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De l’influence des femmes sur la littérature française comme protectrices des lettres et comme auteurs/Madame Cotin

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MADAME COTIN.


Il seroit fort difficile de parler d’un auteur célèbre mort depuis peu de temps, et dont les partisans et tous les amis existent, si l’on manquoit de droiture ou de courage, si l’on n’étoit pas capable de louer non-seulement avec sincérité, mais avec plaisir, ou si l’on avoit la foiblesse de craindre de ridicules interprétations et d’injustes ressentimens. Dans tout ce qui tient à la morale, tous les ménagemens que ne prescrivent pas la bienséance et le devoir, sont des lâchetés. On n’en aura point dans cet article ; on doit juger avec sévérité des ouvrages qui méritent d’être lus ; une critique réfléchie est un hommage ; elle suppose une sorte de méditation qui seule est une marque d’estime, et la critique même ajoute au poids des éloges.

Madame Cotin, en la jugeant d’après ses ouvrages, étoit née avec une âme sensible, élevée, un esprit juste et une raison supérieure. Si rien n’eût combattu ces grandes qualités, si elle en eût suivi la pente naturelle, aucune des taches qui déparent ses romans ne s’y trouveroit ; on sent en la lisant que ses défauts ne peuvent lui appartenir ; le véritable esprit est toujours uni à la raison ; des idées étrangères, des exemples corrupteurs peuvent l’égarer momentanément ; mais il revient sans effort à la vérité, chaque réflexion l’y ramène, c’est avec ravissement qu’il la découvre, elle le met à l’aise, elle accorde toutes ses pensées, elle lui épargne les vaines subtilités qu’il faut employer pour déguiser les contradictions de l’erreur, elle développe ses facultés, elle perfectionne toutes ses productions.

Madame Cotin composa malheureusement son premier ouvrage à Paris vers la fin du règne de Robespierre, c’est-à-dire, dans un temps où les tyrans avoient proscrit le bon goût ainsi que les bonnes mœurs, dans un temps où tout fut détruit ou métamorphosé. On créa un autre langage, une autre poétique, une autre morale. L’amour même ne fut pas épargné, on en fit un dieu digne d’être adoré sous l’empire de la terreur, un dieu féroce qui n’inspiroit que des emportemens frénétiques, et qui commandoit toujours le meurtre et le suicide ; les écrivains, dans un style barbare, dénaturèrent tous les mouvemens de l’âme. Leurs plumes de fer trempées dans du sang ne tracèrent plus que de fausses, d’effrayantes peintures ; la démence usurpa le nom de la sensibilité ; la douce et vague mélancolie ne fut plus qu’une sombre fureur et qu’un désespoir impie.

Au milieu de ce bouleversement universel, madame Cotin, très-jeune encore, fut excusable de prendre (dans ce moment) la manière d’écrire à la mode : cependant loin de l’exégérer, elle en adoucit le ridicule ; mais ce fut elle qui composa le premier roman dans le genre passionné. Claire d’Albe eut beaucoup de succès, et servit de modèle à tous ceux dont on enrichit depuis la littérature républicaine. Ce roman est à tous égards un mauvais ouvrage, sans intérêt, sans imagination, sans vraisemblance et d’une immoralité révoltante ; mais comme il a eu le triste honneur de former une nouvelle école de romanciers, qu’il est le premier où l’on ait représenté l’amour délirant, furieux et féroce, et une héroïne vertueuse, religieuse, angélique, et se livrant sans mesure et sans pudeur à tous les emportemens d’un amour effréné et criminel, il est impossible de le passer sous silence et de ne pas entrer dans quelques détails à cet égard.

L’auteur dit dans sa préface qu’elle a fait ce roman en moins de quinze jours : elle ajoute : Il fera bien (le public) de dire du mal de mon ouvrage s’il l’ennuie ; mais s’il m’ennuyoit encore plus de le corriger, j’ai bien fait de le laisser tel qu’il est. Ce n’est là ni un bon style ni un bon ton. Cet ouvrage est en lettres, et c’est toujours l’héroïne qui écrit[1]. Cette manière qui sauve la difficulté de varier le style suivant les personnages, est la plus aisée, mais par cela même la moins agréable. Claire d’Albe, mariée à un homme de cinquante ans, est représentée dans les deux premières lettres comme une femme raisonnable et vertueuse ; et dans la troisième, en parlant du printemps qu’elle appelle le premier-né de la nature, elle ajoute : « Déjà j’éprouve ses douces influences, tout mon sang se porte vers mon cœur qui bat plus violemment à l’approche du printemps : à cette sorte de création nouvelle tout s’éveille et s’anime ; le désir naît, parcourt l’univers et effleure tous les êtres de son aile légère, tous sont atteints et le suivent ; il leur ouvré la route du plaisir ; tous enchantés s’y précipitent… »

Quel langage ! quelle lettre d’une jeune femme vertueuse à son amie !

M. d’Albe est chef d’une manufacture ; un jeune parent (Frédéric) dont il est le bienfaiteur, vient l’aider dans ses travaux, il lui fait promettre de ne plus le quitter ; le jeune Frédéric en présence de Claire d’Albe, épouse de son protecteur, répond avec véhémence en mettant un genou en terre : « Je le jure à la face de ce ciel que ma bouche ne souilla jamais par un mensonge[2], et au nom de cette femme plus angélique que lui. »

Plus angélique que le ciel !…

Claire, en faisant le portrait de Frédéric, prétend « qu’on retrouve en lui ces touches larges et vigoureuses dont l’homme dut être formé en sortant des mains de la divinité ; on y pressent ces nobles et grandes passions qui peuvent égarer sans doute, mais qui seules élèvent à la gloire et à la vertu : loin de lui ces petits caractères sans vie et sans couleur, qui ne savent agir et penser que comme les autres… et qui ne sont pas même capables d’une grande faute[3]. »

Claire se passionne pour Frédéric, et elle dit de l’amitié : « Je l’écouterai dans les sons que je rendrai ; leur vibration aura son écho dans mon cœur… Amitié ! tu es tout ; la feuille qui voltige, la romance que je chante, la rose que je cueille, le parfum qu’elle exhale… »

L’amitié qui est la feuille qui voltige ! etc. Mais on entendoit cela alors.

Frédéric lui déclare son amour, et elle dit à son amie : « Je respirois son souffle, j’en étois embrasée… ».

Frédéric lui dit : Perdu d’amour et de tendresse, je sens que tout moi s’élance vers toi

Néanmoins Claire se jette aux genoux de Frédéric (chose encore indispensable dans ces romans), elle le conjure de la contempler prosternée, humiliée à ses pieds

C’est surtout cette action et ces expressions qui constituent une héroïne passionnée : voilà de l’énergie et les touches larges et vigoureuses, dont la femme dut être formée en sortent des mains du Créateur.

La main d’une femme, de quelqu’âge qu’elle puisse être, ne peut copier les scènes cyniques de cet amour adultère, telles qu’on a osé les décrire dans ce roman ; la fausseté des sentimens peut seule en égaler l’indécence.

Cependant Claire, qui a conservé toute sa vertu, ordonne à Frédéric de s’éloigner, afin qu’il soit le plus grand des hommes, et qu’elle puisse l’aimer sans remords ; elle ajoute, pour le décider à fuir :

« Si tu es tout pour moi, mon univers, mon bonheur, le Dieu que j’adore…… si c’est par toi seul que j’existe, et pour toi seul que je respire[4] ; si ce cri de mon cœur qu’il ne m’est plus permis de retenir, t’apprend une foible partie du sentiment qui m’entraine, je ne suis point coupable ; ai-je pu l’empêcher de naître ? suis-je maîtresse de l’anéantir ? dépend-il de moi d’éteindre ce qu’une puissance supérieure allume dans mon sein ? »

On a trouvé ce raisonnement si fort, qu’on l’a employé depuis dans d’autres romans ; on a dit :

…… « Toutes les affections véritables viennent du ciel : peut-il condamner ce qu’il inspire ? »

Que répondre à cela ! Car, dès qu’il est prouvé que c’est le ciel qui inspire un amour adultère, il veut qu’on s’y livre ; il y auroit de l’impiété à repousser ses inspirations. On ne sauroit donc pas pourqüoi Claire voudroit se séparer de Frédéric, si elle n’en donnoit pas une raison : elle a vu des larmes dans les yeux de M. d’Albe

Quand Frédéric est parti, Claire entend sonner l’horloge ; elle dit : « Pauvre Frédéric ! chaque coup t’éloigne de moi[5], chaque instant qui s’écoule repousse vers le passé l’instant où je te voyois encore. »

Qui concevra qu’on puisse dire qu’un instant qui s’écoule repousse un autre instant passé vers le passé ? Frédéric arrive chez la cousine de Claire, il sourit en l’abordant ; mais ses artères comprimées par la violence de la douleur se brisent, et en un instant il est tout couvert de sang. Voilà dans les romans de ce nouveau genre une preuve d’amour absolument nécessaire ; il faut du sang et des fureurs mutuelles dans l’amour réciproque, et de l’aliénation de tête. C’est ainsi que Claire dit à son amie :

« Où est donc la verdure des arbres ? Les oiseaux ne chantent plus, l’eau murmure-t-elle encore ?… »

Voilà les questions que l’on faisoit alors à sa confidente dans l’absence de son amant !

On dit de Claire : Cette femme, dont chaque pensée étoit une vertu, et chaque mouvement un exemple. On a vu dans les Mélanges de madame Necker cette même phrase si ridicule appliquée par madame Necker à M. Thomas. Et l’ouvrage posthume de madame Necker n’a paru que long-temps après Claire d’Albe : voilà une singulière rencontre, si c’en est une.

Claire dans son desespoir s’écrie :

« Mais quand la nuit a laissé tomber son obscur rideau, je crois voir l’ombre du bras de l’Éternel étendu vers moi. »

Ceci est pillé des Nuits d’Young, seulement on a retranché ce qui donne du prix à cette figure hardie ; voici le passage de l’auteur anglais, traduction de M. Letourneur :

« Quand la nuit a laissé tomber son obscur rideau, je crois voir l’ombre du bras de l’Éternel étendu entre l’homme et les vains objets qu’il veut lui cacher[6]. »

M. d’Albe, qui savoit tout sans en rien témoigner, s’entend avec sa cousine pour persuader à Frédéric que Claire ne l’aime plus ; Frédéric à promis de ne pas se tuer, mais il tombe dans une langueur qui le réduit à l’extrémité ; Claire de son côté est mourante, mais toujours très-dévote, elle attend tout de la bonté de Dieu ; c’est là, dit-elle, le manteau dont les malheureux doivent réchauffer leurs cœurs[7]. Enfin Frédéric apprend qu’on le trompe, et que Claire meurt d’amour pour lui ; alors il s’échappe, on veut en vain le retenir ; dans son féroce délire, il écrase tout ce qui s’oppose à sa fuite… Il retourne chez Claire, il la trouve expirante sur le tombeau de son père ; il est lui-même mourant, pâle, éperdu, couvert de sueur et de poussière. Ils sont tous les deux si changés qu’ils ont peine à se reconnoître ; et c’est dans cet état et sur une tombe que le vertueux jeune homme s’écrie, et sur-le-champ : « Ô mon âme ! livre-toi à ton amant, partage ses transports ; et sur les bornes de la vie où nous touchons l’un et l’autre, goûtons avant de la quitter, cette félicité suprême qui nous attend dans l’éternité. » Frédéric dit : et saisissant Claire… Il est impossible de ne pas supprimer ici huit lignes… Claire, palpitante et à demi-vaincue ; lui dit : La responsabilité de mon crime retombera sur ta tête. Eh bien ! je l’accepte, interrompit-il d’une voix terrible ; il n’est aucun prix dont je ne veuille acheter la possession de Claire ; qu’elle m’appartienne un instant sur la terre, et que le ciel m’écrase pendant l’éternité…

Il faut s’arrêter… Non-seulement une femme, mais un homme qui auroit quelque respect pour le public, n’oseroit transcrire la page infâme et dégoûtante qui suit ce discours, dont l’extravagance et l’impiété font toute l’énergie… Conçoit-on qu’une femme expirante, faisant sa dernière prière sur les cendres d’un père révéré, soit capable dans cet instant, de souiller la vie qu’elle va quitter, et de profaner la mort en se livrant aux emportemens féroces d’un frénétique ? Conçoit-on mieux qu’un amant, mourant lui-même, puisse éprouver ces terribles transports, en revoyant sa maîtresse sur le bord de la tombe ! Mais ce qu’il y a de plus incompréhensible, c’est que ce récit qui n’est plus en lettres) est tiré d’un manuscrit écrit, après la mort de Claire, par son amie, la sage et prudente Élise, qui a décrit cette scène : pour l’irstruction de la jeune Laure, fille de Claire, afin de la lui faire lire un jour quand elle sera sortie de l’enfance !…

Claire, après s’être déshonorée, rentre chez elle, on la met au lit ; elle dit à son époux que ses sens égarés l’ont trahie, et qu’il est des crimes que le pardon ne peut atteindre. M. d’Albe, consterné, lui répond : Claire, votre faute est grande sans doute, mais il vous reste encore assez de vertus pour faire mon bonheur.

Voilà un mari bien calme et bien généreux | mais c’est l’usage dans tous ces romans, les maris sont aussi flegmatiques que les amans sont furieux.

Cependant l’auteur, dans l’avant-dernière page de cette coupable et misérable production, consultant enfin sa conscience et ses lumières, fait dire à son héroïne expirante ces belles paroles qu’elle adresse à son amie, en lui recommandant sa fille : « Qu’elle sache que ce qui m’a perdue est d’avoir coloré le vice du charme de la vertu ; dis-lui bien que celui qui la déguise est plus coupable encore que celui qui la méconnoît… ? »

Mais à quoi servent quelques lignes raisonnables, lorsque, dans le cours de l’ouvrage, on n’a cherché qu’à colorer le vice du charme de la vertu ? D’ailleurs, ce qui gâte un peu cette conversion, c’est que cette femme repentante, après avoir reçu la bénédiction de son mari, expire en prononçant le nom de Frédéric :

L’enterrement de Claire termine ce oman : Frédéric apparoît à cette lugubre cérémonie ; il s’approche de la fosse ; et dit ces mots : À présent je suis libre, tu n’y seras pas long-temps seule. Ainsi le lecteur sait qu’il se tuera.

Comme on l’a dit, toutes les règles invariables du roman passionné se trouvent dans celui-ci : incorrection de style, phrases : inintelligibles, impropriété d’expressions, fureurs d’amour ; un jeune homme vertueux forcené ; une femme céleste s’humiliant, se prosternant dans la poussière aux pieds de son amant ; des adultères parlant tou jours du ciel, de la vertu, de Teternite ; tous les confidens « t les sages dii roman admirant avec enthousiasme ces deux personnages ; les passions divinis ^es, alors m^me qu’elles font commeltre des crimes, et enfin le suicide attribu^ au h^ros et comme une grande action ! VoilJi ce qui compose Claire’ iTAlbe, premier modele du genre qui a produit tant d’autres romans, dans lesquels on a servilement copi^ toutes ces extravagances. Que dire de ceux qui, n’^tant point egares par leur propre imagination, c’est-^-dire, nlnventant rien, ont eu le double mauvais gout d*admirer de telles choses et de les imi-^ ter (i) ? C’estici oiiTon doit reconnoitre ^) Les Alleumnds ne peuvent pas s’attribuer rhonneur d’avoir cre^ ce genre ; lis n^ont invent^ qae le galimatias m^lancolique, * suivi du suicide ; mais lis ont repr^sent^ les femmes nobles et modestes, leurs heroines n^ont rien de commun avec Claire d Alhe et ses imitafrices. la supériorité de l’esprit de madame Cotin. Son roman eut un grand succès ; nulle critique ne l’avertit de la monstruosité de cet ouvrage, elle ne fut point enivrée de tant de louanges, toujours si séduisantes quand on débute ; elle ne se pressa point de donner un second ouvrage, elle réfléchit, se jugea, et quitta la fausse route qu’elle avoit frayée, sans contradictions, sans aucune censure : se corriger soi-même au milieu d’un triomphe, est un trait de caractère qui prouve autant de profondeur de discernement que de force d’âme. Quelques années après elle donna Malvina ; le fond de cet ouvrage est entièrement pris d’un autre romanErreur de référence : Paramètre invalide dans la balise <ref>, mais les détails et beaucoup de scènes intéressantes appartiennent à madame Cotin, et font le plus grand honneur à son talent. Le style manque souvent de correction et quelquefois de naturel, mais en général l’ouvrage est écrit avec grâces, il est rempli de pensées délicates, de descriptions charmantes. Dans son troisième ouvrage (Amélie de Mansfield), l’auteur, par un caprice malheureux, retombe dans le genre créé par elle, l’héroïne est passionnée jusqu’à la fureur la plus extravagante ; cet ouvrage est souillé par deux lettres qu’une femme auteur n’auroit jamais dû composer ; le dénoûment est révoltant, l’héroïne qui porte dans son sein le fruit de sa foiblesse, se jette dans le Danube ; son amant se précipite aussi dans le fleuve, mais pour la chercher ; il la trouve, la retire ; elle vit quelques jours, et meurt sans montrer ni remords de son suicide, ni regrets sur l’enfant qu’elle portoit dans son sein, et qu’elle a tué. Son amant se jette sur son cadavre, et au bout de trois heures il expire dans cette attitude, en maudissant quiconque le séparera de sa maîtresse. On met ces amans, entrelacés dans les bras l’un de l’autre, dans le même cercueil que viennent en pompe prendre des prêtres. (Quels prêtres pourroient consentir à faire un tel enterrement !) Le seul bon goût devroit apprendre qu’il ne faut mêler au tableau solennel de la mort que des images chastes et pures. Ces conceptions entraînent toujours dans des écarts inconcevables de style ; c’est ainsi que l’héroïne dit : « Tandis que l’air que je respire, la place que j’occupe, les objets que je touche m’entourent de son souvenir, et me pressent de sa puissance…

» La musique qui réveille toutes les idées sensibles, et dispose au regret du bonheur » (disposer à un tel regret, n’est ni merveilleux ni difficile), « et même au regret de la peine. » (Ceci est singulier ! que signifient de telles phrases ?)

Voici dans ce roman comment un amant qui attend dans un rendez-vous sa maîtresse, doit sentir et s’exprimer, même avant que l’heure du rendes vous soit passée :

« Agenoux devant la porte d’Amélie, mordant la pierre sur laquelle reposoit ma tête, dans ma rage impatiente, je déchirois mes mains en les appuyant de toute ma force sur le sable, et ce mal physique que je ne sentois pas, adoucissoit pourtant mes tourmens L’horloge alors a sonné minuit, chaque coup entroit dans ma poitrine comme un fer aigu et brûlant ; si cette situation eût duré une heure de plus, Amélie m’eût trouvé sans vie à sa porte.  »

Amélie arrive, et le trouve presqu’évanoui et tout en sang. Combien un sentiment exprimé avec profons deur est préférable à toutes « es : pantomimes de fureur ! Est-ce là peindre l’amour ? Non, c’est peindre la rage ln plus insensée, ou, pour mieux dire, cette peinture est ridicule et glaciale, parce qu’elle manque absolument de vérité. Lorsqu’on représente un amant dans un tel état causé par l’attente de l’heure d’un rendez-vous, que lui fera-t-on faire lorsqu’il est forcé de quitter sa maîtresse ou qu’il la croit infidèle ? On s’ôte tous les moyens de montrer de l’énergie lorsqu’il en faut réellement, en prodiguant ainsi les démonstrations de fureur et de désespoir. Osons le dire, les amans dans ces romans paroissent très-livrés à un mal physique qui leur donne une rage semblable à celle que les animaux féroces éprouvent dans une certaine saison de l’année… Cette Amélie, égarée deux fois par de criminelles amours, est admirée de tous les personnages pour sa vertu et son innocence, et même après son suicide. C’est elle qui dit à son amant : « Ne me dis pas que je ne suis pas coupable, il m’est doux de l’être pour toi : … te livrer mon innocence, perdre peut-être l’estime publique, voilà les sacrifices que j’aime à te faire… Je suis coupable, il est vrai, mais non pas malheureuse ; et à quelque honte que je sois réservée, je la supporterai même avec joie, puisqu’elle sera la preuve de mon amour. »

On pensoit autrefois que le véritable amour élevoit l’âme. Eh ! quel grand sentiment peut inspirer le goût de l’ignominie ? quel effet pourroient produire de telles pensées sur l’esprit d’une jeune personne qui auroit le malheur de les admirer ? Voici encore un passage plus répréhensible, parceque c’est un homme vertueux, et même austère, qui parle :

« J’avoue que j’avois cru long-temps qu’il n’y avoit point de passions qu’un grand courage ne pût vaincre ; mais depuis que je suis ici, mon opinion s’est ébranlée ; je sens qu’on ne dompte pas son cœur comme on le voudroit, et qu’il est tel sacrifice dont la vertu même ne consoleroit peut-être pas. »

Et c’est un homme sans passions un observateur de sang-froid que l’on fait parler ainsi !… Puisse le jeune homme passionné, flottant entre le vice et la vertu, ne jamais lire ce passage !…[8]

Madame Cotin commence ainsi l’avertissement de cet ouvrage :

« J’ai dit dans Malvina, qu’une femme étoit répréhensible lorsqu’elle faisoit imprimer ses productions. »

Si l’auteur n’eût dit que cela, on eût pu lui répondre que cette sentence est étrange dans la bouche d’une femme auteur ; que d’ailleurs on n’est répréhensible, en publiant ses productions, que lorsqu’oubliant les vrais principes de la morale, où a le projet de représenter comme des êtres sublimes et célestes des personnages souillés par des égaremens déplorables, et des héroïnes qui, n’ayant pour tout sentiment qu’un amour effréné, finissent par se tuer.

Mais madame Cotin a fait une satire des femmes auteurs beaucoup plus amère ; elle ajoute que se faire imprimer est pour les femmes un tort et un ridicule[9] ; qu’une femme qui se jette dans cette carrière ne sera jamais qu’une pédante, qu’il semble que le temps quelle donne au public soit toujours pris sur ses devoirs. Ce morceau, fort extraordinaire lorsqu’il est fait par une femme qui a consacré toute sa vie à écrire des romans, est terminé par une critique plus dure encore contre les femmes qui ont écrit sur l’éducation : tout cela est singulier. Au reste, ce roman d’Amélie, malgré des défauts inexcusables, contient plusieurs lettres aussi morales qu’intéressantes, et des détails pleins de charmes. Mathilde est le meilleur ouvrage de madame Cotin. On y rencontre des réminiscences et plusieurs imitations d’autres romans, mais on y trouve aussi des scènes délicieuses, des sentimens nobles, délicats, généreux, et des beautés de détail qui placent cet ouvrage au rang des meilleures productions en ce genre. Il est en général (à l’exception d’un petit nombre de phrases) bien écrit, avec goût et pureté. Elisabeth ou les Exilés de Sibérie doit ajouter encore à la réputation de l’auteur ; les sentimens les plus purs, l’amour maternel, l’amour filial y sont exprimés d’une manière touchante. Cependant l’esprit trop souvent y remplace la sensibilité, et de trop jolies phrases trop multipliées affoiblissent l’intérêt, ôtent du naturel, et jettent de la froideur sur l’ensemble de ce petit ouvrage, dont on ne peut trop admirer les nobles sentimens et l’excellente morale. Le début de ce roman commence par une description des déserts de la Siberie. Cette description est de la plus grande beauté, elle a un ton sévère parfaitement assorti au sujet ; l’auteur est véritablement original dans ce beau morceau ; il n’emploie aucun ornement superflu, aucune expression pompeuse ; tout est simple, mais grand et d’une telle vérité, que l’on croiroit que le tableau est fait d’après nature. On peut donner les mêmes éloges à toutes les descriptions contenues dans ce roman, entr’autres à celle d’une tempête dans une forêt. Toute cette parti e descriptive est admirable.

Madame Cotin manquoit d’invention et d’imagination, elle a trop souvent emprunté les idées des autres ; mais elle avoit de la sensibilité, de la délicatesse et le talent de peindre. Comme il est plus facile, avec une belle âme et beaucoup d’esprit, de renoncer à des erreurs dangereuses que de corriger un style déjà formé, madame Cotin, en épurant sa manière d’écrire, a néanmoins toujours conservé trop de recherche et de prétention ; on ne trouve que dans son premier ouvrage des phrases ridicules, mais on en rencontre beaucoup dans les autres que le goût voudroit réformer, parce qu’elles manquent de naturel et de vérité.

Beaucoup d’autres femmes, dans le siècle qui vient de s’écouler, ont fait honneur à la littérature française : madame du Bocage qui, belle et poëte, et poëte épique et tragique[10], reçut les plus éclatans hommages, n’essuya point de critiques et n’eut point d’ennemis. Ne seroit-ce point parce que ses vers n’étoient ni ridicules ni supérieurs ?

Fontenelle fit ceux-ci pour son portrait :

 Autour de ce portrait consacré pour la gloire,
     Je vois voltiger les Amours,
 Et le temple de Guide et celui de Mémoire
     Se la disputeront toujours.

Elle alla à Ferney, et Voltaire, en disant qu’il manquoit quelque chose à sa coiffure, y plaça une couronne de laurier.

D’autres femmes qui ont eu moins d’éclat, ont eu plus de talent pour la poésie, et surtout madame de Bourdic. Parmi celles qui ont fait des romans, on peut nommer avec éloge mademoiselle de Lussan, madame la comtesse de Fontaine, auteur de deux romans : La Comtesse de Savoie et Aménophis, princesse de Lybie. Voltaire a pris de la Comtesse de Savoie le sujet de la tragédie de Tancrède. Il adressa à madame de Fontaine une épître, dont

voici quelques vers.

    … Quel dieu, charmant auteur,
  Quel dieu vous a donné ce langage enchanteur,
    La force et la délicatesse,
    La simplicité, la noblesse,
    Que Fénelon seul avoit joint ;
Ce naturel aisé dont l’art n’approche point ! etc.

On ne pourroit rien dire de plus pour un chef-d’œuvre, et cet éloge est fait par le meilleur juge, par l’homme le plus célèbre : cependant bien peu de lecteurs connoissent et l’ouvrage et le nom de l’auteur. Ceux qui entrent dans la carrière littéraire ne se donneroient pas tant de peine pour obtenir l’approbation des littérateurs célèbres, s’ils étoient bien persuadés de cette vérité, qu’une seule chose peut fonder une réputation durable, le suffrage du public.

M’étant imposé la loi de garder le silence sur les auteurs qui existent, je regrette de ne pouvoir rendre hommage aux talens de plusieurs femmes qui honorent à la fois leur sexe et la littérature : il en est une surtout dont il me seroit doux de parler !… C’est une muse sage, modeste et solitaire, qui, en cultivant l’art dont elle a le génie, n’a songé qu’à se soustraire à la célébrité ; elle n’a jamais envisagé de la gloire des poëtes que les dangers et le bruit qui l’effraient. Au sein d’une famille chérie, dans une retraite paisible, elle a su préparer le bonheur à la renommée. Ses ouvrages, aussi purs que son cœur, immortaliseront un jour son nom et n’auront point troublé sa vie. Son travail utile et charmant est fait dans l’obscurité, le silence, comme celui de l’insecte précieux qu’elle a chanté[11]… Je m’arrête ; je dois respecter une modestie si rare et si touchante, mais je devois citer un exemple si sage et si vertueux.

Je terminerai cet ouvrage par une remarque qui fait honneur à toutes les femmes auteurs françaises, c’est que toutes ont montré dans leurs ouvrages l’amour de la patrie. Dans ce nombre infini, il n’en est point qui ait eu assez peu d’élévation d’âme pour louer une nation étrangère aux dépens de la sienne. Toute nation est respectable, parce qu’aucune ne peut subsister sans lois, sans police, sans morale et sans vertus. Attaquer, fronder un peuple entier, fut-il l’ennemi de notre pays, est dans les gens de lettres un manque intolérable de bienséance. Si l’on doit de tels égards à des nations étrangères, que ne doit-on pas à la sienne ! Henri IV disoit : S’en prendre à mon peuple, c’est s’en prendre à moi. En effet, dépriser sa nation, c’est insulter son souverain, dont la principale gloire est de régner sur un peuple généreux, capable d’exécuter de grandes choses et d’obéir avec zèle tout ce qui peut l’élever. Cependant presque tous les auteurs célèbres du siècle dernier se sont plu à rabaisser la gloire nationale, et surtout Voltaire et d’Alembert ; ils ne parloient que de la frivolité de cette France qui a produit néanmoins plus de savans dans tous les genres, plus de profonds moralistes, de jurisconsultes célébres, d’hommes d’état, de grands capitaines, qu’aucune autre nation. Il est vrai qu’elle a excellé de même dans la littérature et dans les arts ; il est vrai que les étrangers même avouent tous qu’elle est aussi la plus aimable de l’Europe ; mais tous ces dons brillans, cet agrément, ces grâces, loin d’affoiblir le mérite des qualités solides possédées au même degré, n’en rehaussent-elles pas la gloire ? ne la rendent-elles pas plus éclatante et plus extraordinaire ? Le seul orgueil qui soit permis est l’orgueil national, et c’est le seul que les philosophes du siècle dernier n’aient pas montré. Leur humilité, comme Français, égaloit leur arrogance comme auteurs. Les femmes n’ont jamais eu cette honteuse manie ; toutes celles qui ont écrit sont irréprochables à cet égard. Il m’est doux de terminer leur histoire par un éloge, et par l’un des plus honorables que l’on puisse donner à un écrivain.


FIN.

    coupable aux yeux de son mari. Malvina apprend que son amant se meurt, elle vole près de lui, le trouve en délire, et lui sert de garde-malade, ce qui offre un tableau peu décent. Constance apprend que son mari se meurt : exilée par lui, elle revient, le trouve en délire, et lui sert de garde-malade, Dans Malvina, une vieille paysanne et une enfant, dont Malvina prend soin, produisent des scènes intéressantes. Dans les Vœux téméraires, une vieille paysanne et une enfant, dont Constance prend soin, produisent des scènes absolument du même genre, etc. Je crois qu’on ne s’est jamais permis de piller un ouvrage avec plus de détails et moins de déguisement ; j’avois déjà fait ces rapprochemens, dans une nouvelle édition du Petit La Bruyère, au moment où Malvina parut. L’auteur vivoit, et n’essaya pas de se justifier.

  1. À l’exception de quelques lettres à la fin du roman.
  2. Un mensonge souille la bouche qui le profère, mais on ne souille point le ciel.
  3. Ainsi point de vertu sans de grandes passions, et tout homme incapable de faire une grande faute est un homme méprisable ; en effet, dans ce temps on voyoit les passions violentes élever à une si haute vertu, et les grandes fautes produire de si belles choses, que cette doctrine devoit paroître bien séduisante.
  4. Cette sensible Claire a des enfans.
  5. Ce qui ne signifie rien ; mais cela est plus neuf que cette phrase usée, chague pas t’éloigne, etc. Et voilà avec quel art on rajeunit, de vieilles expressions ! etc.
  6. Madame Cotin s’est souvent permis, non-seulement de s’approprier les idées des autres, mais de prendre des passages entiers. C’est ainsi que, dans sa Mathilde, elle a inséré des morceaux littéralement copiés d’un ouvrage intitule : L’Étude du cœur humain.
  7. Voilà une pensée religieuse toute neuve ; car on n’a jamais dit que la bonté divine est un manteau qui réchauffe les cœurs.
  8. On avoit fait paroître dans la Bibliothèque des Romans, une partie de ces critiques, lorsque madame Cotin donna cet ouvrage ; elle fit depuis une seconde édition de ce roman, peut-être a-t-elle corrigé quelques passages. On n’a point lu cette seconde édition.
  9. Oui, un tort bien grave quand on veut renverser tous les principes sacrés de la morale, et un ridicule bien grand quand on écrit de certaines phrases.
  10. Le poëme intitulé : La Colombiade, et les Amazones : cette tragédie eut onze représentations.
  11. Elle a fait un poëme sur les vers à soie.