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De l’Organisation du suffrage universel/06

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De l’Organisation du suffrage universel
Revue des Deux Mondes4e période, tome 135 (p. 576-597).
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DE L'ORGANISATION
DU
SUFFRAGE UNIVERSEL

VI.[1]
LA REPRÉSENTATION RÉELLE DU PAYS DANS LES LÉGISLATIONS ÉTRANGÈRES

Il ne suffirait pas que la « représentation du pays » ou « représentation organique » eût pour elle et la théorie et l’histoire. On pourrait toujours dire que le domaine de l’histoire, c’est le passé, et que le domaine de la théorie, ce peut être le rêve. Bien des esprits se refuseraient encore à accepter une réforme qui ne se présenterait garantie que par la théorie et par l’histoire. Aussi ne sera-t-il pas de trop d’y joindre des exemples pris dans la législation électorale des différens peuples ; dans leur législation actuelle, positive ou projetée. Nous y rencontrerons, comme on l’a déjà indiqué, d’assez nombreuses traces d’une représentation organique, d’une représentation des forces sociales, d’une représentation réelle du pays, dont les unes sont des vestiges et les autres, des germes ; les unes des survivances, les autres, des renaissances ; les unes, des aboutissemens d’institutions très anciennes, les autres des commencemens d’institutions tout récemment introduites ou réintroduites. Survivances donc et renaissances, ainsi classerons-nous, sous ces deux espèces, les exemples de représentation organique que les diverses législations peuvent fournir ; et sans doute le classement sera un peu artificiel, car, si des institutions très anciennes survivent, c’est qu’elles se sont accommodées, façonnées aux temps et aux mœurs ; si des institutions naissent et se développent, c’est qu’elles ont, derrière elles, à quoi s’attacher et de quoi se nourrir.

Entre les survivances et les renaissances, l’histoire coule ; elle les baigne toutes, et par les unes comme par les autres s’établit la vérité de cette proposition : que l’histoire n’est ni réactionnaire, ni révolutionnaire, mais bien conservatrice et évolutionniste. Le même esprit habile les vestiges et les germes, et c’est l’esprit de vie : — de la vie qui se continue et se transforme, qui ne se continue qu’en se transformant, et ne se transforme que pour se continuer. Mais enfin, quoique artificiel à certains égards, il est permis d’admettre ce classement : vieilles formes, et formes nouvelles ou renouvelées : nous le suivrons. Puis, après que nous aurons montré, par des exemples des deux espèces, tirés des législations étrangères, que la représentai ion proclamée théoriquement la meilleure et historiquement la plus fondée persiste ou renaît, c’est-à-dire vit, du moins en partie, ailleurs, au dehors, dans un milieu autre, mais voisin, il nous restera à montrer qu’elle vivrait aussi chez nous et dans notre milieu à nous ; qu’en France même elle est possible, qu’elle est pratique. Ce sera surtout l’affaire des chiffres et des faits.

Pour aujourd’hui, on ne cherche que des exemples, où ils sont, au-delà des frontières. On veut prouver d’abord que, dans l’Europe contemporaine, quelque part existe quelque chose qui ressemble à une représentation organique, à une représentation réelle du pays. Ensuite on tâchera de prouver que ce quelque chose, il serait possible, il serait pratique, il serait facile de l’adopter en nous l’adaptant, et, en y mettant notre marque nationale, d’en faire, à notre bénéfice, et pour retourner le mot trop fameux, « un article d’importation ».


I. — SURVIVANCES OU FORMES ANCIENNES D’UNE REPRÉSENTATION ORGANIQUE.

Ce qui, d’une manière générale, peut servir à distinguer les formes anciennes de la représentation organique de ses formes nouvelles, c’est que les anciennes formes utilisent, copient, et en quelque sorte épousent de préférence les groupemens d’origine naturelle : famille, parenté, caste ou classe fermée, ordres, villes ou campagnes, tandis que les nouvelles se règlent et se modèlent de préférence sur les groupemens plus proprement sociaux, produits de la société civile déjà développée, associations de tous genres, mais toutes libres, ouvertes et volontaires. Les formes anciennes impliquent hiérarchie, et les nouvelles, seulement harmonie. Les formes anciennes exigent des conditions particulières que n’offrent pas ou n’offrent plus toutes les sociétés, toutes les nations, tous les États de l’Europe moderne ; mais les formes nouvelles ne demandent aucune de ces conditions et s’appliqueraient partout également bien.


Bade, Bavière, Saxe, Wurtemberg et autres États particuliers de l’Allemagne.

Le pays-type pour la représentation organique de formes anciennes, c’est l’Allemagne ; non pas l’empire allemand, considéré dans son ensemble, mais la plupart des États dont il se compose, considérés chacun en son autonomie. Nous citerons le grand-duché de Bade, les royaumes de Bavière, de Saxe et de Wurtemberg.

Dans le grand-duché de Bade, le parlement, les États du pays, sont formés de deux Chambres.

La première Chambre est à demi héréditaire, à demi élective, mais élue par des ordres ou des corps privilégiés. Elle comprend une trentaine de membres, parmi lesquels les princes de la maison ducale, les chefs des familles dites « d’État » (ce sont les familles qui jadis avaient droit de vote à la Diète du Saint-Empire) ; l’évêque catholique et un ecclésiastique protestant, ayant rang de prélat ; huit députés de la noblesse, élus, dans leur ordre même, par les propriétaires de seigneuries ; deux députés des universités (Heidelberg et Fribourg) ; huit membres nommés par le grand-duc sans distinction de rang ni de naissance.

La seconde Chambre comprend 63 députés, dont 22 représentent les villes et 41 les « bailliages » ou campagnes ; l’électoral étant, du reste, le même dans les campagnes que dans les villes. Le suffrage est à deux degrés, mais sans qu’il soit prescrit de cens : c’est le suffrage universel. Est électeur, sauf exclusion légale, tout Badois âgé de 25 ans ; est éligible tout électeur âgé de 30 ans. Une exception, toutefois, est faite : elle concerne les membres de la première Chambre et ceux qui sont, d’autre part, électeurs et éligibles aux élections des députés de la noblesse à cette même première Chambre ; ceux-là ne peuvent être ni électeurs de l’un ou de l’autre degré, ni députés des villes ou des bailliages à la seconde Chambre. Ainsi, pour la première Chambre, le droit d’élection appartient à la noblesse, ordre, classe fermée, ou caste ; aux universités, corporations fermées : à telle catégorie de membres de la noblesse et à telle catégorie de professeurs des universités ; et de même qu’eux seuls possèdent l’électoral, eux seuls encore ont l’éligibilité, avec quelques autres personnes, admises, en très petit nombre, au partage de ce dernier privilège. Pour la seconde Chambre, le suffrage universel, institution moderne, fonctionne suivant l’ancienne division du pays en villes et campagnes, circonscriptions urbaines opposées aux circonscriptions rurales. L’exclusion de la seconde Chambre, portée contre les nobles éligibles à la première, coupe en deux la représentation, et par-là même la population ; elle crée une Chambre seigneuriale et une Chambre populaire ; elle crée une noblesse et un peuple entre lesquels il n’y a que des séparations et pas un trait d’union.

Point de doute. Cette organisation repose bien sur les états, sur les Stände. La base en est bien la distinction entre nobles et non nobles, d’une part, et, d’autre part, entre nobles de divers titres. C’est bien une forme ancienne de représentation organique, et plutôt le système des ordres que le régime représentatif au sens moderne. — Et c’est, au point de vue d’où nous jugeons, un exemple topique de ce que ne peut ni ne doit être la représentation organique dans l’Etat moderne.

En Bavière comme à Bade, la première Chambre est aristocratique et la seconde, populaire.

On voit, en effet, dans la première Chambre, des princes du sang royal, des membres héréditaires et des membres de droit à raison d’une dignité, d’une fonction ou d’un titre, des membres nommés à vie par le prince à raison de leurs services, de leur naissance et de leur fortune ; mais on n’y voit pas de membres élus, même par et parmi la grande noblesse, constituée en ordre fermé. Le principe de l’élection, même restreint à la prérogative la plus étroite, y fait absolument défaut et le caractère ancien de la Chambre bavaroise des seigneurs s’accuse non seulement par cette absence de tout élément électif, mais, en outre, et davantage, par ce fait que le droit de siéger dans la première Chambre s’attache à la propriété noble, à la charge, à la chose plus qu’à la personne, est réel plus que personnel, n’est personnel que par exception, pour certaines hautes et puissantes personnes.

La Chambre des seigneurs, en Bavière, est donc éminemment aristocratique. Et la seconde Chambre y est populaire ; elle s’y recrute au suffrage universel, ou presque ; à un suffrage très général, puisqu’il suffit, pour y être électeur, de payer une minime contribution directe ; il n’y a d’exclusion, pour ainsi dire, ni à l’électorat, ni à l’éligibilité ; et le peuple bavarois a sa représentation, comme la noblesse bavaroise a la sienne. Néanmoins, la séparation est peut-être moins marquée que dans le grand-duché de Bade, et, en tout cas, on paraît avoir compris le danger de couper la nation en deux parties distinctes et aisément rivales, car on fait prêter aux électeurs des deux degrés et aux élus le serment « de ne conseiller dans l’assemblée que ce qui sera conforme au bien général du pays sans avoir égard à des états ou à des classes particulières. » Mais qu’il faille faire prêter ce serment, au demeurant difficile à tenir pour tout homme et en tout pays, n’est-ce pas justement la preuve que les états et les classes particulières ont conservé, en Bavière, de la vie et de l’énergie ? On les proscrit, donc on les redoute ; on les redoute, donc elles sont. — Et, si c’est un régime de « classes » et d’ « états », ce n’est pas encore pour nous le modèle à imiter.

En Saxe, non plus, les Stände, les états n’ont point perdu leur antique vigueur ; et là, sans contredit, on se trouve en présence d’une forme complète de la représentation organique du « bon vieux temps ». Il serait fastidieux de donner la liste entière des dix-sept catégories d’où peuvent être constitutionnellement tirés les membres de la Chambre des seigneurs, et d’autant plus qu’elle renferme des membres de droit, à titre héréditaire, personnel ou « de situation », à côté de membres élus par des corporations ou des ordres privilégiés : chapitres, universités, seigneuries, collège des propriétaires de biens équestres et d’autres grands domaines ruraux ; la religion, la science et la terre noble. Dans la seconde Chambre saxonne, ainsi que dans la seconde Chambre badoise, jusqu’à hier, les villes avaient leurs députés et les campagnes avaient les leurs : encore une survivance ancienne en une institution modernisée. — Ce n’est point ce que nous cherchons.

Et quand, de Saxe, on passe en Wurtemberg, ce n’est même plus dans la Chambre des seigneurs seulement que se perpétue cette ancienne forme, mais c’est dans la seconde Chambre, dans la Chambre des députés.

Elle se compose, la Chambre des députés de Wurtemberg, de membres désignés par leur office ou leurs fonctions et de membres élus par la noblesse équestre, le chapitre métropolitain, les villes et les bailliages.

Comme dans le grand-duché de Bade, les chefs des familles de la noblesse dite « d’Etat » et les propriétaires de biens nobles ne peuvent être députés ni des villes ni des bailliages. Si ce n’est pas, comme dans le grand-duché, une Chambre populaire qui s’oppose à une Chambre aristocratique, ici, dans la même Chambre et dans la seconde Chambre, deux classes, deux fractions de peuple se juxtaposent et fatalement s’opposent ; la même Chambre, la Chambre des députés est à demi aristocratique, à demi populaire ; c’est moins un parlement que des États avec leurs trois ordres : clergé, noblesse, tiers état des villes et campagnes ; — c’est l’Europe du XVIe siècle dans l’Europe du XIXe.

L’Allemagne, d’un bout à l’autre, offre un pareil spectacle : c’est sur la souche restée robuste de ses anciennes institutions sociales qu’elle a greffé les institutions politiques modernes. L’Allemagne : lisez « les Allemagnes », comme disait Comynes. Non point l’empire allemand de 1870, aux institutions toutes neuves, au Reichstag issu du suffrage universel pur et simple ; et, si l’on veut que ce soit le Saint-Empire romain ressuscité, non point cet empire lui-même, mais les nations germaniques qu’il rassemble et qu’il réunit. Chez telle de ces nations allemandes, la greffe est entrée plus profondément ou a repris plus vigoureusement que chez telle autre ; chez celle-ci la souche a été entaillée plus avant que chez celle-là ; mais, chez toutes, c’est une jeune greffe sur une vieille souche, ce n’est pas un jeune plant dans une terre retournée. C’est toujours le même tronc dans la même terre et c’est toujours de la vieille sève que se nourrit l’arbre nouveau.

Maintenant, parmi ces formes anciennes qui survivent, il y en a de trois ou quatre âges, de trois ou quatre époques, il y en a de plus ou moins anciennes ; et c’est l’occasion de répéter que le classement en survivances et renaissances est un peu artificiel, et que toutes ces formes de représentation organique, l’histoire ininterrompue les enveloppe et les rattache les unes aux autres par une trame parfois invisible, mais résistante.

En voici de très anciennes, de type archaïque très pur ; voici le pur moyen âge dans les deux duchés de Mecklembourg ; et de très anciennes encore en Prusse (Chambre des seigneurs), et dans la Hesse électorale. En voici d’autres qui sont mêlées d’ancien et de moderne, en des proportions qui varient, où tantôt c’est l’ancien et tantôt le moderne qui l’emporte, dans les duchés de Saxe, le Brunswick, les principautés de Reuss.

Quant aux villes libres : Hambourg, Brême et Lübeck, bien que la longue filiation de leurs institutions soit connue, elles se rapprochent aujourd’hui de ce que nous regardons comme la forme nouvelle de cette représentation, le type ancien étant caractérisé par l’ordre fermé et la corporation fermée, le type moderne par la classe professionnelle libre et l’association ouverte. On vient de faire à peu près tout le tour des États allemands ; et, si l’on a rencontré souvent en chemin la représentation organique, c’est surtout sous des formes anciennes et des formes où domine le type ancien : ordres et corps privilégiés. Il n’y a rien à y prendre pour nous ; et la raison s’en devine sans qu’il soit besoin d’insister : en France, rien ne survit de ce dont ces formes anciennes supposent la survivance.

Mais peut-être, mais probablement n’en est-il pas de même des formes nouvelles ou renouvelées. Et déjà les formes mixtes, dès que l’ordre s’ouvre et devient la profession, la position sociale, dès que la corporation s’ouvre et devient l’association libre, — ou bien dès que l’association libre et la profession ouverte y ont une place, y pénètrent et y rompent l’ordre et la corporation, — déjà ces formes sont des formes renouvelées : et il faut voir si nous-mêmes, Français, qui ne pouvons ni ne voulons oublier la Révolution, nous n’y trouverons pas à emprunter.


II. — FORMES MIXTES OU RENOUVELÉES DE LA REPRÉSENTATION ORGANIQUE

A peine a-t-on prononcé le mot de « représentation organique » que c’est grand hasard si quelqu’un ne s’écrie pas : « Mais l’expérience de la représentation professionnelle a été faite en Autriche, avec quel succès, on doit le savoir ! » Là-dessus, tout le monde de penser : « Eh quoi ! alors, la représentation… comme en Autriche ! » Ce qui est bien expéditif et a le tort de laisser croire : 1° que la représentation organique est nécessairement la représentation professionnelle ; 2° que la représentation professionnelle est, à elle seule, toute la représentation organique ; 3° que le régime autrichien n’est autre que la représentation professionnelle ; 4° que toute représentation professionnelle et, par suite, toute représentation organique devront se conformer au régime autrichien ; 5° que l’expérience a mal réussi en Autriche ; 6° que cet échec n’a pour cause qu’un vice inévitable et incorrigible du système ; 7° que c’est bien la représentation professionnelle qui sort de l’épreuve jugée et condamnée ; 8° et que cela juge et condamne en tous lieux, à tout jamais, toute représentation professionnelle et toute représentation organique. Autant de propositions, autant d’erreurs ; si l’on veut s’en convaincre, il n’y a qu’à mieux lire les textes et à mieux observer les faits.


Empire d’Autriche.

Ne nous occupons pas de la Chambre des seigneurs ; c’est une survivance, une forme ancienne de la représentation organique, semblable à celles que nous avons vues en Allemagne. Elle se compose des princes majeurs de la famille impériale, — droit de naissance ; — des chefs majeurs des familles de la noblesse du pays, en possession de grandes propriétés foncières et à qui l’empereur a, pour eux et leurs successeurs, conféré cette dignité, — titre héréditaire ; — des archevêques et évêques ayant rang de princes, — droit résultant de la fonction. — Tout cela ou la majeure partie de tout cela est du passé et sort de l’histoire. Mais l’empereur peut adjoindre à vie à la Chambre des seigneurs « des hommes éminens qui auraient rendu des services signalés à l’Etat, à l’Eglise, aux sciences et aux arts. » Et ceci, déjà, est plus moderne.

En ce qui concerne la Chambre autrichienne des députés, dans son organisation des parties anciennes se sont conservées, mais elle contient aussi d’autres parties, qui sont comme l’amorce d’une forme nouvelle de représentation organique. Et c’est pourquoi, — si cette organisation est louée par les uns, par les autres blâmée, et par la plupart mal connue ; si, avant tout, il convient d’y faire le départ entre des choses anciennes, mortes ailleurs, et des choses nouvelles, partout vivantes, — on ne saurait se dispenser de l’exposer avec quelque détail.

En Autriche, le corps électoral, pour la Chambre des députés, comprend quatre catégories : 1° la grande propriété foncière ; 2° les villes ; 3° les chambres de commerce et d’industrie ; 4° les communes rurales.

La loi définit chacune d’elles.

1° La grande propriété foncière s’entend des domaines qui payent une certaine somme d’impôts, généralement 100 florins, et quelquefois 200 ou même 250 florins ; rarement on se contente de 50 florins. Dans la majorité des pays de la monarchie, la propriété doit, de plus, être un ancien domaine seigneurial ou terre noble. Si, en Dalmatie, on ne parle que de « plus haut imposés », on stipule, en Tyrol : « les propriétaires de domaines constitués en majorais » et, dans les provinces voisines : « la grande propriété foncière noble ». C’est donc, pour cette première classe, comme l’accouplement du régime féodal et d’un régime qu’il y aurait des motifs de qualifier de bourgeois ; seigneurie et cens rapprochés, deux couches historiques distinctes, l’une fort vieille et l’autre relativement récente ; ni l’une ni l’autre vraiment moderne.

2° Les villes (villes, marchés, centres industriels). Il faut entendre par ce terme spécial : les villes, les communes qui, jadis, ont reçu expressément ce titre. Aussi, parmi ces villes, se trouve-t-il de très petites communes, tandis que parmi « les campagnes » il se trouve des centres de population considérables. (C’est un cas analogue à celui des bourgs en Angleterre.)

Des deux dernières catégories : 3o chambres de commerce et d’industrie ; 4o communes rurales, il n’y a pas à donner de définition légale ; le nom dit assez ce qu’elles sont.

En récapitulant, on en arrive à cette observation. La première classe, grande propriété foncière, relève d’un type de « représentation organique » mixte, mais plutôt ancien, — propriété seigneuriale ou féodale ; — ce qui s’y montre de plus récent, — un cens sans autre condition, — est loin encore d’être vraiment moderne ; aristocratie mitigée par places de ploutocratie, mais nulle part imbue ou seulement infiltrée de démocratie ; grande propriété et non propriété tout court. La seconde classe, les villes, d’après la définition que la loi en donne, rentrerait plutôt, elle aussi, dans le type ancien, bien que, par « les marchés » et surtout par « les centres commerciaux et industriels », elle se rajeunisse et se rapproche du type moderne. La troisième classe, chambres d’industrie et de commerce, est moderne. La quatrième classe, les communes rurales, comme la deuxième, les villes, par plusieurs dispositions, se rattache au type ancien.

Cette deuxième et cette quatrième classes, les villes et les communes rurales, sont naturellement celles où le plus grand nombre de sujets autrichiens exercent leurs droits électoraux. Dans la troisième classe, chambres de commerce et d’industrie, le vote a lieu soit séparément, soit en commun avec les circonscriptions électorales des villes.

Nul n’est électeur en Autriche, si, outre les conditions ordinaires d’âgé, de domicile et de capacité, il ne paye un cens minimum de cinq florins d’impôts directs. Payant ce cens et remplissant toutes les conditions exigées, il est admis à voter dans sa classe : communes rurales, s’il habite un village ou un domaine foncier porté sur le cadastre d’un village, et villes, s’il réside en une commune légalement qualifiée de ville, au titre de ville ancienne, ou de marché, ou de centre industriel. Ainsi, à cet égard, les villes et les communes rurales sont moins des classes que des circonscriptions. Des deux autres classes, les chambres de commerce forment réellement une catégorie à part, et la grande propriété foncière, devant, en maint pays, être, par surcroît, seigneuriale, est encore une classe à peu près fermée.

Diverses inégalités existent, du reste, entre les classes. Tandis que l’élection est directe pour les trois premières, pour la quatrième, au contraire, elle se fait à deux degrés. Et non seulement il y a inégalité dans la manière de voter, mais il y a même inégalité dans le droit de vote ou plus exactement dans le pouvoir du vote. Si, en effet, personne ne peut voter deux fois dans le même pays pour une même élection, les électeurs de la première classe peuvent pourtant, eux, voter dans tous les pays de la couronne où ils possèdent la qualité requise, c’est-à-dire un domaine foncier assez important. Ils y peuvent voter par procuration ; et cette procuration, qui, pour eux, mâles et majeurs, est facultative, pour d’autres est obligatoire. Elle est obligatoire pour les femmes, lesquelles, dans la première catégorie, ont, comme les hommes, le droit de vote, mais ne peuvent en user que par mandataires ; obligatoire aussi pour les corporations ou sociétés rentrant dans cette première catégorie : institutions ou établissemens, écoles, églises ou hospices propriétaires de grands domaines, lesquelles corporations ou sociétés sont investies du droit électoral, mais ne l’exercent, de même, que par procureur.

Ce sont bien là des inégalités entre les classes, et un privilège certain au profit de la première. Mais, à l’intérieur même de la quatrième classe, entre les électeurs du premier et du second degré, n’y a-t-il pas inégalité, si certains propriétaires de domaines fonciers, trop petits pour donner entrée dans la première catégorie, votent de droit, dans la quatrième, comme électeurs du second degré ? Et l’on s’arrête, sans rien dire d’autres inégalités encore qui, malgré l’abaissement uniforme du cens à cinq florins, peuvent résulter de la variété des législations provinciales sur la matière, puisque, en général, le droit électoral au Reichsrath autrichien suit le droit électoral aux diètes de pays ou assemblées provinciales.

Mais ainsi qu’il y a des inégalités dans le corps électoral, ainsi y a-t-il, d’autre part, des inégalités dans la représentation. Les 353 sièges de la Chambre des députés actuelle se répartissent entre les quatre classes d’électeurs dans la proportion suivante : la première classe élit 85 députés, la deuxième, 118 ; la troisième, 21 ; la quatrième, 129. Ce qui donne (chiffres de 1891) : à la première classe, grande propriété foncière, 1 député pour 63 électeurs en moyenne ; à la deuxième classe, villes, marchés et centres industriels, 1 député pour 44 854 âmes ; à la troisième classe, chambres de commerce et d’industrie, 1 député pour 27 électeurs ; à la quatrième classe, communes rurales, 1 député pour 142 754 habitans.

On voit que l’écart est immense entre les différentes classes : de 27 à 142 754. Et peut-être faudrait-il ajouter que, ces chiffres exprimant des moyennes pour toute la monarchie, l’inégalité n’est guère moindre dans chaque classe, entre les provinces. La première classe qui a, en Silésie, 1 député pour 18 électeurs, en Dalmatie n’en a 1 que pour 548 électeurs. La deuxième classe qui, en Carniole, a 1 député pour 23 202 habitans, n’en a 1, en Istrie, que pour 98 140. La troisième classe qui, en Bukovine, a 1 député pour 16 électeurs, à Trieste n’en a 1 que pour 37 électeurs. La quatrième classe qui, dans le Vorarlberg, a 1 député pour 451 172 habitans, en Galicie, n’en a 1 que pour 224 826 habitans. Donc, inégalité de représentation entre les classes, dans l’Empire, et, dans chaque classe, entre les provinces ; inégalité dans le droit ou le pouvoir du vote entre la première catégorie d’électeurs et les trois autres ; inégalité dans la manière de voter entre les trois premières classes et la quatrième ; inégalité dans la quatrième classe par l’inscription d’office de certains moyens propriétaires comme électeurs du second degré.

Telle est l’organisation électorale de l’Autriche, telle qu’elle découle des lois du 21 décembre 1867, du 2 avril 1873, du 4 octobre 1882 et du 12 novembre 1886. Si, maintenant, on reprend point par point les propositions ci-dessus rapportées, et dont on a dit qu’elles étaient autant d’erreurs, il est évident, pour celles qui s’appliquent spécialement au régime autrichien, que ce régime n’est pas la représentation professionnelle, ou n’est qu’une représentation professionnelle fort incomplète ; que la troisième classe d’électeurs, chambres de commerce ou d’industrie, et si l’on veut, dans la deuxième classe, les marchés et centres industriels, en sont peut-être des embryons, mais des embryons non développés ; et que ce n’est point, en tout cas, la représentation professionnelle embrassant toutes les professions et les distribuant toutes en trois ou quatre groupes proportionnellement représentés.

Accordons même que la première classe représente la grande propriété et la quatrième classe, la moyenne et la petite propriétés foncières, en même temps que l’agriculture : on voit ce qui manquerait encore au régime autrichien pour être véritablement la représentation professionnelle, et, par exemple, que les professions libérales n’y ont pas leur place. D’où il suit que le régime autrichien est loin de fournir un modèle de représentation professionnelle qu’il faille adopter sans retouches et reproduire scrupuleusement. D’un autre côté, cette expérience partielle ou réduite de représentation professionnelle a-t-elle si mal réussi en Autriche qu’il y ait de quoi en désespérer pour toujours ? Mal réussi, ce serait trop dire ; médiocrement, c’est certain, puisqu’il n’y est question, depuis quelques années, que de réformes électorales. Mais la faute en est-elle à la représentation professionnelle elle-même et en tant que système, ou bien à l’adaptation que l’Autriche en a faite ? adaptation défectueuse et sans doute critiquable à plus d’un titre. Que le régime autrichien soit trop ancien dans ses parties anciennes, favorisant la grande propriété et la propriété féodale ou seigneuriale ; que, dans ses parties plus récentes, il ne soit pas assez moderne, s’en tenant au cens et ne descendant pas jusqu’au suffrage universel, c’est ce que l’empereur lui-même et ses ministres ont compris, ce à quoi le projet du comte Badeni, à cette heure soumis au Reichsrath, a pour objet de remédier. Car ce projet créerait une cinquième catégorie d’électeurs, à laquelle 72 sièges seraient attribués, le nombre total des députés étant ainsi porté de 353 à 425. Pour la cinquième classe, plus de cens : en seraient « tous les sujets autrichiens du sexe masculin, indépendans, âgés de 24 ans révolus, non privés de leurs droits par jugement et domiciliés depuis six mois dans la circonscription. » Le projet n’exclut que « les personnes qui, servant comme domestiques, sont logées dans la maison de leurs maîtres. » Seulement, il institue une sorte de vote plural, de double vote au profit des quatre premières classes, puisqu’il dispose que les électeurs des quatre classes actuellement existantes seront aussi de droit électeurs dans la cinquième classe à créer ; et, par là, ce qu’on accorde d’une main, on en vient presque à le retirer de l’autre. Quant à la manière de voter, le suffrage à deux degrés serait maintenu pour la quatrième classe (électeurs censitaires de 5 florins au moins dans les communes rurales), et pour la cinquième classe projetée, il serait direct ici, et là, à deux degrés, selon la nature et l’usage des lieux.

Le gouvernement autrichien a donc reconnu le besoin de rajeunir le régime électoral de la monarchie, et s’efforce de le rajeunir par en bas, si, par en haut, il n’y touche point. Mais il le rajeunit sans le bouleverser, sans le transformer, sans en changer le caractère ; c’est la preuve que l’expérience peut avoir été médiocre ; elle n’a pas été si mauvaise qu’elle aboutisse à l’abandon définitif. Et c’est un motif de penser qu’elle n’a été médiocre, cette expérience, que parce que le régime contenait et contient des élémens anciens qu’il eût dû rejeter, ne contenait pas des élémens modernes qu’il eût dû déjà appeler à lui ; ou que le dosage en était mal fait ; qu’il y avait trop de ceux-ci et pas assez de ceux-là.

Mais, serrant de plus près les choses, et jugeant par rapport au triple objet de l’élection dans l’État moderne : 1° comme base de gouvernement, il ne paraît pas que ce régime ait été plus instable, peut-être l’a-t-il été moins que d’autres ; 2° au point de vue de la législation, celle qui en est sortie ne semble sûrement pas être d’une qualité inférieure ; 3° et pour ce qui est de la représentation même, la physionomie du pays, du pays vrai et du pays vivant, ne s’y réfléchit-elle pas comme en un « miroir » plus fidèle, puisque c’est le terme consacré ? En 1885, sur les 353 députés, on comptait 149 propriétaires et agriculteurs ; 51 avocats et notaires ; 40 employés ; 27 professeurs et maîtres ; 24 ecclésiastiques ; 23 fabricans et industriels ; 10 négocians en gros et marchands ; 10 médecins ou officiers de santé ; 7 capitalistes ou banquiers ; 5 ingénieurs ; 5 publicistes et journalistes ; 2 artisans. Et, sans doute, cette énumération montre clairement que le dosage pourrait être meilleur, la distribution plus juste, la représentation plus exacte ; mais pourtant que le politicien de profession, avocat, médecin, journaliste, n’y pousse pas comme une ivraie qui étouffe tout, est-ce donc un résultat à dédaigner ?

Non : une fois de plus, ce qui demeure de cette expérience, même médiocre, ce n’est pas la condamnation sans appel du régime autrichien des classes ; le serait-ce, que ce ne serait pas celle de la représentation des intérêts, puisque l’on peut la concevoir autrement ; et le serait-ce encore, que ce ne serait pas celle de la représentation professionnelle dont le régime autrichien n’est qu’une ébauche très imparfaite ; et le serait-ce enfin, que ce ne serait point la condamnation de la représentation organique, puisque ni la représentation professionnelle n’est, à elle seule, toute la représentation organique, ni la représentation organique n’est, nécessairement, la représentation professionnelle. Disons ou répétons que tout n’est pas à prendre dans le régime autrichien, mais que quelque chose est à y prendre ; que, s’il a des défauts, des inconvéniens pour l’Autriche elle-même, il en aurait bien davantage pour la France, qui n’est pas l’Autriche ; que, par conséquent, il ne faut pas l’introduire chez nous tel quel et en bloc, mais qu’il est bon avoir, à décomposer et à imiter — librement, — en quelques-unes de ses parties, les plus modernes. Et, cela pris de lui et le reste laissé, ses vieilleries féodales et seigneuriales, tout ce par quoi il sonne l’antique et le faux aujourd’hui, cherchons si, autre part, il n’est pas autre chose dont nous puissions tirer profit.


Espagne.

L’organisation du Sénat espagnol mérite évidemment une mention spéciale. Aux termes de l’article 20 de la constitution du 30 juin 1876, il se compose : « 1° de sénateurs de droit ; 2° de sénateurs nommés à vie par la couronne ; 3° de sénateurs élus par les corporations de l’État et par les plus haut imposés. » Il y a 180 membres nommés à vie ou sénateurs de droit, et 180 membres élus : les deux principes de nomination royale et d’élection et les deux parties du Sénat, permanente et temporaire, se balancent.

Nous ne parlerons pas des sénateurs de droit : fils du roi et de l’héritier présomptif, grands d’Espagne justifiant d’un certain revenu, ou titulaires des plus hautes charges militaires, religieuses ou judiciaires. Des sénateurs à vie, nous ne parlerons que pour rappeler que, si c’est le roi qui les nomme, il est obligé de les choisir en douze catégories de sujets espagnols que la loi détermine. Le point intéressant pour nous est dans les catégories d’électeurs bien plus que dans les catégories de personnes susceptibles d’être appelées au Sénat par le roi.

Les sénateurs élus le sont : 1° par les archevêques, évêques et chapitres de chacune des provinces qui forment les neuf archevêchés ; 2° par les académies : Académie royale espagnole ; Académies d’histoire ; des beaux-arts ; des sciences exactes, physiques et naturelles ; des sciences morales et politiques ; Académie de médecine de Madrid ; 3° par chacune des dix Universités, avec le concours des recteurs et professeurs, des docteurs qui y sont immatriculés, des directeurs d’institutions d’enseignement secondaire et des chefs d’écoles spéciales du ressort ; 4° par les Sociétés économiques d’Amis du pays, lesquelles élisent à deux degrés un sénateur pour chacune des cinq régions où elles se groupent territorialement : Madrid, Barcelone, Léon, Séville et Valence. Toutes ces corporations religieuses, littéraires et savantes désignent ensemble 30 des sénateurs élus, 1 par corporation, à savoir : les archevêchés, 9 ; les académies, 6 ; les universités, 10, et 5 les Sociétés des Amis du pays. Les 150 membres, qui restent pour compléter le nombre de 180, sont élus par les conseils provinciaux (équivalent de nos conseils généraux), des délégués des conseils municipaux et les principaux contribuables, ce qui, on le voit, ne laisse pas de se rapprocher un peu de notre système français.

Comment ne pas estimer qu’au total c’est une organisation très remarquable, où peut-être ce qu’il y a de plus remarquable, c’est le droit de représentation conféré aux Sociétés économiques des Amis du pays ? Pour les archevêchés et les chapitres, en effet, et pour les universités et même pour les académies, on pourrait présenter ce droit comme une survivance d’un régime ancien aux origines reculées, comme une espèce de fantôme d’histoire qui revient et rôde dans les institutions ; mais, pour les Amis du pays, leur origine ne se perd point en la nuit des temps : on connaît parfaitement l’époque de leur premier épanouissement, qui fut le règne de Charles III ; la date de leur fondation, qui est 1785 ; le nom de leur fondateur, qui fut le comte de Campomanes. Elles n’ont donc qu’un siècle d’existence, elles sont modernes. Modernes par leur âge, elles le sont plus encore par la fin qu’elles poursuivent, si cette fin est « d’encourager l’industrie et d’augmenter la richesse publique par le développement des arts et des manufactures, de l’agriculture, etc. », toutes choses dont l’Etat moderne se préoccupe plus que ne faisait l’Etat ancien.

Or il est remarquable que la constitution espagnole garde à ces sociétés économiques une place dans la représentation au Sénat ; mais il y a plus : et c’est qu’elles ont également une place réservée dans la représentation à la Chambre des députés. Et non seulement elles, mais « les universités littéraires » ; non seulement les universités, mais « les chambres de commerce, industrielles et agricoles officiellement organisées. » Ainsi, à côté des districts ou circonscriptions territoriales, voici des « collèges spéciaux », des corporations (le mot est dans la loi), voici des circonscriptions sociales.

Il y a une de ces circonscriptions sociales, chaque fois qu’une université littéraire, une Société économique d’Amis du pays, une chambre de commerce, d’industrie ou d’agriculture officiellement organisée compte 5 000 électeurs inscrits ; et, quand une seule corporation ne compte pas les 5 000 électeurs nécessaires, elle se joint, pour constituer un collège électoral, aux autres corporations de même classe ou de même ordre, géographiquement les plus voisines.

Les conditions d’inscription sur les listes de ces corporations ou groupes de corporations sont, d’abord et naturellement, d’être inscrit sur les listes générales, sans mention d’incapacité ou de suspension du vote ; ensuite, d’établir qu’en se faisant inscrire sur ces listes, on a communiqué à la junte municipale l’attestation exigée ; enfin de justifier d’un titre académique ou professionnel, lorsqu’on réclame l’inscription à une université, ou du brevet de membre effectif ou correspondant, lorsqu’il s’agit d’une société économique ou d’une chambre de commerce, d’industrie ou d’agriculture.

Si ce n’est pas tout ce que nous proposons pour arriver à la représentation organique, à la représentation réelle du pays, c’est du moins une partie de ce que nous proposons ; avec la base du suffrage universel, d’où la construction doit s’élever : si ce n’est pas la représentation professionnelle achevée, ni la représentation organique, c’en est du moins un commencement. Et personne ne soutiendra qu’il n’engage pas à y persévérer et à le perfectionner, — en dépit de mœurs électorales longtemps détestables et qui sont encore mauvaises, — puisque dans les Chambres espagnoles, quelles que soient les inévitables querelles d’intérêt ou rivalités d’ambition, les partis sont, en leur masse, cohérens et disciplinés ; que ces partis ne sont pas acéphales comme les nôtres, qu’ils ont des chefs ; qu’il n’est point de parlement au monde où se rencontre plus de talent, d’éloquence et de savoir qu’aux Cortès ; et que, somme toute, malgré ce qu’on peut, de loin ou à première vue, croire une assertion paradoxale, l’Espagne est peut-être, de nos États occidentaux, celui qui aie mieux observé, depuis vingt ans, la pratique essentielle du parlementarisme anglais, la règle des deux unités du parlementarisme classique : deux grands partis ayant une doctrine, un programme, une « équipe de gouvernement », se combattant dans le champ de la constitution, et se succédant au pouvoir.


Les villes libres et hanséatiques. — Brême.

Remontons vers le Nord. Nous retrouvons en Allemagne trois petites républiques, — trois États communaux, — les trois villes « libres et hanséatiques » de Lübeck, Brême et Hambourg. Leurs institutions se ressemblent et sont un amalgame d’ancien et de moderne ; c’est une organisation ancienne, accommodée aux idées et aux nécessités modernes, mais où le moderne l’emporte.

Dans ces trois villes libres et hanséatiques, à Lübeck comme à Brême et comme à Hambourg, le pouvoir suprême est partagé entre deux assemblées : un Sénat, de 14 ou 18 membres, une Bourgeoisie (Bürgerschaft) de 150 ou 160 députés. Une disposition, commune aux trois cités, veut que des 14 sénateurs, à Lübeck, six au moins, soient des jurisconsultes et cinq au moins, des commerçans ; que des 18 sénateurs, à Brême, dix au moins soient jurisconsultes et cinq commerçans ; à Hambourg, que neuf au moins aient étudié le droit et les finances, et que sept au moins exercent ou aient exercé le commerce.

Les Bourgeoisies, ou, pour être tout à fait exact, la Bourgeoisie de Brême peut être citée comme un type de représentation professionnelle moderne, et de représentation professionnelle complète, à la différence du système autrichien. Sont électeurs et éligibles à la bourgeoisie de Brême les citoyens âgés de 25 ans et depuis trois ans domiciliés au lieu du vote. Ils sont divisés en huit classes dont chacune élit ses propres députés.

La première classe comprend les électeurs de la cité de Brême munis de diplômes universitaires ; elle élit 14 députés. La seconde comprend les commerçans de la ville même, et elle nomme 42 députés. La troisième classe se compose des industriels de l’État entier, répartis en dix sous-classes suivant la variété des professions : elle nomme 22 députés. La quatrième classe réunit tous les autres électeurs de la cité de Brême qui ne rentrent pas dans les classes précédentes, et elle élit 44 députés. La cinquième et la sixième classes comprennent respectivement les électeurs des deux villes annexées à l’Etat de Brome et élisent l’une 4, et l’autre 8 députés. La septième classe et la huitième, finalement, comprennent les électeurs des 35 communes rurales de l’État ; avec, dans la septième, les plus haut imposés, et dans la huitième, tous les autres citoyens.

Le vote est secret et l’élection directe pour toutes les classes, excepté la troisième, à cause de sa division en dix sous-classes correspondant aux diverses industries ; chaque sous-classe y désigne généralement 1 électeur secondaire par 10 électeurs primaires, et les électeurs secondaires élisent ensuite les 22 députés de la classe.

Suffrage universel, villes et campagnes, catégories professionnelles, pour la Bürgersehaft ou la Bourgeoisie ; et, pour le Sénat, attribution d’un certain nombre de sièges à des personnes instruites dans le droit, d’une part, — d’autre part, à des commerçans — ; du coup, c’est la représentation professionnelle, et plus que cela : c’est une représentation organique, sous une forme moderne, en ce qu’elle descend jusqu’au suffrage universel et se règle sur la profession ouverte ; c’est une représentation organique double, en ce qu’elle organise tantôt le corps électif (Sénat), tantôt le corps électoral (pour la Bourgeoisie). Aussi ne voulons-nous plus d’autre exemple, quoiqu’il ne soit pas impossible de trouver ailleurs la représentation professionnelle ou une représentation organique quelconque, au moins à l’état fragmentaire et rudimentaire.


Élémens ou fragmens de représentation organique aux Pays-Bas, ni Suède, en Roumanie, en Serbie, etc.

Des élémens de représentation organique, on en trouverait aux Pays-Bas (où la première Chambre est élue par les conseils provinciaux) ; en Suède (où la première Chambre est élue par les assemblées provinciales et les conseils municipaux des villes qui ont plus de 25 000 âmes) ; et l’on en trouverait encore en d’autres pays.

Dans la législation île la Grande-Bretagne, même après les réformes de 1832 et de 1867, même après celle de 1884, même après que les comtés et les bourgs n’ont plus été que des circonscriptions géographiques de droit égal, et sans insister sur les antiques privilèges électoraux des maîtres es arts des universités, des « bourgeois » ou des membres des corporations ou associations de la Cité de Londres, les universités n’ont-elles pas conservé leur représentation à elles, et ne demeurent-elles pas, elles seules et à part, des collèges électoraux ? En Hongrie, en Norvège, en Italie, en Portugal, bien qu’on n’ait pas sans doute, si les mots ont leur valeur pleine, la représentation professionnelle, ni la représentation réelle du pays, ni une représentation organique, bien que l’on n’y ait pas une organisation du suffrage et que le suffrage lui-même ne soit point partout universel, il n’y aurait pas besoin d’un bien grand effort pour y arriver ; et l’on voit en quelque façon cette organisation poindre et surgir du sol. Il nous reste, dans tous les cas, en terminant ce rapide et sommaire examen, il reste debout, utilisables pour nous, les trois exemples de la Chambre des députés du Reichsrath autrichien, de l’Espagne, et de la Bourgeoisie de la ville de Brême.

Certes, on peut dire, — et nous ne l’avons pas caché, — que, si le système autrichien est une forme mixte de la représentation organique, il contient moins de choses modernes que de choses anciennes, trop d’anciennes choses et de trop anciennes choses ; que, même après qu’on y aura, comme on le veut, introduit tout le monde en une cinquième classe, même alors, rajeuni par les pieds, il demeurera trop vieux par la tête. Et pour la cité de Brême, on pourra invoquer des coutumes respectées, rendues vénérables par une longue paix, les mœurs d’une république de marchands, une réalisation locale, avant qu’aucun philosophe l’eût conçu, de ce que Spencer appelle « le gouvernement industriel » ; on pourra observer que la constitution actuelle de la ville libre et hanséatique ne date, il est vrai, comme la nôtre, que de 1875, mais qu’elle a derrière elle et sous elle, la soutenant, la supportant, les fortes assises d’une tradition lentement formée et qu’une révolution terrible n’a pas interrompue, de telle sorte que les classes professionnelles n’y sont que ses corporations de jadis, décoiffées de la salade, démaillottées de la cotte, vêtues à la moderne.

Tout cela, on le dira sans doute, et ce sera juste ; on dira, et ce sera juste, que Brême, en somme, n’est qu’une ville ; ou si, avec ses faubourgs et sa banlieue, on l’élève à la dignité d’Etat, que ce n’est qu’un État minuscule, et encore un État communal.

Mais la constitution espagnole est de 1876 ; la dernière loi qui porte règlement des élections aux Cortes est de 1890 ; les chambres de commerce, d’industrie ou d’agriculture, les Sociétés des Amis du pays sont des groupes ouverts et libres, de type pleinement moderne, Même pour ce qui est de l’Autriche, le système décrit, trop resserré, ne peut-il être développé ? et, trop ancien, ne peut-il être renouvelé ? Et pour ce qui est de Brême, l’exemple d’un État communal ne peut-il pas être étendu à un État national ? D’un petit État à un grand y a-t-il ici plus qu’une question de mesure ? Les cadres de la représentation ne pourraient-ils pas être chez nous, — on ne dit pas identiques, — mais semblables ? et aussi bien nous ne proposerions pas de copier servilement, en France, ni Brême, ni l’Espagne, ni l’Autriche.

Que si, néanmoins, l’on s’obstine à croire qu’il faut, pour une pareille organisation, comme une prédisposition héréditaire ; que les nations contemporaines y sont impropres ou peu propres, à moins qu’elles ne se souviennent d’un de leurs états antérieurs et s’y sentent encore en secret attachées ; à moins qu’elles ne soient restées presque stationnaires ou ne soient entrées qu’à regret, et en résistant, dans les voies modernes ; si on le croit, si on le dit, nous répondrons par ce qui s’est passé en Belgique, pendant les débats sur la révision de la constitution, il n’y a guère plus de deux ans.


III. — FORMES NOUVELLES, OU PROJETS DE « REPRÉSENTATION ORGANIQUE »


La révision de la Constitution belge (1890-1893).

La Belgique est bien un État moderne, et c’est bien le problème de la construction de l’État moderne qui, récemment, s’est posé devant elle, sous les espèces de l’extension du droit de suffrage jusqu’au suffrage universel. De toutes les nations de l’Europe, c’est donc elle qui a fait la dernière expérience, et, par cela même qu’elle est venue la dernière, c’est donc elle qui l’a faite sur les données les plus complexes, dans la complexité toujours croissante de l’Etat moderne. Elle l’a abordée, cette expérience, non pas avec la béate ignorance et l’optimisme naïf de 1848, où il semblait qu’on projetât l’humanité dans la lumière, le bonheur, l’amour et le progrès infinis, mais avec le sentiment plus éclairé des maux qui accompagnent la toute-puissance de la foule : de la sotte crédulité, de l’inconstance puérile, de l’envieuse lâcheté, de la brutalité sauvage du Nombre ; elle est allée vers le suffrage universel, après le suffrage universel ; contrainte à le subir, elle le connaissait par nous, et elle s’est méfiée. Ses hommes politiques ont essayé de tous les remèdes, de tous les préservatifs, de tous les dérivatifs ; ils ont multiplié les précautions et prescrit à l’avance une rigoureuse antisepsie. Qu’ils se soient entendus sur la meilleure médecine, je ne sais et, à la vérité, je ne le pense pas ; mais ils ont vu le danger et ils ont voulu le combattre.

Eh bien ! dans cette poursuite de l’antidote aux maux inévitables de l’inévitable suffrage universel, il n’y a pas eu moins de quinze à vingt propositions impliquant à quelque degré la représentation organique sur la base professionnelle. J’écarte tout de suite celles de ces propositions qui n’avaient d’autre objet que de constituer, pour le Sénat ou la Chambre des représentans (c’est le plus souvent au Sénat que l’on pensait) des catégories d’éligibles ; — car, par les catégories d’éligibles, bien que l’on ait, en cette occasion, soutenu une théorie contraire, — on n’organise que le corps élu, nullement le corps électoral ; et ainsi ce n’est pas le suffrage que l’on organiserait, ou l’on ne l’organiserait que très indirectement. Mais il y en avait d’autres, et plusieurs autres, qui, partant d’un principe différent, organisaient vraiment le suffrage universel, en organisant le corps électoral, et qui eussent donné vraiment une représentation organique.

Telles d’entre elles aboutissaient, plutôt qu’à la représentation professionnelle, à une sorte de représentation des intérêts, formés en masse, totalisés et « socialisés », et puis répartis en trois groupes : Capital, Travail, Intelligence ou Science. A chacun d’eux était attribué un tiers des sièges à pourvoir, et dans chacun de ces groupes d’intérêts, si généraux qu’ils étaient censés réunir et classer tous les intérêts sociaux, des intérêts plus particuliers marquaient ensuite des subdivisions. Le capital, par exemple, se subdivisait en mobilier et en immobilier ; comme il avait en tout 72 sièges, l’immobilier en avait 36. Lui-même se subdivisant en grande propriété et petite propriété, la grande propriété foncière prenait 18 de ces sièges, et la petite, 18. Enfin l’une et l’autre étant ou urbaines ou rurales, c’était une subdivision de plus : la grande propriété urbaine avait 9 sièges et, la grande propriété rurale 9 ; de même pour la petite propriété foncière.

Quelques propositions analysaient autrement la société, divisaient plus et subdivisaient moins, et au lieu de trois grands groupes, établissaient du premier coup dix catégories « d’intérêts ou de fonctions sociales » mais plus près de la représentation professionnelle : Agriculture, Industrie, Commerce, Propriété, Administration, Enseignement, Art, Médecine et Hygiène, Organisation judiciaire, Défense nationale. Ailleurs encore on trouvait le souci de ce qui est, en effet, le fondement de toute représentation organique : la double base territoriale et sociale. Si ce n’est pas tout à fait « la représentation réelle du pays », parce que les « unions intermédiaires », les « corps constitués » n’y ont point la place qu’ils ont dans le pays, en toutes ces propositions, du moins, on sont le besoin de sortir de « l’inorganique » et de se rapprocher de « l’organisé ».

Ce n’est pas un fait sans signification, c’est un symptôme, qu’elles aient été aussi nombreuses pendant les trois ans qu’a duré la révision de la constitution belge. Et comme, doctrinalement, la même conclusion s’imposait à toutes les écoles philosophiques, historiques et juridiques, pratiquement, sur le terrain législatif, la même solution se présentait à tous les partis ; car M. Helleputte ou M. le duc d’Ursel peuvent être suspects de tendresse pour la corporation chrétienne du moyen âge ; mais je ne sache pas que M. Féron, M. Janson, ni même M. le comte Goblet d’Alviella puissent l’être. Ces propositions ont contre elles pourtant de n’avoir pas été admises : la Belgique leur a préféré un simple expédient, le vote plural, mais il est bon d’en donner les motifs, qui se réfutent d’eux-mêmes.

On a dit : « La représentation des intérêts (c’était bien d’elle qu’il s’agissait) est impossible dans les conditions actuelles de notre état social. » Et voilà un bel argument, par lequel une réforme est arrêtée tout net, mais d’un a priorisme par trop décidé et tranchant ; autant vaudrait, a priori, l’affirmation contraire. Il ne faut pas affirmer, ni nier ; il faut voir. On a dit encore, et c’est la même idée sous une autre forme : « La représentation des intérêts a des côtés séduisans, mais les plus chauds partisans de ce système n’ont pas réussi à le traduire en formule pratique. » Et voilà aussi un bel argument, mais qui va très vite en besogne et que nous connaissions déjà.

M. Beernaert en convenait : « Le principe serait excellent. » Mais il avait peu de foi dans les partis : « On ne peut guère attendre d’eux que la pondération des divers intérêts puisse être étudiée et réglée dans un esprit de justice absolue. » Cependant, reprenait-on en chœur, si, à un moment donné, les questions économiques et sociales viennent à primer toutes les autres, à cette heure-là, lointaine encore, on se ralliera à la « représentation des intérêts. »

D’où nous tirons le droit de joindre aux exemples empruntés des législations positives ces propositions restées en chemin. Elles montrent que l’on pense toujours à la représentation organique, — dont la représentation des intérêts n’est qu’un aspect ; — que l’on y pense, non comme à une curiosité du passé, mais comme à une solution de l’avenir. De toutes les objections que l’on met en avant, de toutes les réserves dont on l’entoure, il n’en est pas une qui repose sur ce qu’elle serait une chose qui ne vit plus, mais sur ce qu’elle serait une chose qui ne pourrait vivre encore. Personne ne songe à en galvaniser les formes mortes, ces vieilles institutions qui sont comme le linceul dans lequel sont cousues les petites nations allemandes, au fond du tombeau où les mure l’empire. Personne n’invoque ou n’évoque le moyen âge ; on n’en cite les survivances que pour ne pas les imiter. Et, si l’on adresse un reproche à la représentation organique, ce n’est point d’être usée, c’est de ne pas être mûre.

Mais est-ce vrai ? et n’est-elle pas mûre ? Est-elle « impossible dans les conditions actuelles de la société » ? Ne peut-on « réussir à la traduire on formule pratique » ? Faut-il renoncer à la régler dans un esprit sinon d’absolue, au moins de suffisante justice ? L’heure enfin est-elle si lointaine, où les questions économiques ou sociales prédomineront sur toutes les autres, et où, par conséquent, il faudra mettre la représentation en harmonie avec le monde transformé ? De cette heure-là, sourd qui n’entendrait pas sonner déjà les premiers coups !

A présent, qu’il y ait quelque difficulté à assurer, en organisant le suffrage, « la représentation réelle du pays », qui le conteste ? Le vice à éviter, ce serait de constituer arbitrairement des groupes ; d’en négliger ou d’en omettre arbitrairement ; de rattacher arbitrairement les citoyens à celui-ci ou à celui-là ; de reconnaître arbitrairement à chacun de ces groupes une importance égale et de ramener ainsi à la représentation des groupes seuls, quand le but est la représentation des individus dans le groupe ; de dédaigner toute proportion et de supprimer radicalement le Nombre, alors que, si le Nombre ne doit pas être tout, il ne doit pas davantage n’être rien. Mais, de ce vice, ne se saurait-on garder, et la difficulté est-elle à jamais insoluble ?

On nous permettra de ne point le croire, et à ceux qui nous interrogent, qui demandent quels seraient les groupes ouverts et libres dont on ferait les cadres du suffrage universel organisé, comment ils subsisteraient et quelle valeur proportionnelle il leur serait attribué, de répondre à présent par des faits et des chiffres, que fournit la statistique officielle de la France. Car, pas une minute, nous n’avons oublié, en cette incursion à travers la théorie, l’histoire et les législations étrangères, que nous ne travaillions ni sur une abstraction, ni sur un cadavre, ni sur un corps autre peut-être que notre corps national ; qu’avant de rien adopter du dehors, il faudrait tout adapter à la France ; et que, si c’est l’Etat français de demain qui est à construire, il ne doit et ne peut sortir que de la France d’aujourd’hui.


CHARLES BENOIST.

  1. Voyez la Revue des 1er juillet, 15 août, 15 octobre, 15 décembre 1895 et 1er avril 1896.