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De l’Homme/Section 9/Chapitre 19

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SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 227-230).
Chap. XX.  ►


CHAPITRE XIX.

L’intérêt persuade aux grands qu’ils sont d’une espece différente des autres hommes.

Admet-on un premier homme ? tous sont de la même maison, d’une famille également ancienne ; tous par conséquent sont nobles. Qui refuseroit le titre de gentilhomme à celui qui, par des extraits levés sur des registres de circoncisions et de baptêmes, prouveroit une descendance en ligne directe depuis Abraham jusqu’à lui ? Ce n’est donc que la conservation ou la perte de ces extraits qui distingue le noble du roturier.

Mais le grand se croit-il réellement d’une race supérieure à celle du bourgeois, et le souverain d’une espece différente de celle du comte, du duc, etc. ? Pourquoi non ? J’ai vu des hommes pas plus sorciers que moi se dire et se croire sorciers jusques sur l’échafaud. Mille procédures justifient ce fait. Il en est qui se croient nés heureux, et qui s’indignent lorsque la fortune les abandonne un moment. Ce sentiment est en eux l’effet du succès constant de leurs premieres entreprises. D’après ce succès, ils ont dû prendre leur bonheur pour un effet, et leur étoile pour la cause de cet effet[1]. Si telle est l’humanité, faut-il s’étonner que des grands, gâtés par les hommages journaliers rendus à leurs richesses et à leurs dignités, se croient d’une race particuliere[2] ?

Cependant ils reconnoissent Adam pour le pere commun des hommes. Oui, mais sans en être entièrement convaincus. Leurs gestes, leurs discours, leurs regards, tout dément en eux cet aveu ; et tous sont persuadés qu’eux et le prince ont sur le peuple et le bourgeois le droit du fermier sur ses bestiaux.

Je ne fais point ici la satyre des grands, mais celle de l’homme. Le bourgeois rend à son valet tout le mépris que le puissant a pour lui[3].

Qu’on ne soit point surpris de trouver l’homme sujet à tant d’illusion. Ce qui seroit vraiment surprenant, c’est qu’il se refusât aux erreurs qui flattent sa vanité.

fin du tome onzieme.

  1. Deux faits arrivent-ils toujours ensemble ? on suppose une dépendance nécessaire entre eux : on donne à l’un le nom de cause, à l’autre celui d’effet.
  2. L’ancienneté de leur maison est sur-tout chere à ceux qui ne peuvent être fils de leur mérite.
  3. Est-ce aux grandes places ou à la haute naissance qu’on doit son premier respect ? Je conclurois en faveur des grandes places. Elles supposent du moins quelque mérite. Or, ce que le public a vraiment intérêt d’honorer, c’est le mérite.