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De la Critique moderne et de la comédie antique

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De la Critique moderne et de la comédie antique
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 12 (p. 849-864).

DE LA


CRITIQUE MODERNE


A PROPOS DE


LA COMEDIE ANTIQUE




Ménandre, par M. Guillaume GUIZOT.




La littérature de notre temps est comme sa politique : elle a commis tant d’erreurs et donné tant de mécomptes, qu’on est peu disposé à la juger avec indulgence, et elle a sa grande part des rigueurs de cette misanthropie que nos malheurs ont mise à la mode. Ce qu’on craindrait le plus aujourd’hui, ce serait de paraître admirer quoi que ce fût, car l’admiration engage à quelque chose, et désormais qui s’engage se croit dupe. Il vaut mieux ne rien promettre pour n’avoir point à s’acquitter, et ne rien affirmer pour n’avoir rien à soutenir. Les hommes de talent qui brillent encore parmi nous doivent donc se résigner à un peu d’indifférence et s’abonner à quelque injustice. On n’a nulle envie de s’enrôler à leur suite ni de rompre des lances pour eux, car les lances se brisent, et l’on se pique aux tronçons. Ce serait d’ailleurs une grande inconséquence que de se laisser éprendre d’un mérite intellectuel quelconque à une époque où il est convenu que l’intelligence a fait tant de mal. Que ne pourrait-il pas arriver, si par aventure on s’échappait jusqu’à reconnaître que tout n’est pas déchu dans le domaine de l’esprit, qu’on peut encore, par exemple, écrire et penser après le XVIIe siècle, et que l’imagination et le talent ne sont pas morts de la peste après nous l’avoir donnée ! Quel péril et quel funeste oubli des leçons les plus réprimantes de l’expérience, si l’on désarmait un moment dans cette guerre déclarée à toutes les pensées, à toutes les espérances, à tous les enthousiasmes de ces quarante dernières années ! Un jour, un seul jour d’indulgence pour les prétentions de l’esprit, et la société reprend la voie des abîmes, et la Providence abandonne ce monde, et les honnêtes gens n’ont plus qu’à vendre leurs rentes !

Voici pourtant un jeune homme à qui nos fautes n’ont point profité, qui ne demande qu’à goûter les belles choses, qui les cherche avec passion, qui ne serait pas éloigné d’en trouver autour de lui, quoiqu’il ait d’abord appris de l’antiquité à s’y connaître, qui ne montre qu’impatience de penser, de sentir et de le dire, et de s’engager de paroles au service de ses convictions, même de ses impressions ; enfin qui, pour l’amour de l’art, s’exposerait à scandaliser les sages et à inquiéter les prudens. Il trouve que de son temps la science du passé est devenue intelligente ; à l’entendre, l’histoire des lettres a été enfin comprise, le sentiment des beautés classiques s’est développé, l’appréciation de tous les âges de la pensée et de tous les genres du talent est devenue plus juste et plus délicate, la critique, la vraie critique, a été pour ainsi dire mise au jour, et il s’élance, avec la vivacité de l’inexpérience, à la poursuite des secrets du génie, n’aspirant qu’à rencontrer quelque part le noble plaisir d’admirer. L’admiration, l’amour du beau, la confiance dans le vrai, voilà des sentimens bien dangereux, et les familles où ils ont ainsi pénétré sont bien à plaindre.

Ce n’est pas moi pourtant qui cherchera querelle à M. Guillaume Guizot de se porter avec ardeur vers ce qu’il aime, et d’aimer les lettres, sans exclusion d’aucune époque, d’aucun genre, d’aucune école. Je ne lui reprocherai pas la souplesse de son esprit ni les indulgences de son jugement ; celui qui porte dans l’appréciation des œuvres de l’art une inflexibilité exclusive prend la pédanterie pour le goût, et l’intolérance d’un certain dégoût classique n’est que l’impuissance de reconnaître la beauté et la vérité, sous quelque forme qu’elles se montrent. C’est l’habitude et la convention érigées en lois de la nature et en règles éternelles. Pressez un peu un de ces juges d’une si dédaigneuse orthodoxie, et vous découvrirez bientôt que l’antiquité même, qu’ils vantent, les trouve insensibles, et qu’ils la louent sur parole. Les lettres anciennes, et particulièrement les lettres grecques, offrent dans leur inépuisable richesse une telle variété, une telle liberté de ton, de genre, de manière et de langage ; les lois prétendues de la critique vulgaire s’appliquent si mal à tout ce qui s’est écrit entre Homère et Plotin ; les théories savantes qui parquent l’esprit humain par époque, qui supposent à toute littérature un cours forcé, une chronologie obligatoire, qui la font passer par trois ou quatre âges inévitables, en assimilant gratuitement la vie des sociétés à celle des individus ; toutes ces choses qu’on nous enseigne si doctement, et qui ne se sont peut-être jamais vérifiées, reçoivent un si éclatant démenti de l’étude du génie hellénique, que ceux qui les soutiennent encore ne peuvent être soupçonnés de le bien connaître. Aussi ne douté-je pas que la familiarité entretenue par M. Guillaume Guizot avec les écrivains de l’antiquité ne soit une des sources de la liberté de jugement et de la facilité d’impression qu’il porte dans l’examen des littératures de tous les temps, même du sien, chose plus difficile. Rien de si rare en effet que d’apprécier les auteurs contemporains sans parti pris. D’abord c’est avec eux qu’il en coûte le plus de séparer le talent qu’ils montrent de la cause qu’ils soutiennent. Chacun a ses idées, et leur tient compte ou leur sait mauvais gré de celles auxquelles ils dévouent leur plume. L’influence qu’ils exercent ou à laquelle ils prétendent est nécessairement favorable ou contraire à ce qu’on désire, et l’on sent ou l’on croit sentir en les lisant le bien ou le mal qu’ils l’ont. La société qu’ils prêchent ou divertissent plaît ou déplaît, inquiète ou rassure, et si l’on est mécontent de son temps, blessé des mœurs publiques, indigné des événemens, il est malaisé de ne pas mettre tout ce qui s’écrit sur la même ligne que tout ce qui se fait ; les livres passent avec tout le reste sous le tranchant d’un dénigrement systématique. Notre âge d’ailleurs a ses caractères, et, j’en conviens, ses défauts. Par exemple, en toutes choses il aime la rapidité et la profusion. La littérature en fait autant, il faut qu’elle aille vite et qu’elle produise beaucoup. L’esprit se prodigue et le talent se surexcite pour être toujours prêt. De là, chez ceux que ne relient pas une consciencieuse sévérité, cette tendance à abuser de tout, soit de leurs facultés, soit de leurs idées. De là ces excès de presse, ces écarts de pensée, d’imagination, de doctrine, de style. C’est chose inévitable et qui ne changera guère. À moins que la société ne s’engourdisse, à moins qu’elle ne s’abrutisse dans l’activité industrielle, ce mouvement ne s’arrêtera pas, il s’accélérera au contraire. Les morts vont vite, va-t-on me dire, et ce sera vrai dans un sens. À un certain âge littéraire, lorsque la fraîcheur première d’une langue nouvelle est tout à fait passée, lorsque les esprits ont perdu une certaine inexpérience, le propre de la jeunesse, lorsque la multiplicité des idées, celle des découvertes, l’accumulation des événemens, des connaissances, des émotions et des besoins, ont élargi la sphère et accru l’activité de l’esprit, il ne faut plus que les lettres espèrent donner à leurs œuvres une longue durée, ou du moins cette consécration, ce je ne sais quoi d’achevé qui les soustrait aux variations du goût et de la pensée, et les rend contemporaines de tous les âges. Tout est de circonstance dans la société moderne, et le travail d’esprit, quelque méditation qu’il s’impose, quelque longueur de temps qu’il prenne, retient forcément une partie des caractères de l’improvisation. Nous ne songeons tous en composant qu’aux besoins ou aux caprices du public, dont nous voulons nous faire écouter. Les orateurs ne font que des plaidoyers, les écrivains des mémoires à consulter. Il s’agit de gagner le procès et de toucher le juge. Nul n’en appelle au tribunal de l’avenir.

Mais quelle que soit la destinée future des livres de ce siècle, et dussent-ils tous périr, comme les accens de la lyre de Timothée ou de la voix de Roscius, ils n’en offriraient pas pour cela moins d’esprit, et de talent, et de savoir ; les Timothée et les Roscius n’en étaient pas moins d’éminens artistes. La précipitation, l’entraînement, la passion du jour, le calcul du moment, l’erreur et, il faut bien l’avouer, la perversité même de l’esprit n’ont rien d’incompatible avec la plupart des qualités littéraires que le goût apprécie, et dans la région de l’art, le beau n’est malheureusement pas toujours la splendeur du vrai. On voudrait, mais on voudrait vainement, qu’il n’en fût pas ainsi. La liaison que nous cherchons à établir entre la forme et le fond, entre la pensée et le style, entre l’intention et l’exécution est une honorable hypothèse où se plaît notre conscience. Cette liaison, si elle existe, nous échappe presque toujours, elle n’est pas surtout telle que nous la rêvons, et la coïncidence de certaines opinions et de certaines qualités de l’esprit tient à des causes qui sont rarement à la portée de nos regards. Il en est de cela comme du caractère, comme du tempérament, comme de la santé ; excepté quelques gros accidens qui crèvent les yeux, et dont les effets sont visibles, qui saurait dire pourquoi un homme est ici qu’il est ? Combien sont incertaines ou insuffisantes nos conjectures sur nous-mêmes ! On croirait qu’il est plus facile d’apprécier l’influence des événemens d’une époque sur le tour que prennent le talent et l’imagination ; mais non, à peine peut-on dire quelles opinions ils favorisent, quelles dispositions d’esprit ils provoquent. De là sortira-t-il un développement heureux ou déplorable de la littérature ? quel sera l’art qui décorera la prospérité ou consolera l’adversité d’une génération donnée ? C’est une question qu’on ne peut résoudre d’avance. En ce genre même, les faits accomplis sont très difficiles à motiver, et j’admire les gens qui sont sûrs de savoir comment dans tel ou tel temps telle faculté s’est développée plutôt que telle autre, et quel est l’empire des circonstances ambiantes sur la production des chefs-d’œuvre ou sur la floraison des prairies. Notre curiosité des effets et des causes nous porte incessamment à réunir par une connexion nécessaire des choses qui ne tiennent pas ensemble, ou dont les rapports sont tout autres que nous les concevons. Les faits démentent à chaque instant nos solutions. J’aime bien la liberté, et je la crois dans une certaine harmonie avec tout ce qui est bon et beau ; je ne voudrais pourtant pas affirmer qu’elle fût ce qu’il y a de plus favorable aux lettres et la meilleure nourrice du génie, encore moins dire, avec Béranger, que le plaisir vient d’elle et qu’il veut une patrie. Ce n’est pas non plus dans les âges de foi que l’art religieux s’est élevé le plus haut, et les saints à qui la légende attribue le talent de la peinture n’ont sans doute pas traité les sujets chrétiens aussi bien que Raphaël, qui ne brillait point par la sainteté. Voici un exemple pris fort près de nous, et que je soumets aux meilleurs critiques de notre temps. Je suppose que depuis 1760 jusqu’à nos jours la sculpture eût prospéré à l’exclusion de tous les arts d’imitation, et que nous eussions à citer une pléiade de grands statuaires, mais pas un musicien ; qui de nous hésiterait à dire : Le phénomène n’a rien qui doive étonner ? La sculpture est un art de précision et de mesure ; la beauté de la forme, qu’elle préfère à celle de l’expression, a quelque chose d’arrêté et de géométrique qui pour être perçu ne demande que de l’attention et du coup d’œil. Dans un siècle d’analyse, où l’on n’estime que le positif, où le visible l’emporte sur l’idéal, dans le siècle où Voltaire a tout désenchanté et Laplace tout calculé, la sculpture, qui vient de la sensation et qui y retourne, avait pour elle toutes les chances qui manquaient à cet art profond et vague, où tout est sensibilité intime, effet mystérieux d’imagination, à cet art qui fait rêver l’âme au gré d’un pouvoir inconnu, qui par son indétermination même touche de plus près à l’infini, et qui, plus qu’aucun autre, attend tout de l’inspiration et rien du raisonnement. Conclusion : la philosophie du XVIIIe siècle devait conduire à la décadence de la musique. Rien ne serait plus facile que de commenter ce texte et de donner à cette interprétation des faits une spécieuse évidence. Il n’y a qu’un malheur, c’est que les faits obligent à soutenir tout le contraire. Je n’oserais parler sévèrement de la sculpture contemporaine ; elle a produit des choses que j’admire, mais enfin c’est la musique qui est l’art du siècle. Il est douteux qu’elle se soit élevée jamais à la hauteur qu’elle a de nos jours atteinte, et l’esprit analytique et prosaïque du XVIIIe siècle nous a donné, pour ne rien dire des vivans, Mozart, Cimarosa et Beethoven.

Tout ceci ne tend point à détourner les critiques de chercher des relations entre les époques et les talens. Il y en a sans doute, et celui qui parle ici ne saurait guère que dire, si on lui défendait d’étudier son temps et de rattacher les idées aux événemens. Tout ce que je prétends établir, c’est que rien n’est délicat et incertain comme ce genre d’investigation, et surtout qu’il faut nous garder d’envelopper dans un même jugement de blâme ou d’approbation systématique tout ce qui se passe et tout ce qui se pense, tout ce qu’on fait et tout ce qu’on écrit. L’homme n’est pas tout d’une pièce ; l’incohérence, au moins apparente, est l’attribut des choses humaines, et c’est notre bonne ou méchante humeur qui nous détermine la plupart du temps à tout admirer, à tout condamner, à juger du vrai suivant l’utile, du beau selon l’agréable, du succès suivant nos désirs, du talent enfin suivant l’honnêteté.

Je me suis moins éloigné de mon sujet qu’on ne pense, et je le prouve en signalant tout de suite un des beaux côtés de la littérature contemporaine : c’est la critique, et M. G. Guizot a fait un livre de critique. De nos jours, la critique a pris tout à la fois une élévation, une étendue et une solidité telles qu’on a grand’peine à s’accommoder de la manière dont ce genre était traité avant nous. D’abord elle a pour base une science qui n’est peut-être qu’une de ses formes ou de ses applications, l’archéologie. Il faut entendre ce mot dans le sens le plus général, et le définir la connaissance intelligente des choses du passé. C’est, on peut le dire, un art nouveau. L’ancienne érudition était merveilleuse sans doute : elle imposait par sa masse, elle attestait des prodiges de travail et de mémoire, et quelquefois elle se signalait par une pénétration fort ingénieuse ; mais elle était sans règle. Comme toutes les sciences, elle avait à trouver sa méthode. Elle l’a trouvée apparemment de nos jours, car jamais, dans l’examen des monumens de toutes sortes, on n’a porté plus d’exactitude, plus sûrement raisonné, plus approché du vrai. Or, dès qu’il s’agit du passé, il faut une certaine archéologie : il faut visiter des lieux, explorer des débris, étudier des pièces, comparer des témoignages, comprendre enfin le sens de l’époque qu’on veut décrire. Il le faut pour raconter la guerre de la Vendée comme la retraite des dix mille. L’histoire est d’abord une critique avant d’être un art. Dans ces préliminaires de tout récit bien fait notre temps excelle, et ils ne sont pas moins indispensables à la critique littéraire qu’à l’histoire. tel est le fondement vaste et solide que l’archéologie largement entendue donne aujourd’hui à toutes les recherches d’esthétique appliquée. Comparez les dessins des pyramides d’Égypte ou de l’Acropole d’Athènes rapportés il y a moins d’un siècle par les meilleurs voyageurs avec ceux qu’on nous donne aujourd’hui, — et vous aurez la mesure de la différence entre les deux manières d’étudier l’antiquité. Il en est de même pour tous les autres monumens, pour tous les autres arts, qu’il s’agisse de la cathédrale de Cologne ou de Saint-Pierre de Rome, de la Chanson de Roland ou de la Divine Comédie.

Éclairée par l’investigation des faits, la critique proprement dite, l’appréciatrice de la valeur des œuvres de l’intelligence, en devient plus juste et plus féconde. Elle ne se borne plus à l’application monotone de quelques règles banales, à la redite de quelques exclamations admiratives ou de quelques censures toutes faites. Elle pénètre dans la pensée même de l’œuvre, et, reproduisant autant que possible l’image de l’artiste dans le milieu moral où sa destinée l’avait placé, elle parle son langage en le jugeant, et s’efforce de lui ôter la ressource de se dire incompris, s’il pouvait parler, et de répéter le non intelligor illis. Il n’y a pas jusqu’à l’expérience des révolutions qui, nous faisant passer en revue dans une courte période toutes les sortes de caractères, de passions et d’idées, aux prises avec tous les genres d’épreuves, ne nous ait fourni des points de comparaison qui nous servent à mieux saisir dans le passé toutes les situations, tous les systèmes, toutes les natures. Et par là non-seulement l’histoire n’a plus pour nous d’énigmes, mais la littérature elle-même, cette vivante expression de l’esprit humain dans tous les âges, n’a presque rien retracé que nous n’ayons, vu, presque rien soutenu qu’on n’ait pensé sous nos yeux. Comme les voyageurs, témoins de tant de scènes diverses, sont plus sensibles à la description vraie des accidens de la nature ou des ouvrages des hommes, nous revenons de loin, et nos souvenirs, réveillés par une réflexion ou un récit, sont là pour prêter à l’une plus de force, à l’autre plus de vie. Une sympathie plus souple et plus développée nous met à la place de ceux qui nous parlent. Les choses humaines ont perdu pour nous leurs mystères. Au XVIIe siècle, ce n’était pas assez du génie même de Bossuet pour comprendre la révolution d’Angleterre. À peu près par la même raison, tout l’esprit de Despréaux ne lui suffisait pas pour rendre justice au Paradis perdu. Le Milton de la poésie n’était guère pour l’un et l’autre plus intelligible que le Milton de la politique.

Lors donc qu’il y a quarante ans, M. Villemain a inauguré parmi nous une critique nouvelle, comme tous les esprits supérieurs, il devinait son temps. Il lui ouvrait sa vraie carrière, il lui montrait la route où il le guide encore avec une autorité qui s’accroît, avec un éclat qui redouble, toujours le même et toujours nouveau. Des talens divers se sont formés dans l’intervalle, et les maîtres éminens ne manquent pas pour nous apprendre à pénétrer l’esprit du passé et à juger ses productions. Comparez, je ne dis pas La Harpe, mais Voltaire, aux excellens critiques de notre âge, et dites-nous sincèrement qui vous en a le plus appris. Qu’il faille juger Homère ou Platon, Bacon ou Machiavel, Dante ou Shakspeare, M. Ampère fera cent fois mieux que Boileau. Et dans quel temps trouverez-vous pour la finesse, la sagacité, la vérité, l’art de peindre en jugeant, des morceaux de critique comparables à ces chefs-d’œuvre du genre que nous devons à M. Macaulay ou à M. Sainte-Beuve ?

M. G. Guizot a donc bien fait d’entrer dans une voie où il était assuré de rencontrer de tels guides. Une passion vive pour les beautés de l’art parait avoir de bonne heure animé sa studieuse jeunesse, et, grâce à elle, les études nécessaires à son âge n’ont eu pour lui nulle aridité. Il n’est point entré dans la vie du monde, comme tant d’autres moins bien doués, dégoûté par les travaux du collège des choses de goût et d’érudition. C’est un grand bonheur qui, à défaut de toute autre vocation, ou si les circonstances ne l’appellent ailleurs, lui assurerait toujours une occupation captivante et le plus agréable moyen d’arriver à la renommée. La pure littérature n’exclut pas assurément d’autres emplois de l’esprit, mais toute seule elle lui suffit ; celui qui s’y consacrerait tout entier n’aurait pas choisi la plus mauvaise part. Sans rien préjuger pour l’avenir, nous prenons donc M. G. Guizot pour un critique, et c’est comme ici que nous lui offrons aujourd’hui nos éloges et nos conseils.

Bien des années se sont écoulées depuis le jour où un jeune homme qui entrait dans la vie avec des visées plus hasardeuses, mais moins de ressources acquises, à la fois plus téméraire et moins bien armé, trouvait à son début et pour ses premiers essais les encouragemens et les avis que M. G. Guizot peut recevoir à tout moment, en écoutant la voix la plus chère, en recourant à l’autorité la plus révérée. La littérature parait en ce moment sa pensée dominante. Je ne sais si je dois dire plus heureux ou plus malheureux, — non, plus heureux, — nous donnions à son âge toute notre âme à la politique. Sciences, belles-lettres, philosophie même, tout nous semblait l’instrument de la politique, et c’était sur la révolution française que nous portions toute notre critique, tout ce que nous pouvions avoir d’aptitude à séparer le bien du mal, le vrai du faux, à discerner ce qu’il fallait admirer, ce qu’il fallait condamner, ce qu’il fallait absoudre. Quels étaient les défauts du temps, quelles les fautes individuelles, quelles les erreurs générales ou permanentes, quels enfin les exemples à suivre, les vertus à célébrer, les principes à défendre, les vérités à propager : telle était la recherche excitante et difficile qui absorbait toutes les réflexions et tous les efforts des hommes qui sont à peu près de l’âge du siècle. Là aussi l’enthousiasme du vrai beau trouvait sa place ; il soutenait le courage et donnait au travail un charme impérieux. Les plus sévères esprits, les plus fermes raisons, que l’expérience de la vie n’avait pas encore attristes, remplis encore de cette confiance sans laquelle rien ne se fait de grand, accueillaient, animaient alors les aspirations d’une jeunesse fanatique de l’avenir. Nous avions la sagesse même pour complice de nos espérances. Tout cela est fini, et ne renaîtra pas, au moins sous la même forme. On ne retrouvera point, de longtemps du moins, ces convictions entreprenantes qui se passaient de tout intérêt pour naître et de tout calcul pour agir. Un ciel sans nuage brillait pour ainsi dire sur notre âme. Nous avions la foi des idées. Ce temps est loin.

Si cependant M. G. Guizot ne le trouve pas si éloigné, certes je ne le chicanerai point, et je lui saurai gré de cette confiance dans l’avenir et dans la vérité, sentiment dont je dirais volontiers ce qu’Horace dit d’un autre :

Parum comis sine tu juventus.

Mais en attendant parlons de Ménandre et de la comédie d’Athènes ; c’est une charmante et digne manière de gagner du temps.

Après ce qu’on a pu lire dans ce recueil, il ne reste à dire sur Ménandre rien de neuf ni d’important. On sait à merveille que les anciens critiques ont avec beaucoup de justesse distingué trois écoles ou plutôt trois âges de la comédie. L’ancienne était née de la liberté athénienne. C’était une comédie de circonstance, et il n’y avait alors de circonstances que sur la place publique. La vie privée était beaucoup plus littéralement murée qu’elle ne le sera jamais, même pour la loi, chez les modernes, et la politique, dans une étroite société de vingt mille personnes, avait quelque chose de puéril et de bavard comme une querelle de village et un caquet de petite ville ; mais ce village était au pied de l’Acropole, cette petite ville était celle de Minerve ; ce caquet s’élevait à la dernière éloquence, et cette querelle était celle de l’Occident et de l’Orient, la querelle pour laquelle périssaient Thémistocle et Alexandre. Quoi qu’il en soit, les passions, les travers, les ridicules du peuple libre faisaient les frais de la comédie, et par elle se vengeaient ou se défendaient les partis. La comédie, c’était le pamphlet dialogué, le journal en scène ; mais pour le rendre scénique en effet, pour amuser et pour plaire, à mesure que le peuple devint plus intelligent et plus fin, l’imagination transforma des parodies grossières en allégories satiriques, et, mêlant la fiction symbolique à la représentation directe, elle inventa, elle composa ce genre singulier qu’on définit presque en prononçant le nom d’Aristophane. Comme ces symboles étaient pour la multitude, comme aucune censure autre que celle de la passion populaire ne gênait les fantaisies du poète, c’était une poésie des rues, une sorte de théâtre de la foire desservi par des écrivains exquis. De là un surprenant mélange de grossièreté et d’élégance. Comme œuvre littéraire, l’ancienne comédie était pleine de délicatesse et de goût ; comme divertissement public, rien de plus outré dans le cynisme. C’est le plaisir, ce sont les images et la langue de la populace qu’elle affectionne ; mais c’est à elle, non à la littérature proprement dite, que s’adressent les reproches que peut mériter Aristophane.

La seconde comédie ou la comédie moyenne est moyenne en effet entre l’ancienne et la nouvelle. Comme l’une, elle attaque les choses de circonstance et les hommes du jour, mais par la voie indirecte de l’allusion ; elle représente les contemporains sans les nommer. Encore politique comme l’ancienne, elle peint d’une manière générale, comme peindra la nouvelle. Celle-ci devait naître avec la servitude. Au milieu de l’indifférence de la nation sur ses affaires, elle enchérit sur la comédie moyenne en se désintéressant du présent, et en cherchant à retracer non les partis, mais les hommes, non les opinions, mais les caractères et les mœurs. C’est dans la vie sociale plus que dans la vie politique qu’elle choisit ses sujets. La comédie nouvelle, chez les Grecs, est donc tout simplement la comédie moderne. Cette transformation avait été précédée par celle de la tragédie. Dans le genre sérieux, on avait pu distinguer trois révolutions analogues. Nationale et symbolique dans Eschyle, la tragédie était devenue avec Sophocle l’expression historiquement poétique du génie de la Grèce ; mais on cessait d’y entrevoir aucune arrière-pensée, aucune intention secrète de servir une cause, de flatter un préjugé, d’exciter une opinion. Euripide a fait un pas de plus. Avec lui, la tragédie, moins poétique, est plus philosophique. Il était du temps où Socrate faisait descendre la philosophie sur la terre en lui donnant pour champ la morale. Euripide a écrit en observateur de la nature humaine, en peintre des sentimens qui l’agitent. C’est un moraliste pathétique, ce que sans doute voulait dire Aristote quand il l’appelait le plus tragique des trois poètes ; mais moins idéal et plus vrai, il s’est à quelques égards rapproché de la comédie, et il a donné dans le drame le rôle dominant à la passion. Si l’on transporte sur une scène plus simple et plus familière la poésie ainsi conçue, on arrivera bientôt à la comédie de Ménandre et de Philémon. C’était dans les deux genres une invasion de la critique sur la poésie. Du moment qu’on en venait à représenter plus exactement la réalité, à mettre au-dessus de tout la peinture et bientôt la satire des affections humaines, avec l’idéal et le merveilleux devait peu à peu disparaître l’élément religieux, qui avait tenu une si grande place sur l’ancien théâtre. C’est la volonté de l’homme qui devint pour lui la fatalité ; ses fautes furent la source de ses malheurs, et la sottise se châtia elle-même. Aussi Euripide fut-il accusé d’impiété, et Ménandre était un disciple d’Épicure.

Dès qu’on se fut habitué à railler les vices et les travers de l’humanité, comment les respecter en les retrouvant chez les dieux ? La mythologie fut traitée au point de vue comique ; l’incrédulité sied aux esprits moqueurs. Cependant le ton du dialogue s’épura. Il perdit en poésie et gagna en convenance. La peinture de l’homme moral donne un plaisir réfléchi qui convient moins à la multitude, et à son dernier âge, la comédie athénienne, cessant d’être l’amusement d’un peuple libre, fut le divertissement d’une société intelligente. Cette société, par ses idées et ses sentimens, différait peu des sociétés modernes, et nous serions embarrassé de justifier sous ce rapport le dédain avec lequel on parle quelquefois de l’antiquité. Seulement il s’y rencontrait des institutions, des coutumes qui n’existent plus, et qui nous choquent avec raison. Par exemple, l’habitude orientale d’enfermer les femmes permettait peu de leur attribuer un rôle dramatique ; elles n’étaient rien sur la scène comme dans le monde. Leur éducation était presque nulle. Elles n’avaient ni coquetterie ni conversation ; sans lumières et sans idées, elles ne suffisaient qu’aux devoirs pour ainsi dire matériels de la vie domestique. Ces usages ne dénotaient pas un médiocre respect pour le mariage ni pour les vertus qui sont l’honneur des femmes ; mais ces vertus n’étaient pas assez libres pour avoir tout leur prix, ni même toute leur dignité. M. G. Guizot prouve très bien cependant qu’au temps d’Aristote on avait une idée plus élevée et plus délicate du mérite des femmes, et qu’on eût été mal venu à les représenter avec Aristophane telles que des esclaves de harem, qui ne songent qu’à voler leurs maîtres. Ménandre, qui dit grand mal du mariage à la manière de tous les poètes comiques, parle en homme de plaisir plutôt qu’en moraliste. Il craint les femmes et ne les dégrade pas. Elles tenaient encore si peu de place dans la société, elles paraissaient si peu au grand jour, qu’on ne pouvait que par exception les traîner du fond du gynécée sur la scène. De là l’importance dramatique donnée aux courtisanes. Celles-ci seules étaient connues hors de l’intérieur du domicile. Elles cumulaient en Grèce, avec le rôle que jouent leurs pareilles dans la société moderne, celui que l’usage permet aux personnes du grand monde, et qui peut s’allier avec toutes les vertus de la vie intime. L’esprit, la conversation, le goût des arts quelquefois, toujours la parure et la coquetterie, l’intrigue enfin, la jalousie, l’avidité, la passion même et le dévouement par occasion, se rencontraient chez ces femmes placées par leur beauté, leurs manières et leur mérite a des rangs fort divers. C’est donc pour elle et autour d’elles que se jouaient toutes les scènes de la vie galante ou romanesque, et par la nature des choses elles devaient souvent être l’âme de la comédie du moment que l’amour y tenait la première place. Leur existence était une perpétuelle aventure et s’accordait aisément avec les incidens ordinaires du drame. Athènes et les villes de Grèce et de Sicile, voisines de la mer pour la plupart, étaient exposées à tous les risques de la piraterie ; la surveillance administrative ne ressemblait pas à ce qu’elle est aujourd’hui ; une contrebande de toute sorte troublait toutes les relations civiles entre ces petites sociétés, si différentes et si rapprochées. De là tous ces jeux de fortune, les naufrages, les évasions, les enlèvemens, les enfans ou les trésors perdus ou recouvrés, tous ces incidens actuellement extraordinaires qui forment le nœud de tant de comédies grecques. Enfin l’esclavage domestique, qui rapprochait le serviteur du maître en rendant celui-ci plus absolu, et mettait entre eux moins de distance et plus d’inégalité, explique parfaitement le rôle de confident actif, d’ami tour à tour perfide ou dévoué du Dave ou du Parthénon du théâtre. Il y a donc moins de convention qu’il ne semble dans la comédie grecque, et quoique le fond en soit presque toujours romanesque, il n’est point invraisemblable et suppose des événemens qui ne devaient pas être alors aussi rares dans les familles qu’ils le sont parmi nous sous l’empire de la préfecture de police et des tribunaux correctionnels.

Les Romains, dénués de presque toute originalité dans les arts, ont imité Athènes sans grand discernement, et les comédies latines sont des comédies grecques. Nous n’avons plus les farces beaucoup plus curieuses, où ils jouaient leurs propres mœurs et les ridicule indigènes. L’effet des pièces de Plaute et de Térence devait être assez analogue à celui que produit Amphitryon sur notre scène. Ce qui est plus singulier néanmoins, et ce qui prouve la tyrannie de l’imitation classique chez les modernes, c’est que nous ayons fait à peu près comme les Romains. Le moyen âge avait eu une sorte de théâtre national ; après la renaissance on l’oublia, et la comédie, devant peindre les mœurs, prit celles de l’antiquité pour modèle. Dans bon nombre de pièces du théâtre français du XVIIe siècle, le sujet, le nœud, les incidens, les personnages, sont transportés de la Grèce à Paris. Les courtisanes ne pouvaient y figurer ouvertement et avec leur vrai nom, quoique certaine Céphise ou certaine Lucrèce qui ont des intrigues de jardin public et des correspondances par la fenêtre soient des personnages fort équivoques. On n’en a pas moins reproduit tout le manège des amans de Glycère ou de Thaïs autour des Lucile et des Angélique de notre théâtre. Leur maison n’est pas plus respectée qu’un lieu suspect. L’intrigue, le déguisement, le mensonge, la fraude, la corruption, le vol, le rapt même, sont devenus, sans le moindre scrupule de la part des auteurs ni du public, les moyens de succès de l’honnête amour des jeunes gens de bonne famille pour qui l’on sollicite tout notre intérêt. De complicité avec un valet ou une femme de chambre, un jeune homme ou une jeune fille entre en lutte de ruse et d’imposture, non-seulement avec un oncle ou un tuteur, mais avec un père ou une mère, dont leurs enfans ne parlent que pour railler leurs ridicules ou leurs vices. L’habitude nous rend inattentifs à tout cela, et il y aurait de l’affectation à s’en formaliser. Le fait est pourtant que ni la famille, ni la propriété, ni le mariage ne sont plus respectés dans l’ancienne comédie française que dans les romans de nos jours, et une bonne partie des amoureux et des amoureuses de notre ancien théâtre risqueraient aujourd’hui d’aller en cour d’assises. Sans doute ces mœurs étaient moins étranges au siècle de Louis XIII et de Louis XIV, et les progrès de l’administration publique, l’autorité croissante de la loi, avant tout et surtout l’égalité civile, ont notablement régularisé et même amélioré la société : il n’en est pas moins véritable que même dans nos écrivains originaux, même dans Molière, l’imitation archaïque a introduit certaines conventions théâtrales parfaitement fausses, qui n’ont pas de raisons d’être, et qui faisaient de la comédie tout autre chose qu’une école ou même qu’un tableau des mœurs et de la vie.

Que les sentimens, les idées, les maximes soient les mêmes dans la comédie moderne et dans la comédie grecque, cela est tout simple. En ce genre, nous avons peu innové, et les anciens nous laissaient peu à faire. Penser mieux qu’ils n’ont fait est difficile ; mieux dire est impossible. Au risque de donner gain de cause à certains fanatiques, j’avouerai que la société moderne, surtout la société française, est pénétrée de l’esprit de l’antiquité ; le fond de ses idées lui a été donné par la littérature classique. Lorsqu’on lit dans les exactes et spirituelles traductions de M. Guizot les précieux fragmens que le temps a épargnés de l’œuvre de Ménandre, on est forcé de reconnaître que pour la vérité, le bon sens, la simplicité et la délicatesse, le nerf et la grâce, il faut renoncer à mieux faire. Cet atticisme qui charmait Jules César et le rendait sévère pour Térence mérite toute la réputation que les siècles lui ont laissée, et le poète comique, du moins dans le sens où nous entendons ces mots aujourd’hui, n’a jamais mieux parlé.

J’ai déjà dit que Ménandre était épicurien ; Molière aussi. L’auteur du Misanthrope était l’élève de Gassendi et le traducteur de Lucrèce. On peut, il est vrai, dans Ménandre comme dans Molière (dans celui-ci plus rarement), trouver des passages qui dérogent à la philosophie ultrà-positive du sensualisme incrédule. Ce ne sont point des maximes épicuriennes que les pensées suivantes : « Considère la crainte de Dieu comme le principe de tout. — La Divinité pousse les méchans aux pieds de la justice. — Honore Dieu, et tout te réussira divinement. — Envers les bons, Dieu se montre toujours bon lui-même. — Le plus riche sacrifice qu’on puisse offrir à Dieu, c’est la piété. » Ces maximes sont peu d’accord avec d’autres fragmens plus développés où il fait du hasard le roi du monde et du plaisir le maître de l’homme ; mais ces disparates se rencontrent chez tous les auteurs qui ne sont pas systématiques, et semblent naturelles surtout chez un faiseur de comédies, qui ne parle pas toujours en son nom. Cependant on conçoit assez aisément qu’un observateur de la nature humaine en action, que le peintre des travers et des ridicules de la société soit peu porté à chercher l’idéal sous le réel, à embrasser une philosophie supérieure qui s’élève, au-dessus des accidens et des variations de la vie commune, à ce qui est invisible, immutable, parfait. Une philosophie terre à terre, qui n’ennoblit point l’humanité, qui explique toute la conduite de l’homme par ses intérêts, ses besoins ou ses faiblesses, qui trouve absurde tout ce qui compromet le bonheur ou même la tranquillité, qui fonde enfin la morale sur l’intérêt bien entendu, une telle philosophie qui décrit à merveille tout ce qu’il y a de plus apparent dans la réalité, et qui se montre clairvoyante et sensée dans la pratique, doit naturellement tenter les esprits faits pour exceller dans la comédie. La spéculation métaphysique sert peu à connaître les hommes, et pour les bien peindre, il ne faut pas trop s’élever au-dessus d’eux. Par le goût ni le style, Ménandre assurément n’a rien de vulgaire ; mais ses idées sont celles que donne l’expérience du monde, et il ne prétend à rien de plus qu’au sens commun. C’est toute l’ambition de la comédie, et les conclusions de Molière ne vont pas au-delà.

Le jeune auteur de Ménandre a vu tout cela et bien d’autres choses encore. Quoiqu’il loue, peut-être avec un peu d’uniformité, tout ce qu’il cite et nous laisse apercevoir certaines distinctions plutôt qu’il ne les fait lui-même, il ne confond ni les systèmes, ni les tons, ni les mérites. Il sait bien que pour devenir une image de la vie commune la comédie a dû renoncer à ces restes de la poésie lyrique, d’où elle tirait son origine. Il admire Ménandre, mais il est loin de sacrifier Aristophane, et l’on entrevoit qu’il en pense ce qu’on pensait Platon. Il ne parait pas bien persuadé que la transformation successive de la comédie grecque soit de tout point un progrès, et quoiqu’il n’en dise rien, je ne suis pas sûr qu’il mette la comédie de mœurs ou de caractère à un rang aussi élevé qu’on le fait communément. Elle a produit des chefs-d’œuvre sans doute, pourtant ce n’est pas une raison pour regarder ce genre comme l’idéal de la poésie dramatique. Mais ce sont là de ces questions difficiles, périlleuses même, que Socrate traitait au lendemain du divin banquet, et sur lesquelles M. G. Guizot a bien fait de ne pas trop s’aventurer. L’Académie d’ailleurs ne le lui demandait pas, et, loin de se resserrer dans d’étroites limites, il s’est plutôt laissé aller au mouvement naturel de son esprit. Non content de ne rien négliger d’essentiel, il ne s’est point interdit les digressions, accueillant volontiers les idées qui lui venaient à l’esprit, même lorsqu’un assez faible lien les rattachait à son sujet. Il y a dans son ouvrage quelque chose de l’abandon d’une conversation spirituelle, et certaines pensées, plus ingénieuses que nécessaires, n’offrent qu’une analogie fugitive ou une allusion vague pour motiver leur présence dans le cours de son ouvrage. Dès qu’un rapprochement le frappe, il le séduit, et son imagination est facile à tenter. C’est le métier de l’imagination au reste, et nous ne pouvons à un jeune écrivain faire un crime d’en avoir un peu.

Il aura tout le temps d’émonder ces branches luxuriantes, s’il n’aime mieux attendre qu’elles tombent d’elles-mêmes, hélas ! comme du bois mort. Pour aujourd’hui, il se sent riche et il dépense. Si c’est un défaut, il serait fâcheux de ne pas l’avoir, et l’auteur promettrait moins, si l’ouvrage était plus sobrement composé. La diversité des lectures, l’abondance des réflexions, la variété des points de vue, cette souplesse et cette agilité d’esprit qui parcourt légèrement toutes les parties d’un sujet et se promène au hasard sans toutefois s’égarer, un fonds d’idées et de connaissances qui se laisse entrevoir, qui se montre même, mais qui ne s’épuise pas et qui se retrouvera toujours, voilà quelques-unes des ressources avec lesquelles M. G. Guizot entre dans la carrière des lettres. Son premier essai prouve plus d’esprit et de talent qu’il n’était indispensable d’en montrer pour réussir ; mais ce n’est pas en cela que l’excès est un défaut, et surtout dans les livres le superflu est nécessaire. Je fais cette remarque, parce que l’ouvrage de son concurrent a donné lieu à des observations toutes différentes, C’est aussi une œuvre excellente où la matière est bien traitée, où tout est bien ordonné, bien proportionné, où rien ne s’est glissé d’oiseux ou de contestable, comme il convient à l’ouvrage d’un professeur habile et expérimenté. J’estime infiniment M. Benoît, mais je demande autre chose à M. G. Guizot, et ce que je lui demande, je suis sûr maintenant de l’obtenir. Il est en fonds pour la course qu’il doit fournir, et il peut s’abandonner sans crainte à l’ambition de son esprit. Cependant, puisque je suis en train de critiquer, il faut que je lui dise encore que sa manière d’écrire pourrait être quelquefois plus naturelle et plus précise. Il n’a pas besoin de chercher l’effet. On voit tout de suite qu’il ne manquera jamais ni de facilité, ni de piquant, ni d’élégance, ni de relief. Il n’a qu’à se défier d’un certain luxe d’ornemens qui ferait ombrage à un goût difficile, et il peut se résigner à dire tout simplement les choses simples. Ce sont là des riens qu’on ne relève que chez un écrivain qui aspire à la perfection, et qui fait assez bien pour faire mieux encore. Avec quelques suppressions éparses, et qui n’arriveraient pas à trois ou quatre pages en tout, il nous aurait réduit au silence. Je ne sais, il est vrai, si je le louerais d’avoir dès aujourd’hui cette sagesse d’expression qui ne va qu’à la maturité. En tout, voici le conseil que je lui donne : c’est de continuer à être lui-même, dans ses goûts, dans ses opinions, dans sa manière, et de n’ajouter à son exécution qu’un peu plus de sévérité pour le style et pour les idées. C’est par un rigoureux examen, par une analyse complète de sa propre pensée, que l’on arrive à ce degré supérieur de précision et de justesse indispensable au critique accompli. Sur cette terre si promptement féconde, il ne doit rien germer que d’excellent. Les bluets sont jolis, mais il n’en faut pas trop dans les blés. Notre auteur pensera ce qu’il voudra de ces remarques d’un censeur chagrin, mais qu’il ne regrette pas de nous les avoir suggérées. S’il n’avait trop aujourd’hui, un jour il n’aurait pas assez. Son livre est le gage d’un brillant avenir, nul n’est plus heureux que nous de l’augurer. Sa jeunesse tient les promesses de son nom, sans doute sa maturité tiendra toutes les promesses de son jeune âge !


CHARLES DE REMUSAT.