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De la Chasse (Trad. Talbot)/10

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De la Chasse (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
De la ChasseHachetteTome 1 (p. 394-397).


CHAPITRE X.


De la chasse au sanglier.


Pour la chasse au sanglier, il faut avoir des chiens indiens, crétois, locriens, laconiens, des rets, des javelots, des épieux et des piéges. Et d’abord, on ne prendra point les premiers chiens venus de cette espèce, si l’on veut qu’ils soient en état de faire tête à cette bête. Les rets sont tissus du même lin que ceux qu’on emploie pour les lièvres ; ils se composent de quarante-cinq cordes à trois fils de quinze brins chacun. Du haut en bas du filet on fait dix nœuds, et la largeur des mailles est d’une petite coudée. Les tirants ont une fois et demie la grosseur des cordes. Aux extrémités des filets sont des anneaux qu’on passe dans les mailles ; le bout des tirants doit sortir à travers les anneaux : il suffit de quinze filets.

Les javelots se font de tout bois ; la pointe en est large, coupante, le manche solide ; les épieux ont un fer de cinq paumes de long. Au travers de la douille on passe des traverses de cuivre et bien fortes. Le manche est de cormier, de l’épaisseur d’une lance. Les piéges sont les mêmes que pour les cerfs. Les chasseurs doivent aller de compagnie ; car c’est à grand’peine que l’on prend cette bête avec beaucoup de monde. Comment on se servira de tout cet appareil de chasse, c’est ce que je vais indiquer.

Et d’abord, quand on est arrivé à l’endroit où l’on présume qu’est la bauge du gibier, on lâche un chien de Laconie, et tenant tous les autres en laisse, on suit l’autre dans ses cernes. Dès que le chien a trouvé la voie, on le suit à la piste avec tout le train. Quantité d’indices désignent la bête aux chasseurs : dans les terres molles, c’est le pas ; dans les fourrés, les branches brisées ; dans les endroits boisés, les coups de boutoir.

Le chien, en quêtant, arrivera presque toujours à un endroit couvert d’arbres : c’est là qu’est le plus souvent le fort du sanglier, ces sortes d’endroits étant chauds en hiver et frais en été. Arrivé à la bauge, le chien aboie, mais le sanglier ne veut pas d’ordinaire se débucher[1]. On rappelle alors le chien pour le remettre en laisse avec les autres à une certaine distance de la bauge ; puis on tend les filets sur les foulures de la bête, en jetant les mailles sur les branches fourchues du bois. Puis, prolongeant le filet de manière à faire poche, on placera dans l’intérieur des branches qui serviront de support, de manière que le jour donne à plein dans la poche au travers des mailles, afin que la bête qui accourt voie nettement à l’intérieur. Le tirant s’attache à un gros arbre et non point aux broussailles, qui abondent dans les terrains incultes. De chaque côté on bouche avec du bois les passées, même difficiles, afin que le sanglier en courant se jette d’emblée dans les filets.

Quand ils sont tendus, on rejoint les chiens, on les découple tous, on prend les javelots et les épieux, et l’on s’avance. On met à la tête des chiens un veneur d’expérience, et les autres suivent en ordre, à de grands intervalles, pour laisser au sanglier un passage suffisant : car si, en débuchant, il trouvait une troupe serrée, on courrait risque d’être blessé ; c’est sur le premier qu’il rencontre que tombe toute sa fureur.

Lorsque les chiens sont près de la bauge, ils foncent : le sanglier s’étonne, se dresse, fait sauter en l’air le premier chien qui se jette sur son groin, s’élance et tombe dans les filets ; s’il n’y tombe pas, il faut le poursuivre. Si le lieu où le filet l’arrête est déclive, il se porte en avant ; s’il est uni, il s’arrête court, et regarde autour de lui.

Sur ce point, les chiens le serrent ; et les chasseurs doivent être sur leurs gardes, en lui lançant des javelots et en le chargeant avec des pierres : il faut qu’ils l’investissent par derrière et d’assez loin, jusqu’à ce qu’il pousse en avant et tende le tirant passé dans les bords du filet. Alors un des veneurs qui se trouvent là présents, le plus expérimenté et le plus fort, le frappe de front avec son épieu. S’il se refuse, malgré les javelots et les pierres, à tendre le tirant du filet, et s’il revient contre son agresseur en tournant autour de lui, il faut alors s’avancer, l’épieu en main, et se tenir ferme, la main gauche en avant, la droite en arrière ; car c’est la gauche qui dirige le coup et la droite qui le porte. Le pied gauche est sur la même ligne que la main gauche, et le droit sur celle de la droite. Quand on est près de la bête, on lance l’épieu, en ne faisant pas un plus grand écart qu’à la lutte, le côté gauche tourné dans la direction de la main gauche ; après quoi l’on observe le front et les yeux de l’animal, et l’on surveille chaque mouvement de sa tête.

En poussant l’épieu, il faut avoir soin que le sanglier ne vous le fasse pas sauter des mains par une secousse de la tête, car il suit de près l’ébranlement qu’il a donné. En pareil cas, on doit se jeter la face contre terre, et tenir ferme tout ce qu’on y rencontre. La bête, vu la courbure de ses défenses, ne peut prendre en dessous le corps d’un homme ainsi couché : debout, on serait infailliblement blessé ; elle essaye, il est vrai, de relever le chasseur ; mais ne pouvant y parvenir, elle le foule aux pieds[2].

Le seul moyen d’échapper à un pareil danger, c’est que l’un des veneurs s’approche, un épieu à la main, pour irriter l’animal, en faisant mine de lancer l’épieu, sans le lancer en effet, de peur de blesser celui qui gît à terre. Le sanglier, voyant cela, laisse là le chasseur qu’il a sous lui et se retourne courroucé, furieux, contre celui qui l’irrite : l’autre alors se relève d’un saut, sans oublier, en se levant, de tenir son épieu, car il ne peut s’en tirer honorablement que par une victoire. Il revient donc à la charge avec son épieu de la manière que nous avons dite, dirige le fer vers la gorge, entre les deux omoplates, et l’enfonce de toute sa force. L’animal, en fureur, s’élance, et, si les traverses de la lame ne l’arrêtaient, il se jetterait le long du manche et arriverait à celui même qui tient l’arme.

La force de cet animal est telle qu’on ne saurait s’en faire une idée : au moment où il meurt, si l’on approche du poil de ses défenses, il se crispe, tant elles sont brûlantes. Lorsqu’il est vivant et qu’on l’irrite, elles sont de feu ; voilà pourquoi, quand il manque son coup, il brûle l’extrémité du poil des chiens. C’est surtout à prendre le mâle qu’on éprouve toutes ces difficultés et d’autres encore.

Si c’est une laie, on la frappe d’arrivée, en prenant garde de tomber renversé : en pareil cas, on serait nécessairement foulé aux pieds et mordu. Il faut donc bien faire attention à ne pas se jeter par terre. Si l’on en vient là, malgré soi, on se relève de la même manière qu’avec le mâle ; et, une fois relevé, on frappe la bête de son épieu, jusqu’à ce qu’on l’ait tuée.

Voici encore une manière de prendre le sanglier. On tend des filets dans le passage des taillis, aux chênaies, dans les vallons, dans les endroits escarpés, dans les coulées qui conduisent aux prairies herbeuses, aux marais, aux endroits humides. Le veneur chargé de ce soin tient un épieu et garde lss filets, tandis que les autres mènent les chiens et cherchent les plus beaux passages : quand on a trouvé la bête, on la poursuit. Si elle tombe dans le filet, le garde prend son épieu, s’avance et s’en sert comme je l’ai dit ; sinon, on continue la poursuite.

On prend aussi le sanglier, durant les grandes chaleurs, en le chassant avec les chiens : quoique extrêmement fort, l’animal, épuisé, perd bientôt haleine et se rend. Il périt beaucoup de chiens dans cette sorte de chasse, et les chasseurs eux-mêmes courent des dangers. Lorsque, après l’avoir mis aux abois, on est forcé de s’avancer contre lui l’épée en main, sort dans l’eau, soit près d’un lieu escarpé, soit dans un taillis d’où il ne veut pas sortir, comme rien ne l’empêche, ni filet ni rien autre, de se ruer sur celui qui l’approche, il faut foncer, quand il en est ainsi, et faire preuve de ce grand cœur qui a fait embrasser au chasseur une profession si pénible. On use alors de l’épieu, en maintenant le corps dans l’attitude qui a été indiquée : s’il arrive quelque accident, ce ne sera pas faute d’avoir fait comme il fallait.

On tend aussi des piéges aux sangliers comme aux cerfs, et dans les mêmes lieux : ce sont les mêmes quêtes, les mêmes poursuites, les mêmes attaques, le même usage de l’épieu. Les petits sont difficiles à prendre : la mère ne les laisse point aller seuls, tant qu’ils sont tout jeunes ; lorsque les chiens les ont découverts ou qu’eux-mêmes ont vu les chiens, ils s’enfoncent sous bois, où les suivent ordinairement le père et la mère, d’autant plus redoutables qu’ils combattent plus pour leurs petits que pour eux-mêmes.



  1. Cf. Du Fouilloux : « Communément les sangliers se font abboyer aux chiens en leur bauge, ou au partir d’icelle, et font plustost leurs demeures dedans les bois forts d’espines et ronces qu’ailleurs. Et quand ils sont chassez des chiens, ils fuyent le fort pays et couuert, ne se voulant desbucher de leur fort, qu’ils ne sentent la nuict approcher. »
  2. Cf. Du Fouilloux : « Quand ils seront auprès du lieu où sera le sanglier, ils se doiuent escarter tout au tour du lieu où il est, allans d’vne course droit à luy, et n’est possible qu’ils ne luy donnent coup d’espee. Et ne faut pas qu’ils tiennent la main basse, car ils donneroient dedans la hure, mais faut qu’ils leuent la main haute et qu’ils donnent les coups d’espee en plongeant, se donnant garde le piqueur de donner au sanglier du costé de son cheual, mais de l’autre costé ; car du costé que le sanglier se sent blessé, il tourne incontinent la hure, qui seroit cause de quoy il tueroit ou hlesseroit son cheual. »