De la Création de l’Ordre dans l’Humanité/Ch. V.

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CHAPITRE V


l’histoire


§ I. — Diversité du sujet historique : — l’Histoire n’est pas science, mais
matière de science.


454. C’est à l’étude de l’histoire que se forment les hommes politiques : l’expérience du passé est la science de l’avenir.

Ainsi parle la sagesse des nations.

Je ne viens pas contredire son témoignage : l’histoire est l’institutrice des législateurs ; on le dit, je veux le croire, et je le crois.

Mais que sert de lire, et même de raconter l’histoire, si nous ne savons l’interpréter ; si nous attribuons aux phénomènes un autre sens que celui qui leur appartient : si nous appelons lois de simples apparences, des faits bruts, souvent, hélas ! des perturbations et des anomalies ? La question de la nécessité d’étudier l’histoire se ramène donc à celle-ci : À quelle condition l’histoire aide-t-elle la connaissance ; en d’autres termes : Comment faut-il étudier l’histoire ?

455. L’histoire, de même que la philosophie, n’est point une science : elle n’a ni spécialité, ni unité d’objet, ni méthode ou série propre. L’histoire est la succession des états divers par lesquels l’intelligence et la société passent avant d’atteindre, la première à la science pure, la seconde à la réalisation de ses lois. C’est un panorama de créations en train de se produire, qui s’agitent pêle-mêle, se pénètrent d’une influence réciproque, et présentent à l’œil une suite de tableaux plus ou moins réguliers, jusqu’à ce qu’enfin chaque idée ayant pris sa place, chaque élément social étant élaboré et classé, le drame révolutionnaire touche à sa fin, l’histoire ne soit plus que l’enregistrement des observations scientifiques, des formes de l’art et des progrès de l’industrie. Alors le mouvement des générations humaines ressemble aux méditations d’un solitaire ; la civilisation a pris le manteau de l’éternité.

Oui le temps viendra où ces agitations politiques, qui dans nos annales passées tiennent une si grande place, seront presque nulles ; où les nations s’écouleront sans bruit, comme des ombres silencieuses, sur leur terrestre séjour. L’homme en sera-t-il plus heureux ?… je ne sais.

Puis donc que l’objet de l’histoire est multiple, il s’ensuit que l’histoire n’est point science, mais, selon l’étymologie du mot, exposition, témoignage : par conséquent son utilité consiste, d’une part à confirmer, ou, s’il y a lieu, à démentir par les faits les hypothèses de la théorie ; d’autre part à nous révéler le travail de la nature dans la création de l’ordre.

456. L’artiste ne voit dans l’histoire que l’épopée, le tableau : le philosophe y cherche de plus le progrès de la connaissance et l’émersion des lois[1]. De là, deux manières de considérer les événements, ou la matière historique : l’une, qui procède par divisions, locales et temporelles, l’autre par spécification et dédoublement.

Ainsi, la période de la guerre de Troie qui s’écoule entre la peste des Grecs et la rançon d’Hector forme l’unité épique de l’Iliade ; la guerre du Péloponèse et la conspiration de Catilina forment les unités épiques de Thucydide et de Salluste. L’écrivain embrasse-t-il la totalité de l’histoire, il divise son récit en groupes analogues : or, comme toutes ces divisions sont empruntées de l’espace et du temps, j’appelle cette manière de traiter l’histoire, méthode intégrale ou artificielle.

Mais cherche-t-on dans l’histoire le progrès de l’esprit dans l’une des mille spécialités de la connaissance, ou le développement organique des institutions sociales ? L’histoire, comme le travail, se divise en spécialités dont elle reçoit alors sa forme et ses lois ; c’est ce que je nomme méthode spéciale et scientifique.

456. On s’est beaucoup occupé dans ces derniers temps de savoir quelles étaient les lois du développement historique ; on a voulu, pour ainsi dire, deviner la formule suprême de la Providence. Il est facile maintenant de comprendre à quel point l’on se faisait illusion. L’histoire est le tableau général du développement de toutes les sciences : or, comme les spécialités scientifiques ne se résolvent pas les unes dans les autres (191 et suiv.), il n’y a pas de lois historiques universelles, parce qu’il n’y a pas de science universelle. Ceux-là donc perdent leur temps et poursuivent une ombre vaine, qui, semblables aux philosophes, se jetant hors de toute spécialité connue, et s’attachant à des généralités fantastiques, groupent les faits sans discernement et sans méthode, et, s’imaginent, à force de sériations logiques (241) et d’analogies, acquérir le don de prédire.

457. J’avoue que les différentes sphères de la connaissance, que je nommerais volontiers formes scientifiques, pour les rapprocher davantage des institutions ou formes politiques, se constituent à peu près dans le même temps ; qu’ensuite les phases de leur développement sont presque parallèles ; qu’elles offrent des traits frappants de ressemblance ; que par conséquent on peut, jusqu’à certain point, comparer entre eux les siècles de Périclès, d’Auguste, de Léon X et de Louis XIV. Mais il n’est pas moins absurde de chercher la formule absolue de ces quatre époques, soit qu’on les compare, soit qu’on les envisage séparément. Car de même que les sciences n’ont pas d’expression commune, si ce n’est la Série ; de même une période historique, et à plus forte raison l’histoire universelle, n’a pas d’autre expression que le Progrès. Mais, de même aussi que la théorie sérielle ne porte en soi la connaissance de rien ; qu’elle indique seulement le mode général de l’être, et peut se définir la propédeutique de la raison : ainsi le progrès, mode général de l’opération divine et de révolution politique, ne peut servir à formuler ni l’histoire d’un siècle, ni la totalité de l’histoire[2].

Partout le progrès, ainsi que la série, se manifeste : dans l’attraction, la végétation, la génération, l’assimilation, les maladies, les sciences, les institutions politiques : mais partout aussi le progrès, qui n’est autre que la force ou la vie, obéit à des lois différentes, données par la nature même des choses. C’est pourquoi vous ne m’instruisez pas davantage, quand, au lieu de spécialiser et de définir, vous affirmez que je vois tout en Dieu ; que le bonheur est le but de la société ; que la série est la forme générale des sciences ; que la loi de l’histoire est le progrès. Car je veux savoir comment chaque chose est sériée, et selon quelle raison elle progresse.

L’esprit est si fortement porté à expliquer le fait par le fait, et à se tromper lui-même au moyen d’expressions qui se traduisent ; d’autre part, on a tant abusé de ce mot loi, qu’on me saura gré de donner à ma pensée quelque développement. Cela servira d’ailleurs à montrer combien peu nous sommes avancés dans la science sociale, et dans l’intelligence de l’histoire.

459. On a vu que la connaissance se forme en trois moments consécutifs : 1o période religieuse, ou de contemplation panthéiste ; 2o période philosophique ou de causalité ; 3o période savante, ou de spécialisation ou de série. À partir de cette dernière période, le progrès n’est plus que l’accumulation des découvertes et observations sérielles ; en réalité la raison ne progresse plus, elle amasse[3]. Telle a été la marche commune des sciences : toutes, avant de s’élaborer par l’analyse, ont traversé une ère de mysticités et de superstitions, pendant laquelle l’esprit ou s’absorbait dans ses rêves, ou n’abandonnait le phénomène que pour en chercher la cause : procédé qui le ramenait toujours à son point de départ, c’est-à-dire, à expliquer le fait par le fait.

Or, c’est encore là que nous en sommes pour tout ce qui concerne les sciences morales et politiques.

460. Ainsi, l’on avait remarqué, dans l’histoire de la civilisation, l’élargissement progressif du droit de cité et l’extension des droits politiques accordés aux prolétaires. Aussitôt ce fait, très-important en lui-même et très-significatif, a été pris pour loi du développement historique ; et MM. Ballanche et Lamennais l’ont ainsi formulé tour à tour : Avènement du plébéianisme à la puissance ;Évolution de la liberté par l’intelligence et l’amour.

Mais, outre que l’affranchissement du prolétariat n’est qu’un fait particulier dans l’histoire, à laquelle par conséquent il ne peut servir d’interprétation, est-ce là une formule ? est-ce là l’expression d’une loi ? Toute société débute par l’antithèse du patriciat et du servage : cela posé, comment est-ce que le servage s’affranchit peu à peu, que le prolétariat grandit et supplante à la fin l’aristocratie ? Si nous le savions, nous connaîtrions la raison qui gouverne le fait, et nous pourrions juger de sa légitimité, de sa nécessité, de sa fin. Or la loi de l’évolution du prolétariat, loi complexe et d’une haute et difficile formule, ne pouvait se trouver que dans la science économique : par là même elle était inaccessible à des hommes d’un très-grand mérite sans doute, mais dont le génie ne dépasse guère l’horizon de la littérature[4].

Le progrès de la liberté est donc une face de l’histoire de la civilisation ; mais il n’est pas toute cette histoire ; par conséquent il ne la formule pas, et lui-même, d’ailleurs, a besoin de formule.

461. Un autre point de vue non moins intéressant de l’histoire des sociétés, est la famille. Partout où la civilisation n’a pas été stationnaire, on remarque un progrès dans la constitution de la famille, dans le droit de la femme et la loi des mariages. Mais quelle est la raison de ce progrès ? est-ce encore l’intelligence et l’amour ?

Ici, comme tout à l’heure, des études spéciales sont à faire, peut-être une science à créer, science qui, de même que l’Économie politique, devra trouver sa confirmation dans l’histoire. Déjà même le progrès accompli peut nous servir d’indice et de guide : la tendance générale, en ce qui concerne le mariage, est à la monogamie et à l’indissolubilité. Moïse restreint le luxe matrimonial des patriarches, donne des droits à l’épouse, réglemente le divorce, déclare libre l’esclave que son maître a rendue mère. La Grèce, tolérante sur le concubinage et le commerce avec les affranchies, environne d’honneur et de respect le gynécée, et, sauf de rares exceptions, proclame l’unité et l’inviolabilité du mariage. Rome la consacre par ses lois ; le christianisme perfectionne l’œuvre, et bannit d’entre les époux la volupté. Mahomet, suivant de loin ces exemples, réduit à quatre le nombre des femmes légitimes. Le divorce, loin de contredire cette tendance, la confirme : le véritable esprit du divorce est de déclarer que, par l’incapacité ou le crime de l’une des parties, le mariage n’a point eu lieu, ou qu’il a cessé d’exister.

Et qu’on ne vienne point alléguer ici les coutumes de l’Orient, ni les mœurs libres de la Polynésie : ces faits, purement négatifs, ne détruisent pas le fait positif du progrès des nations européennes. Là seulement où la civilisation ne marche pas, où la nature humaine semble énervée, la polygamie se soutient ; or, quand le progrès que nous venons de signaler dans les institutions matrimoniales n’aurait eu pour théâtre qu’une tribu de cinq cents personnes, l’immobilité d’un million d’autres ne prouverait rien. Le retard de la presque universalité de l’espèce humaine peut s’expliquer par une infirmité organique ou par un empêchement extérieur : mais le développement d’une fraction, si petite qu’on voudra, de l’humanité dans un sens quelconque, résulte nécessairement d’une disposition constitutionnelle, et, comme le mouvement, suppose une impulsion, une force motrice. Sans doute le but que nous poursuivons n’est pas atteint ; quelque chose reste à faire : mais à coup sûr ce n’est pas dans le sens de la promiscuité si mal déguisée de Fourier ; non plus que de la communauté des enfants et des femmes, proclamée par quelques saint-simoniens et communistes.

L’émancipation de la femme, sa dignité, son rôle, sont encore à définir : les matériaux abondent, cependant l’étude n’est pas faite. La connaissance du progrès accompli peut y servir[5] ; mais elle n’en donne pas la formule, pas plus qu’elle ne donne celle de l’histoire.

461. Plus on étudie l’histoire dans ses divisions, plus on se convainc de l’insuffisance de cette formule générale, le Progrès.

Qui ne sait que la Religion, je veux dire les idées sur Dieu, l’âme, la fin de l’homme, sont en progrès constant d’élucidation depuis l’origine des sociétés ? Le fait est si patent, qu’il a servi à Bossuet de formule, dans son célèbre Discours sur l’histoire universelle. Les révolutions des empires, selon l’évêque de Meaux, ont eu pour cause finale, c’est-à-dire pour raison progressive, l’établissement de la religion de Jésus-Christ. L’idée de la Divinité s’élève, grandit et s’épure, à mesure que la civilisation se perfectionne ; et l’on pourrait presque dire le jour où, de ce côté de l’Indus, le dogme de l’immortalité prit naissance. La philosophie du dix-huitième siècle crut en avoir fini avec ces idées, quand par l’organe de Dupuis elle eut montré, sauf d’assez fortes erreurs, la filiation et la marche des idées religieuses : or, en enveloppant dans la même condamnation le contenant et le contenu de la Religion, la Philosophie restait fidèle à ses habitudes, mais elle mentait au sens commun. Il serait étrange, en effet, qu’un mouvement évolutif ne renfermât qu’un fantôme, qu’une si longue élaboration d’idées aboutît au néant ? Par cela seul qu’il y a progrès dans les idées religieuses, c’est un préjugé légitime de croire que ces idées correspondent à une réalité objective, qui tôt ou tard, dépouillant ses symboliques voiles, nous apparaîtra.

Mais quel sera le Dieu de demain, le Dieu absolu de la raison ? selon quelle formule métaphysique s’accomplit, sur ce grand inconnu, le progrès de nos idées ? Deux systèmes sont en présence, véritable antinomie, dont la thèse et l’antithèse sont également rationnelles, également irréfutables, bien qu’elles s’excluent : l’une, qui de généralisation en généralisation affirme une nature identique, substance universelle et cause universelle, immanente, infinie, indifférenciée, et qui, par une différenciation progressive se déterminant elle-même, arrive à la conscience et à la raison, fit Deus ; — l’autre qui atteste un être souverain, antérieur au monde, hors du monde, qu’il crée volontairement par une éjaculation ou fulguration de sa gloire ; éternellement, personnel, intelligent et libre, législateur, réformateur et juge ; Dieu des Juifs, Dieu des Chrétiens, dont l’idée est inconciliable avec celle du Dieu de Spinosa, est Deus. Voilà où nous a poussés le progrès : or, auquel de ces dieux contradictoires, à laquelle de cette thèse ou de cette antithèse faut-il croire ? Et parce qu’autrefois toute nation eut son dieu et son sacrifice, faut-il, maintenant que nous avons conçu l’ordre et acquis la conscience des antinomies théologiques, nous forger une nouvelle idole, nous refaire une religion ? À Dieu ne plaise !…

463. Ainsi nous apparaissent dans leurs évolutions, et comme autant de faces de l’humanité, la Liberté, l’Égalité, la Famille, la Religion. Chacune de ces faces a son caractère, ses attributs, son langage, ses lois. La liberté est fière, enthousiaste, généreuse ; elle porte le sceptre et l’épée ; l’Égalité, la Thémis des anciens, tient dans ses mains la balance, appelle tous les hommes au banquet de la vie, leur imposant même devoir et leur promettant égal salaire. La Famille a pour emblème la Vierge céleste, aux épis dorés, aux chastes mamelles, au nourrisson libre et ingénu ; la Religion, aux merveilleux symboles, aux ineffables mystères, nous montre le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal, et nous introduit dans le jardin des destinées[6].

464. Mais la figure la plus terrible, la plus énigmatique de l’histoire, est la législation pénale. Que signifient ces bourreaux, ces instruments de supplice et ces chaînes ? Il fut un temps, dit M. Rossi, où la torture était un progrès : quel est donc cet effroyable chemin ? Pourquoi ces juges, ces interrogatoires, ces formules de serment, ces témoins, cette procédure ? L’homme peut-il juger l’homme ? l’homme a-t-il le droit de punir ? et si ce droit lui appartient, quelle sera la peine ? quel est le rapport du délit au châtiment ? comment s’assurer de la perversité de l’intention ?… Questions formidables, qu’il est aussi dangereux de poser que difficile de résoudre.

C’est un fait reconnu de tous les criminalistes, que, dès les temps anciens, la sévérité des peines a diminué en même temps que la science et la politesse des mœurs se sont accrues ; que les formes de jugement sont devenues de plus en plus favorables et protectrices (501), et que le mouvement des idées est désormais à l’amendement des coupables, à la réhabilitation des consciences, presque à l’abolition des peines. Quoi donc ! la raison collective inclinerait-elle à penser que, comme le crime est une anomalie, le châtiment judiciaire est une vengeance, et que, hors le cas de légitime défense, la mort et la séquestration du condamné sont un abus de la force ? qu’entre un fanatique qui frappe un roi au détour d’une rue, et la société qui immole l’assassin dans un sacrifice solennel, la distance n’est pas telle qu’on ne puisse les identifier par une suite d’équations ?… Mystère, encore une fois, mystère horrible, dont l’état présent des sociétés permet à peine de soulever le voile. On frémit en pensant que notre droit de propriété n’est qu’une grande injustice, dissimulée, heureusement pour nous, par la coutume, aux regards d’une multitude spoliée : que serait-ce, si nous allions découvrir que la justice criminelle, suscitée pour la défense de ce droit, est un guet-apens ?… Quelle que soit, sous ce point de vue, la raison du progrès historique, longtemps encore nous aurons besoin de proscrire et de tuer ; eh bien ! puisque telle est la condition de notre existence, fermons les yeux, et frappons !…

465. Observons l’espèce de balancement qui se manifeste dans les institutions et les idées, à chaque degré du développement historique. La rigueur des lois pénales décroît, disions-nous tout à l’heure, à mesure que la société se perfectionne : de même aussi la religion s’affaiblit, à mesure que l’idée de Dieu s’épure et que la raison se fortifie ; l’Égalité grandit, en même temps que le privilége et la propriété périclitent ; le lien conjugal se resserre, pendant que l’attrait des sens s’amortit. La progression vers le mieux est générale : le commerce amène l’union des peuples et la communauté des intérêts ; les jalousies de nation à nation s’éteignent ; le juif et le chrétien se confondent dans l’exercice du même droit, et déjà l’on aime à prévoir la réalisation d’une paix universelle. Dans l’intérieur des sociétés, le caractère des délits et des crimes a aussi changé ; et si l’ébranlement de la religion atteint, dans bien des âmes, jusqu’aux principes de la morale et de la justice[7], cette perturbation est tout accidentelle : les habitudes formées en dehors de l’éducation et des influences religieuses l’emportent de tout point sur celles que donnaient jadis la pratique du culte et la foi aux mystères. Les honnêtes gens selon le siècle commencent à être plus compatissants, plus justes et meilleurs que les honnêtes gens selon le catéchisme : il est même à remarquer qu’un préjugé de ridicule et de mésestime toujours croissant s’attache aux dévots. La différence des uns aux autres éclate surtout dans ces fautes que les penchants contrariés de la nature rendent si fréquentes : chez les chrétiens ce sont des vices, chez les indifférents des faiblesses. Là un fonds de noirceur et d’hypocrisie accompagne presque toujours le péché ; ici, il trouve plus souvent l’excuse de la légèreté et de la passion franche et naïve. Quelle différence des amours libres, mais jusqu’à certain point entourées de décence, de l’étudiant et de la grisette, à la dégoûtante lubricité du moine ! d’un côté, la sensualité exaltée par une fausse continence ; de l’autre, des affections trop tôt éveillées, des cœurs qui se cherchent, des sentiments auxquels les conditions sociales ne permettent pas de s’épanouir.

En général, si l’on considère les mœurs d’une nation, non pas à deux époques prises au hasard et resserrées dans d’étroites limites, mais dans toute la durée de l’histoire, on trouve qu’il y a amélioration sensible dans le moral des consciences. La luxure et la gloutonnerie titaniques des Romains, la mollesse ionique et les débauches de l’Asie sont loin de nous ; un sentiment plus répandu de bienveillance pour l’homme, un respect plus profond de sa dignité, une fierté qui n’a plus rien de l’orgueil germain et de la férocité latine : tels sont les traits généraux qui nous caractérisent. Nos vices sont moins monstrueux, moins excentriques ; notre épicurisme est mêlé de plus de sensibilité et de délicatesse ; le mensonge et la perfidie commencent à disparaître du commerce des affaires ; et, chose singulière, les plus grands escrocs qui dans ces derniers temps se soient signalés étaient la plupart étrangers à l’industrie et au négoce, agents de sociétés fictives, loups-cerviers de bourse et notaires. Il n’est pas jusqu’au clergé lui-même dont les mœurs, depuis la flagellation qu’il reçut en 93, n’aient beaucoup profité : oserait-il en faire honneur à la religion ?…

L’amélioration constante des mœurs publiques, à travers de nombreuses oscillations, est donc encore un fait de progrès, fait dont la cause générale se trouve sans doute dans le développement de la raison et des idées, en un mot, dans la conception de l’ordre. Or, de quelque manière que la loi du progrès scientifique doive se traduire pour donner la formule du progrès moral, il est évident qu’ici comme ailleurs le phénomène a besoin d’une raison qui le rende intelligible, et qu’il est aussi puéril d’expliquer l’amélioration des mœurs par le progrès que la santé par la croissance[8].

466. Ces observations, direz-vous, sont bien simples, et nous pouvions nous dispenser de les faire ; car qui oserait y contredire ? — Si simples qu’elles soient cependant, la Philosophie ne les a jamais faites ; et parce qu’elle n’a pas su les faire, elle s’est égarée dans ses recherches sur la loi du progrès historique ; aujourd’hui même, nos plus savants publicistes sont à prendre des descriptions et des synonymies pour des formules.

« Dans la poursuite d’un problème de cette nature, s’écrie M. Ortolan[9], il est facile de livrer sa raison aux mirages de l’idéalisme. De ces révélations fantastiques on reçoit, comme loi suprême de l’humanité, une formule trompeuse, à laquelle on plie ensuite quelques faits épars, choisis à volonté dans l’immensité, souvent dans les ténèbres de l’histoire. Tel est le procédé à priori.

« Depuis le philosophe napolitain Vico, depuis Pagano, son disciple, jusqu’aux esprits qui nous touchent de plus près, et qui se sont jetés à leur suite dans l’exploration de ces idées transcendentales, on n’a guère fait autre chose. Le problème a été posé ; quelques plis du voile ont été soulevés ; quelques éléments de la vérité ont été saisis ; mais subordonnés, souvent perdus, dans un système de brillantes hypothèses. Où est cet enchaînement simple et rationnel ; où est cette démonstration saisissable et convaincante, toujours exigible en fait de sciences, et qui font dire : Voilà la vérité ; la loi du phénomène est reconnue ?… »

On ne saurait en moins de mots et d’un style plus énergique dire ce que doit être la vérité, et signaler l’insuffisance de ses devanciers. Mais M. Ortolan, venant après des écrivains religieux et symbolisateurs, devait, tout en préconisant la méthode expérimentale, marquer le passage de l’esprit philosophique, et, après les mysticités et les allégories de la foi, nous donner les abstractions causatives du syllogisme.

Selon M. Ortolan, l’ordre qui préside au développement de l’humanité se formule en quatre grandes lois nécessaires et permanentes : 1o loi de génération : « C’est le principe de causalité, conception impérieuse de l’intelligence humaine, qui, de degré en degré, l’élève jusqu’à l’infini ; » — 2o loi de propagande : « C’est la communication incessante des idées, des coutumes, des passions bonnes ou mauvaises, d’homme à homme, de cité à cité, de peuple à peuple ; » — 3o loi de similitude : l’auteur aurait dû dire loi d’assimilation, l’actif au lieu du passif, le mouvement, au lieu de l’inertie. En effet, selon M. Ortolan : « Cette loi marche à la suite de la propagande, effaçant chaque jour une distinction et travaillant avec les siècles à niveler et unifier l’humanité ; » — 4o loi de progrès : « Loi dernière, loi finale… La propagande et la similitude répandent sur nous le bien comme le mal, l’erreur comme la vérité : elles parcourent le globe, tantôt utiles, tantôt funestes ; tantôt poussant en avant, tantôt ramenant en arrière ; mais, sur tant de matériaux opposés, le travail de la perfectibilité humaine s’accomplit. Le mal, l’erreur, éléments périssables, produits et reproduits sans cesse sous des milliers de formes, tombent et disparaissent. Le bien, la vérité, éléments immortels, survivent à chaque ruine, et peu à peu, un à un, ils se dégagent, ils s’agglomèrent et se fixent en résultats acquis. »

Le système de M. Ortolan, il est facile de le voir, se réduit à une comparaison. La société, disait J.-B. Say, est un être organisé et vivant ; l’Économie politique en est la physiologie. De même que le mouvement vital se manifeste en quatre moments consécutifs : la génération, l’assimilation, l’accroissement qui en est la suite, et enfin le plein et entier développement des facultés et des organes ; de même, dit M. Ortolan, l’humanité, le grand Être collectif, parcourt dans chacune de ses manifestations quatre périodes distinctes : éclosion ou génération, propagande, similitude, perfectionnement ou progrès. Tout cela est assurément incontestable, et je ne sache guère aujourd’hui que des académies de province où l’on s’avise encore de nier le mouvement. Mais sont-ce là des lois ? et quand, sur la ligne indéfinie de l’histoire, nous avons planté ces quatre jalons, comprenons-nous le progrès ?…

467. Sans le progrès, l’histoire n’existe pas ; l’histoire n’est même autre chose que le progrès, c’est-à-dire le mode selon lequel toute création arrive. Ces deux expressions sont synonymes, et lorsqu’on affirme que le progrès est la loi de l’histoire, c’est comme si l’on disait que l’histoire est la loi de l’histoire[10].

Exposer les lois de la Providence, ou, comme nous disons aujourd’hui, du progrès, ce n’est point, ainsi que l’essayèrent Bossuet, Vico et d’autres, trouver une formule applicable à la totalité du sujet historique : l’histoire, à ce point de vue, est une impossibilité, une chimère ; c’est, en ce qui concerne chacune des faces ou spécialités de l’histoire, dire pourquoi, comment le progrès a lieu, selon quelle mesure et quelle série. Que l’infatigable M. Ortolan accumule les faits politiques, législatifs et autres ; qu’il rapproche les époques et les climats ; qu’il montre la marche lente et majestueuse des sociétés, et puis qu’il classe tous les matériaux par lui explorés en quatre grandes catégories, expressions sommaires d’un mouvement uniforme : M. Ortolan n’aura fait, comme j’ai dit, que diviser et classer chronologiquement sa matière ; il aura marqué d’un signe de convention (série logique, 241) des faits non encore analysés, mais dont les lois essentielles demeurent, après cette laborieuse opération, parfaitement inconnues. Génération, propagande, similitude, perfectibilité, que sont toutes ces abstractions, sinon des étiquettes servant à rappeler d’une manière abrégée certaines analogies ou certains moments de la durée ? Donnez à chacun de ces termes quatre nouveaux synonymes ; multipliez les divisions et les périphrases : en poursuivant l’allégorie vous tournez toujours dans le même cercle, et, après une course immense, vous arrivez juste au point d’où vous êtes parti, savoir, que toute chose naît et s’achève dans le temps, se propage dans l’espace, et que le progrès est la forme de l’histoire. Mais les lois, qui seules donneraient pour chaque fait l’intelligence de cette forme, les lois sont encore à découvrir : or c’est à quoi le principe de causalité (79-170) suivi par M. Ortolan ne sert absolument de rien.


§ II. — Au point de vue de l’organisation, les lois de l’Économie politique
sont les lois de l’Histoire[11].


468. Puisque nous avons à constater par les faits la certitude de la science économique, c’est au point de vue du travail, c’est-à-dire : 1o du produit, de la valeur, de la formation des capitaux, du crédit, de l’échange, des monnaies, etc. ; — 2o de la spécialité et de la synthèse du travail, de la coordination des fonctions, de la solidarité et de la responsabilité du travailleur ; — 3o de la distribution des instruments de travail et de la répartition des produits, selon le mérite et la justice, que nous avons à étudier l’histoire.

La première partie de cette tâche a été remplie par un économiste de premier ordre, M. Blanqui, auteur d’une Histoire de l’Économie politique en Europe, depuis les anciens jusqu’à nos jours. Dans cet excellent ouvrage, on voit comment, par ses transformations industrielles (383), le travail agit sur l’économie des sociétés, affranchit le prolétariat, donne et retire la richesse aux nations, amène peu à peu l’alliance des peuples et l’égalité des conditions, assied l’ordre public et la morale sur une base indestructible. De pareils ouvrages, je ne puis me lasser de le dire, nous dévoilent les lois de l’histoire mille fois mieux que tous les écrits des Bossuet, des Vico, des Montesquieu et de la foule des philosophes.

469. Mais après avoir observé l’influence du travail sur la société sous le rapport de la production et de la circulation des richesses, il convient d’en suivre les manifestations organiques dans les mouvements révolutionnaires et les formes des gouvernements. Il faut voir si, sous ce nouveau point de vue, les faits démentent ou confirment les conclusions de la théorie ; si le système social et tout ce qu’il renferme, culte, guerre, commerce, sciences et arts, etc., se détermine réellement et se constitue d’après les lois d’organisation que nous avons décrites, ou s’il est en contradiction avec elles. Le résultat de cet examen sera de dresser la topographie des mouvements de l’humanité, et de reconnaître à quel degré de son développement la civilisation, en vertu de son énergie propre et de ses lois providentielles, est aujourd’hui parvenue. La société est en création d’ordre : dès le premier jour, elle a tracé un sillon que nous ne pouvons abandonner impunément, et dont il faut calculer la direction et le terme, si nous voulons continuer sans faillir le travail commencé par nous sous l’inspiration même de Dieu.

Je n’ai garde de vouloir, dans les pages qui vont suivre, reprendre la tâche de l’illustre écrivain que j’ai cité tout à l’heure, bien moins encore de lui montrer ce qu’il aurait dû faire : je veux seulement, pour le besoin de ma thèse, esquisser en traits rapides le second côté d’une intéressante histoire.

470. La forme de la société à son origine est la Tribu, c’est-à-dire une agglomération indifférenciée, identique, sans série. À peine si l’importance de quelques chefs laisse entrevoir les premiers linéaments de l’être collectif, une royauté, un sénat. Point de division dans le travail : chacun produit tout chez soi, tout pour soi : la polygamie est au sein de la famille ; rien de social ne trahit la personnalité de l’homme.

471. Peu à peu, la tribu, arrêtée par son propre nombre, fixe son camp au bord d’une rivière, au fond d’une gorge, sur le versant d’une montagne, et s’attache au sol par la culture : elle a une place centrale et des métairies alentour. Aussitôt la vie individuelle prend son essor, et presque en même temps apparaissent les principaux ordres de fonctionnaires, chacun dans sa spécialité et sa dignité, juxta genus suum et speciem suam : le Roi, le Prêtre, le Guerrier, le Laboureur ou Berger, l’Artisan, le Marchand et l’Esclave. Ajoutez, selon la situation du lieu, le Pêcheur ou Marin.

Ainsi, la division du travail s’opère au commencement par la détermination de sept ou huit grandes catégories, embrassant dans leur sphère toutes les fonctions futures. Suivre le mouvement évolutif de ces catégories, en reconnaître le caractère et les tendances, en formuler les lois, c’est, comme on le verra, constituer la société, c’est organiser le travail.

472. À peine séparées, les fonctions primigènes s’immatriculent dans certaines familles, dont elles deviennent l’apanage : de là les castes, que l’on retrouve partout où la société a fait le premier pas hors de la barbarie, et que, selon les circonstances du climat et le génie des races, on voit obtenir tour à tour la prééminence, jusqu’à ce qu’enfin par le travail, le despotisme ou la liberté, elles s’absorbent l’une l’autre et se confondent de nouveau.

La caste, institution essentiellement transitoire, fut donc en son temps un progrès… Mais déjà le livre des destinées se referme. L’intérêt dynastique et le symbolisme religieux apposent leur sceau sur la civilisation, et lui disent : Tu n’iras pas plus loin. L’animal politique se refuse à croître ; la guerre commence entre le mouvement et la résistance. Selon la théologie hindoue, les prêtres sont sortis de la tête de Brahma ; les guerriers, de sa poitrine ; les laboureurs, de ses cuisses et de ses bras ; les artisans, de ses pieds : les parias sans doute étaient la génération excrémentielle du dieu.

473. La division de la société par castes, la première selon l’ordre des temps, est aussi la première dont se soient avisés les faiseurs d’utopies : il suffit de rappeler la république de Platon et les institutions de Salente. Nous remarquerons, à ce propos, que la marche de l’esprit philosophique est en tout conforme à celle de la spontanéité collective : preuve, si l’on veut, de l’autorité des traditions historiques, mais preuve aussi de la vanité de la philosophie.

474. Parcourons rapidement les premières catégories du travail, si bien accusées dans l’histoire sous le nom de castes, et, d’après leurs caractères physiologiques, essayons de prévoir la destinée de chacune.

Semblable à ces êtres qui figurent simultanément dans l’histoire naturelle comme espèce et genre, l’individu-roi forme caste à lui seul. Et comme dans la caste la fonction est appropriée et héréditaire, de même, dans le roi, le sceptre est matière de propriété et d’hérédité. Mais sous ce magnifique symbole se cache, avec plusieurs ordres de fonctionnaires, la condition même de la vie sociale, la centralisation et l’unité. C’est ce que la royauté nous découvre d’une façon non équivoque, dès son début.

Élément cardinal de la série, principe de direction et de mouvement, cœur et cerveau de la société, le roi se produit d’abord : les autres fonctions viennent après et se groupent autour de lui. La royauté est envahissante et jalouse, ne souffre aucun pouvoir rival, vise en tout à la suzeraineté : comment les républicains n’ont-ils pas vu que cela même était une condition du progrès ? Avant de procéder au dédoublement des catégories du travail, il fallait assurer la convergence et l’harmonie des fonctions : il fallait donc, pour cela, que le roi fût réputé seul législateur, seul chef de la police, seul commandant des armées, seul propriétaire, seul négociant, seul industriel, seul administrateur et seul juge ; il fallait que le serment de fidélité à la patrie et d’obéissance aux lois fût prêté entre ses mains ; il fallait que le laboureur tint de lui sa charrue, l’artisan son privilége, l’artiste son brevet, le juge son mandat, le capitaine son épée, l’armateur son pavillon, le soldat son drapeau, le commerçant sa patente. C’était l’image anticipée de ce que nous réclamons aujourd’hui, nous autres réformistes, sous ce mot d’ordre : Organisation du travail, solidarité, garantie. Dans cette période de préparation, la question monarchique n’était point une question de légitimité : c’était une question de vie, ce qui veut dire une question de force.

475. Unité et centralisation : telle a été, parmi d’intolérables violences, la mission des rois. Leur temps s’avance, grâce au ciel ; mais ceux-là seuls auront servi l’humanité qui se seront montrés fidèles à leur caractère. Le crime irrémissible de la royauté, c’est de changer la force expansive du sceptre en un principe d’inertie, et, par une transaction coupable avec les castes puissantes, de s’affermir dans un statu quo mortel. Le plus remuant et le plus novateur des monarques fut toujours, pour l’humanité, le meilleur : j’en atteste Charlemagne, Louis XIV et Napoléon. Jadis, autant de tribus bâtissaient un village, autant de rois ceignaient le diadème : Josué, dit l’histoire, défit trente et un rois au passage du Jourdain. La plus utile besogne des rois, comme des propriétaires, est de se détruire par la concurrence et de ne laisser à leur place que des producteurs : que la Providence leur soit en aide !

Quiconque, à mon exemple, fait opposition à la royauté, doit donc se souvenir qu’avant de procéder à son abolition, nous avons à répondre aux questions suivantes : L’œuvre des rois est-elle accomplie ? — Pouvons-nous, sans leur secours, achever notre constitution ? — Quel sera l’état de la société, lorsqu’aura cessé la souveraineté de l’homme ?

Mais ne blasphémons pas la royauté, car ce serait blasphémer l’humanité même.

476. Le mode constitutionnel de la royauté est la hiérarchie ; son principe, soit qu’elle se réclame de droit divin, soit qu’elle relève de la conquête ou de l’élection, est l’autorité ; son attribut essentiel, la force ; son caractère, l’unité et la spontanéité ; sa tendance, au dehors la conquête, au dedans l’immobilisme.

Pour arriver à ses fins, la royauté s’arroge tout ou partie du pouvoir législatif, administratif et judiciaire ; mais, de quelque manière qu’elle en use, dès que la royauté légifère, elle se limite dans l’administration et le jugement ; plus elle rend d’ordonnances, plus elle serre le nœud sur sa gorge ; et lorsque le moment est venu où elle doit s’abdiquer sous peine de se contredire, ne pouvant s’exécuter de bonne grâce, un souffle de révolution vient qui l’achève et la lance dans l’éternité.

477. Disons maintenant, pour ne plus y revenir, ce que devait être le sacerdoce, ce qu’il a été, ce qu’il est.

Ministres du culte, c’est-à-dire des cérémonies symboliques et solennelles que le génie des peuples institua par toute la terre pour rappeler les grandes pensées d’Ordre, de Science, de Vertu et d’Avenir, les prêtres avaient pour mission d’entretenir au cœur des hommes les sentiments généreux et les vastes pensées ; de conserver les traditions, les mœurs, l’esprit national, et de se montrer en même temps promoteurs zélés de la science, propagateurs des lumières, amis de la tolérance et de la vérité. La religion n’étant que la position du problème cosmique et social, le sacerdoce devenait centre d’investigation et de hautes études ; c’était à lui de conduire le mouvement. Voilà ce qu’un instinct supérieur disait aux premiers hommes : voilà pourquoi ils allaient prier les dieux et consulter les oracles ; ce qu’exprimait le bandeau d’Aaron, symbole de doctrine et de vérité ; ce que furent pendant un temps les Bramines, les Druides et les Bardes, chantres des héros, conseillers des rois, instituteurs des peuples. Et telle fut aussi la pensée de Jésus-Christ, lorsqu’il fonda son Église, comme qui dirait, son Université.

478. Mais le sacerdoce, prenant la figure pour l’esprit, s’attache au rite, instrument ou simulacre de son autorité, et n’en veut plus sortir ; il trouve dans ces allégories merveilleuses, que son devoir est d’interpréter, des vérités surnaturelles dont il impose, sous peine d’impiété, la croyance ; enfin il se classe hors de la société, se fait caste improductive et exploitante, tour à tour esclave ou dominatrice des rois. Dès lors, il n’y eut plus de remède : la conscience révoltée accomplit par d’autres hommes la mission du sacerdoce ; le philosophe fut opposé au prêtre ; deux états successifs de l’intelligence désignèrent deux sectes ennemies : et ce fut un duel à mort entre la Philosophie et la Religion. Toutes deux ont péri dans le combat ; mais du sein fécond de la Philosophie la Science est née, immortelle et radieuse ; tandis que la Religion a passé stérile et maudite de plusieurs.

Toutes les fonctions que devait enfanter la catégorie sacerdotale sont maintenant organisées en dehors du sacerdoce : le prêtre n’est ni savant, ni artiste, ni médecin, ni historien, ni politique, ni philologue : l’université n’a rien de commun avec le séminaire, ni celui-ci avec le théâtre ; le prêtre est exclu de partout : qu’est-il donc hélas ? Rien.

479. Je voudrais qu’au lieu de voir dans la critique sommaire que je fais de leur état l’effet d’une sombre haine et d’une impiété fanatique, les prêtres en profitassent pour ouvrir les yeux sur leur situation, et juger tout le péril de leur isolement. Eh ! s’imaginent-ils que ce soit par amour du paradoxe que je prêche la fin des religions ? Si Pergama dextra defendi possent, etiam hac defensa fuissent ; oui, j’eusse défendu la Religion, je plaiderais devant le siècle la cause du prêtre, si la Religion avait une pensée, si le prêtre était quelque chose : mais je n’ai pas le talent de faire parler une image et de donner la vie à des abstractions.

La condition du clergé est étrange. Les prêtres sont fonctionnaires salariés, mais non pas fonctionnaires publics ; ils tiennent leurs pouvoirs d’ailleurs que de la constitution ; leurs lois sont autres que celles du code ; leur chef n’est pas le chef de l’État ; leurs services ne se payent pas seulement à prix d’or, il y faut encore, pour appoint, le sacrifice des opinions et de la conscience.

Mais passons sur cette excentricité d’institution et de prérogatives : le Sacerdoce réunit-il les qualités d’une fonction utile et normale ? le prêtre est-il travailleur spécial, synthétique, moral et responsable ?

À chacune de ces questions l’embarras augmente. Les prêtres, dit-on, ont charge d’âmes, onus angelicis humeris formidandum ; voilà leur spécialité. Pour accomplir ce labeur, ils confessent, prêchent, catéchisent, chantent l’office et récitent le bréviaire ; c’est-à-dire que leur vie se passe en une suite de gestes commémoratifs des fonctions qu’ils ont perdues, et qui sont l’enseignement, la direction des arts et la culture des lettres. Aussi les occupations du saint ministère bientôt ne suffisent plus à l’activité dévorante d’intelligences trop éclairées pour le métier auquel on les condamne ; et le besoin de penser et d’agir qui tourmente le prêtre éclate en inventions cérémonielles, en associations bigotes, en intrigues, séductions, spéculations intéressées, réunions gastronomiques, quelquefois en abus de pouvoir ou en débauche.

Si le prêtre, dit le prophète, néglige d’avertir le pécheur et que celui-ci périsse, Dieu redemandera son âme au prêtre. J’accepte cette théologie : les prêtres sont responsables de notre salut ; mais comment cela ! — devant Dieu !… L’Économie politique exige du travailleur une garantie présente, efficace, réparatrice ; et l’on nous parle d’une responsabilité qui ne réparera rien, d’une responsabilité d’outre-tombe !

480. Les défauts d’institution du sacerdoce sont le meilleur indice des mesures à prendre pour faire rentrer l’Église dans l’État et procéder avec prudence à l’abolition des cultes.

L’habitude d’obéir et de croire produit chez le prêtre un remarquable engourdissement des facultés et une grande timidité d’esprit. — Il faut, en exigeant de tout candidat à la prêtrise le diplôme de bachelier, se montrer sévère dans l’examen de philosophie. Pour émanciper la raison et dissoudre l’apathie cléricale, je ne connais rien de tel que la lecture des philosophes.

Le célibat est un autre obstacle à la sécularisation du prêtre. — Retardez de deux ans l’entrée dans les ordres, et limitez à cinq la durée du vœu. Rome se récriera d’abord, puis elle cédera, pourvu, toutefois, qu’on le veuille et qu’on sache s’y prendre.

Le clergé s’isole de la société, et tend constamment à se reconstituer comme caste : de là ses perpétuelles menées, son ambition, ses sourdes manœuvres. Il faut soumettre les curés à la nomination des paroissiens, les rendre plus dépendants de la mairie, et un peu moins de l’évêché ; les attacher au corps enseignant par de petites inspections, et les rendre responsables devant les conseils municipaux et les recteurs. Comme, après tout, la religion est du domaine public, il faut les obliger à marier et à enterrer sans confession. Par là, le prêtre, devenu citoyen, savant, homme du monde, profitera tôt ou tard de la latitude que lui laisseront les vœux à temps pour devenir père de famille : alors ce sera fait de la religion et du sacerdoce. Est-ce que le protestantisme est une religion ? est-ce que ses ministres sont des prêtres ?

481. L’analogue du prêtre est le soldat. Ainsi que le culte, la guerre est un fait anormal, un fait qui ne s’ordonne pas en lui-même, et qui, à défaut de la volonté des hommes, cesserait à la longue par l’énergie de ses moyens, par la science des chefs et les lois d’humanité qui s’y mêlent[12].

La profession des armes est divisée et spécialisée : mais les spécialités militaires ne sont toutes que des spécialités scientifiques et industrielles employées subversivement. Dans une armée le fantassin est travailleur parcellaire, l’homme à cheval palefrenier, l’artilleur chimiste, l’ingénieur géomètre ou architecte. Quant au classement des capacités, il est calqué sur l’ordre de bataille. Une longue pratique a démontré que pour faire battre deux armées, chacune de cent mille hommes, de manière qu’en une heure la moitié des combattants fût sur le carreau, il fallait les ranger par compagnies, escadrons, bataillons, colonnes, conduits par autant de chefs subordonnés les uns aux autres, et faisant exécuter en un clin d’œil le commandement du général. Cette série tout arithmétique a servi à fixer la solde et le mérite des individus : le problème de la répartition des salaires a été tranché, comme le nœud gordien par le sabre d’Alexandre.

482. Le commandement des armées demande un vaste génie, des connaissances étendues et variées ; sous ce rapport, nous ne prétendons pas méconnaître les hautes facultés d’un Vauban, d’un Turenne, d’un Bonaparte. Mais, à part le général en chef, tout à la fois administrateur, diplomate, géographe, mathématicien, etc. ; à part les officiers des armes spéciales, et ceux que leur ambition porte à étudier la philosophie du métier, la somme d’intelligence nécessaire au soldat est si médiocre, qu’après quelque temps de service, on remarque en lui un abaissement notable des facultés intellectuelles, et surtout des sentiments moraux. À peine le jeune homme, citadin ou campagnard, est entré au régiment, qu’il oublie famille, amis, affections et croyances : il a changé de patrie ; le bourgeois est son ennemi, le paysan son esclave. Ses mains désapprennent le travail ; sous l’atmosphère de la caserne sa raison s’appauvrit ; la dignité de son caractère dégénère en une apathie stupide, à peine déguisée sous des manières rogues et brutales. Les femmes altières, coquettes, ou douées d’autres qualités excentriques, aiment en général à épouser des militaires : l’expérience a prouvé qu’ils étaient de tous les maris les plus débonnaires, les plus aisés à manier, les moins clairvoyants. La mythologie avait allégorisé cette observation : Mars fut toujours ami de Cythérée. Remarquez que le poëte ne dit pas ami de Pallas ou de Junon, mais ami de Vénus : cela n’a pas besoin de commentaire.

Pour entretenir une armée, il faut des approvisionnements, des fournitures ; or, on sait à quoi s’en tenir sur la comptabilité militaire, depuis celle du caporal de cuisine jusqu’aux écritures du ministre. Là tout devient matière à spéculations et à pots-de-vin : habillement, linge et chaussure, vivres, fourrages, munitions, hôpitaux. Au spectacle de tant de pilleries, dont le scandale retentit jusque dans la classe industrielle, instrument ou complices des spéculateurs, que deviendra la moralité du soldat ?

483. L’influence désorganisatrice du métier des armes n’agit pas seulement sur les individus : elle atteint l’économie des sociétés, dont elle compromet l’ordre et l’existence. Les œuvres du génie militaire s’annoncent au loin par le bouleversement du sol, la stérilité, l’infection. Ajoutez que tout grand homme de guerre fut l’oppresseur de son pays, ou disposé à le devenir. La dépravation du caractère dans le soldat sert merveilleusement en cela les projets d’un chef ambitieux. En 92 et 93, lorsque Lafayette et Dumouriez voulurent marcher sur la Convention, l’armée, qui les aimait, les abandonna : elle était composée de recrues, mais ces recrues étaient des citoyens. Quelques années plus tard, Bonaparte, brisant la constitution et s’emparant de tous les pouvoirs, eut pour complices les héros d’Arcole et de Marengo : leur civisme avait eu le temps de s’user.

En vain, dans une collision entre le pouvoir et le peuple, compterait-on sur l’intelligence des baïonnettes : il n’y a de baïonnettes intelligentes que celles des gardes nationaux ; aussi les gouvernements à préjugés dynastiques n’en veulent pas. Cette répugnance nous indique tout à la fois le danger et le remède.

Qu’à l’avenir tout citoyen soit soldat ; que la garde nationale mobile prenne la place des armées permanentes ; que le temps de la présence au corps soit abrégé de trois quarts ; qu’aux exercices militaires se joignent des travaux de reboisement, défrichement, canalisation, etc. (531) ; que le service intérieur soit fait concurremment par les gardes urbaines et les gardes mobiles ; qu’elles ne cessent de fraterniser entre elles.

L’esprit de 93, celui de 1830, avaient préludé à cette réforme : quel génie malfaisant détruit sans cesse la trame de notre égalité ? J’entends dire que nos députés ont peur des bastilles : eh bien ! qu’ils refassent la loi sur le recrutement.

484. De même que la religion et la guerre ne sont rien pour la science et la raison, de même le sacerdoce et l’année n’ont point de place dans la série politique. La société, à sa naissance, porte avec elle certaines institutions anormales, et pourtant nécessaires, que je comparerais volontiers à ces organes lactifères qui paraissent à la radicule des plantes au temps de la germination, et qui se dessèchent et meurent aussitôt que le végétal a pris un certain accroissement. Le rôle du soldat et du prêtre touche à sa fin : avant de remercier le ciel de ce progrès, hâtons-nous de le mériter.

485. Je dirai peu de chose des autres castes, ou catégories du travail, la critique des fonctions qu’elles engendrent devant trouver sa place ailleurs. J’observerai seulement que les fonctions agricoles, industrielles et commerciales, ne viennent à l’organisation qu’en passant par le gouvernement, c’est-à-dire en se résolvant dans le souverain (444), et s’assimilant aux fonctions politiques proprement dites (494, 506-508)[13].

Ainsi, à Rome, à Sparte, en Palestine, et généralement dans les pays d’égalité, la caste des laboureurs ou propriétaires du sol, la même que celle des nobles ou guerriers, était au pouvoir, primait le sacerdoce et la royauté, et dédaignait l’industrie, abandonnée aux esclaves. Mais cette souveraineté qu’exerçait la propriété foncière n’était point le résultat d’une organisation agricole, l’effet de l’union des laboureurs et de la garantie des propriétés : c’était simplement une prérogative que se partageaient entre eux certains hommes aux habitudes communes, mais du reste indépendants et inassociés. Le sénat romain, tout composé de paysans, ne fit jamais rien pour organiser l’agriculture et centraliser le territoire : les lois agraires, proposées par les tribuns, avaient pour objet de donner des terres à ceux qui n’en avaient pas, nullement de confédérer le travail et d’assurer la production. En un mot, l’agriculture, à Rome, n’entra jamais dans le gouvernement : et ce fut la principale cause de la décadence et de la chute de son empire.

486. Tandis que certains peuples préféraient la richesse territoriale, d’autres se livraient exclusivement au commerce et à l’industrie. Athènes, les Îles, Tyr, Carthage, Damas, furent de grands ateliers, où les États nobles, tels que Rome et Sparte, fondés sur l’agriculture et organisés pour la guerre, durent se pourvoir des produits que la terre ne fournissait pas, et qu’ils regardaient comme serviles. Ici encore, la caste dominante fit la loi dans la cité, et se maintint au pouvoir : mais, ainsi qu’il arriva longtemps après aux républiques italiennes, la concurrence industrielle, divisant les intérêts, devint une source de discordes. Les jalousies mercantiles, plus encore que les armes romaines, détruisirent Carthage : par où nous voyons que l’industrie, dans cette république, de même que l’agriculture à Rome, ne put jamais devenir élément politique, matière d’administration et de gouvernement.

487. Ainsi la nature créatrice procède par de larges divisions, de grandes catégories ; puis elle différencie ces masses premières-formées, et les spécialise à l’infini. Dans le roi, comme dans un mythe, se résument toutes les fonctions relatives à la législation, à l’administration, aux jugements, à la défense ; dans le sacerdoce se cachent les germes réactionnaires de la philosophie, les éléments de la science et de l’art ; dans les castes de laboureurs et d’artisans, se montrent à découvert les innombrables formes de la production agricole et industrielle. L’histoire de l’Humanité n’est que l’élaboration et la synthèse de ces éléments.

488. Mais, comme la constitution de la société a lieu par la réunion incessante des différentes spécialités du travail au corps politique ; que l’attraction part du centre et s’étend à la circonférence, l’organisme social apparaît d’abord sous l’image d’une série pyramidale dont le sommet est occupé par le prince et la base s’appuie sur le prolétariat. Telle est l’idée sous laquelle les écrivains politiques ont conçu de tout temps le gouvernement des sociétés et les rapports des citoyens. Cette opinion décevante, qui possède encore aujourd’hui les hommes d’État, le peuple, et jusqu’aux théoriciens, rend impossibles et même contradictoires tous les plans de réforme, pousse fatalement l’autorité au despotisme, et soulève d’en bas contre elle les clameurs populaires. Mais déjà l’étincelle a parcouru cette matière organique ; déjà l’illusion se dissipe aux cris d’égalité ; et l’on commence à comprendre que la vie ne saurait résulter d’une conception syllogisée (120), qu’elle est l’effet de la synthèse et de l’équilibre.


§ III. — Mouvement de la société sous l’action des lois économiques.


489. Pour transformer la religion et la milice en institutions d’utilité publique et d’avenir, sans froisser les consciences et sans compromettre la sûreté de l’État, il faut, avons-nous dit, pénétrer le clergé et l’armée d’un esprit nouveau, et leur imprimer le caractère social ; il faut les immerger dans la cité. Or, si nous opérions d’une manière analogue sur toutes les fonctions, subdivisant les unes, précisant et déterminant les autres, passant tout au creuset des lois économiques, il est évident, ce semble :

1o Que les fonctions sociales sortiraient de cette critique pures, régulières, prêtes à entrer en exercice, et qu’il ne resterait à exécuter sur elles qu’un travail d’assemblage ;

2o Que par cette méthode nous resterions constamment dans la ligne de la tradition et du progrès ; de sorte que, pour nous, transition et organisation seraient termes synonymes ;

3o Que comme la théorie sérielle nous a donné, par la spécification et la synthèse du travail (438), la mesure comparative des capacités, de même elle nous donnerait encore, par la détermination incessante des fonctions, la mesure du progrès ;

4o Enfin, que l’essence, les limites, la responsabilité de chaque fonction étant connues, on pourrait jeter les fondements d’une jurisprudence définitive.

Telle est désormais la tâche de l’Économie politique. L’ordre social ne se trouve pas dans des combinaisons arbitraires, éloignées des routes battues, et sans antécédents historiques : il est dans les exemples et les souvenirs du passé ; il est surtout dans le présent. Pour confondre tous les inventeurs d’utopies sociales, un seul argument suffit : « Vos précurseurs, vos ancêtres ?… Montrez-nous le degré de parenté qui vous lie à la société actuelle ?… »

490. Au premier degré de l’évolution sociale, les spécialités scientifiques et industrielles sont enveloppées dans la caste ; quant aux fonctions publiques, elles sont indivises dans le roi. Régner et juger, en hébreu, sont synonymes. Le grec, sous des expressions encore plus générales, présente la même idée : Homère appelle les rois poïmenas laôn, kosmétoras laôn, bergers, appareilleurs de nations ; ce qui suppose une puissance absolue, ou, pour mieux dire, indivise. Au temps de la guerre de Troie, la Grèce n’avait que des rois et des castes : les Homérides commencèrent, dit-on, la scission de la philosophie d’avec le sacerdoce.

Sous le ciel de la Germanie, les choses se passaient un peu autrement. Les chefs n’avaient qu’une prérogative militaire : leur royauté se réduisait à marcher à la tête des guerriers au jour du combat. Du reste, tout se faisait en assemblée générale ; c’est-à-dire que, dans ces agglomérations d’hommes, rien n’était organisé. Là le peuple, comme ailleurs le roi, légiférait, administrait, faisait tous actes de juridiction volontaire et contentieuse, exécutait ses sentences, réglait tout par des coutumes et des pronostics. Or, que le souverain soit peuple ou monarque, dès que le pouvoir reste indivis, il n’y a point de fonctionnaires, point d’organes, partant point d’organisation. La monarchie et la démocratie, semblables en tout, excepté dans leur principe, sont plutôt des traits caractéristiques de race que des différences politiques.

491. La nécessité seule fit sortir les sociétés de cette indivision, et brisa le faisceau des pouvoirs : les combinaisons du génie n’y furent pour rien.

Qu’un seul homme gouverne, juge, administre une tribu de deux à trois mille âmes ; ou bien que cette tribu, se réunissant à jour fixe sous un président électif, expédie elle-même ses affaires : jusque-là la chose est possible. Mais décuplez, centuplez cette population, et vous serez forcé de multiplier, dans une certaine proportion, le souverain. Car il est aussi impossible à cent mille hommes, délibérant tous les jours sur leurs affaires publiques et privées, d’exercer indivisiblement le pouvoir, qu’à un seul homme, roi de cent mille sujets, de remplir toutes les fonctions de son gouvernement.

Il faut donc centraliser et tout à la fois multiplier le souverain. Or, cette multiplication peut s’opérer de deux manières, qui toutes deux ont reçu d’éclatantes applications : 1o ou bien, selon la loi économique de division, spécialisation et série, par dédoublement ; 2o ou bien, selon le principe féodal, par fractionnement (416, 417).

492. Rien de plus trivial dans son exposé que la loi fondamentale de l’organisation politique ; rien de plus suranné que le principe de la division des pouvoirs ; et cependant rien, dans l’univers, dont la réalisation soit aussi lente et aussi laborieuse. Combien de siècles s’écoulèrent avant qu’une tribu humaine produisît, je ne dis pas un patriarche, vir gregis, mais un roi ? Nul ne saurait le dire : l’histoire commence pour chaque peuple à l’instant où, par l’érection de la royauté, la vertu organique se déclare : jusque-là il n’y a pour l’homme ni mouvement ni durée ; point d’idées, point de souvenirs. La société est à l’état d’embryon : elle ne rêve seulement pas.

L’organe centralisateur s’est-il enfin constitué, de longues périodes s’écouleront encore en tâtonnements. Dans ces vastes monarchies d’Égypte, de Perse, d’Assyrie, qui réunirent de si bonne heure, sous un même sceptre, d’innombrables tribus, la division de l’autorité n’existe que pour le pillage, ou s’évanouit en puérilités. À Babylone, les magistratures publiques, émanant du souverain, étaient ainsi divisées : il y avait un grand visir, un capitaine des gardes, un chef des eunuques, un chef des échansons ; des percepteurs, des magiciens et des historiographes ; enfin, des inspecteurs des terres. Les satrapes, comme les pachas, représentaient le sultan dans les provinces. Du reste, aucune distinction dans les pouvoirs, aucune limite imposée à l’arbitraire. Des vieillards, recommandables par la présomption de leur sagesse, veillaient sur les mœurs et la conduite des citoyens ; recherchaient, jugeaient, punissaient les délits et les crimes.

493. Aussi la fragilité de ces grands corps était extrême. Car, il ne faut pas s’y tromper, la force d’un État, abstraction faite de son étendue, ne consiste pas dans la multitude et la hiérarchie des employés ; elle est dans leur spécialité, leur indépendance, leur responsabilité, leur juste proportion ; elle est surtout dans l’origine nécessaire et naturelle de leur institut. Les monarchies orientales entretenaient autant de sinécuristes, de courtisans et de baladins que notre France constitutionnelle ; leurs armées fiscales ne cédaient point aux nôtres ; la loi du sabre y sanctionnait au besoin la volonté du monarque ; les grands dignitaires, faisant cortége à sa majesté, ne manquaient pas. Mais, tandis que la nation tout entière, divisée en catégories de producteurs et de fonctionnaires, aurait dû être tout à la fois le sujet et l’objet du gouvernement, former un corps où tout fût nerf, tendon, ligature, organe : c’était une masse inerte, sans cohésion, et qui n’avait pour lien que la terreur du prince, l’intérêt et la fidélité de ses officiers.

Je ne grossirai pas cet article de relations égyptiennes, chinoises[14], hindoues, persépolitaines, ou autres : cette érudition est à la portée de tout le monde ; il suffit d’indiquer ici le point de vue sous lequel nous devons étudier l’histoire. La division du pouvoir dans les anciennes monarchies, toute restreinte et entachée d’abus qu’elle fût à son origine, était cependant conforme aux principes généraux de la science. Trop faible pour consolider de telles masses, elle laissait flotter le foyer de l’empire d’un point à l’autre ; et telle est la raison de ce flux de monarchies orientales, qui tour à tour réunirent en un seul faisceau les mêmes nations, et dont le vice radical est exprimé dans ce vers si connu : …… Chaos, rudis indigestaque moles.

494. En Grèce, pays de démocratie, même système de division des pouvoirs, même dédoublement de la puissance souveraine. Bornons-nous à l’Attique.

Après la mort de Codrus, le peuple ne veut reconnaître d’autre souverain que lui-même. Les Athéniens sont tous rois, s’écrie, dans Eschyle, un Grec enthousiaste. Mais tous ces rois ne pouvaient exercer l’autorité : il fallait pour cela deux choses, division du pouvoir et renouvellement des magistrats. Or, pour diviser régulièrement la royauté collective des Athéniens, une chose encore était nécessaire : c’était de faire ressortir l’unité, la personne collective, si j’ose dire, du peuple athénien, c’est-à-dire du roi. Cela fait, il était aisé de la dédoubler, spécialiser et définir.

Le peuple donc choisissait chaque année cinq cents citoyens[15], réunissant, par délégation immédiate, tous les pouvoirs politiques. — Les cinq cents élus se divisaient ensuite en dix classes, appelées prytanies, et composées chacune de cinquante membres : chaque prytanie gouvernait l’État pendant trente-cinq jours. — De ces cinquante souverains mensuels, on en tirait au sort dix, nommés proèdres, c’est-à-dire présidents ; entre ces dix, on en choisissait sept, qui se partageaient les jours de la semaine. Celui qui était de jour s’appelait prince ou chef. Voilà comment, d’élection en élection, on faisait ressortir l’unité monarchique.

Mais le prince ainsi choisi par cinq tours de scrutin consécutifs ne réunissait pas tous les pouvoirs : c’eût été trop pour un seul. homme, et les Athéniens ne s’en seraient pas accommodés. Les neuf prytanies qui n’étaient pas de mois nommaient chacune un archonte, ou ministre : le premier était poliarque, préfet de la ville ; le deuxième, roi, chargé de la religion ; le troisième, polémarque, ministre de la guerre ; les six autres, thesmothètes, législateurs, formant entre eux une espèce de conseil d’État, chargé de la confection et de la révision des lois. — Le poliarque était subordonné à l’aréopage, tribunal particulier, établi pour certaines causes politiques et de grand criminel.

Au-dessous de ces magistratures, une multitude d’agents subalternes étaient chargés de fonctions de police et de surveillance. C’est à Athènes que la police s’est, pour la première fois peut-être, séparée nettement de la justice.

Enfin, malgré ce nombreux personnel administratif et cette foule de magistratures, les décisions importantes se prenaient en assemblée générale : le peuple conservait l’initiative des affaires, et ne laissait à ses agents que les détails parcellaires de l’exécution.

495. Les vices de cette organisation sautent aux yeux : c’est, d’une part, le trop grand nombre et l’excessive mobilité de ces fonctions enchevêtrées, mal circonscrites, et, hormis celles qui concernaient les deniers publics, dont tout le monde avait le droit de demander compte, irresponsables ; de l’autre, l’absence totale d’institutions ralliant à la chose publique le commerce et l’industrie.

Le peuple athénien, jaloux à l’excès du pouvoir, ne savait ni le distribuer d’une manière utile à ses intérêts, ni l’exercer collectivement. Là tout le monde voulait être fonctionnaire public, tout le monde voulait vivre aux dépens du trésor : pour satisfaire tant d’ambitions, il avait fallu, en quelque sorte, émietter l’autorité, et renouveler à tout moment les magistrats ; on était allé jusqu’à indemniser les citoyens sans place qui assistaient aux assemblées de l’agora[16]. L’industrie était réputée illibérale et servile : vivre de son travail était presque regardé comme une honte, dont chacun se justifiait à l’envi en s’appropriant les deniers publics, et en votant les confiscations, les exactions, les guerres de conquête et de pillage, qui en étaient la source.

Peu d’années suffirent à la Grèce pour consommer l’œuvre de ses institutions politiques et acquérir l’expérience de leur viabilité. De Solon, dont je prends le siècle comme l’époque moyenne des législatures grecques, jusqu’à la mort d’Alexandre, il ne s’est pas écoulé plus de deux cent cinquante ans ; encore cette période si courte fut-elle signalée par une foule de remaniements et de révolutions. Après la division du royaume de Macédoine, la Grèce ne retrouva de stabilité que sous le fer italique. La centralisation hellénique, si bien commencée par Philippe, fut abandonnée pour jamais à la mort d’Alexandre : c’est peut-être le plus grand malheur qui ait affligé le monde.

496. À Rome, la division du pouvoir s’effectue avec une lenteur majestueuse, à de longs intervalles. Comme l’ager romanus s’étend par degrés sur les pays vaincus, ainsi se développe la souveraineté du forum. Des pouvoirs qui en émanent se constituent l’un sur l’autre, semblables à des couches de granit. Cet enfantement de politique dura depuis le consulat de Junius Brutus jusqu’à la chute de l’empire d’Occident, près de mille ans.

Après l’expulsion des Tarquins, lorsque le territoire de Rome ne s’étendait pas au delà du quinzième milliaire, les consuls remplirent, tour à tour ou conjointement, toutes les fonctions politiques, s’adjoignant, selon le besoin, non des copartageants de l’autorité, mais des conseillers ou assesseurs. La distinction des pouvoirs, provoquée par l’esclavage de la plèbe, fut la cause permanente des troubles de la république et de la jalousie entre les ordres. Du reste, le système suivi fut le même qu’en Asie et en Grèce : d’abord, les consuls se déchargèrent d’une partie des fonctions administratives sur les questeurs ; puis vinrent, longtemps après, les tribuns, représentants du peuple sous un gouvernement aristocratique, et ayant, comme chez nous la chambre élective, l’initiative de certaines lois. Bientôt les tribuns demandèrent et obtinrent la création des édiles, magistrats spécialement chargés de la police et des travaux publics, et qui plus tard, si le commerce et l’industrie eussent été comptés parmi les fonctions honnêtes et civilisatrices, auraient produit une organisation complète de la société. Un peu après parurent les censeurs, dont le principal attribut fut l’économie publique, la statistique, les finances, le mouvement de la population, les mœurs et le cens. Enfin les consuls, par un dernier démembrement de leur autorité, se départirent des fonctions judiciaires, en instituant les préteurs. Je passe sous silence la division du peuple en curies, les opérations des comices, les attributions de l’assemblée du peuple et du sénat, et une foule de charges subalternes. Au reste, je n’écris point l’histoire comparée des systèmes politiques ; je ne fais qu’ébaucher le plan de cette magnifique étude.

497. Ici donc, comme en Orient, comme en Grèce, ce qui frappe l’attention de l’économiste, c’est la tendance invariable de la société à se constituer d’abord comme corps politique ; à produire au dehors, sous le nom de magistrats, ses organes de conservation et de centralisation, avant de se développer au dedans comme foyer de production et de consommation. Que ceux-là donc qui, par une erreur funeste et trop excusable sans doute, prétendent faire marcher aujourd’hui la réforme sociale avant la réforme politique, rendent raison, s’ils peuvent, de cette grande loi de l’histoire. Le despotisme oriental, après être ressuscité cinq ou six fois de ses cendres, a succombé par l’insuffisance de sa division ; la Grèce démocrate a péri par l’excès opposé, autant que par le mépris qu’elle faisait des fonctions industrielles ; Rome républicaine et impériale a péri, parce qu’après avoir constitué sa forte hiérarchie, elle s’est arrêtée devant la propriété quiritaire, les latifundia, l’esclavage et l’usure, et n’a pas su républicaniser l’agriculture, l’industrie et le commerce. Tout cela est vrai, sans doute ; mais partout aussi on voit l’ordre politique se manifester le premier, et préluder à la création de l’ordre industriel. Enfin le moment arrive, et c’est celui auquel nous touchons, où la forme extérieure de la société ne paraît plus susceptible d’aucune modification, parce que la dernière main à donner à cette partie de l’édifice dépend de la détermination scientifique de nouveaux organes, du rôle qu’ils ont à remplir, de la place qu’ils doivent occuper. Mais, cette détermination une fois faite, l’impulsion n’en doit pas moins être donnée d’en haut[17], et l’éclosion des facultés internes être précédée d’une révision des facultés externes.

498. D’autres enseignements résultent pour nous du mouvement des institutions, enseignements d’autant plus précieux, qu’ils nous montrent la loi sérielle présidant à la puissance créatrice, et, par de savantes évolutions, conduisant les destinées.

a) Observons d’abord la lenteur avec laquelle s’effectue le progrès. L’ordre dans l’humanité ne se crée pas d’un seul jet : il se constitue pièce à pièce, essayant, sur chaque organe, toutes les combinaisons. L’essor de la civilisation est tantôt plus, tantôt moins rapide, mais aucune transition n’est omise. Et que d’obstacles à vaincre ! que d’écueils à éviter ! que d’épreuves à subir ! quelle effroyable consommation d’hommes ! quelles hésitations, quelles angoisses mortelles dans les sociétés ! À peine communiqué aux tribus primitives, le mouvement organique cesse chez la plupart, se concentre autour de la Méditerranée, et change perpétuellement de foyer. L’Asie, l’Afrique, la Grèce, l’Italie, tiennent tour à tour le sceptre de la philosophie et des arts, et tour à tour la vie les abandonne ; elles meurent d’épuisement et retournent à la barbarie. Déjà l’Allemagne, depuis la réforme, a suspendu sa marche ; l’Angleterre tremble d’avancer encore ; fatiguée d’une course de cinquante ans, la France semble vouloir rebrousser chemin. Les chefs des nations font une guerre sourde aux idées ; comme ces magiciens régicides du moyen âge, ils entreprennent de nouer l’aiguillette à l’esprit. Tant l’homme a d’horreur pour le mouvement ; tant il aime à se reposer dans ses pensées étroites, à s’endormir dans sa paresse ! Oh ! n’accusons pas plus nos ministres que nous : qui que nous soyons, nous aspirons secrètement au statu quo de nos utopies. Mais une force divine nous emporte dans le même tourbillon ; et l’opinion de chacun de nous est comme un souffle détaché de l’esprit infini, qui chasse sur l’océan des âges le vaisseau de l’humanité.

499. b) Toutes les sociétés qui ont paru sur la terre ont offert un certain ordre, un système quelconque d’administration et de gouvernement. Il y avait de l’ordre chez les Crétois, ces communistes pédérastes, ventres paresseux et méchantes bêtes, disait l’Apôtre. Leur république parut si belle à Lycurgue, qu’il la choisit pour modèle de la sienne. Il y avait de l’ordre aussi dans cette Sparte, dont Platon perfectionna l’utopie, et dont les habitants, aussi braves, aussi robustes, aussi sobres que les premiers Romains, ne surent ni soumettre et centraliser la Grèce, ni conserver leurs vertus. Le gouvernement du pape lui-même est ordonné, ordonné sur l’aumône[18], en attendant qu’il meure de gueuserie et d’imbécillité[19]. Jamais, en aucun pays, l’ordre n’a manqué absolument ; et certes, je le dis avec plus de sincérité que peut-être on ne le suppose, le spectacle de notre centralisation, de notre pondération des pouvoirs, de notre hiérarchie administrative, est admirable.

Pourquoi donc, chez les peuples anciens, la société, au lieu de se développer toujours, a-t-elle péri ? pourquoi souffre-t-elle encore chez les modernes ? pourquoi ne nous croyons-nous pas à bout de révolutions ? sinon parce que l’ordre social a toujours été factice ; parce que, chez les anciens comme chez nous, le système politique est objet d’art, non de science ; parce que notre civilisation est fondée sur le préjugé, et ne résulte pas des lois propres de l’homme ?

Sociétés religieuses, fondées sur le symbole ; sociétés guerrières, organisées pour la conquête ; sociétés communistes, négation de la liberté individuelle ; sociétés aristocratiques, négation de l’égalité civile ; sociétés hiérarchiques, établies sur la prééminence du capital, le mépris du travail et la subalternisation des charges : — Séries artificielles (232, 233), par conséquent systèmes anormaux ou transitoires.

500. Après la religion et la guerre, après la communauté et l’inégalité, il est une autre anomalie sociale que nous ne pouvons passer ici sous silence : je veux parler des tribunaux criminels. Ainsi que le crime et le délit qui les nécessitent et les excusent, les institutions répressives, organisées sur un mode artificiel, sont des faits de subversion ou plutôt de transition : la théorie des faits anormaux (308-314) va nous le démontrer.

Le drame judiciaire, tel qu’il se déroule aujourd’hui sous nos yeux après une longue suite de perfectionnements et de réformes, dont la plupart laissent encore à désirer, se divise naturellement en deux parties principales, l’instruction proprement dite, et les débats. À cela si l’on ajoute la peine, on a une véritable trilogie, dans le goût des tragédies grecques.

Les acteurs de ce drame, dans l’ordre de leur apparition sur la scène, sont : 1o le Commissaire de police, organe extérieur du ministère public, chargé de veiller à l’ordre de la cité, au repos et à la sûreté des habitants ; œil et oreille de la justice ; 2o le Procureur du roi, faculté sensitive de la police judiciaire, mise en éveil, soit par la clameur publique, soit par le rapport du commissaire de police ; 3o le Juge d’instruction, qui, sur l’avis et à la requête du procureur du roi, procède à la constatation du délit, à l’arrestation de l’accusé, à l’interrogatoire des témoins, et prend toutes les mesures de précaution que commandent la nature du délit et la gravité des charges ; 4o la Chambre du conseil et la Chambre des mises en accusation, chargées de prononcer sur le rapport du juge d’instruction, et d’ordonner l’élargissement ou la mise en accusation du prévenu ; 5o les Témoins ; 6o le Public, dans la solennité de l’audience ; 7o l’Accusé ; 8o le Ministère public et l’Avocat ; 9o le Jury ; 10o le Juge. Au delà commence la période expiatoire, avec son cortège de geôliers et de bourreaux ; puis, mais seulement pour un petit nombre d’élus, la grâce et la réhabilitation.

Tous ces rôles ne sont pas encore aussi nettement dessinés et circonscrits qu’ils pourraient l’être, et que le demande une justice prompte, bienveillante et sévère ; ainsi le juge d’instruction, d’une part, est trop dans la dépendance du parquet, de l’autre, jouit d’un arbitraire excessif, sans nulle responsabilité ; ainsi la chambre du conseil et celle des mises en accusation sont une répétition, que rien ne justifie, d’un pouvoir qui devrait être unique. Malgré ces défauts et quelques autres que le temps fera disparaître, l’instruction criminelle, en France, est de tous les pouvoirs le mieux organisé et le plus complet : mais, triste sujet d’orgueil ! cette institution si savante n’est qu’une anomalie qui crie contre la société, habile à organiser la vengeance, impuissante à organiser le travail.

501. Si l’on examine, chacun dans son essence, les différents rôles dont se compose le drame judiciaire, et qu’on les compare entre eux, on trouve, en les réduisant à leur expression la plus simple, qu’ils représentent toutes les facultés de l’âme, dans l’ordre naturel de leur manifestation.



Commissaire de police,
Procureur du roi,
Juge d’instruction,
chambre du conseil,
chambre des mises en accusation,
Témoins,
Public,
Accusé,
Ministère public,
Avocat,
Jury,
Juge,





}



}




Organe des sens.
Sensorium commune, sens intime.
Attention, comparaison, réflexion.

Jugement.
Mémoire.
Imagination.
volonté
conscience de la société qui accuse.
conscience du prévenu qui se défend.
Liberté.
Raison.



Le drame judiciaire est la représentation solennelle d’un combat intérieur, dans lequel un acte de la Volonté, dénoncé par les Sens, aperçu par la Sensation, examiné par la Réflexion, qualifié par le Jugement, conservé dans la Mémoire, représenté à l’Imagination, est traduit par la Conscience, qui tout à la fois s’accuse et se justifie au tribunal de la Liberté, et condamné ou absous par la Raison. La peine et la grâce qui suivent la condamnation correspondent aux préjugés les plus anciens et les plus intimes de l’homme, l’Enfer et le Paradis.

Ainsi, cet immense travail de la civilisation, à peine arrivé à son terme parmi nous ; cette savante division de magistratures, cette belle organisation de la Justice, tout cela n’est en dernière analyse qu’une démonstration psychologique, dans laquelle les facultés sont prises pour rayon, et la volonté pour pivot. Et tandis que le clergé s’est constitué sur une série empruntée aux règnes animal et végétal (284), et l’armée sur une série arithmétique ; tandis que Fourier organise ses travailleurs sur des combinaisons musicales : les institutions judiciaires suivent, dans leur développement et leur distribution, l’ordre des facultés de l’âme.

L’Instruction criminelle, considérée dans son histoire, ses formes, ses organes, ses conséquences, fournirait la matière d’un ouvrage immense, qui toucherait aux questions les plus profondes de la religion et de la morale, et qui, après la masse d’écrits publiés sur tous ces sujets, aurait encore le mérite d’être neuf, autant pour le fond que pour la forme.


§ IV. — Perturbations sociales, amenées par la violation des lois
économiques. — Division du pouvoir par fractionnement.


502. À part de légères modifications, commandées par la nature du climat, la spécialité des produits et les traditions des races, la loi d’organisation du travail est unique : c’est le dédoublement. Partout où cette loi a été méconnue, partout où la série naturelle du travail n’a pu se réaliser, une série artificielle s’est établie : et l’on a vu les nations, tantôt arrêtées dans leur développement par un rachitisme constitutionnel, tantôt livrées à des souffrances intérieures et à des commotions violentes, qui toutes aboutissaient à la désorganisation et à la mort.

C’est pour cela que l’Économie politique, je veux dire ici l’organisation du travail et le gouvernement des sociétés, constitue non point un art, mais une véritable science. Car cela seul est art, qui consiste en imitation, arrangement factice, série transportée d’une nature à une autre ; et cela est science, qui embrasse tous les rapports d’un objet ordonné en lui-même, et gouverné par des formules partout ailleurs inconnues. L’histoire est désormais expliquée ; elle ne l’a été, elle ne pouvait l’être que par l’Économie politique : une science nouvelle était nécessaire pour dévoiler les secrets du développement social.

503. Parmi les sociétés qui formèrent autrefois corps de nation, les unes s’étaient constituées sur un mode artificiel ; les autres, après avoir rencontré le principe naturel de sériation, l’avaient appliqué d’une manière insuffisante et vicieuse ; de là la diversité de leurs fortunes.

Moïse, qui semble avoir été guidé surtout par l’horreur des castes et du despotisme oriental, avait institué l’égalité devant la loi, la liberté de l’industrie, et jusqu’à certain point la garantie du travail et des propriétés. Sous le rapport de la production et de la distribution des richesses, sa législation fut peut-être la plus parfaite de l’ancien monde. Le travail, déshonoré dans la Grèce et l’Italie, abandonné aux esclaves, était, chez les Hébreux, le principe de la fortune publique et la source du bien-être des citoyens. Malheureusement, le réformateur n’avait rien fait pour l’organisation politique. Point de centralisation ; à moins que l’on ne veuille appeler de ce nom la communauté d’un culte chancelant, et le privilége sacerdotal des lévites : c’est comme si l’on prétendait que l’Europe est aujourd’hui centralisée, parce que ses habitants sont tous baptisés au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Point de division des pouvoirs : des assemblées à la porte des villes assistant aux contrats, écoutant les plaids, jugeant les causes ; une quasi-démocratie menée par des prêtres : nul vestige d’administration. Une société, pour ainsi dire acéphale, ne pouvant vivre, le peuple, à côté de sa théocratie, créa une royauté ; c’étaient deux, trois souverainetés au lieu d’une. Le malheur voulut ensuite que les rois ne sussent ni dominer ni exterminer le sacerdoce, ni diviser leur propre pouvoir. Ils demeurèrent despotes. On sait la triste fin de ce peuple, dont les commencements furent si prospères, et qui parut un moment receler dans son sein les destinées du monde.

504. Le principe de subversion chez les Juifs était donc l’insubordination du sacerdoce, la théocratie : à Sparte, ce fut la communauté.

Vers la fin de la liberté grecque, un roi Spartiate entreprit de faire revivre les institutions de Lycurgue, et, il faut lui rendre cette justice, le malheureux prêchait d’exemple. Agis, comme tous les esprits rétrogrades, attribuait la décadence des mœurs et l’abaissement de la république au dépérissement des vieilles institutions : il ne soupçonnait pas que c’étaient ces institutions mêmes qui avaient faussé les idées, perverti la morale, relâché le lien politique, et, par une sourde mais incessante réaction, amené les choses à un état si déplorable. Que d’éloges irréfléchis prodigués au législateur de Sparte ! Eh bien, il est avéré que la gérontocratie indivise que Lycurgue avait établie subit des changements dès la mort de son auteur ; qu’elle était insupportable à tous les hommes d’intelligence ; et que la liberté individuelle, gênée dans ses actes, fuyait une patrie où elle ne pouvait vivre. Pausanias, Lysandre, Agésilas, se tinrent, autant qu’il fut en eux, éloignés de Lacédémone : la guerre leur devint un moyen de liberté, comme elle était à Rome, pour le prolétariat, un moyen d’existence. Tandis que la défense d’agir et d’être par soi-même poussait à la tyrannie et à la désertion, le précepte du désintéressement produisait des avares, celui de fraternité des égoïstes : et lorsqu’enfin Sparte se fut dépouillée de ses mœurs factices, elle se trouva sans mœurs, sans lois, sans institutions, sans idées. Sparte était morte avant que la ligue achéenne fût dissoute, et que la Grèce eût été réduite en province romaine.

505. Les premiers siècles qui suivirent l’institution des olympiades semblent l’époque des morcellements démocratiques et des communautés. L’institut de Pythagore, qui faillit en quelques années envahir toute la Grande-Grèce, disparut un jour dans une tempête. On a dit que ce fut une conspiration des riches, dont le luxe et les passions ne pouvaient souffrir la censure toujours présente de l’austère réformateur. Les méchants ne s’irritent pas contre les bons sans motif, du moins sans prétexte : je soupçonne que le dessein hautement et imprudemment avoué d’une propagande qui, dans ses vues, embrassait le monde, fut la véritable cause de la catastrophe. Les établissements de Pythagore finirent comme ceux des jésuites : partout où se formera une communauté assez puissante pour se faire reconnaître politiquement, elle soulèvera l’antipathie des masses, et tôt ou tard les violences de la liberté viendront la dissoudre. Il semble que, pour un État libre, le voisinage d’une communauté soit un voisinage de mort. L’homme consent à répondre de ses actes, pourvu qu’il reste maître de sa volonté : ôtez-lui la pensée et la conscience, et la communauté est la règle du genre humain.

506. Témoignage lamentable de cette liberté jalouse ! l’homme pouvait rejeter l’association elle-même : comme si cette expérience eût été nécessaire à la démonstration des lois économiques, un affreux système a été essayé ; dans certains pays, il dure encore.

La féodalité a pesé sur l’Europe pendant dix siècles, et partout elle a laissé d’impérissables vestiges.

507. Dans l’ancienne Germanie, le sol n’était point approprié : chaque famille labourait tous les ans et semait une portion de terrain ; puis, la récolte faite, la terre redevenait commune ; l’agriculture n’engendrait ni possession ni propriété. Du reste, tous les hommes étaient égaux, libres et souverains.

Mais, après la conquête des provinces romaines, les Barbares, dérogeant à leur habitude d’exploitation annale, partagèrent le territoire envahi : les terres, considérées comme butin, furent, ainsi que les meubles, les étoffes précieuses, l’argent et les bijoux, tirées au sort, et de ce partage naquirent les alleux, les lots, propriétés franches, indépendantes, personnelles, absolues, inaliénables. On demandera peut-être comment les mêmes hommes, qui dans leur mère-patrie ne souffraient aucune appropriation du sol, renoncèrent si vite à un usage dans lequel ils trouvaient leur plus sûre garantie d’égalité et d’indépendance. Peut-être ne faut-il voir dans cet événement qu’une crise physiologique : la conquête de l’Empire, en même temps qu’elle mettait fin à la civilisation gréco-romaine, détermina l’avénement des Barbares à l’âge viril, et les fit sortir de la condition nomade. En effet, à partir de ce moment, la tribu s’efface parmi eux pour faire place à l’homme : la cupidité s’éveillant à l’aspect des dépouilles romaines, le caractère individuel, dans ces bandes où jusque-là n’existait pas de nom propre, se constitue. La propriété allodiale s’établit d’elle-même, et, par une sorte de conspiration tacite et générale, il n’y eut pour cela ni délibération, ni champ de mai. Chacun alléché par le butin trouva bon d’en avoir sa part, et de posséder, exclusivement à tout autre, le lot qui lui était échu. Personne ne fit de remontrances : c’était une terre ennemie que l’on partageait ; il semblait que, pour ce qui venait de l’ennemi, la propriété fût permise. Et qui d’ailleurs, à cette époque, parmi les Romains et les Barbares, dans l’Église et le forum, eût su prévoir les choses de si loin ?

508. En conséquence du partage des terres, et d’après l’esprit d’égalité germaine, l’homme libre était seigneur et maître dans son alleu, avait autorité et juridiction sur tout ce qu’il contenait, meubles et immeubles, hommes et bêtes. L’arimannie ou propriété allodiale impliquait droit de juger et de punir, droit de faire prendre les armes et de mener à la guerre, droit de surveillance, de travail, de concession et de main-morte. L’homme libre pouvait se dire, et était réellement, dans son alleu, roi, administrateur et juge, seul et unique industriel.

Quant aux différends qui pouvaient naître entre les hommes libres et aux choses d’intérêt national, toute question se jugeait aux grands plaids, par la nation assemblée sous la présidence du comte ou de son lieutenant. Les affaires privées se terminaient à l’amiable, par sentence arbitrale ou par l’ordalie : les affaires publiques se décidaient par acclamation ou à la majorité des voix. En sorte que les plaids étaient une solennelle reconnaissance de toutes ces royautés individuelles, un public hommage rendu à l’égalité. Autant de guerriers, autant de princes : autant d’alleux, autant de souverainetés. Là point de différence de droits ni d’attributions ; mais seulement quelques inégalités entre les domaines, selon le grade de l’homme d’armes : — point de division des pouvoirs, puisque chaque homme libre renfermait en lui-même tous les pouvoirs et tous les droits. Quiconque, hors lui, exerçait sur sa terre un art ou un métier, était censé travailler en vertu d’une concession du Barbare, et lui appartenait tout entier, personne et produit. « La propriété d’une chose, dit le Code civil, soit mobilière, soit immobilière, donne droit sur tout ce qu’elle produit, et sur ce qui s’y unit accessoirement, soit naturellement, soit artificiellement (art. 346). » Le droit féodal ne faisait qu’appliquer largement ce principe du code Napoléon.

509. On conçoit que, si une pareille société présentait le plus haut degré de liberté et d’indépendance auquel il soit donné à l’homme d’atteindre, elle n’était pas faite pour durer. Les rapports d’usage, d’habitation, de voisinage, moins nombreux cependant et moins compliqués que ceux qu’engendrent le travail et le commerce, devaient nécessairement amener des contestations que la jurisprudence germanique serait inhabile à résoudre, surtout avec le principe d’exclusion et d’intolérance qui constituait la propriété allodiale. Le combat judiciaire lui-même, cette ratio ultima des Barbares, ne suffisait pas toujours pour trancher les questions ; les haines survivaient aux vaincus ; les parents, amis et frères, d’armes des parties prenaient fait et cause pour elles ; et comme le premier droit des arimann, de même que celui des souverains constitutionnels, était de faire la paix et de déclarer la guerre, on vit, parmi ces hommes francs, commencer une œuvre d’extermination mutuelle et d’asservissement, qui finit par la transformation complète de leurs conditions respectives. Au lieu que les arimann étaient primitivement tous égaux, l’effet de leurs discordes fut de les distinguer en vassaux et suzerains, depuis le simple propriétaire d’alleu jusqu’au roi de France et à l’empereur, les plus élevés dans cette hiérarchie. Ainsi les alleux ne furent pas précisément confondus ; ils furent seulement subordonnés les uns aux autres.

Mais comme, dans ce temps où la guerre était la seule industrie, l’ambition germanique s’adressait moins à la propriété qu’à l’homme ; comme le système de la suzeraineté et du vassalat avait surtout pour objet d’assurer au comte, marquis ou baron, la coopération de nombreux auxiliaires, les propriétés allodiales continuèrent d’abord à être tenues sans redevances, avec pleine autorité et juridiction, sauf l’hommage que le vassal devait au suzerain, et le droit d’appel qui était acquis par là même aux hommes du petit feudataire. L’exercice de tous les pouvoirs, civils, politiques, administratifs et judiciaires, l’agriculture elle-même et l’industrie, en un mot, la souveraineté intégrale fut tellement inhérente au fief, qu’on en déduisit cet axiome de droit : Concesso castro, censetur concessa juridictio.

510. C’est ce que n’a pas saisi Loyseau, si savant d’ailleurs en tout ce qui concerne les origines seigneuriales. « Duchés, marquisats, principautés, comtés et vicomtes, baronnies et châtellenies, ont justice de leur propre nature : mais les simples fiefs ne l’ont pas, si ce n’est par cession et usurpation. Car fief et justice n’ont rien de commun[20]. »

Cette assertion de Loyseau prend la féodalité à rebours. L’origine du fief est nécessairement une propriété allodiale, c’est-à-dire franche et souveraine, ayant justice de sa nature par conséquent. Cela est si vrai, que toute seigneurie était fief, même la couronne de France : or, d’où les grands fiefs auraient-ils tenu leur privilége ? Mais, les alleux s’étant dévorés les uns les autres, on perdit de vue la nature et l’origine véritable de tous les fiefs, et l’on en vint jusqu’à penser que tout fief de mince étendue, voisin d’un autre plus considérable, devait être, par ce fait seul, dépendant de celui-ci. Or, la dépendance ou subordination que la guerre établit à la longue entre les propriétaires allodiaux n’avait point, par elle-même, puissance d’ôter au fief ses attributs primitifs ; et lorsque plus tard le comte, en cédant, ou pour mieux dire en rendant un fief, y joignait en même temps le droit de justice, en réalité il ne l’octroyait pas, il le restituait.

511. Au reste, que, selon les mœurs germaines, l’alleu ait été dès l’origine et ait dû rester franc ; ou que, selon la coutume féodale, il ait essentiellement relevé d’un autre, cela ne change rien pour nous à la question, et n’ôte point aux faits leur caractère. De même que la justice du comte était une délégation, libre ou forcée, du roi de France, à qui dès le commencement les légistes attribuèrent toute juridiction ; de même la justice de village fut un démembrement, réel ou fictif (il n’importe pour la légitimité), de celle du comte : et toujours, c’est ici le point capital, la cession du fief emportant cession de souveraineté, il s’ensuivit une distribution de pouvoir d’une espèce particulière.

En effet, tandis qu’aujourd’hui le souverain donne à l’un mission de juger ; à l’autre, puissance d’administrer ; à un troisième, l’amirauté ; à celui-ci, les travaux publics ; à celui-là, les finances, etc., et assigne à chacun un salaire ; le grand feudataire octroyait à se hauts barons, à perpétuité et irrévocablement, pour eux et leurs hoirs, moyennant redevance d’hommes et quelquefois d’argent, comtés, duchés et marquisats ; ceux-ci à leur tour concédaient vicomtes, seigneuries et châtellenies, et ainsi de suite, le dernier de la chaîne réunissant en soi autant de fonctions ou droits seigneuriaux que le roi lui-même.

Ainsi, chez ces âmes tout à la fois simples et hautaines, qui ne connaissaient d’occupation digne d’elles que la guerre, de supériorité que celle des armes, de magistrature que le règlement de leurs affaires domestiques (c’est-à-dire le travail de leurs serfs, les rentrées de leurs droits seigneuriaux, le produit des frais de justice, amendes et confiscations), la division de la souveraineté, après que de longues querelles eurent mis les alleux sous la dépendance les uns des autres, fut conçue sous l’idée d’un fractionnement intégral, non d’un dédoublement. L’abstraction, dans ces temps de ténèbres, n’allait pas plus loin. Charlemagne ayant institué des commissaires pour tenir en son nom les assises dans son vaste empire, et juger dans chaque localité les contestations et les délits, préludant ainsi à une distribution régulière des pouvoirs, ces commissaires impériaux (missi dominici) ne furent pas plutôt entrés en fonctions qu’ils s’établirent en suzerains dans les lieux qui leur avaient été assignés, et se mirent à vendre fiefs et juridictions. Pour eux, la charge de rendre justice entraînait domaine et propriété. Ces usurpations se maintinrent malgré les efforts de l’empereur : et bientôt, grâce à l’incapacité de ses successeurs, qui ne comprenaient rien au système du dédoublement, elles se légitimèrent par la prescription.

512. Le morcellement s’étendant toujours produisit des milliers de juridictions entées les unes sur les autres, comme les branches d’un arbre généalogique : mais comme les grands feudataires se réservèrent peu à peu la connaissance de certains cas et le jugement en dernier ressort sur toutes les affaires, en même temps que les bailliages, sénéchaussées et parlements tendaient à l’envi à l’indépendance, il sortit, de ce conflit d’usurpations, une institution inconnue des anciens, et que la postérité a conservée : ce furent les cours d’appel, la hiérarchie des tribunaux, et, à la fin, la Centralisation.

Mais là encore, l’abus étouffait le bien : « Les justiciers, dit Loyseau, établis par les comtes, vicomtes et châtelains, non contents d’avoir usurpé toute justice, ont entrepris encore le droit de ressort, tel qu’avaient leurs supérieurs, ayant concédé eux-mêmes d’autres justices sous les leurs. Et ceux encore auxquels ils les ont concédées en ont par après accordé d’autres, de sorte que cela est allé presque à l’infini. Et il se trouve en plusieurs endroits quatre degrés de juridiction seigneuriale, et qu’il faut passer par six justices, avant qu’avoir arrêt. Comme, par exemple, au comté de Dunois la justice de Rameau ressort à Prépalteau, Prépalteau à Montigny, Montigny à Châteaudun, Châteaudun à Blois, et Blois au parlement : de cette sorte, les procès vivent autant que les hommes. »

513. Qu’est-ce donc que la féodalité ?

« C’est, répond Filangieri, une espèce de constitution où l’État est divisé en une multitude de petits États, la souveraineté en une foule de souverainetés… ; où l’exercice de l’autorité n’est point distribué, mais où l’autorité est elle-même fractionnée et aliénée ; c’est un gouvernement qui rompt le lien social au lieu de le resserrer, qui donne au peuple plusieurs tyrans au lieu d’un roi ; qui, au lieu d’empêcher le monarque de faire le mal, multiplie autour de lui les obstacles qui l’éloignent du bien ; qui place entre le prince et le peuple un corps puissant toujours occupé à usurper les droits de l’un et à opprimer l’autre ; qui, en un mot, mêlant sans cesse une aristocratie tumultueuse à un despotisme divisé, offre la dépendance de la monarchie sans l’activité de sa constitution, et le tumulte de la république sans sa liberté : tels sont les caractères du système féodal. »

Il n’est pas un trait de ce tableau qui ne puisse encore aujourd’hui, dans le pays le plus avancé de l’Europe, trouver son application. Comme système politique, la féodalité est tombée sous les efforts réunis des communes et des rois : mais dans l’administration, l’industrie, la justice, l’instruction publique, l’armée, la féodalité nous étouffe encore.

514. La féodalité est jugée : les travaux des modernes en ont fait sentir à fond les vices et les impossibilités. Disons pourtant, à l’honneur de l’Humanité, que cet effroyable système a eu sa raison d’existence et sa destinée providentielle, en dehors des prévisions des gouvernements et des préjugés religieux. Ce fut une immense protestation contre le débordement monastique qui, au moyen âge, aidé du concubinage des prêtres et de l’omnipotence papale, menaçait d’engloutir civilisation, famille, liberté. La féodalité, supposant au monachisme catholique, comme autrefois la démocratie grecque s’était opposée au communisme de Lycurgue et de Pythagore ; substituant à la concentration monarchique un principe nouveau, la centralisation ; et venant expirer sous les efforts réunis du pouvoir royal et de l’industrie, prépara cette magnifique synthèse que la Révolution de 89 a inaugurée, et qui n’a cessé de se développer à travers les erreurs du peuple, les lâchetés de la bourgeoisie, et les trahisons des gouvernants.

515. Voici le tableau synoptique des principales formes de gouvernements simplistes et artificiels, dans l’ordre logique de leur manifestation :



La théocratie et l’aristocratie, gouvernements des castes sacerdotale et nobiliaire, sont des variétés de l’antithèse.

Au sortir de la période inorganique, la force collective et la solidarité apparaissent d’abord dans la Communauté ; puis l’unité originelle du travail et sa loi de division se produisent dans la Monarchie, et se continuent, avec la liberté, dans la Démocratie ; la centralisation se révèle ensuite dans la Féodalité ; enfin, ces éléments se fondent harmoniquement dans l’Égalité.


§ V. — Évolution des lois économiques : constitution progressive de la
société.


516. Jusqu’ici le mouvement d’organisation s’est renfermé dans la sphère politique, administrative et judiciaire, et s’est borné aux deux premières lois du travail, la division et la spécification (400-408). Il nous reste à le montrer embrassant peu à peu la science, l’industrie, le commerce et l’agriculture, et produisant ses deux dernières lois, la synthèse et la responsabilité.

Ainsi l’on a vu d’abord la royauté, principe d’unité et de concentration, se manifester au sein de la tribu, soumettre les castes, essayer de se diviser et de se répartir entre des organes spéciaux et subordonnés. Puis, comme antithèse de ce principe, la liberté individuelle nous est apparue dans la démocratie, marchant par l’égalité politique et la concurrence industrielle au nivellement des fonctions. Enfin, nous avons rappelé quelques formes excentriques d’association, telles que la communauté et la féodalité ; et nous avons fait voir dans cette double anomalie la consécration des principes immortels : 1o la force collective, et la solidarité qu’elle engendre ; 2o la personnalité du travailleur, et le mariage qui en est l’expression ; 3o la centralisation, ou coordination des séries de producteurs.

En même temps, par une analyse rapide des fonctions de prêtre, de soldat et de juge, nous avons préludé au grand œuvre de notre organisation définitive, laquelle doit résulter de l’application, successivement faite à chacune des fonctions ou unités sociales, des lois diacritiques de l’Économie.

517. La synthèse de l’œuvre et la responsabilité du travailleur étant liées l’une à l’autre comme le conditionné l’est à la condition (443-445), elles ont pour expression commune le salaire, et se produisant simultanément dans l’histoire. La manière dont cette production a lieu mérite d’être rapportée.

Dans la monarchie, toute fonction est censée appartenir originairement et privativement au roi (511), de qui elle émane comme de sa source : justice, commerce, agriculture, guerre et marine, mines et épaves, sont propriétés royales. — En Égypte, le roi est seul propriétaire du sol, qu’il afferme à ses sujets moyennant redevance ; Salomon rend la justice en personne, comme Charlemagne, saint Louis et tous les barons ; les consuls romains étaient juges, généraux, administrateurs et pontifes. Clovis et ses successeurs ne dédaignaient pas l’office de bourreau. L’empereur de la Chine, dans une fête solennelle, trace de sa propre main un sillon : on a dit que c’était un hommage public rendu à l’agriculture sous un gouvernement tout paternel. Ne serait-ce pas plutôt une commémoration de la propriété impériale[21] ?…

Au commencement donc, le prince fait plus que représenter le Souverain, je veux dire l’Homme collectif, le peuple ; il est de sa personne, en droit et en fait, seul propriétaire, seul producteur. Le domaine du roi s’étendant à tout et ne se perdant pas par la prescription, nul ne peut, par contrat, industrie ou autrement, acquérir la propriété. Car ce serait un roi à côté du roi, c’est-à-dire un concurrent ou un usurpateur.

L’universalité du droit royal n’exista pas d’abord dans toute sa rigueur : il fallut même, sous les gouvernements les plus absolus, un long travail de la société pour faire jeter au principe monarchique toutes ses conséquences. Mais ce principe n’en impliquait pas moins souveraineté absolue sur les biens et les personnes ; et partout où il lui a été permis de se développer librement, il a toujours abouti à l’appropriation universelle. — Au reste, peu importe que la monarchie et la démocratie ne se soient jamais constituées dans leur forme pure ; il est même certain qu’elles ont toujours été l’une et l’autre mêlées d’éléments hétérogènes : ce que la science doit avant tout préciser, c’est ce qui est propre et essentiel à chacune d’elles.

518. De cette disposition monarchique résulta une différence marquée entre la condition du représentant royal et celle du magistrat républicain ; différence qui, à la vérité, gît moins dans le fond que dans la forme, mais qui, par là même, rendait la divergence des deux gouvernements plus profonde.

Quel qu’ait été, selon les temps et les lieux, le mode de distribution du pouvoir royal, le délégué du prince, exerçant pour lui une partie de l’action souveraine, et percevant en son nom les émoluments qui y étaient attachés, était, dans l’esprit de la monarchie, tenancier du roi, par conséquent son redevable. Ainsi, pour une terre, il dut payer une rente ; pour une justice (une justice était une exploitation très-productive par les amendes et les confiscations), des lettres patentes ; pour une gabelle, un fermage ; pour un métier, un brevet ou un privilége, etc.

Dans la république, au contraire, le magistrat, échangeant son titre d’homme privé contre celui d’homme public, au lieu de payer une redevance, fut lui-même salarié. Or, tout opposés que soient ces deux systèmes de rétribution, à ne les considérer qu’au point de vue du droit, ils sont en équation parfaite : seulement les rôles sont intervertis. Car, que le roi concède une charge moyennant redevance, ou que le suffrage des citoyens confère un office avec salaire, il y a toujours cela de commun que, la fonction étant un service utile, ce service doit être payé. Mais, dans le premier cas, le juge royal, exploitant à ses risques et périls la justice du roi, paye une rente ; dans le second, le magistrat, représentant un souverain qui ne se dessaisit pas, reçoit une indemnité.

Observons de plus que, selon les idées monarchiques, toute fonction sociale étant une dépendance de la couronne, il y a tendance à multiplier les feudataires à l’infini, parce que cela augmente le nombre des créatures et la somme des revenus ; tandis que, selon les idées républicaines, toute propriété étant franche, toute industrie libre, tous les droits égaux, les frais du service public sont acquittés par cotisation, ce qui tend à réduire indéfiniment les offices. Ainsi, dans la monarchie, tout est inféodation et redevance ; dans la démocratie, tout est libre : le salaire n’existe que pour les magistrats et les manouvriers ; de plus, les emplois sont essentiellement révocables.

519. Les inconvénients de ces deux systèmes sont égaux. Le principe monarchique aboutit à l’aliénation, à l’insubordination et à la révolte ; ce qui détruit la centralisation et l’unité, objets de toute monarchie. La tendance démocratique produit l’incohérence et la rivalité ; ce qui est contraire au but de toute société. Au reste, les auteurs ont fait ressortir les abus de la vénalité des charges, de l’affermage des impôts, des priviléges industriels, etc., aussi bien que de l’amovibilité des magistrats, de la concurrence commerciale, et du défaut de centralisation : toutes ces questions sont épuisées.

520. Voici donc le problème de l’organisation des sociétés ramené pour la seconde fois (408) à une détermination du salaire : or, que dépose l’histoire sur cette question difficile, et qu’a produit jusqu’à ce jour le mouvement de l’Humanité ? La pratique des gouvernements sera-t-elle encore une fois d’accord avec les indications de la théorie ?

Comme il est dans la nature de tout être organisé d’éviter ce qui lui nuit et de s’assimiler ce qui le fait vivre, une sorte d’échange eut lieu entre la monarchie et la démocratie. Pour conserver la puissance directrice et l’autorité du commandement, la royauté convertit en emplois salariés (les uns révocables, les autres inamovibles) ses commissions féodales, déjà tombées pour la plupart en propriétés individuelles, et rendit ses agents responsables ; — la démocratie accepta cette même inamovibilité, et républicanisa tout ce qui lui parut susceptible de l’être. C’est ainsi que, depuis 1789, époque fameuse de cette transaction entre la monarchie et la démocratie, les fonctions judiciaires, auparavant appropriées et rétribuées par des épices, furent réunies au domaine public, déclarées inamovibles, et payées par le trésor. Une révolution analogue s’opéra dans l’armée et l’enseignement : les jeunes officiers n’achetèrent plus leurs brevets ; les professeurs de facultés jouirent, comme les juges, de l’inamovibilité ; une foule d’employés de toute sorte, soumis à certaines conditions d’avancement, assurés de la retraite, sont en progrès visible vers l’indépendance et l’égalité. Enfin la constitution civile du clergé commença la sécularisation de l’Église ; la maison curiale devint propriété communale, et le prêtre fut salarié de l’État.

521. Au fond, l’inamovibilité des charges est une dérogation au principe de l’inaliénabilité du pouvoir souverain ; mais, pour une société en régime monarchique ou en démocratie commençante, elle est la garantie nécessaire de l’indépendance et de la sécurité du magistrat, un progrès vers la centralisation et l’équilibre des pouvoirs. Mais l’égalité une fois établie, l’inamovibilité ne sera plus que le droit imprescriptible du travail : les magistratures pourront être renouvelées sans injustice pour les droits acquis, et les fonctionnaires publics maintenus sans que la régularité du service soit compromise. Que de difficultés, aujourd’hui insolubles, disparaissent devant l’égalité des salaires !

522. Quel est donc le sens du mouvement que nous venons de décrire ?

Le travail, dit l’Économie politique, est de droit naturel, imprescriptible et inaliénable. — Donc, répond le souverain, en retirant à moi la fonction qui s’en était détachée, je dédommagerai le fonctionnaire par l’inamovibilité, et lui garantirai un revenu.

Mais, ajoute la science, pour mériter salaire, il faut que le travail soit utile. — Aussi bien, a répliqué le gouvernement, je soumettrai les fonctionnaires à des règles, à des formules, et les rendrai responsables de leur exécution.

Quel est le rapport du travail et du salaire ? L’Économie politique ne le sait pas. Et le gouvernement, sans préjuger la mesure de comparaison des services, s’est borné à rétribuer également les employés de même fonction et de même grade.

523. Mais, sous ce fait immense de la réunion au domaine public de certaines fonctions, réunion qui a pour conséquence l’inamovibilité et la responsabilité des fonctionnaires, quelque chose de plus profond encore se découvre.

En quoi se distinguent les fonctions (normales ou transitoires, il n’importe en ce moment) déjà socialisées de celles qui ne le sont pas ?

Comme cette question ne nous touche qu’au point de vue des lois économiques, ou des conditions du travail, que toute fonction doit réunir, il nous est facile de répondre.

Ce qui distingue les fonctions socialisées, c’est leur caractère doctrinal, caractère qui permet d’assujettir les aspirants à des preuves de capacité raisonnées, et les initiés à des formulaires et à des méthodes. Sans doute la jurisprudence, la politique, la théologie et la philosophie ne sont pas des sciences exactes : depuis Thalès jusqu’à M. Cousin, depuis l’Aréopage jusqu’à la Cour de Cassation, l’étude des lois n’est guère que la connaissance mnémonique de routines traditionnelles ; la philosophie est une recherche sans objet, qui cesse par la découverte du vrai. Mais qui ne voit que sous les noms de jurisprudence, philosophie, etc., on a désigné de tout temps les sphères les plus élevées de la connaissance ; qu’à diverses époques les philosophes et les clercs ont été les seuls savants ; que de leurs rangs sont sortis une foule de penseurs de premier ordre ; que leur tendance constante a été vers une méthode d’invention et de démonstration absolue ; qu’aujourd’hui même l’étude de ces prétendues sciences suppose une certaine érudition qui féconde le génie et prépare l’esprit à la synthèse : en sorte que, par l’ensemble de leurs études, par leurs habitudes logiques, par l’objet de leurs recherches et l’opinion qu’en eut de tout temps le vulgaire, les investigateurs du juste, du saint et du vrai, durent occuper le premier rang dans l’État et ouvrir la série des fonctions sociales ?

524. Or, que nous dit la théorie (420-447) ?

Elle nous dit, d’une part, que la seconde loi du travail est la composition, c’est-à-dire la détermination de la fonction comme spécialité métaphysique, en un mot, comme science ; d’autre part, que si la responsabilité a pour expression le salaire, elle a pour principe la connaissance des méthodes, la philosophie du métier, si j’ose ainsi dire, en d’autres termes, l’éducation transcendentale du travailleur. De même donc que l’humanité débute par la division du pouvoir et la spécification des fonctions, conformément à la première loi du travail, de même elle accomplit son œuvre de coordination équilibrée en frappant ses organes du sceau de l’inamovibilité et de la garantie sociale, à mesure qu’ils lui semblent réunir les conditions de haute instruction, d’intelligence synthétique et responsable, qu’elle exige.

N’examinons donc point si les protocoles des diplomates, si les codes de procédure civile et d’instruction criminelle, les rubriques des avoués et des notaires, si la logique d’Aristote et le rituel des curés sont des formulaires dignes d’entrer en comparaison avec les méthodes usitées dans les sciences physiques et mathématiques, des formulaires qui témoignent d’une intelligence forte et nourrie : la question, réduite à ces termes, serait par trop dérisoire. Il s’agit de savoir si, en commençant son œuvre d’organisation par les illuminés et les sophistes, l’Humanité a failli à sa loi, bien que l’application l’ait fréquemment trahie.

525. Or, nous soutenons qu’en constituant d’abord le culte, la justice, l’état, et leurs innombrables adhérences, le mouvement civilisateur s’est déterminé beaucoup moins par ce qu’étaient en eux-mêmes ces divers ordres de fonctions, que par les idées qu’ils représentaient et les espérances qu’ils faisaient naître. — Numa, selon Plutarque, s’était occupé de classer et discipliner les arts et métiers ; saint Louis organisa les corporations et leur imposa des règlements ; la prospérité des républiques italiennes et des villes anséatiques fut fondée tout entière sur la liberté et la glorification du travail ; à diverses époques la politique est intervenue, d’une façon plus ou moins brutale, dans les affaires de l’industrie et de l’agriculture ; Bonaparte disait en frémissant : On n’entend rien au commerce : pourquoi donc l’industrie, l’agriculture et le commerce, malgré les efforts des travailleurs et la bonne envie des despotes, n’ont-ils jamais pu se centraliser, se constituer d’une manière à la fois démocratique et unitaire, si ce n’est parce que l’industrie, l’agriculture et le commerce, bien que spécialisés dès longtemps, aussi bien et mieux peut-être que les fonctions politiques, n’ont jamais pu se classer dans la sphère de l’intellectuel et de l’idéal ; parce que le théologien n’y a vu qu’une matière à cas de conscience, le juriste une occasion de procès, le philosophe une pratique indigne de ses hautes spéculations ; parce que dès l’origine le laboureur, l’industriel et le marchand se sont courbés sous ce triple anathème ; parce que la liberté, enfin, la liberté qui doit les rendre à la dignité de savants et d’artistes, de fonctionnaires sociaux, d’homme enfin, commence à peine de naître ?…

526. Nous avons dit l’histoire dans le passé : tout à l’heure nous la raconterons dans l’avenir. Une force toute-puissante, soumise à des lois certaines, nous pousse sur une ligne inflexible ; il faut que la carrière commencée s’achève, qu’elle s’achève comme elle a été commencée : l’univers s’écroulerait plutôt qu’il en fût autrement.

Mais une dernière loi du mouvement organisateur nous reste à décrire.

D’après l’Économie politique, le travail parcellaire, le travail, monotone, pénible, répugnant, est la base de l’apprentissage (432). Il faut voir de quelle façon l’humanité a appliqué ce principe, et quelles conséquences en découlent pour l’organisation des sociétés.

527. La pierre d’achoppement des écrivains qui se sont occupés de constitutions, l’écueil qui les a précipités presque tous, ceux-ci dans les sables de la monarchie, ceux-là dans les ravins de la république, tandis que les autres rebroussaient jusqu’aux marécages de la théocratie et de la communauté, ce sont les fonctions pénibles et répugnantes. Rousseau, et Platon avant lui, ne concevaient l’égalité qu’avec l’esclavage pour soutien. Cette idée fut celle de l’antiquité.

On peut dire qu’aux yeux de l’Athénien paresseux et bavard, toute espèce de travail était répugnante. Dans cette reine de la civilisation grecque, Athènes, l’esclavage donnait tout à la classe libre : 400,000 esclaves entretenaient 20,000 citoyens.

À Rome, le plébéianisme fut, ou peu s’en faut, traité de même. Sans propriété, sans capitaux, toujours endettés, n’ayant d’espoir que dans le pillage, les plébéiens, par destination originelle autant que par nécessité, exerçaient les professions grossières et ignobles. Qu’étaient-ils, en effet, ces plébéiens ? Minores gentes, les petites gens, les races mineures, dit Vico.

Pendant toute la durée du moyen âge et jusqu’à la révolution, le travail, délaissé par la noblesse et le clergé, retomba sur les serfs, qui peu à peu devinrent roturiers, puis bourgeois. Mais le souvenir de la condition primitive des travailleurs a été consacré par l’Église, dans la défense de vaquer, les dimanches et fêtés, aux œuvres serviles. L’Église, dans son bienheureux sommeil, oublie présentement qu’il n’y a plus de serfs ; l’exception des œuvres libérales a tellement rongé le précepte, qu’il n’en reste plus que l’écorce.

Or le serf était traitable, corvéable et main-mortable : de même que l’esclave, et primitivement le plébéien, il était capitis minor ; il ne comptait pas pour une tête dans l’État.

523. Aujourd’hui le travail est honoré et ne fait honte à personne : cependant, il est un certain nombre de travaux répugnants, parcellaires, rétribués par la main de l’avarice, des travaux que tout le monde fuit, et qui sont comme l’apanage inaliénable de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, du prolétariat.

Le prolétaire du dix-neuvième siècle, c’est surtout, je le répète, le travailleur parcellaire, sans industrie et sans initiative ; vivant au jour le jour, n’ayant pas même le droit de s’entretenir avec ses pareils des moyens d’améliorer sa condition : heureux quand la grossièreté forcée de sa vie et son isolement politique n’étouffent pas radicalement en lui le sentiment du bien et de l’honnête.

Le prolétaire est donc mineur dans la société.

Des auteurs éminents ont raconté les douleurs de cette misérable catégorie d’humains, qui, sous les noms d’esclavage, de plébéianisme, de servage et de prolétariat, se montre chez tous les peuples et à toutes les époques de l’histoire : ils ont fait ressortir le fait consolant de l’affranchissement progressif du prolétaire par le travail, et ont prophétisé l’extinction du paupérisme et de l’inégalité : mais personne, que nous sachions, n’a déterminé les véritables causes de cette anomalie, et surtout n’en a dévoilé le sens.

529. Le principe du paupérisme est dans le défaut d’équilibre entre le produit et le salaire du travailleur, c’est-à-dire dans la rente prélevée par le capitaliste oisif ; cette thèse a été surabondamment démontrée[22] : — le but providentiel du prolétariat est de définir le devoir du jeune citoyen, et les conditions de son admission au corps politique.

Si l’histoire est le tableau déroulé dans le temps de l’organisme collectif, l’esclave, le plébéien, le serf, le prolétaire, sont le symbole du citoyen mineur, du jeune dans le travail, en un mot, de l’apprenti.

Mais qu’est-ce que l’apprentissage ? Faut-il revenir au régime à jamais anéanti des corporations et des maîtrises, et priver l’apprenti, comme autrefois, d’honneur, de science et de conscience ?…

L’apprentissage, pour nous, est l’instruction publique ; l’autorité qui y préside est l’Université, non pas réduite à cinq ou à quatre facultés, mais une université vraiment universelle, embrassant dans son vaste sein sciences, lettres, arts, industrie, agriculture, commerce, travaux publics, armée, économie sociale, destinée du genre humain : depuis les rudiments de la pensée jusqu’aux dernières profondeurs de l’intelligence.

Le droit de l’apprenti est de tout connaître, de tout voir, de tout essayer ; — son devoir est d’accomplir gaiement et avec audace toutes les corvées que les besoins de la société et le service intérieur du grand atelier commandent : telle est la dette de l’apprentissage et la loi de l’égalité.

Lorsque de nos jours un candidat se présente pour une carrière administrative, la première question qu’on lui adresse est celle-ci : Avez-vous satisfait à la loi du recrutement ? De même, avant de concéder au jeune homme le droit du citoyen : — liberté individuelle, association au travail, salaire, mariage, vote, droit de pétition, d’accusation et de censure ; je veux qu’on lui demande : Avez-vous reçu l’instruction prescrite ? avez-vous fait vos exercices ? avez-vous rempli les obligations de l’apprentissage ? avez-vous pris vos grades ? Montrez vos diplômes…

530. Lecteur, si votre cœur est pur de ferment aristocratique, si le respect humain ne fait plus rougir votre front, suivez jusqu’au bout ma pensée : sinon, passez cet article ; vous n’êtes pas digne de le lire.

Il faut observer d’abord qu’il est une époque d’éducation rudimentaire, identique pour tous les sujets, autant du moins que leur spécialité native ne se signale pas par une excessive précocité. Ce premier temps de l’éducation embrasse à peu près les mêmes objets que nos écoles primaires et nos collèges jusqu’à la quatrième : seulement il convient d’y joindre, comme exercices, de fréquentes manœuvres agricoles et industrielles, autant par mesure d’hygiène qu’afin de solliciter les caractères et de mettre en relief les aptitudes. Déjà même l’idée de l’utile pourrait se développer au moyen de ces jeux, surtout si on y attachait des primes et des récompenses. Les études scolaires, il est vrai, en seraient retardées : mais les corps en recevraient plus de vigueur ; les âmes sortiraient de là mieux trempées : or, quand nous n’aurions plus d’orateurs de quatorze ans, ni de savants de quinze, cet avantage serait-il si regrettable ?… À l’égard de la dépense, une fois l’adolescent hors du foyer domestique, il n’est plus à la charge de la famille.

Remarquons aussi que, dans les premières années de ce régime, on ne devra pas imposer à tous les sujets les mêmes devoirs : jusqu’à ce que les races prolétaires, minores gentes, généralement viciées, dans l’âme et dans le corps, par la misère, l’engourdissement des passions nobles et la somnolence religieuse, se soient renouvelées, n’attendons pas que chez le grand nombre l’intelligence prenne son équilibre et s’élève au niveau moral.

Mais, puisqu’en ce moment nous anticipons sur l’équivalence des capacités parmi les hommes, essayons, par un ou deux exemples, de faire pressentir les épreuves que l’apprenti devra subir avant d’être déclaré compagnon, avant de prendre rang parmi les citoyens. Car il serait étrange d’imaginer qu’un individu jouit du droit social par cela qu’il appartient à l’espèce, et de croire que le fait de sa naissance le constitue en dignité. Tel est, je l’avoue, le préjugé monarchique et nobiliaire, préjugé éminemment désorganisateur et anti-social. Mais avant qu’il ait été façonné par l’éducation, l’homme est sauvage : or, le sauvage n’a de droits à revendiquer sur rien. Les droits du sauvage, d’après Fourier, sont : chasse, pêche, cueillette et pâture ; dirait-on moins d’une bête farouche ? Et, de vrai, le prolétaire n’a pas même ce droit des fauves, que tous les jours nos philanthropes agronomes s’appliquent à restreindre.

531. Un emploi de forgeron, serrurier ou mécanicien, vaque dans une commune : le conseil municipal cherche un ouvrier. Il paraîtra peut-être étrange qu’il exige du candidat qu’on lui présente, non-seulement qu’il sache manier la lime et le marteau, mais qu’il possède des connaissances étendues en métallurgie, chimie, géologie et mines ; qu’il ait fait ses preuves dans les forges et les arsenaux ; que, tantôt sous l’uniforme de l’école, il ait observé les lois de la nature inorganique dans les laboratoires, se soit rompu aux procédés de l’art dans les ateliers de l’université ; tantôt sous la blouse du pionnier et le harnais du soldat, il ait fourni son contingent de corvées à l’extraction des houilles et des minerais, et à la garde de la patrie : le tout avant 27 ou 28 ans révolus. À quoi bon, en effet, tout ce savoir et ces campagnes, pour raccommoder des pioches et ferrer des voitures ? Un pareil homme serait digne d’être ingénieur, même général.

Eh ! sans doute il en serait digne : et c’est pour cela que nous sommes partisans de l’égalité, entendez-vous ?… Mais poursuivons.

La commune a besoin de maçons, de tailleurs de pierre. — Voici de jeunes hommes, au corps robuste, à la main forte et sûre, à l’âme d’artiste, dont le moindre connaît, avec la pratique du métier, la coupe des pierres, la géométrie descriptive, la statique, l’architecture, la composition des ciments, etc. ; et qui tous ont travaillé aux carrières !…

Mais qu’est-il besoin d’en dire davantage ? À l’école d’agriculture, les travaux de défrichement, dessèchement et reboisement ; — à celle du commerce, l’entretien des ports, des routes et des rivières ; — à toutes, le creusage des canaux, les terrasses, déblais, transports. Et si, parmi cette jeunesse enthousiaste, quelques-uns possèdent le génie divin de la poésie et de l’art, pour ceux-là multipliez les études, multipliez les corvées : le fruit qu’ils promettent ne peut mûrir qu’arrosé de sueur et de sang. Comment, en effet, parleraient-ils à la société, comment en reproduiraient-ils le caractère harmonique et les traits si divers, s’ils n’en étaient eux-mêmes, par une étroite sympathie, l’expression vivante et fidèle ?

532. J’en ai dit assez pour quiconque sait lire et comprendre : quant aux autres, il est inutile d’étaler à leurs yeux ébahis de semblables paradoxes. Mais il est une chose que nous ne saurions passer sous silence : les seuls hommes dont le regard soutienne aujourd’hui ces idées, les communistes et les phalanstériens, forment deux sectes séparées, deux partis qui se croient essentiellement hostiles.

Sous les noms de petites hordes et d’armées industrielles, Fourier a organisé l’instruction publique et les grandes manœuvres d’une manière à peu près semblable à celle que nous venons de décrire : ce qui lui manque, ici comme partout, c’est de saisir dans la civilisation même la base et le point de départ de ses réformes, de parler au nom du droit et du progrès, au lieu d’invoquer sans cesse son indémontrable à priori. Quant aux communistes, j’oserais jurer en leur nom que par éducation commune ils n’entendent rien de plus, rien de moins que l’école sociétaire : comment donc, pour une variante de style, pour le plaisir égoïste et mesquin de porter un nom propre, les représentants de ces opinions protesteraient-ils de leur antipathie mutuelle ? Est-ce que la vérité n’est pas traditionnelle ? est-ce que la science est une propriété ?…

533. L’organisation universitaire, image de la société elle-même, est le sceau de l’égalité : c’est elle qui, mettant en rapport les deux pôles de ce vaste organisme, le pouvoir et la jeunesse, donnera à la société sa forme définitive et fermera la série des révolutions.

Pour nous convaincre de cette vérité, nous allons reproduire, en l’abrégeant, le tableau du développement historique. Mais n’oublions pas que sur cette vaste scène aucune phase ne se produit sans lutte, aucun progrès ne s’effectue sans violence, et que la Force est en dernier résultat l’unique moyen de manifestation de l’Idée. On pourrait définir le mouvement, une résistance vaincue ; à peu près comme Bichat définissait la Vie, l’ensemble des phénomènes qui triomphent de la Mort. Cette loi de la nature est vraie surtout de la civilisation, dans laquelle des principes nouveaux triomphent sans cesse de principes qui ont fait leur temps.

534. a) Le travail est l’axe sur lequel se meut l’Économie politique (383) ;

De même le Souverain, c’est-à-dire le Travailleur collectif, manifesté, soit dans le roi, symbole du pouvoir centralisateur, soit dans le peuple formé en assemblée constituante, est le pivot de toute organisation progressive et régulière.

b) Les lois du travail sont : la division, la spécification, la composition, génératrice de l’équivalence des fonctions et des capacités, ainsi que de l’égalité des fortunes ; enfin, la solidarité et la responsabilité, ayant pour sanction le salaire égal au produit, la récompense égale à la peine :

De même encore, dans la société, toute profession, politique, judiciaire, administrative, industrielle, enseignante, est un dédoublement de la puissance souveraine ou de l’organe central, autour duquel elle vient se coordonner, à mesure qu’elle se scientifie et qu’elle atteint la norme du salaire.

535. Passons maintenant en revue les grandes applications de ces lois, et, laissant de côté les Orientaux et les Grecs, ne remontons pas plus haut que les Romains.

Après sept règnes, tous signalés par des victoires, des lois, des institutions et des monuments, le besoin de faire descendre l’autorité se fait sentir. — Une révolution chasse les Tarquins et remplace la royauté par le consulat, magistrature indivise au commencement, mais du moins temporaire, élective, par conséquent plus voisine, plus accessible.

L’exemple des patriciens apprend au peuple comment se conquièrent les droits politiques : — une nouvelle révolution amène le tribunat ; une troisième abolit les décemvirs. Dans la première on avait vu une matrone violée, un vieux roi proscrit, un autre assassiné, un consul bourreau de ses enfants. Dans les suivantes, le peuple coalisé refuse le travail ; une jeune fille est enlevée, puis poignardée ; le chef de l’État meurt en prison ; un banni, revenant avec les ennemis de la patrie, met la ville à deux doigts de sa perte.

Le pouvoir consulaire se divise toujours et la république n’en devient que plus vigoureuse : mais chacun de ces progrès est signalé par des troubles, des assassinats, des proscriptions. Que de sang versé à l’occasion des lois agraires ! C’était l’ordre agricole-industriel qui cherchait à se constituer à côté de l’ordre politique : mais les idées n’étaient point mûres : au lieu d’une science économique, on eut les Codes, le Digeste, les Pandectes ; au lieu d’un système universitaire, l’usure, plus atroce qu’auparavant, et l’esclavage ; au lieu de l’égalité, l’empire.

536. Cet immense travail d’organisation ayant avorté, il fallut tout recommencer à nouveau.

Le christianisme paraît, annonçant, dans des phrases mystiques, l’égalité, la solidarité universelle, la responsabilité des personnes. — Discordes, calomnies, persécutions et révolutions. Ce fut le bain d’Achille, ou plutôt le rajeunissement de Pélias.

La féodalité se constitue : c’était, selon M. Guizot, la liberté individuelle et la famille. — Guerres, massacres, exterminations et révolutions pendant dix siècles.

Les communes s’affranchissent : voici l’avènement du Seigneur, la glorieuse incarnation du Travail. — Résistance des nobles, résistance du clergé, machiavélisme des rois, trahisons, guerres civiles.

La monarchie absolue s’établit : c’est la centralisation et l’unité. Révolte de la noblesse, insoumission des parlements, murmures du tiers-état. Enfin Louis XIV se montre, et le monde se tait devant lui.

537. La suite est connue. Après trente ans de luttes gigantesques, une sorte de compromis a été signé entre les principes antagonistes : mais la dernière loi du monde n’est pas réalisée, le dernier appareil organique n’a pas vu le jour, et le mal dure encore : la douleur est là, sourde, dévorante, jusqu’à ce qu’elle force la société d’éclater. Venez, et voyez.

538. Une démocratie impatiente, justement convaincue que toute amélioration procède du gouvernement, demande l’extension des droits politiques. Comprimez-la, ce sera une révolution ; accordez-lui sa demande, ce sera encore une révolution. La concentration du pouvoir exécutif est excessive ; les attributions de ses principaux agents sont mal définies et mal circonscrites ; l’organe central, dans lequel il se personnifie, appelle de nouveaux dédoublements. — Révolution.

Il faut démocratiser la banque, réunir au domaine public les caisses d’assurances, fixer un minimum de salaire, abolir les douanes, les prohibitions, les tarifs : déjà ces idées sont à l’ordre du jour ; mais les exploiteurs résistent. — Révolution.

Pour que le peuple subsiste et que la société dure, il faut centraliser le commerce, l’agriculture et l’industrie ; proportionner la production aux besoins ; ménager les ressources minérales, entretenir, augmenter les végétales ; il faut faire rentrer dans leurs sphères d’administration respectives notaires, avoués, huissiers, greffiers, commissaires-priseurs, syndics, pharmaciens, médecins, imprimeurs, libraires, toutes les charges vénales, toutes les professions assujetties au brevet, au diplôme et à la patente ; en même temps, éteindre progressivement les fonctions anormales, subversives, ou faisant double emploi ; il faut réglementer l’atelier, policer le marché, convertir en impôt la rente du capitaliste, républicaniser, comme disait Cambon, la propriété. Déjà la voie est ouverte : les chambres de commerce, les sociétés d’agriculture et les comices agricoles, le cadastre, le domaine supérieur de l’État sur les eaux, les forêts et les mines ; les droits de transit et d’entrepôt, l’exploitation par le gouvernement des tabacs, poudres, monnaies, postes, télégraphes, etc. ; un droit administratif qui se crée : tout cela témoigne d’un mouvement de transformation non équivoque. Mais les princes du monopole, la propriété anarchique et dissolue résiste, et toujours résistera ; des plumes vénales la défendent, une foule égarée l’appuie, le pouvoir lui obéit, — Révolution qui sera la dernière.

539. Au reste, ne soyons ni effrayés ni surpris de cette marche des choses. D’après la mythologie antique, toute puissance qui change ou se modifie est une divinité qui meurt, un génie que l’on tue, qui est vaincu. La philosophie moderne parle de même : Toute révolution politique, dit M. Cousin, est une idée qui se réalise, c’est-à-dire une idée qui abroge une idée antérieure, qui la tue. Or, comme dans la société les idées sont les intérêts, et que les intérêts sont les hommes, il est difficile que des hommes qui ont régné par leurs intérêts et leurs idées consentent à s’éclipser et à disparaître. Il faut les vaincre : l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg aurait dit, dans son style d’inquisiteur, il faut les tuer. Car n’attendons pas qu’aucune raison les convainque ; que l’évidence du droit, l’imminence du danger leur fasse lâcher prise : il y va pour eux de la vie ou de la mort morale, ils ne céderont qu’à la force[23].

Au reste, jetons les yeux sur ce qui se passe : et, puisque, par l’infirmité de la nature, nous sommes plus frappés de l’éclat des faits que de l’enchaînement des idées, instruisons-nous par les faits.

540. Tous les jours il devient plus urgent de réviser la constitution civile du clergé, de courir au-devant d’une révolution, qui déjà s’accomplit. — Pensez-vous que le gouvernement, qui certes n’est pas dévot, s’en occupe ? Oh ! ce serait la consommation de l’athéisme légal ; et l’université a bien assez des calomnies des évêques. Pour que l’on ose toucher à l’encensoir, il faudra que le gouvernement tombe aux mains des communistes : mais, alors, il y aura des martyrs.

On parle de ressusciter les ministres d’État ; plus tard on reviendra à l’hérédité de la pairie : une armée de cinq cent mille hommes est entretenue sur pied de guerre ; des citadelles sont élevées ; le pouvoir central se fortifie par tous les moyens. — Croyez-vous que ce soit afin de préparer la classe prolétaire à la vie politique ? croyez-vous que l’on songe à développer le principe démocratique des gardes nationales, à changer la conscription en service universitaire, à consacrer l’unité du pouvoir représentatif par l’abolition de la haute chambre, à réduire le gouvernement personnel ?…

Depuis quinze ans les ministres ne peuvent ni convertir les rentes, ni accorder le sucre de canne avec le sucre de betterave, ni reculer la ligne douanière, ni créer des banques agricoles, ni abaisser les tarifs, ni empêcher les pots-de-vin, ni cautériser le chancre des sinécures. — Vous imaginez-vous que demain l’État, se faisant banquier, escompte à 2 p. 0/0 d’intérêt, fixe à 6,000 fr. les appointements des premiers fonctionnaires, déblaie ses bureaux d’une litière de fainéants ? puis que, s’appuyant sur le prolétariat émerveillé, il se charge de l’exécution des chemins de fer, affranchisse, du même coup, les canaux et des péages et des compagnies ; ouvre toutes grandes, aux produits étrangers, les portes de la frontière ; combine la production nationale d’après le prix de rendue de ces produits ; déclare la concurrence abolie, la propriété inapplicable et le système hiérarchique impossible[24] ?…

541. Certes, l’idéal du progrès serait que le corps électoral, les chambres, le gouvernement, s’épouvantant non plus du passé mais de l’avenir, comprenant enfin la justice et l’infaillibilité de toutes ces révolutions, devinssent tout à coup radicaux et procédassent spontanément aux réformes ; qu’au lieu de s’achever par la guerre civile, les révolutions s’accomplissent désormais dans des combats de tribune et de presse. Quels chants de joie dans les ateliers ! quel torrent de bénédictions sur les têtes royales ! quel honneur aux modernes patriciens !…

Peut-être si quelque homme d’État, soudainement illuminé, acceptant un inévitable avenir, se faisait l’organe de la nécessité auprès des puissances ; si ces questions, soulevées par l’autorité même, s’agitaient au sein de la bourgeoisie, nous verrions se réaliser cette merveille. Car ils sont encore plus peureux qu’égoïstes, ces pauvres bourgeois. Ce qu’ils redoutent est la confusion et le pillage : mais qu’un gouvernement, éclairé de toute la raison du siècle et appuyé sur les vœux de la nation, ordonne des études, puis, après avoir discuté les plans, se charge de l’exécution : la bourgeoisie, loin de se plaindre, trouvera que l’on ne va pas assez vite. C’est dans cette vue que j’ai osé dérouler le tableau d’une situation inexorable, espérant que le flux intellectuel, auquel personne aujourd’hui ne peut se soustraire, porterait haut et loin ce faible tribut de ma pensée[25], et sachant très-bien qu’une révolution prévue n’est à craindre que pour ceux qui la bravent.

Du reste, je sais que le peuple, non plus que le destin, ne fait ni n’accepte de grâce : et c’est pour cela aussi que j’ai cru devoir rappeler à ceux qui me lisent, par l’exemple de tous les siècles, et avec l’assentiment des philosophes, qu’il est des cas où la révolte contre le gouvernement devient tout à la fois un droit et un devoir. Ne laissons pas faiblir parmi nous l’esprit révolutionnaire[26], l’esprit même de la liberté et du progrès. Quand nous n’y trouverions qu’une garantie contre les trahisons systématiques, un aiguillon à la mollesse et aux irrésolutions de nos mandataires, jamais nous ne devrions laisser éteindre ce feu sacré.

542. Mais nulle révolution désormais ne sera féconde, si l’instruction publique recréée n’en devient le couronnement. Voulez-vous sur la terre éterniser le paupérisme, le crime, la guerre, les convulsions, le despotisme ? éternisez le prolétariat. L’organisation de l’enseignement est tout à la fois la condition de l’égalité, et la sanction du progrès. Déjà tout se dispose pour cette grande œuvre, dont Rome, qui nous a laissé tant de modèles, ne conçut pas même l’idée. Il y a cent ans, nous n’avions guère, avec de malheureux maîtres d’école, que des collèges de jésuites ; point d’unité et de centralisation entre les facultés. Aujourd’hui l’Instruction publique embrasse tout, lettres, sciences, arts, commerce, manufactures, navigation, mines, eaux et forêts, etc. ; bientôt aussi, nous devons l’espérer, agriculture et métiers.

Non, nous ne périrons pas ; non, la France démocratique ne finira pas comme la Rome républicaine : j’en atteste cette grandissante Université.

  1. Mais succession, progrès, évolution, drame, tout cela suppose système : et là où il y a système, il y a matière à SCIENCE. (Note de l’éditeur.)
  2. Soit : il n’y a pas plus d’histoire générale que de science générale. S’ensuit-il que l’histoire, ou, si vous aimez mieux, une histoire ne puisse être une science ? (Note de l’éditeur.)
  3. Cela est-il bien sûr ? L’auteur n’a-t-il pas dit lui-même quelque part que l’astronomie, par exemple, cette science réputée presque finie, était en train de passer de la mécanique céleste à l’organique céleste, ce qui implique progrès, même dans la science ? (Note de l’éditeur.)
  4. Qu’est-ce que cela prouve contre l’histoire ? (Note de l’éditeur.)
  5. La connaissance du progrès accompli forme précisément cette étude et constitue la science même. Le progrès n’a pas d’autre raison que lui-même, comme la vie n’a pas d’autre raison que la vie. L’histoire est la physiologie des sociétés ; elle est donc science. (Note de l’éditeur.)
  6. Voilà une synthèse historique. Comment l’auteur, avec une si haute intelligence de l’histoire, a-t-il pu refuser à l’histoire le caractère de science ?… (Note de l’éditeur.)
  7. L’extinction prématurée des idées religieuses est funeste surtout au peuple, aux enfants et aux femmes. À l’instant où la raison s’affranchit, si une éducation libérale, aidée du travail et d’habitudes méditatives et recueillies, n’impose à l’âme un nouveau frein, la conscience rapidement abrutie peut tomber en quelques jours au dernier degré de perversité. Cette situation, devenue presque générale, est l’inépuisable texte des calomnies que débitent contre le siècle dévots, légitimistes, écrivains gagés, courtisans d’un nouveau despotisme, magistrats chargés de venger les crimes que les institutions ne savent prévenir. Or, à qui la faute ?…
  8. Mais tout ce que vient de dire l’auteur est de pure science historique ; et quand, remontant de cause en cause, il aurait découvert, comme il dit, la raison du progrès, il n’aurait fait que donner le dernier mot de l’histoire, la dernière formule de la science. (Note de l’éditeur.)
  9. Revue de Législation et de Jurisprudence, t. xii, 4e livraison.
  10. Très-bien. La critique s’adresse à M. Ortolan : elle n’atteint pas, elle ne saurait atteindre l’histoire. L’auteur l’a dit dans ses définitions : la science n’a point pour objet les substances ou les causes, mais les lois des phénomènes. La loi du progrès en tout ce qui touche a la société, c’est-à-dire, la formule du développement historique : voilà ce qui constitue la science de l’histoire. (Note de l’éditeur.)
  11. Enfin l’auteur commence à se faire entendre. L’histoire est pour lui la même chose que l’Économie politique, considérée à un certain point de vue. Donc l’histoire est science. Ce n’était pas la peine de dépenser tant d’esprit pour soutenir un paradoxe. (Note de l’éditeur.)
  12. Les officiers de marine avouent qu’un combat naval est désormais impossible, attendu qu’en cinq minutes les deux flottes ennemies seraient coulées bas. Heureux progrès de l’art de détruire, qu’il se détruise lui-même !
  13. L’auteur a voulu dire que l’agriculture, le commerce et l’industrie doivent être centralisés comme l’administration : il n’a jamais été dans sa pensée que le travail dût être organisé par l’état. (Note de l’éditeur.)
  14. Sous le règne de Chun et de Yu, le ministère à la Chine était ainsi divisé : 1. Agriculture ; 2. Instruction publique ; 3. Justice ; 4. Travaux publics ; 5. Domaines ; 6. Rites ; 7. Musique ; 8. Censure. À la tête était un instigateur des ministres. Le régime féodal, établi à la Chine à cette époque (2205 av. J.-C), ne permit pas d’abord d’opérer la centralisation que promettait une telle distribution. — Pauthier, Chine.
  15. Sur 20,000 citoyens, environ, dont se composait le peuple libre d’Athènes, c’était un représentant pour quarante.
  16. Tout cela s’est vu en France depuis soixante ans, et se voit encore. Ce n’est pas pour rien qu’on nous nomme les Athéniens du monde moderne. (Note de l’éditeur.)
  17. L’auteur paraît être depuis revenu sur ce jugement : il a écrit maintes fois que la révolution sociale devait prendre son évolution d’en-bas, de la spontanéité des masses, non de l’initiative du gouvernement. Au reste, il n’est pas impossible d’accorder entre elles ces deux opinions. (Note de l’éditeur.)
  18. Blanqui, leçons du Conservatoire.
  19. Pie IX, se faisant réformateur politique et introduisant les idées libérales dans le gouvernement romain, semble avoir voulu faire mentir cette prophétie fatidique. Or la papauté a plus souffert en six mois du libéralisme du nouveau pontife qu’elle n’avait fait en trois siècles de l’immobilisme de ses prédécesseurs. Le catholicisme est condamné ! (Note de l’éditeur.)
  20. Loyseau, Traité de l’abus des justices de villages.
  21. Voici ce qui pourrait favoriser cette conjecture. Le système féodal fut en vigueur à la Chine depuis le règne de Yu (2205 av. J.-C), qui distribua le territoire a des tenanciers, jusqu’à celui de Tusin-chi-Hoong-ti (221 av. J.-C), moins célèbre pour avoir aboli la féodalité dans ses États, que pour avoir persécuté les lettrés et brûlé leurs livres. Pauthier, Chine.
  22. Qu’est-ce que la Propriété ? — Lettre à M. Blanqui, Paris, 1841.
  23. Tout ce passage, écrit il y a six ans, est l’effrayante prophétie des événements qui, dans toute l’Europe, en ce moment, s’accomplissent. Fasse le ciel que la prophétie ne se vérifie tout entière ! (Note de l’éditeur.)
  24. Le gouvernement monarchique ne l’a pas pu : le gouvernement républicain ne le peut pas, et toujours par la même raison, parce que le gouvernement, ce sont les intérêts. Où allons-nous, grand dieu ? (Note de l’éditeur.)
  25. Pauvre penseur ! Voilà dix ans que vous jouez le rôle de Cassandre ; et plus les faits vous donnent raison, moins on tient compte de vos avertissements. (Note de l’éditeur.)
  26. Et voilà l’homme que l’on ne cesse d’accuser de contre-révolution !… (Note de l’éditeur. )