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De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leur rapports avec la civilisation européenne/10

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CHAPITRE X

Autres inconvénients du système guerrier
pour les lumières et la classe instruite


Nous n’avons pas encore achevé l’énumération qui nous occupe. Les maux que nous avons décrits, quelque terribles qu’ils nous paroissent, ne péseroient pas seuls sur la nation misérable ; d’autres s’y joindroient, moins frappans peut-être à leur origine, mais plus irréparables, puisqu’ils flétriroient dans leur germe les espérances de l’avenir.

À certains périodes de la vie, les interruptions à l’exercice des facultés intellectuelles ne se réparent pas. Les habitudes hasardeuses, insouciantes et grossières de l’état guerrier, la rupture soudaine de toutes les relations domestiques, une dépendance mécanique quand l’ennemi n’est pas en présence, une indépendance complète sous le rapport des mœurs, à l’âge où les passions sont dans leur fermentation la plus active, ce ne sont pas là des choses indifférentes pour la morale ou pour les lumières. Condamner, sans une nécessité absolue, à l’habitation des camps ou des casernes les jeunes rejetons de la classe éclairée, dans laquelle résident, comme un dépôt précieux, l’instruction, la délicatesse, la justesse des idées, et cette tradition de douceur, de noblesse et d’élégance qui seule nous distingue des barbares, c’est faire à la nation toute entière un mal que ne compensent ni ses vains succès, ni la terreur qu’elle inspire, terreur qui n’est pour elle d’aucun avantage.

Vouer au métier de soldat le fils du commerçant, de l’artiste, du magistrat, le jeune homme qui se consacre aux lettres, aux sciences, à l’exercice de quelque industrie difficile et compliquée, c’est lui dérober tout le fruit de son éducation antérieure. Cette éducation même se ressentira de la perspective d’une interruption inévitable. Si les rêves brillans de la gloire militaire enivrent l’imagination de la jeunesse, elle dédaignera les études paisibles, les occupations sédentaires, le travail d’attention, contraire à ses goûts et à la mobilité de ses facultés naissantes. Si c’est avec douleur qu’elle se voit arrachée à ses foyers, si elle calcule combien le sacrifice de plusieurs années apportera de retard à ses progrès, elle désespérera d’elle-même ; elle ne voudra pas se consumer en efforts dont une main de fer lui déroberoit le fruit. Elle se dira que, puisque l’autorité lui dispute le temps nécessaire à son perfectionnement intellectuel, il est inutile de lutter contre la force. Ainsi la nation tombera dans une dégradation morale, et dans une ignorance toujours croissante. Elle s’abrutira au milieu des victoires, et, sous ses lauriers même, elle sera poursuivie du sentiment qu’elle suit une fausse route, et qu’elle manque sa destination[1].

Tous nos raisonnemens, sans doute ne sont applicables que lorsqu’il s’agit de guerres inutiles et gratuites. Aucune considération ne peut entrer en balance avec la nécessité de repousser un agresseur. Alors toutes les classes doivent accourir, puisque toutes sont également menacées. Mais leur motif n’étant pas un ignoble pillage, elles ne se corrompent point. Leur zèle s’appuyant sur la conviction, la contrainte devient superflue. L’interruption qu’éprouvent les occupations sociales, motivée qu’elle est sur les obligations les plus saintes, et les intérêts les plus chers, n’a pas les mêmes effets que des interruptions arbitraires. Le peuple en voit le terme ; il s’y soumet avec joie, comme à un moyen de rentrer dans un état de repos ; et quand il y rentre, c’est avec une jeunesse nouvelle, avec des facultés ennoblies, avec le sentiment d’une force utilement et dignement employée.

Mais autre chose est défendre sa patrie ; autre chose attaquer des peuples qui ont aussi une patrie à défendre. L’esprit de conquête cherche à confondre ces deux idées. Certains gouvernemens, quand ils envoient leurs légions d’un pôle à l’autre, parlent encore de la défense de leurs foyers ; on diroit qu’ils appellent leurs foyers tous les endroits où ils ont mis le feu.



  1. Il y avoit, en France, sous la monarchie, soixante mille hommes de milice. L’engagement étoit de six ans. Ainsi le sort tomboit chaque année sur dix mille hommes. M. Necker appelle la milice une effrayante loterie. Qu’auroit-il dit de la conscription ?