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De l’Homme/Section 8/Chapitre 21

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SECTION VIII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 77-81).
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CHAPITRE XXI.

De l’état actif et passif de l’homme.

Dans le premier de ces états, l’homme peut sans ennui supporter assez long-temps la même sensation ; il ne le peut dans le second. Je puis pendant six heures faire de la musique, et ne puis sans dégoût assister trois heures à un concert.

Rien de plus difficile à amuser que la passive oisiveté. Tout la dégoûte. C’est ce dégoût universel qui la rend juge si sévere des beautés des arts, et qui lui fait exiger tant de perfection dans leurs ouvrages. Plus sensible et moins ennuyée, elle seroit moins difficile.

Quelles impressions vives les arts d’agrément exciteroient-ils dans l’oisif ? Si les arts nous charment, c’est en retraçant, en embellissant à nos yeux l’image des plaisirs déja éprouvés ; c’est en rallumant le desir de les goûter encore. Or, quel desir réveillent-elles dans un homme qui, riche assez pour acheter tous les plaisirs, en est toujours rassasié ?

En vain la danse, la peinture, les arts enfin les plus voluptueux et le plus spécialement consacrées à l’amour, en rappellent l’ivresse et les transports ; quelle impression feront-ils sur celui qui, fatigué de jouissance, est blasé sur ce plaisir ? Si le riche court les bals et les spectacles, c’est pour changer d’ennui, et, par ce changement, en adoucir le mal-aise. Tel est, en général, le sort des princes : tel fut celui du fameux Bonnier. À peine avoit-il formé un souhait, que la fée de la richesse venoit le remplir. Bonnier étoit ennuyé de femmes, de concerts, de spectacles : malheureux qu’il étoit, il n’avoit rien à desirer. Moins riche ; il eût eu des desirs. Le desir est le mouvement de l’ame ; privée de desirs, elle est stagnante. Il faut desirer pour agir, et agir pour être heureux. Bonnier mourut d’ennui au milieu des délices. On ne jouit vivement qu’en espérance. Le bonheur réside moins dans la possession que dans l’acquisition des objets de nos desirs.

Pour être heureux, il faut qu’il manque toujours quelque chose à notre félicité. Ce n’est point après avoir acquis vingt millions, mais en les acquérant, qu’on est vraiment fortuné. Ce n’est point après avoir prospéré, c’est en prospérant, qu’on est heureux. L’ame alors, toujours en action, toujours agréablement remuée, ne connoît point l’ennui.

D’où naît la passion effrénée des grands pour la chasse ? De ce que, passifs dans presque tous leurs autres amusements, par conséquent toujours ennuyés, c’est à la chasse seule qu’ils sont forcément actifs. On l’est au jeu. Aussi le joueur en est-il d’autant moins accessible à l’ennui[1].

Cependant, ou le jeu est gros, ou il est petit. Dans le premier cas, il est inquiétant et quelquefois funeste ; dans le second, il est presque toujours insipide.

Cette riche et passive oisiveté, si enviée de tous, et qui, dans une excellente forme de gouvernement, ne se montreroit peut-être pas sans honte, n’est donc pas aussi heureuse qu’on l’imagine ; elle est souvent exposée à l’ennui..


  1. Le jeu n’est pas toujours employé comme remede à l’ennui. Le petit jeu, le jeu de commerce, est quelquefois un cache-sottise. On joue souvent dans l’espoir de n’être pas reconnu pour ce qu’on est.