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De l’envie et de la haine

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De l’envie et de la haine
Traduction par Victor Bétolaud.
Librairie Hachette et Cie (2p. 671-676).

DE L’ENVIE ET DE LA HAINE.


1. Il semble d’abord que la haine et l’envie soient un même sentiment.

2. Première différence dans leurs principes.

3. Les bêtes sont susceptibles de haine.

4. Non pas d’envie.

5. La haine peut être juste, mais non pas l’envie. — L’envie est la seule passion qu’on n’avoue point.

6. Ressemblance et différence de ces deux affections eu égard à leur objet. Haine des Athéniens contre les auteurs de la mort de Socrate. L’extrême supériorité étouffe quelquefois l’envie, mais non pas la haine. — Il en est de même du malheur.

7. Trois causes font cesser la haine ; mais elles n’apaisent point l’envie, et même elles l’aigrissent.

8. Différence de ces deux passions dans le but qu’elles se proposent.

1. …Ainsi[1], encore, il semble que l’envie et la haine ne diffèrent point entre elles, et que ce soit une même passion. En général, du reste, la méchanceté est comme hérissée de mille crochets auxquels se rattachent les passions qui la meuvent en tous sens. Il en résulte que souvent ces passions se rapprochent jusqu’à se confondre les unes dans les autres. Ce sont comme autant de maladies, qui se communiquent mutuellement leur inflammation. Le bonheur des autres afflige également la haine et l’envie ; et par suite nous regardons comme étant opposée à toutes deux la bienveillance, ce sentiment qui nous porte à désirer du bonheur à notre voisin. Nous ne voyons dans l’une et dans l’autre qu’une même passion, parce que l’une et l’autre éprouvent une disposition contraire à celle qui porte à aimer. Mais comme les ressemblances ne constituent pas l’identité aussi nettement que les dissimilitudes établissent la différence, examinons ces dissimilitudes, attachons-nous à leur recherche en remontant à l’origine des deux passions.

2. D’où provient en nous la haine ? De l’opinion où nous sommes, que celui que nous haïssons est méchant soit à l’égard de tout le monde soit envers nous-mêmes. Car, d’un côté, nous sommes naturellement disposés à haïr les gens dont nous croyons que l’injustice nous a été préjudiciable, et, d’autre part, les hommes que nous savons injustes et méchants nous choquent et nous déplaisent. L’envie, au contraire, s’attache simplement à ceux qui paraissent être dans la prospérité. Il semble donc que l’envie soit illimitée dans ses aversions[2], de même que des yeux malades sont blessés de tout ce qui jette un vif éclat. La haine, au contraire, est circonscrite, attendu que les objets sur lesquels elle s’exerce sont toujours particuliers et personnels.

3. En second lieu, le sentiment de la haine se produit même contre des animaux privés de raison. Il y a des gens qui haïssent les chats, les cantharides, les crapauds, les serpents. Germanicus ne pouvait supporter ni le chant ni la vue d’un coq. Les mages, en Perse[3], tuaient les rats[4], d’abord par aversion personnelle, et ensuite parce qu’ils se figuraient que leur Dieu avait ces animaux en horreur. Pareillement, en Arabie et en Éthiopie on les déteste. Mais c’est contre l’homme seul que l’homme éprouve de l’envie.

4. Il n’y a pas d’apparence que les bêtes sauvages soient animées de ce sentiment les unes contre les autres. Elles n’ont point idée du bonheur ou du malheur d’autrui, elles ne sont pas sensibles à la gloire ou au déshonneur : or ce sont là les motifs qui exaspèrent le plus l’envie. Mais elles se haïssent, se détestent entre elles et se combattent, comme s’il s’agissait de haines irréconciliables. Il y a guerre entre les aigles et les serpents, entre les corneilles et les hiboux, entre les mésanges et les chardonnerets. C’est au point que leur sang, dit-on, ne se mêle pas lorsque ces oiseaux sont tués. Vous auriez beau le confondre, il se sépare bientôt pour prendre une direction contraire. Il est probable que la haine violente du lion contre le coq et de l’éléphant contre le pourceau est le résultat de la crainte[5] : car on est porté naturellement à détester ce que l’on redoute. Ainsi donc il y a ce premier caractère de différence entre la haine et l’envie, que la première existe chez les animaux et qu’ils ne sont pas susceptibles de la seconde.

5. Continuons. L’envie n’est jamais produite par un sentiment de justice : car celui qui est heureux ne fait de tort à personne, et c’est pourtant son bonheur qui excite l’envie. La haine, au contraire, est souvent légitime. Cela est si vrai, que nous appelons dignes eux-mêmes d’être haïs ceux qui ne fuient pas les gens haïssables et qui n’éprouvent pas à leur égard de la répugnance et de l’aversion. En voulez-vous une grande preuve ? C’est que quelques-uns confessent qu’ils haïssent bien des gens, et personne ne déclare qu’il soit envieux. La haine contre les méchants est au nombre des sentiments loués. On faisait l’éloge du neveu de Lycurgue, nommé Charillus, qui régnait à Sparte, et l’on vantait son indulgence et sa douceur. L’autre roi, son collègue, répondit : « Et comment peut-il être bon, lui qui n’a pas même de sévérité contre les méchants[6] ! » Pour nous donner une idée de la laideur corporelle de Thersite, le poëte nous la retrace en détail et au moyen de plusieurs circonlocutions, mais c’est fort brièvement qu’il caractérise la noirceur de cette âme, et par ce seul trait :

« Il haïssait surtout Achille ainsi qu’Ulysse[7] ».

Car il y a excès de perversité à être l’ennemi de ceux qui valent le mieux[8]. Mais l’envie est un sentiment que l’on n’avoue point. Si l’on en est accusé on met en avant mille prétextes, soit la colère, soit la crainte, soit la haine. On déguise l’envie sous le nom de la première passion venue. On la cache, comme étant la seule maladie de l’âme qui doive être dissimulée.

6. Il semblerait que ces deux passions, comme des plantes de même espèce, dussent nécessairement se nourrir, se fortifier, se développer par les mêmes causes. La nature le veut autrement[9]. Si nous avons plus de haine contre ceux qui s’engagent plus avant dans les voies de la perversité, d’autre part nous portons plus d’envie à ceux qui nous paraissent faire plus de progrès dans la vertu. Aussi Thémistocle disait-il, étant encore jeune homme : « qu’il n’avait jusqu’alors rien fait de notable, puisque personne ne lui portait envie. » De même que les cantharides s’attachent de préférence au blé vigoureux et aux roses bien épanouies, de même l’envieux s’attaque surtout aux plus irréprochables, à ceux qui croissent en vertu et en gloire sous le rapport des mœurs et du rôle à jouer[10]. Au contraire les perversités extrêmes rendent plus intenses les haines qui les poursuivent. Ainsi les calomniateurs de Socrate, qui étaient allés jusqu’aux dernières limites de la méchanceté, se firent détester au delà de ce que l’on peut dire et devinrent l’objet d’une aversion inexprimable. On leur refusait du feu ; on ne répondait pas à leurs questions ; on ne voulait pas se baigner dans l’eau où ils s’étaient lavés, et l’on obligeait les garçons de bain à jeter cette eau comme étant impure[11]. Cette réprobation dura jusqu’au moment où, ne pouvant supporter une telle haine, ils s’étranglèrent eux-mêmes.

Il est vrai que la supériorité et l’éclat des succès éteignent quelquefois l’envie. Selon toute vraisemblance, personne ne fut jamais jaloux d’Alexandre ou de Cyrus lorsqu’ils eurent triomphé de l’univers entier et qu’ils en furent devenus les maîtres. De même que quand de ses feux verticaux le soleil domine une position et qu’il la couvre entièrement de sa lumière, les objets n’y font pas d’ombre ou du moins en produisent très peu ; de même quand la prospérité est parvenue au plus haut point d’élévation et que de là elle plane au-dessus de l’envie, elle annihile cette passion au point de la faire disparaître en l’inondant de son lumineux éclat. Au contraire la haine ne perd rien de sa violence devant la supériorité de fortune ou de pouvoir. Ainsi Alexandre n’eut pas un seul envieux à la vérité, mais il compta un grand nombre d’ennemis, sous les embûches desquels il finit par succomber. Par la même raison l’adversité fait cesser l’envie, mais elle ne désarme pas non plus la haine. On déteste ses ennemis, même tombés ; on ne porte plus envie au malheureux. Un sophiste de notre temps a dit : « Que les envieux sont bien aises d’avoir à faire preuve de pitié. » Rien n’est plus vrai. Ce qui établit donc encore une dissimilitude entre ces deux passions, c’est qu’il n’est pas dans la nature de la haine de se calmer, quelle que soit la bonne ou la mauvaise fortune de celui que l’on hait, au lieu que l’envie renonce devant l’excès de la prospérité ou des désastres.

7. Faisons apprécier encore mieux cette différence au moyen des contraires. On cesse de détester ou de haïr, soit quand on acquiert la preuve qu’on n’a éprouvé aucun dommage, soit quand on a reconnu la probité de ceux que l’on haïssait comme méchants, soit, en troisième lieu, quand on a reçu d’eux quelque bienfait. Car le service rendu en dernier, dit Thucydide[12], fût-il moindre que l’offense, peut, s’il est conféré à propos, racheter une injure antérieure, même plus considérable. De ces trois motifs de haine, le premier n’étouffe pas l’envie. C’est sans avoir besoin de croire à aucun dommage reçu, qu’un homme est envieux. Les deux autres motifs ne font qu’augmenter encore cette passion. Elle s’acharne davantage contre ceux qui passent pour être vertueux, parce qu’ils sont en possession du plus précieux des biens, qui est la vertu. Les services qu’un envieux reçoit de gens favorisés par la Fortune sont pour lui une cause de déplaisir. Il leur en veut de leur intention même et de leur pouvoir de la réaliser, parce que l’intention prouve leur vertu comme leur pouvoir témoigne de leur prospérité, et parce que la vertu et la prospérité sont des avantages. L’envie est donc un sentiment tout à fait autre que la haine, puisque la haine s’adoucit et se calme de ce qui attriste et exaspère l’envie.

8. Considérons maintenant la fin que se proposent l’une et l’autre. La haine a pour but d’être malfaisante autant que possible, et on la définit « une disposition et une volonté épiant les occasions de faire du mal à un autre. » L’envie ne connaît point ce sentiment-là. Tels sont jaloux de leurs amis et de leurs proches, qui ne voudraient pas les voir périr ou tomber dans le malheur. Seulement cette prospérité leur pèse, et ils s’opposeront, s’ils en ont les moyens, au développement que peut prendre la réputation et la gloire de ceux qu’ils connaissent. Toutefois ils ne susciteraient pas des calamités irrémédiables. Le bonheur d’autrui est comme une maison qui s’élève plus haut que la leur. Qu’ils puissent supprimer ce qui gène leur vue[13], ils n’en demanderont pas davantage.


  1. On voit, par la forme de cette phrase dans le grec, qu’il manque quelque chose au commencement de ce traité.
  2. Le texte dit seulement : « soit illimitée. » Nous avons craint d’être trop peu clair.
  3. Amyot : « les Sages des Perses, qu’ils appelaient Magi. »
  4. Amyot : « les rats et les souris. » Reiske veut qu’on lise de manière à traduire « les pourceaux. »
  5. Ricard précise plus que ne fait le texte : « la peur qu’ils ont du cri de ces animaux »
  6. Cité ailleurs, vol. i, p. 526.
  7. Iliade, II, v. 220
  8. Amyot : « d’estre ainsi haï des plus gens de bien » (?)
  9. Nous traduisons d’après le texte de Wyttembach. Amyot et Ricard ne reproduisent pas cette petite phrase.
  10. M. à m. : « en gloire de mœurs et de visage. » Ce détail a été négligé dans toutes les interprétations.
  11. Amyot ajoute : « de peur d’avoir rien commun avec eulx. »
  12. i, 42.
  13. Amyot : « ce qui descouvre de trop loing. » Ce n’est pas probable.