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De l’Homme/Section 8/Chapitre 2

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SECTION VIII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 212-220).
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CHAPITRE II.

De l’emploi du temps.

Les hommes ont faim et soif ; ils ont besoin de coucher avec leurs femmes, de dormir, etc. Des vingt-quatre heures de la journée ils en emploient dix ou douze à pourvoir à ces divers besoins. Au moment qu’ils les satisfont, depuis le marchand de peaux de lapins jusqu’au prince, tous sont également heureux.

En vain diroit-on que la table de la richesse est plus délicate que celle de l’aisance. L’artisan est-il bien nourri ? il est content. La différente cuisine des différents peuples prouve, comme je l’ai déja dit, que la bonne chere est la chere accoutumée[1].

Il est donc dix ou douze heures de la journée où tous les hommes assez aisés pour se procurer leur nécessaire peuvent être également heureux. Quant aux dix ou douze autres heures, c’est-à-dire celles qui séparent un besoin renaissant d’un besoin satisfait, qui doute que les hommes n’y jouissent encore de la même félicité, s’ils en font communément le même usage[2], et si presque tous le consacrent au travail, c’est-à-dire à l’acquisition de l’argent nécessaire pour subvenir à leurs besoins ? Or, le postillon qui court, le charretier qui voiture, le commis qui enregistre, tous, dans leurs divers états, se proposent ce même objet. Ils font donc en ce sens le même emploi de leur temps.

En est-il ainsi de l’opulent oisif ? Ses richesses fournissent sans travail à tous ses besoins, à tous ses amusements : j’en conviens. En est-il plus heureux ? Non : la nature ne multiplie pas en sa faveur les besoins de la faim, de l’amour, etc. Mais cet opulent remplit d’une maniere plus agréable l’intervalle qui sépare un besoin satisfait d’un besoin renaissant. J’en doute.

L’artisan est sans contredit exposé au travail : mais le riche oisif l’est à l’ennui. Lequel de ces deux maux est le pire ? Si le travail est généralement regardé comme un mal, c’est que, dans la plupart des gouvernements, on ne se procure le nécessaire que par un travail excessif ; c’est que l’idée du travail rappelle en conséquence toujours l’idée de la peine.

Le travail cependant n’en est pas une en lui-même. L’habitude nous le rend-elle facile ? nous occupe-t-il sans trop nous fatiguer ? le travail, au contraire, est un bien. Que d’artisans devenus riches continuent encore leur commerce, et ne le quittent qu’à regret lorsque la vieillesse les y contraint ! Rien que l’habitude ne rende agréable.

Dans l’exercice de sa charge, de son métier, de sa profession, de son talent, le magistrat qui juge, le serrurier qui forge, l’huissier qui exploite, le poëte et le musicien qui composent, tous goûtent à-peu-près le même plaisir, et, dans leurs travaux divers, trouvent également le moyen d’échapper au mal physique de l’ennui. L’homme occupé est l’homme heureux. Pour le prouver, je distinguerai deux sortes de plaisirs.

Les uns sont les plaisirs des sens. Ils sont fondés sur des besoins physiques ; ils sont goûtés dans toutes les conditions ; et, dans le moment où les hommes en jouissent, ils sont également fortunés. Mais ces plaisirs ont peu de durée.

Les autres sont les plaisirs de prévoyance. Entre ces plaisirs, je compte tous les moyens de se procurer les besoins physiques. Ces moyens sont, par la prévoyance, toujours convertis en plaisirs réels. Je prends le rabot ; qu’éprouverai-je ? Tous les plaisirs de prévoyance attachés au paiement de ma menuiserie. Or, les plaisirs de cette espece n’existent point pour l’opulent, qui, sans travail, trouve dans sa caisse l’échange de tous les objets de ses desirs. Il n’a rien à faire pour se les procurer : il en est d’autant plus ennuyé. Aussi, toujours inquiet, toujours en mouvement, toujours promené dans un carrosse, c’est l’écureuil qui se désennuie en roulant sa cage. Pour être heureux, l’opulent oisif est forcé d’attendre que la nature renouvelle en lui quelque besoin. C’est donc l’ennui du désœuvrement qui remplit en lui l’intervalle qui sépare un besoin renaissant d’un besoin satisfait.

Dans l’artisan, c’est le travail qui, lui procurant les moyens de pourvoir à des besoins, à des amusements qu’il n’obtient qu’à ce prix, le lui rend agréable.

Pour le riche oisif, il est mille moments d’ennui, pendant lesquels l’artisan et l’ouvrier goûtent les plaisirs toujours renaissants de la prévoyance.

Le travail, lorsqu’il est modéré, est en général le plus heureux emploi qu’on puisse faire du temps où l’on ne satisfait aucun besoin, où l’on ne jouit d’aucun des plaisirs des sens, sans contredit les plus vifs et les moins durables de tous.

Que de sentiments agréables ignorés de celui qu’aucun besoin ne nécessite à penser ! Mes immenses richesses m’assurent-elles tous les plaisirs que le pauvre desire, et qu’il acquiert avec tant de peines ? je me plonge dans l’oisiveté ; j’attends avec impatience, comme je l’ai déja dit, que la nature réveille en moi quelque desir nouveau ; j’attends : je suis ennuyé et malheureux. Il n’en est pas ainsi de l’homme occupé. L’idée de travail et de l’argent dont on le paie s’est-elle associée dans sa mémoire à l’idée de bonheur ? l’occupation en devient un. Chaque coup de hache rappelle au souvenir du charpentier les plaisirs que doit lui procurer le paiement de sa journée.

En général, toute occupation nécessaire remplit de la maniere la plus agréable l’intervalle qui sépare un besoin satisfait d’un besoin renaissant, c’est-à-dire les dix ou douze heures de la journée où l’on envie le plus l’oisiveté du riche, où on le croit si supérieurement heureux. La joie avec laquelle, dès le matin, le laboureur attele sa charrue, et le receveur ouvre sa caisse et son livre de comptes, en est la preuve.

L’occupation est un plaisir de tous les instants, mais ignoré du grand et du riche oisif. La mesure de notre opulence, quoi qu’en dise le préjugé, n’est donc pas la mesure de notre félicité. Aussi, dans toutes les conditions où l’on peut, par un travail modéré, subvenir à tous ses besoins, les hommes au-dessus de l’indigence, moins exposés à l’ennui que les riches oisifs, sont à-peu-près aussi heureux qu’ils peuvent l’être.

Les hommes, sans être égaux en richesses et en dignités, peuvent donc l’être en bonheur. Mais pourquoi les empires ne sont-ils peuplés que d’infortunés ?


  1. M. de Caraccioli, ambassadeur en Angleterre, repassant en France pour exercer le même emploi, disoit : « L’étrange pays d’où je viens ! Vingt religions différentes, et deux sausses seulement ! »
  2. C’est en effet de l’emploi plus ou moins heureux de ces dix ou douze heures que dépend principalement le malheur ou le bonheur de la plupart des hommes.