes bien convaincus de l’existence d’un lieu qu’ils n’ont jamais vu. On est, de plus, étonné qu’un homme y reste plus ou moins long-temps, selon qu’il a plus ou moins de pieces de douze sous pour faire dire des messes, et que l’argent soit encore plus utile dans l’autre monde que dans celui-ci.
  4. En morale, dit Machiavel, quelque opinion absurde qu’on avance, on ne nuit point à la société si l’on ne soutient point cette opinion par la force. En tous genres de sciences, c’est par l’épuisement des erreurs qu’on parvient jusqu’aux sources de la vérité.
  5. L’homme est l’ennemi, l’assassin, de presque tous les animaux. Pourquoi ? C’est que sa subsistance est attachée à leur destruction.
  6. Platon avoir sans doute entrevu cette vérité lorsqu’il disoit : « Le moment où les villes et leurs citoyens seront délivrés de leurs maux est celui où la philosophie et la puissance, réunies dans le même homme, rendront la vertu victorieuse du vice ». M. Rousseau n’est pas de cet avis. « Mais, dit M. Hume, vol. I de l’Histoire d’Angleterre, les Anglo-Saxons, comme tous les peuples ignorants et brigands, affichoient le parjure, la fausseté, avec une impudence inconnue aux peuples civilisés ». C’est la raison, perfectionnée par l’expérience, qui seule peut démontrer aux peuples l’intérêt qu’ils ont d’être justes, humains, et fideles à leurs promesses. Nos dévots ancêtres juroient leurs traités sur la croix et les reliques, et se parjuroient. Les peuples ne garantissent plus aujourd’hui leurs traités par de pareils serments. Ils dédaignent ces inefficaces sûretés.