De la Moralité de l’histoire et du règne de Henri IV

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DE


LA MORALITÉ DE L’HISTOIRE


ET


DU REGNE DE HENRI IV





Histoire du Règne de Henri IV, par M. POIRSON, 3 vol. in-8o.





Le sens des événemens se renouvelle d’année en année. De nouveaux documens se produisent qui demeuraient enfouis depuis longtemps, et dont la lecture attentive nous force à changer d’avis sur des faits qui semblaient définitivement jugés. Pour ceux qui se complaisent dans la paresse, qui chérissent l’indolence comme une des joies les plus douces de ce monde, c’est un grand malheur sans doute, et qui nous inspire une compassion sincère. Pour ceux qui tiennent à connaître la vérité sur le passé, et qui savent de combien de voiles elle s’enveloppe, ce n’est pas un sujet de découragement. Si le sens des événemens se renouvelle, si le point de vue se déplace, ce n’est pas une raison pour douter du savoir acquis et proclamer la vanité de l’étude. Quand on connaît le développement de la science humaine, on s’aperçoit que l’histoire n’est pas placée dans une pire condition que les autres parties du domaine scientifique. Pour l’intelligence des faits qui s’accomplissent chaque jour, il y a eu, qu’on ne l’oublie pas, autant de tâtonnemens, autant d’hypothèses que pour l’interprétation des faits accomplis depuis longtemps, et qui, par leur nature même, ne doivent plus se reproduire. L’histoire n’est donc pas condamnée à des chances d’erreur plus nombreuses que l’étude des lois qui régissent le monde extérieur. On se trompe sur l’origine d’une guerre, sur la portée d’une négociation; faut-il nous en étonner, nous en affliger? Ne s’est-on jamais trompé sur l’origine de la foudre, sur les affinités qui président à la composition des corps? Les découvertes de Franklin et de Lavoisier sont-elles donc si vieilles? La physique et la chimie, cultivées aujourd’hui avec tant d’ardeur, ont-elles débuté par la certitude, et sommes-nous assurés que les théories acceptées maintenant ne subiront aucun changement d’ici à dix ans? Ce qui se passe dans l’étude du monde extérieur se reproduit dans l’étude du monde moral. Les théories se multiplient et se détrônent à propos des phénomènes dont nous sommes témoins chaque jour, et nous trouverions singulier que les faits accomplis sous les yeux des générations qui nous ont précédés donnent naissance à des théories contradictoires! Notre étonnement serait de l’ingénuité. Les mêmes événemens racontés à cinquante ans de distance ne peuvent pas se présenter sous le même aspect à l’esprit des hommes studieux. Ils ne demeurent ce qu’ils étaient que pour les lecteurs frivoles qui négligent les nouvelles sources d’information. D’ailleurs, en dehors des documens inattendus qui se produisent, que souvent le hasard met entre nos mains, il y a d’autres raisons pour que nous changions d’avis sur le passé. Ce qui se fait dans le temps présent nous oblige à juger les événemens du siècle dernier autrement que ne les jugeaient nos pères. Il suffit d’ouvrir les yeux pour comprendre qu’il n’y a pas en histoire d’opinion définitive.

Parmi les momens du passé qui ont donné lieu aux interprétations les plus diverses, il faut placer au premier rang la renaissance et la réforme; mais il y a deux manières d’étudier la réforme et la renaissance, comme les autres époques de l’histoire. On peut se placer au point de vue scientifique et chercher la vérité dans les livres; on peut se placer au point de vue politique et demander au passé la raison du présent. On peut interroger la renaissance et la réforme, et, s’inspirant des passions qui animaient le XVe et le XVIe siècles, écouter la parole de Luther dans l’église de Wittenberg, le suivre à la diète de Worms, se glisser parmi les soldats qui allaient combattre les armées espagnoles. L’application de la seconde méthode conduit à écrire des récits vivans qui excitent dans les cœurs généreux des frémissemens de colère, d’indignation. L’application de la première nous donne des livres sérieux, instructifs, mais dégagés de toute passion. Chacun est libre de préférer le point de vue scientifique ou le point de vue politique. Pour ma part, je crois que ces deux points de vue ont une égale importance, une égale utilité. La science désintéressée nous révèle bien des choses qui ne sont pas aperçues par un esprit passionné, et la passion politique devine, sans qu’on sache comment, bien des secrets qui demeurent impénétrables pour la science désintéressée. Il ne faut ni décourager, ni proscrire aucune interprétation, pourvu qu’elle soit sincère. L’écrivain même qui se trompe, lorsqu’il se trompe de bonne foi, rencontre sur sa route des vérités dont nous pouvons faire notre profit. Le but qu’il touche n’est pas le but qu’il devait toucher ; mais en s’égarant il a suivi des sentiers inconnus que nul pied n’avait encore foulés, et c’en est assez pour que nous lui tenions compte de ses efforts.

Le mérite dont je parle se rencontre surtout dans les monographies. L’esprit le plus laborieux, lorsqu’il embrasse un large espace de temps, se trouve obligé malgré lui de négliger un grand nombre de détails. Il voudrait tout connaître, et se voit forcé d’abréger ses études. S’il poussait à bout ses investigations, sa vie serait trop courte pour accomplir son dessein. En circonscrivant le champ de ses recherches, en se résignant à n’embrasser qu’une courte période, il peut scruter les causes des événemens et ne rien négliger pour se mettre en possession de la vérité complète sur un point déterminé. Il est donc sage d’encourager les monographies. À toutes les époques où la science historique a senti le besoin de se renouveler, avant de raconter la vie entière d’une nation d’après les documens que le hasard ou la persévérance venait de lui livrer, elle a réuni ses efforts sur un espace étroit, et cette résolution a toujours été féconde. Pour justifier ce que j’avance, il me suffira de citer les noms de Sharon Turner et d’Augustin Thierry. Comment ces deux grands esprits sont-ils parvenus à enrichir la science historique de faits nouveaux, de faits inattendus ? N’est-ce pas en concentrant tous leurs efforts sur un espace facile à embrasser ? C’est à l’application de cette méthode que nous devons l’Histoire des Anglo-Saxons et l’Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands. Si Augustin Thierry eût tenté le récit de la vie entière de la France, aurait-il pu fouiller en tous sens l’époque mérovingienne ? Personne n’oserait le croire. Aujourd’hui nous savons sur cette époque, je ne dis pas tout ce qu’il est permis de savoir, car l’avenir peut nous livrer bien des secrets qui ne sont pas même entrevus, mais du moins tout ce qui demeurait enfoui dans l’ombre et la poussière des bibliothèques. À moins qu’on ne découvre dans le fond d’un château ou d’un couvent quelques manuscrits ignorés de ceux qui les possèdent, l’époque mérovingienne sera pour ceux qui viendront après nous ce qu’elle est pour nous dès à présent. Malgré la persévérance et la pénétration qui recommandaient Augustin Thierry à l’admiration de tous les érudits, il y a cent contre un à parier qu’il n’aurait jamais pu épuiser et mettre au net la narration de Grégoire de Tours, si, au lieu de s’enfermer dans la période mérovingienne, il eût essayé d’embrasser d’un regard tous les événemens accomplis dans notre pays depuis le Ve jusqu’au XIXe siècle. Nous devons souhaiter qu’un esprit aussi courageux, aussi pénétrant que le sien fasse pour la période carlovingienne ce qu’il a fait pour la première période, car la période carlovingienne n’est pas encore inondée de lumière. A partir de la troisième race, tout devient plus facile à comprendre. Les témoignages se multiplient en même temps que la société s’organise.

M. Poirson vient de publier sur le règne d’Henri IV une monographie qui mérite d’occuper l’attention. Lors même qu’on ne partagerait pas toutes ses opinions, on serait forcé de reconnaître qu’il a épuisé toutes les sources d’information. On peut juger les faits autrement que lui; dans les documens que nous possédons, il serait difficile de trouver un fait qu’il ait passé sous silence. Peut-être ne s’est-il pas renfermé rigoureusement dans les limites de l’histoire proprement dite. Passionné pour la tâche qu’il s’était imposée, il a voulu l’accomplir jusqu’au bout, et dans son désir de ne rien omettre, peut-être lui est-il arrivé de traiter des questions qui ne se rattachent pas directement au sujet de son livre. Ce surcroît de bonne volonté doit exciter notre sympathie. Parmi les écrivains de nos jours, il y en a bien peu qui cèdent à une pareille tentation. Au lieu de franchir les limites qui leur sont assignées, trop souvent ils s’arrêtent en chemin, et achèvent par l’imagination ce qu’ils n’ont pas le courage d’achever par l’étude.

Si la monographie offre à la science un immense avantage, elle n’offre pas un avantage moins évident à l’art historique. Chez les modernes, chacun le sait, dans le domaine de l’histoire, la science et l’art sont trop souvent séparés. Le public s’est habitué à croire qu’une science profonde ne peut se concilier avec les artifices de la narration. Or c’est une des opinions les plus fausses qui circulent aujourd’hui. La science et l’art sont faits pour se donner la main dans tous les ordres d’idées, et dans le domaine historique plus naturellement que partout ailleurs. Il y a des géomètres qui écrivent élégamment, comme Legendre, Lacroix et Poinsot. Il y a des naturalistes qui connaissent tous les artifices du style, comme Buffon et George Cuvier. Sur le terrain de l’histoire, la conciliation de l’art et de la science est encore plus facile. Cependant la plupart des écrivains qui entreprennent le récit des faits accomplis depuis longtemps accordent volontiers à l’érudition plus d’importance qu’à l’art d’écrire. Ils dédaignent les ornemens du style, comme si élégance était synonyme de frivolité, et je dois reconnaître que trop souvent les lecteurs se rangent à leur avis. Un récit qui émeut inspire la défiance. La Grèce et l’Italie, qui nous ont laissé d’incomparables modèles de narration historique, procédaient autrement que les écrivains modernes. Elles ne séparaient pas l’art de la science, et je crois qu’elles faisaient bien. Les historiens qui ont excellé parmi nous tiennent compte de leurs enseignemens. Ils s’efforcent de connaître les faits comme pourraient les connaître les témoins oculaires, et quand ils sont en possession de la vérité, ils la présentent tantôt en orateurs, tantôt en poètes. C’est ainsi que procédait Augustin Thierry, c’est ainsi que procède aujourd’hui M. Thiers. Les beaux récits qui nous émeuvent dans l’Histoire du Consulat et de l’Empire ne seraient pas ce qu’ils sont, si l’auteur n’eût tenté la conciliation de l’art et de la science; mais ce qu’il a fait, il est à peu près certain qu’il n’aurait pas pu le faire, si, au lieu d’embrasser la période comprise entre le 18 brumaire et la bataille de Waterloo, il se fût proposé comme sujet de narration une période plus longue. Quand il s’agit de parler aux penseurs, on peut résumer les événemens et les caractériser en quelques traits hardis; quand il s’agit de parler à la foule, résumer est dangereux, ou du moins il est difficile d’émouvoir la foule en résumant les faits. Ce qui plaît au plus grand nombre des lecteurs, ce qui grave dans leur esprit le souvenir des événemens, c’est un fait raconté dans tous ses détails, et pour l’application d’une telle méthode, la monographie est excellente, car cent volumes ne suffiraient pas pour raconter la vie entière de la France comme M. Thiers vient de nous raconter le consulat et l’empire. La prise de Saragosse, qui sera comptée certainement parmi les modèles de narration, aurait perdu la meilleure partie de son intérêt, si l’auteur eût été obligé de se renfermer dans un petit nombre de pages. Si la prise de Saragosse est pleine de vie et d’angoisse, si elle excite tour à tour l’admiration et la pitié, c’est que nous assistons heure par heure à toutes les péripéties de ce drame sanglant. Résumées en quelques pages, la défense et la prise de Saragosse ne pourraient intéresser qu’un petit nombre d’esprits. Or l’histoire qui raconte la vie des nations doit s’adresser aux nations tout entières. Il faut qu’elle émeuve si elle veut instruire, pour émouvoir elle ne peut se dispenser de présenter les faits sous un aspect animé, et comme il est impossible d’animer les faits sans appeler les détails à son aide, les monographies historiques deviennent nécessaires.

Le temps manquerait aux lecteurs les plus laborieux, si toute notre histoire était divisée en monographies. — Cette objection ne m’effraie pas. Qu’y a-t-il en effet de plus intéressant pour une nation que de se connaître elle-même? Savoir ce qu’ont voulu, ce qu’ont souffert les générations qui nous ont précédés, n’est-ce pas en effet la plus noble étude que puisse se proposer un homme intelligent, dont l’éducation a développé les facultés? Au lieu de dépenser des heures sans nombre en lectures frivoles, ne vaut-il pas mieux concentrer notre attention sur un sujet digne de toutes nos sympathies? Ceux mêmes à qui le courage manquerait pour donner à l’étude de l’histoire nationale une dizaine d’années n’oseraient blâmer ceux qui se dévouent à ce noble dessein. La vie humaine est comprise entre des limites bien étroites; l’étude de l’histoire agrandit notre vie. Le souvenir du passé élargit le présent. En assistant aux grandes actions accomplies par nos pères, notre personne, notre volonté nous paraissent moins petites; indolens ou actifs, nous sentons le besoin d’achever ce qu’ils ont commencé. Or, si les grands esprits, si les cœurs généreux conçoivent ce projet en lisant le résumé de la vie d’une nation, les esprits ordinaires, les cœurs tièdes le conçoivent difficilement quand les faits ne leur sont pas présentés dans tous leurs détails. Le récit d’une bataille écrit par un témoin oculaire donne au lecteur le moins hardi des frissons belliqueux, et ce mérite se retrouve dans les monographies historiques. L’histoire d’une nation résumée en quelques centaines de pages ne réussit à susciter de grandes pensées que chez les esprits préparés déjà par des études spéciales et capables de comprendre à demi-mot. Quant à la foule, il faut pour l’enflammer recourir à d’autres procédés. La foule ne comprend pas à demi-mot; l’historien qui veut lui inspirer de généreux projets doit lui raconter les faits tels qu’il les a vus dans le récit des contemporains et n’omettre aucune des circonstances qui l’ont frappé.

Si nous possédions une histoire de la France sous le règne de Louis XIV conçue dans les mêmes proportions que l’Histoire du Consulat et de l’Empire, combien d’illusions s’évanouiraient! combien d’erreurs accréditées seraient réduites à néant! La valeur personnelle de Louis XIV et de ses ministres ne serait pas supprimée, mais elle deviendrait pour tous ce qu’elle est déjà pour quelques-uns, une chose qui n’a rien à démêler avec le merveilleux. On saurait au prix de combien de souffrances s’est établi ce gouvernement proclamé parfait par les partisans de l’ancien régime. L’histoire de cette période racontée dans un tableau général de la vie française laisse dans l’ombre de nombreux détails que la foule apprendrait avec étonnement, dont elle ferait son profit. Et ce que je dis de la période comprise entre 1643 et 1715, je pourrais le dire avec une égale justesse de la période comprise entre 1515 et 1547, car les opinions accréditées sur François Ier ne sont guère mieux fondées que les opinions répandues sur Louis XIV. L’amant de Françoise de Foix, le prisonnier de Pavie est accepté comme le Mécène le plus généreux de la science, de l’art, de la pensée. Si les trente-deux ans dont se compose son règne étaient racontés par un historien habile, résolu à tout dire, décidé à ne ménager aucun orgueil, les proportions du personnage seraient un peu amoindries. On saurait qu’il n’avait pas pour la science un ardent amour, qu’il redoutait la pensée, et l’étouffait au besoin par les moyens les plus cruels. Ce que je dis n’est pas une nouveauté pour ceux qui étudient; pour la foule, qui ne vit pas avec les livres, ce serait une révélation inattendue. Les faits que je rappelle sont en effet mentionnés dans toutes les histoires générales de notre pays, mais souvent atténués. Une monographie du règne de François Ier pourrait seule les remettre dans leur vrai jour et leur rendre toute l’importance qui leur appartient. C’est pourquoi nous devons accueillir avec empressement toutes les monographies qui se produisent sur l’histoire de notre pays. Et lorsque l’auteur a voué toute sa vie à l’étude du passé comme M. Poirson, lorsqu’il a suivi d’un regard attentif le développement moral et politique des nations anciennes et modernes, nous sommes sûrs du moins qu’il ne se méprendra pas faute d’informations. S’il lui arrive de contrarier nos convictions, nous accepterons cette divergence intellectuelle comme une conséquence de ses études, et nous trouverons dans les documens qu’il invoque le moyen de contrôler sa pensée. S’il raconte sans paraître s’émouvoir, s’il n’émeut pas, nous hésiterons avant de l’accuser d’indifférence, car il n’est pas donné à tous les esprits d’exprimer leur pensée de façon à la rendre contagieuse. Il y a des artifices de style familiers aux écrivains les plus tièdes, et qui abusent la crédulité du lecteur.

Au moment où l’invention languit, les ouvrages historiques réclament une attention spéciale. Quand la vie entière de l’auteur nous prouve qu’il n’a interrogé que des documens originaux, quand nous sommes assurés qu’il ne dit rien sans pouvoir le démontrer, nous devons l’écouter avec confiance. A l’heure où nous parlons, l’invention sommeille, nous sommes obligés de le reconnaître; ceux qui expriment sous la forme lyrique ou narrative leurs impressions personnelles paraissent désespérer de l’attention des lecteurs. Sans partager leur découragement, nous croyons que le vent n’est pas aujourd’hui à l’invention. C’est une raison de plus pour lire, pour étudier d’un œil attentif toutes les œuvres d’histoire qui se produisent de nos jours. L’histoire en effet, si l’on prend la peine d’en mesurer la portée, est un des enseignemens les plus salutaires que puisse se proposer l’intelligence humaine. Si l’histoire, comme je le souhaite sans oser l’espérer pour un avenir prochain, devenait une science populaire, si l’on se donnait pour la propager la peine qu’on se donne pour propager les notions de chimie et de mécanique, je crois pouvoir affirmer que la civilisation prendrait bientôt un autre cours. A l’heure où j’écris, tous les efforts sont dirigés vers le bien-être matériel. La mécanique et la chimie sont des moyens de fortune dont la puissance ne peut être contestée par personne. Ce qui manque à la société moderne, j’ai regret à le dire, c’est le sens moral. Je ne crois pas calomnier mon temps. Il existe encore parmi nous un petit nombre d’esprits chez qui le sens moral n’est pas complètement aboli; mais, s’il nous était permis de les compter, nous serions effrayés. Ceux qui s’applaudissent de leur condition, ceux qui obtiennent les suffrages, l’admiration du monde, n’ont aucun souci de la valeur morale des actions dont ils sont témoins. Qu’un homme réussisse par des moyens illégitimes, pourvu que son succès soit parfaitement avéré, ils ne songent pas à le blâmer. Le fait accompli s’élève à la hauteur du droit. Or l’étude attentive de l’histoire est le plus sûr moyen de ruiner l’opinion que je signale. Si le passé n’était pas ignoré du plus grand nombre, nous ne verrions pas ce que nous voyons chaque jour, la foule indifférente aux événemens qui s’accomplissent ; la connaissance du passé l’obligerait à comprendre le présent. La foule n’abandonnerait pas au hasard la solution des questions qui seraient posées; elle n’assisterait pas, le cœur tiède et indifférent, aux transformations du gouvernement.

Malheureusement l’histoire n’est pas aujourd’hui populaire. On s’est habitué à croire que l’étude du passé est une étude superflue. Ceux qui s’occupent des événemens accomplis sont rangés parmi les rêveurs; le présent absorbe l’attention de tous ceux qui se donnent pour sages; bien vivre et bien dormir sont l’idéal suprême. Tout ce qui s’éloigne de cet idéal ne mérite pas un regard. L’histoire ne peut rien pour notre bonheur présent; elle peut tout au plus nous enseigner la notion de nos droits. Que signifie l’histoire, comparée à la mécanique, à la chimie? Elle n’enseigne qu’à juger les actions humaines, et c’est un bien maigre profit. La mécanique et la chimie sont des sources de richesse, des sources fécondes, qui frappent tous les yeux d’admiration. Il ne faut pas parler d’histoire aux heureux du siècle. Qu’on ne s’y méprenne pas pourtant : la mécanique et la chimie ne régissent pas le monde; elles peuvent donner la richesse, mais elles n’ont rien à démêler avec le développement moral des nations, et la notion du droit, qui relève de la philosophie et de l’histoire, demeure aujourd’hui ce qu’elle était avant les progrès récens de la mécanique et de la chimie. Savoir ce qu’on doit faire, ce qu’on doit défendre, ce qu’on doit espérer, trois idées qui n’ont rien de commun avec la prospérité matérielle de la nation. Les magasins peuvent s’emplir, les navires peuvent emporter sur l’aile des vents les richesses du coin de terre que nous habitons, sans rien changer aux lois morales, que nous devons respecter. L’étude de l’histoire est le plus sûr moyen de populariser la valeur de ces lois. C’est pourquoi j’attache une immense importance à toutes les œuvres consacrées au récit du passé, conçues lentement, exécutées par un esprit patient. Or le livre de M. Poirson se présente précisément dans ces conditions.

On m’a conté qu’il voulait d’abord écrire un volume ; puis la matière s’est agrandie à mesure qu’il l’étudiait, et sans le vouloir, sans l’avoir prévu, M. Poirson a écrit trois volumes. Loin de moi la pensée de lui reprocher son imprévoyance; il n’avait pas mesuré d’abord l’étendue du champ qu’il avait à parcourir. Quand il s’est aperçu de sa méprise, il n’a reculé devant aucun effort. Il a senti la nécessité de se livrer à des investigations nouvelles pour obtenir la vérité qu’il cherchait, et ne s’est pas effrayé de la tâche qui s’offrait à lui. Nous connaissons désormais d’une manière complète tous les événemens compris entre 1589 et 1610. Ce que l’avenir pourra nous apprendre à cet égard ne changera pas grand’chose aux jugemens qu’il nous est permis de porter aujourd’hui. La maison de Bourbon a joué un rôle immense dans la vie de la nation française, et l’écrivain qui raconte fidèlement le règne de Henri IV rend à son pays un service éminent. Qu’il soit absorbé par l’érudition et néglige d’insister sur le sens politique des événemens, c’est un malheur sans doute; mais comme il a tout vu de ses yeux, comme il a fait tout ce qui dépendait de lui pour s’éclairer, nous sommes assurés, en le prenant pour guide, de ne pas nous égarer. Que son sentiment s’accorde avec le nôtre ou le contrarie, nous sommes certains du moins de ne pas faire fausse route. Il expose les faits; nous pouvons les juger librement. Il place sous nos yeux les événemens racontés par les témoins oculaires; il a lu et consulté tout ce que nous serions forcés de lire, si nous voulions connaître complètement la période qu’il a choisie comme sujet de ses études. Sa bonne foi n’est pas douteuse. Nous savons qu’il appartient à la science, et que jamais les passions politiques n’ont altéré la rectitude de son jugement. Si son opinion ne s’accorde pas avec la nôtre, ce n’est pas qu’il se laisse entraîner par des prédilections que nous pourrions condamner. Entouré de livres, étranger à tous les mouvemens qui se produisent, il s’est fait le contemporain des événemens qu’il raconte, et arrive à son insu à partager les illusions des hommes dont il accueille le témoignage. Une critique sévère peut le blâmer; mais tout en le blâmant, elle doit reconnaître qu’il n’a rien négligé pour s’éclairer. Enseveli dans l’étude du passé, il assiste sans passion et sans colère à tous les âges de l’humanité; il ne s’émeut pas, parce qu’il sait le passé tout entier. Il vaudrait mieux s’émouvoir, oui, sans doute; mais quand on n’a pris aucune part au gouvernement de son pays, quand on a vécu dans le commerce des livres, il n’est pas étonnant que l’on juge les événemens autrement qu’un homme mêlé à la vie publique. La comparaison des faits, en élevant l’intelligence, attiédit parfois le cœur. Il ne faut pas s’indigner contre cette impassibilité apparente. Les écrivains mêmes qui ne semblent pas s’émouvoir ne sont pas indifférens aux choses qu’ils racontent, mais, prenant l’histoire comme une matière purement scientifique, ils ne veulent pas paraître déroger, et dédaignent tout ce qui paraît ressembler à l’émotion. Les livres qu’on est habitué à déclarer inanimés sont souvent plus profitables que les livres déclarés vivans. Aux livres en effet qui éblouissent par une parole ardente, il manque souvent la connaissance des faits. Les monographies écrites par des hommes studieux et sincères sont une bonne fortune pour ceux qui aiment à s’instruire; il y a dans ces livres, conçus en dehors de toute passion, un charme singulier. Un homme qui oublie le monde entier pour étudier une période comprise en d’étroites limites arrive à découvrir un nombre infini de choses inattendues, souvent même il ne prévoit pas la portée de ses découvertes; mais que nous importe? Il nous révèle des vérités que nous n’aurions pas entrevues. C’en est assez pour que nous lui prêtions une attention vigilante, et son œuvre est d’autant plus digne de notre sympathie, qu’elle peut réveiller dans les cœurs les plus tièdes, dans les esprits les plus indolens, les passions les plus généreuses.

L’histoire est l’étude la plus féconde, la plus salutaire que les peuples puissent se proposer. Si, en présence de chaque événement qui bouleverse la face d’un pays, la foule pouvait se rappeler les événemens de même nature qui ont agité les générations précédentes, j’ose croire que les révolutions deviendraient plus rares. La foule ne puiserait pas dans la connaissance de l’histoire le goût de l’immobilité, mais le sentiment de son droit, et le jour où ce sentiment deviendrait populaire, il n’y aurait plus ni découragement ni surprise. Une nation s’interrogerait comme un homme s’interroge, et trouverait dans son passé des leçons éloquentes pour sa conduite dans le présent; elle ne marcherait plus au hasard, mais s’avancerait d’un pied ferme vers le but marqué par l’expérience et la raison. La connaissance de l’histoire fait d’une nation adolescente une nation virile. C’est là une vérité vulgaire parmi les hommes studieux, qu’il ne faut jamais perdre de vue. En présence de cette vérité, toutes les chicanes sur la certitude historique, comparée à la certitude des sciences qui se donnent pour positives, s’amoindrissent singulièrement. Il n’y a pas pour les nations qui prétendent à la dignité morale une étude plus profitable que l’étude de l’histoire. Tous ceux qui par leurs efforts accroissent le trésor de nos souvenirs ont bien mérité de la chose publique. M. Poirson, connu déjà depuis longtemps par des recherches persévérantes sur la vie des peuples anciens, s’est détourné de sa route pour concentrer son attention sur le règne de Henri IV. S’il nous arrive de le contredire, nous le contredirons toujours avec déférence : il a recueilli tant de témoignages, que nous ne pouvons pas l’accuser de légèreté; mais il nous permettra de ne pas partager son avis en toute occasion. Nous n’avons pas vécu dans le passé aussi longtemps que lui, et nous ne pouvons pas excuser ce qu’il excuse, admirer ce qu’il admire, sans renoncer à nos espérances.

Les hommes qui veulent toujours garder leur dignité personnelle ont soin de n’oublier aucune des actions de leur vie. S’ils ne les consignent pas dans un journal, ils les gravent dans leur mémoire, et toutes les fois qu’ils ont à prendre une résolution décisive, toutes les fois qu’ils se trouvent en face d’un danger, ils interrogent leur passé comme le guide le plus sûr et le plus fidèle. Ceux qui suivent cette méthode ont rarement à se reprocher une faiblesse qui les oblige à rougir. Ils ne sont pas prémunis contre tout égarement, car s’ils parvenaient à se prémunir contre les périls imprévus sans exception, ils sortiraient de la condition humaine. Cependant, quoi qu’il arrive, à quelque épreuve qu’ils soient soumis, ils portent légèrement le poids de leur conduite, parce qu’ils n’abandonnent rien au hasard. Si les grands événemens du passé étaient gravés dans toutes les mémoires, les peuples ne seraient pas exposés à des changemens de fortune si soudains et si nombreux. Le vœu que j’exprime sera-t-il jamais réalisé? Les peuples arriveront-ils à comprendre la solidarité qui unit entre elles les générations mortes et les générations vivantes? Sera-t-il donné à ceux qui viendront après nous d’interroger le passé de notre pays comme un homme attaché à sa dignité personnelle interroge le souvenir de son adolescence et de sa virilité pour assurer la paix et le bonheur de ses dernières années? Les esprits livrés aux plaisirs du monde accuseront mon vœu de folie et me renverront au pays des chimères. J’ai meilleure opinion de l’avenir, et quoique je n’ajoute pas foi au progrès indéfini de l’humanité, je suis convaincu pourtant qu’un jour viendra où les principes auront autant d’importance que les intérêts. Que ce jour soit près de nous ou loin de nous, c’est une question qu’il ne m’appartient pas de décider, car je n’ai pas entre les mains les élémens d’une solution ; mais si mon espérance s’accomplit, l’étude de l’histoire aura certainement joué un rôle immense dans cette transformation morale, qui mérite bien autant d’attention et de sollicitude que les transformations de l’industrie. Il n’est pas dans la nature de la philosophie de devenir jamais populaire. L’histoire au contraire, si l’on consent à la présenter sous une forme vivante, en la dégageant de tout ce qui n’appartient pas au récit proprement dit, l’histoire s’adresse à tous les esprits, et quand tous les esprits seront amenés à s’en occuper, un monde nouveau s’ouvrira devant les générations assez heureuses, assez sensées pour ne pas mettre les intérêts au-dessus des principes. Pour que l’histoire soit vraiment digne d’occuper une nation entière, il ne faut pas qu’elle se contente d’exciter la curiosité; il faut que les faits soient caractérisés en même temps que racontés, de manière à servir de leçons. L’histoire ainsi présentée ne peut manquer de porter ses fruits; mais le nombre des écrivains qui conçoivent ainsi le récit du passé est malheureusement bien restreint.

Je ne m’étonne pas que tant de lecteurs soient dépourvus de sens moral. Il y a d’excellentes raisons pour qu’ils en soient dépourvus, c’est que la plupart des historiens attachent plus d’importance à la révélation de faits nouveaux qu’à l’estimation des hommes et des choses. Ils tiennent à montrer l’étendue de leur érudition, et négligent trop souvent de caractériser les événemens en prenant pour guides des principes sévères. Or, comme les trois quarts des lecteurs ne sont pas en mesure de contrôler les pages qui passent sous leurs yeux, ce n’est pas merveille si l’insouciance morale des historiens se retrouve dans la foule. Le problème à résoudre dans la composition d’une monographie historique, c’est de concilier l’exactitude, le nombre et la variété des détails avec le respect du sens moral. M. Poirson, j’aime à le dire bien haut, s’en est vivement préoccupé. On sent à chaque page de son livre qu’il ne sépare pas la conscience de l’érudition, ou plutôt que, privée du contrôle de la conscience, l’érudition n’est à ses yeux qu’une chose sans valeur. Il veut que la connaissance de la vérité mène à la pratique du bien, et lors même qu’il n’aurait pas puisé dans les documens originaux que nous possédons sur le XVe et le XVIe siècles de quoi renouveler la physionomie de cette période, il se détacherait de la plupart des écrivains qui ont traité le même sujet par la franchise et la fermeté de ses principes. Il aime la justice, et ne néglige aucune occasion de le prouver. Ce mérite n’est pas vulgaire, et suffirait pour lui concilier notre sympathie. On suit avec confiance un maître qui n’oublie jamais le droit pour s’incliner devant le fait. Le passé jugé par lui, à mesure qu’il le raconte, nous intéresse comme un événement accompli sous nos yeux, et qui nous aurait atteints dans notre bonheur, dans nos affections. Si la narration n’est pas toujours conçue avec toute l’habileté qu’on pourrait souhaiter, en revanche la conscience du lecteur est constamment satisfaite. Chacun, après avoir suivi le développement de sa pensée, sait à quoi s’en tenir sur la valeur des hommes dont les actions viennent de se dérouler sous ses yeux. Ni embarras, ni hésitation, ni doute, ni obscurité. M. Poirson parle des plus grandes choses avec simplicité, et la rectitude de son esprit n’est jamais troublée par le nombre ou l’éclat des événemens : heureux privilège des travaux entrepris dans la retraite, loin du bruit des affaires, achevés sans autre ambition que la connaissance de la vérité. M. Poirson, je n’en doute pas, a commencé l’histoire du règne d’Henri IV sans aucune idée préconçue. Il s’est souvenu de la parole de Quintilien : « On écrit l’histoire pour raconter, non pour démontrer. » Seulement il s’en est souvenu en homme qui possède les Annales aussi bien que les Institutions Oratoires, et qui ne comprend pas le récit sans moralité. On sent que dans sa pensée l’indifférence n’est pas moins coupable que l’ignorance. Réfléchir l’image du passé comme le fleuve réfléchit les arbres de ses rives n’est pas le rôle d’une créature intelligente.

L’époque choisie par M. Poirson est une des plus importantes de notre histoire, car c’est l’époque de la renaissance et de la réforme. Quoique le Béarnais ait régné de 1589 à 1610, quoique la renaissance, pour les chronologistes, commence en 1453 et la réforme en 1517, cependant la renaissance et la réforme jouent un grand rôle dans le gouvernement de Henri IV. Chose digne de remarque, et je ne suis pas le premier à le dire, en même temps que la renaissance ouvrait à l’esprit humain des perspectives nouvelles en lui révélant le secret de la sagesse et de la science antiques, en même temps que les prédications de Luther revendiquaient comme un droit sacré la liberté de conscience, la condition politique de la société, au lieu de faire un pas en avant, faisait un pas en arrière; le champ de l’intelligence s’élargissait, la liberté d’examen devenait familière à tous les esprits élevés, et cependant le gouvernement devenait de plus en plus absolu. L’avilissement des mœurs de la cour rendait encore plus odieuses les formes tyranniques de l’administration. M. Poirson, qui, avant d’écrire l’histoire du règne de Henri IV, a pris la peine d’étudier l’histoire entière de notre pays, n’a pas négligé ce point de vue. Pour lui. Dieu merci, la science ne commence pas au sujet qu’il traite aujourd’hui; il connaît l’origine des faits qu’il expose. Charles IX et Henri III lui sont aussi familiers que Henri IV, et lui permettent d’expliquer ce qui resterait obscur sans ces notions préliminaires. Il existe en effet une contradiction apparente entre la renaissance, la réforme et l’accroissement de la tyrannie politique ; mais cette contradiction s’évanouit devant la réflexion. Que la renaissance ait préparé la réforme, ce n’est plus aujourd’hui une question. Les Grecs réfugiés en Italie et en France après la prise de Constantinople par Mahomet II avaient préparé les esprits à toutes les hardiesses de la pensée. Dans l’espace compris entre la chute de l’empire d’Orient et les premières prédications de Luther, c’est-à-dire dans l’espace de soixante-quatre ans, l’Europe avait eu le temps de s’habituer à toutes les hardiesses de l’intelligence, ne prenant conseil que d’elle-même, et ne reculant devant les conséquences d’aucun principe. Les quêtes faites par les moines pour l’achèvement de Saint-Pierre, les indulgences promises à la générosité des fidèles, n’ont été que l’occasion et non pas la cause de la résistance opposée à l’autorité pontificale. Lors même que la papauté n’eût rien demandé aux âmes pieuses pour enrichir les églises consacrées à la foi catholique, la liberté d’examen en matière religieuse eût trouvé moyen de se produire.

Le nouvel historien de Henri IV a très bien montré que le XVIe siècle, qui est un siècle de progrès, si l’on ne considère que le développement général de l’esprit humain, est un siècle rétrograde, si l’on s’applique à n’envisager que le développement politique de l’Europe. Il marque avec une précision parfaite l’intervalle qui sépare le domaine des idées pures du domaine des faits. Les grands esprits, qui forment toujours la minorité, les esprits généreux, plus nombreux sans doute, mais qui ne sont pas la multitude, sentaient le besoin de consacrer la liberté de conscience ; mais leur franchise déplaisait au pouvoir établi, car du libre examen en matière religieuse au libre examen en matière politique, il n’y a qu’un pas, et ce pas, il fallait à tout prix empêcher les esprits de le franchir. Les bûchers allumés sous François Ier révèlent assez clairement les inquiétudes, les terreurs du pouvoir. On a dit que la résistance religieuse masquait la résistance de l’aristocratie à la royauté. Il y a dans cette affirmation une part de vérité, et je le reconnais d’autant plus volontiers que cette affirmation s’accorde parfaitement avec la filiation des idées qui ont dominé la seconde moitié du XVe siècle et le XVIe siècle tout entier. Élargissement du champ des spéculations philosophiques, revendication de la liberté de conscience, résistance au pouvoir absolu, trois termes qui s’enchaînent, et qui expliquent très nettement les événemens compris entre les années 1515 et 1589. Sans doute la résistance de l’aristocratie à la royauté a pu s’abriter derrière la liberté de conscience ; mais lors même que l’alliance de la cause politique et de la cause religieuse serait pleinement démontrée, il n’en resterait pas moins avéré que la liberté de conscience a suscité la guerre civile, car, sans la liberté de conscience, qu’elle revendiquait, une partie de la noblesse française n’eût jamais trouvé moyen de tenir tête à la royauté. Préparé à l’intelligence, à l’explication de ces faits, l’historien de Henri IV n’a rien négligé pour les mettre en évidence. Il a compris que le règne des derniers Valois pouvait seul rendre compte des premières années du règne de Henri IV. Sa prétention n’est pas de donner au Béarnais une physionomie nouvelle. Il contrôle librement les témoignages; mais après les avoir contrôlés, il les accepte sans réserve, et ne s’attache pas à les interpréter d’une manière inattendue. Il consent à se trouver de l’avis de ses devanciers, quoiqu’il ait étudié autrement qu’eux le sujet qu’ils ont déjà traité. Il n’a pas le goût du paradoxe, et ne cherche pas à tirer parti des documens qu’il tient entre ses mains pour étonner le lecteur. C’est une preuve de bon sens et de modération que je loue avec empressement, car ce n’est pas une vertu vulgaire parmi les historiens de nos jours. Chaque fois qu’ils disposent de documens inédits, ils n’ont rien de plus pressé que de concevoir et de dessiner une physionomie inattendue. Leur plus grand plaisir est de dérouter les opinions accréditées. M. Poirson, qui a dépensé les plus belles années de sa vie dans l’enseignement de l’histoire, dont l’autorité est depuis longtemps établie, ne cède pas à ces tentations puériles. Il ne tient pas à étonner, il tient à instruire. Quand ses études l’obligent à confirmer les croyances acceptées depuis nombre d’années, il ne s’effraie pas de cette nécessité. Ainsi ceux qui chercheraient dans son dernier livre un portrait du Béarnais qui ne s’accorde pas avec les portraits dessinés par les historiens qui l’ont précédé seraient complètement désappointés. La figure que nous avons devant nous ressemble à celle que nous connaissons déjà. Ce qui donne au livre de M. Poirson une valeur singulière, ce qui le recommande à l’attention des érudits et des hommes du monde, c’est qu’il n’y a pas dans son récit un fait dont il ne puisse fournir la preuve. Il dit ce qu’il sait et n’invente rien, il raconte ce qu’il a trouvé dans le témoignage des contemporains, et n’essaie pas d’ajouter des traits nouveaux qui pourraient séduire l’imagination, mais qui ne s’accorderaient pas avec la sévérité loyale de l’histoire. Ceux qui aiment l’inattendu se plaindront sans doute, car M. Poirson laisse debout le Béarnais des croyances populaires; mais ceux qui aiment la vérité ne se plaindront pas, car ils sauront gré à l’auteur de n’avoir rien négligé pour former sa conviction, et pour eux croire ce qu’ils croyaient ne sera pas un désappointement.

D’ailleurs, si M. Poirson ne donne pas au Béarnais une physionomie nouvelle, il traite avec un soin scrupuleux toutes les questions de droit public qui se rattachent à son avènement, toutes les questions de politique intérieure ou extérieure comprises dans son règne. Les missions diplomatiques et les mesures économiques tiennent une grande place dans son livre, et quand on a tourné la dernière page, on connaît sur le bout du doigt les relations de la France avec l’Europe depuis la mort de Henri III jusqu’à l’avènement de Louis XIII. La conduite et les projets de Sully sont expliqués de manière à contenter les esprits les plus curieux. La tâche de l’historien ainsi comprise a déjà de quoi contenter son ambition, et pourtant l’auteur ne s’en est pas tenu là. Après avoir traité les questions de finances, d’agriculture, de commerce, d’industrie, il traite avec le même soin toutes les questions qui intéressent le développement du génie national. Sciences, littérature, beaux-arts, il a tout abordé sans s’effrayer du champ qui s’ouvrait devant lui. Peut-être n’a-t-il pas étreint d’une main assez puissante tous les épis qu’il avait moissonnés, peut-être n’a-t-il pas noué la gerbe qu’il nous donne d’un lien assez solide; mais sa faucille n’a pas laissé grand’chose à glaner. Ceux qui viendront après lui pourront ordonner d’une manière nouvelle les faits qu’il a recueillis, il est douteux qu’ils recueillent des faits nouveaux. C’est pourquoi on est obligé d’attribuer au livre de M. Poirson une très grande valeur, car c’est, dans le domaine scientifique, un des ouvrages les plus consciencieux qui honorent notre temps. A proprement parler, il ne raconte pas ce qu’il sait, il se contente de l’exposer. Aussi pour les hommes d’étude son livre est une œuvre satisfaisante; mais pour ceux qui désirent l’union d’une forme attrayante et d’un enseignement sérieux, c’est une œuvre incomplète, car l’histoire est tout à la fois une science et un art. La science privée du secours de l’art effarouche les esprits qui n’aiment pas la vérité pour elle-même, et le nombre en est grand. L’art privé du secours de la science n’offre au lecteur qu’un passe-temps puéril. Quelle que soit mon estime pour la science pure dans le domaine historique, je regrette que M. Poirson, qui a vécu dans le commerce familier des grands écrivains de l’antiquité, n’ait vu dans le règne de Henri IV qu’un sujet d’étude et d’enseignement. S’il eût essayé de vivre de la vie de ses personnages, de les mettre en scène, son livre, au lieu d’obtenir un succès inférieur à son mérite, serait aujourd’hui connu de tous ceux qui aiment l’histoire de leur pays, mais qui ont besoin d’être attirés vers la science, et n’osent l’aborder quand elle se présente seule et sans ornement. Vouloir appliquer à l’histoire les procédés de style qu’on emploie dans un traité de chimie ou de botanique, c’est se tromper, c’est méconnaître la nature du sujet qu’on a choisi. La décomposition et la composition des corps, le développement et la reproduction des plantes se passent très bien des artifices oratoires; mais lorsqu’il s’agit d’événemens historiques, c’est-à-dire d’actions conçues, préparées, accomplies par des hommes, nous ne voulons pas séparer l’émotion de l’enseignement. A cet égard, M. Poirson ne partage pas notre avis. Comment pourrions-nous en douter? Il expose les événemens compris entre 1589 et 1610 comme un professeur du Collège de France ou du Muséum d’histoire naturelle décrirait la croissance du chêne ou du palmier, la formation d’un sel ou d’un oxyde. Au point de vue scientifique, son exposé ne laisse rien à désirer : après avoir lu son livre, on sait touchant ce règne laborieux tout ce qu’il est permis de savoir; mais la science présentée sous une forme plus animée ne perdrait pas une parcelle de sa valeur. M. Poirson n’a pas tenté une seule fois de nous émouvoir : il acompte sur les habitudes studieuses de ses lecteurs, et s’il n’a pas obtenu tout ce qu’il espérait, on ne peut pas dire cependant qu’il ait été déçu dans son attente. Ceux mêmes qui ne jugent pas Henri IV comme il l’a jugé reconnaissent et proclament le caractère sérieux de ses investigations.

En voyant avec quelle persévérance l’auteur évite tout ce qui pourrait sembler attrayant, je me suis demandé si je devais attribuer cette résolution singulière aux fonctions qu’il a remplies pendant un grand nombre d’années, ou si quelque motif tiré de l’état présent de notre littérature n’était pas venu s’ajouter aux habitudes de l’enseignement. M. Poirson a longtemps professé l’histoire dans nos collèges, il a formé des élèves qui font aujourd’hui pour la génération nouvelle ce qu’il a fait pour la génération précédente; mais je ne crois pas m’abuser en affirmant qu’il y a derrière son dédain constant pour les artifices de la narration un sentiment plus vif. Depuis quelques années, nous avons vu se produire des œuvres qui se donnaient pour historiques, où l’éclat du langage ne réussissait pas à déguiser l’ignorance des faits. Ces œuvres qui n’enseignent rien, qui peuvent tout au plus obscurcir et troubler les idées acquises dans des livres sérieux, ont obtenu un succès populaire. Témoin de cette injustice de la foule, M. Poirson, je suis porté à le croire, a pensé que la seule manière de restituer à l’histoire le caractère qui lui appartient était de proscrire sans pitié tout ce qui accuse le désir de plaire. Il s’est dit en lui-même : « Je me suis donné pour mission de propager la connaissance du passé; je ne veux pas être confondu avec ceux qui parlent du passé sans le connaître. La foule dévore aujourd’hui d’un œil avide de prétendus récits qui ne sont qu’un vain assemblage de mots; elle va chercher l’histoire dans un pompeux entassement de périodes sonores et vides; je ne ferai rien pour attirer la foule. Ceux qui aiment la science viendront à moi, car ma parole est depuis longtemps respectée. Quant à ceux qui ne goûtent l’histoire que sous la forme du roman, leur sympathie ne me flatterait pas, je n’accepterais pas leurs éloges, et je me sens incapable de rien faire pour les obtenir. » En se plaçant à ce point de vue, on arrive à trouver tout naturel le dédain de M. Poirson pour les artifices de la narration. Cependant il s’est laissé emporter trop loin, il a dépassé le but qu’il se proposait. S’il a cru réagir ainsi contre la frivolité des œuvres qui se donnent pour historiques, je ne puis que m’associer à cet excellent dessein; mais pour ruiner la popularité de ces œuvres, il aurait fallu présenter la science sous une forme qui n’effarouchât point la foule, et dans l’histoire du règne de Henri IV il n’y a pas une page qui ne soit l’expression austère des faits. Si M. Poirson a conçu l’espérance d’envoyer à l’oubli les livres qui jouissent aujourd’hui d’une renommée illégitime, il n’a pas pris le moyen le plus sûr de remplacer le roman par la vérité. Un peu plus de mouvement dans l’exposé des faits serait une excellente ruse de guerre. Les lecteurs qui manquent de courage pour suivre pendant un millier de pages le développement d’une pensée toujours grave s’instruiraient à leur insu, si l’auteur consentait à raconter ce qu’il sait, au lieu d’exposer les causes et les effets sans tenir compte de la force moyenne des intelligences. Ce serait, à mon avis, l’expédient le plus adroit, et les amis de la science ne pourraient trouver mauvais qu’on ornât la vérité pour la populariser. M. Poirson, en offrant au public le fruit de ses études, n’y a pas songé.

L’auteur a publié pour ses élèves un précis d’histoire de France qui s’arrête à l’avènement de Henri IV. Par ce livre, justement estimé comme ouvrage d’enseignement élémentaire, il s’est cru dispensé de rappeler les règnes des derniers Valois. Je pense pourtant qu’il eût fait une chose utile en réunissant dans une large introduction les événemens compris entre 1515 et 1589, car son histoire de Henri IV est destinée aux gens du monde aussi bien qu’aux érudits, et les gens du monde, qui ont quitté depuis longtemps les bancs du collège, ont oublié son précis. Le règne du premier Bourbon est difficile à comprendre pour ceux qui n’ont pas sous les yeux la conduite de François Ier, de Charles IX, de Henri III. Les dernières années du XVIe siècle et les dix premières années du XVIIe demeurent à peu près lettre close quand on ne connaît pas familièrement les rois dont je viens d’écrire les noms. L’historien a beau prodiguer les détails, reproduire sa pensée sous des formes nombreuses et variées; il n’est jamais compris qu’à demi de la plupart des lecteurs. La conduite de Henri IV, qui n’est pas irréprochable aux yeux mêmes de ses admirateurs, soulève des objections faciles à réfuter dès qu’on sait la conduite de ses prédécesseurs. Pour tout dire en un mot, M. Poirson a trop compté sur l’érudition et sur la mémoire de la génération à laquelle il s’adresse. C’est de sa part une courtoisie qui sera, je le crois du moins, payée d’ingratitude. Les persécutions de François Ier contre la réforme naissante, le massacre de la Saint-Barthélémy, l’organisation de la ligue, sont les protégomènes nécessaires de l’histoire de Henri IV. Bien des gens ont entendu parler des faits que je rappelle; mais pour bien comprendre en face de quels périls se trouvait le Béarnais le lendemain de son avènement, il faut quelque chose de plus qu’un vague souvenir. Le bûcher de Berquin, le meurtre de Coligny, la conspiration des Guises, marquent dans la défense de l’église romaine contre la réforme trois momens décisifs, et sans la connaissance complète de ces trois momens il est à peu près impossible de juger sainement les actions dont se compose le règne de Henri IV. M. Poirson n’avait qu’à détacher quelques pages de son précis, à les remanier, pour nous donner l’introduction que je regrette de ne pas trouver en tête de son livre. J’insiste d’autant plus volontiers sur ce point, que malgré les travaux récens publiés en France et en Allemagne, la réforme et la ligue ne sont pas encore entrées dans le domaine des connaissances populaires. Bien des esprits qui se croient éclairés ne voient dans la Saint-Barthélémy qu’un coup de tête, dans la révolte des Guises qu’une question politique. Et comment juger avec de telles données le règne de Henri IV? Les prolégomènes que je demande expliqueraient ce qui demeure obscur pour le plus grand nombre.

On sait aujourd’hui que le massacre de la Saint-Barthélémy n’est pas un coup de tête, que dans la conspiration des Guises contre la royauté la religion tenait autant de place que l’ambition politique. On a renoncé à ne voir dans François Ier qu’un protecteur dévoué de la science et des lettres. Les palais qu’il a construits, les statues dont il a orné ses jardins, ne suffisent pas pour caractériser son règne. Ce qu’il combattait dans la réforme, ce n’était pas seulement l’hérésie, mais bien aussi et surtout la liberté de penser. Il n’acceptait de la renaissance que le développement des arts; quant à la pensée, il n’en voulait pas. Il se posait comme le défenseur de l’église, et l’église acceptait avec empressement le secours de son épée; mais ce qu’il défendait, c’était son gouvernement. M. Poirson, qui, malgré sa prédilection pour la monarchie, pour la foi catholique, est animé de sentimens libéraux, n’aurait pas eu de peine à caractériser très nettement la conduite de François Ier. A l’égard de Charles IX, sa tâche eût été encore plus facile, car il n’y a pas de catholique sincère qui ne maudisse et ne flétrisse la Saint-Barthélémy. Tout homme qui se dit soumis à l’église romaine et ne voit dans la Saint-Barthélémy qu’une rigueur salutaire perd le droit d’accuser Dioclétien et de plaindre les chrétiens envoyés au supplice. Il n’y a pas deux justices. Si Charles IX a pu, sans mériter l’exécration de la postérité, verser le sang des huguenots, les empereurs romains ont pu, sans appeler notre haine sur leur mémoire, verser le sang des chrétiens et les jeter aux lions dans le cirque frémissant de joie. M. Poirson, comme tous les cœurs généreux, comme tous les esprits droits, condamne et maudit Charles IX; pour éclairer pleinement la conduite de Henri IV, il eût bien fait de développer ce qu’il avait dit dans son précis. Enfin il était de son devoir d’insister sur l’avilissement de la royauté dans la personne du dernier Valois pour expliquer la hardiesse des ligueurs et les espérances de l’Espagne. Henri III appelait sur sa tête le mépris de la France; ses mœurs dissolues, le scandale de ses débauches et la puérilité de sa dévotion le rendaient indigne du trône. M. Poirson, en esquissant le règne du dernier Valois, eût donné plus de relief au règne du premier Bourbon. Comme la substance des prolégomènes réclamés par le sujet de son nouveau livre se trouve dans son précis d’histoire de France, les lecteurs ne peuvent mieux faire que de consulter ce dernier ouvrage pour se préparer à l’intelligence du règne de Henri IV. Ils apprendront en quelques jours ce qu’ils ont besoin de savoir pour saisir la cause et l’enchaînement des faits. S’ils négligent de s’éclairer par cette étude préliminaire, ils assisteront aux batailles, ils suivront les négociations, mais ils ne réussiront pas à démêler l’origine des événemens. Ignorant le caractère des personnages entre qui s’engage la lutte, ils seront réduits aux conjectures.

Avant d’entamer l’histoire du Béarnais, M. Poirson esquisse en quelques pages l’état de l’Europe dans les dernières années du XVIe siècle. Pour ceux qui ont appris ailleurs ce qu’il rappelle, c’est un tableau plein de précision et d’intérêt; mais ce tableau n’est pas à la portée de tous les lecteurs. L’auteur a cru faire tout ce qu’il devait, et sa confiance est d’autant plus excusable, que son nom se rattache à la renaissance des études historiques dans notre université. Par son enseignement oral, par ses livres, il a puissamnient contribué à propager parmi la jeunesse la connaissance du passé. C’est un mérite que personne ne lui contestera. Comme il ne sépare pas notre histoire de l’histoire générale de l’Europe, il se contente de rappeler ce qu’il croit connu de ses lecteurs. Je voudrais pouvoir lui donner raison et dire que la génération instruite par ses leçons sait encore aujourd’hui ce qu’elle apprenait il y a trente ans; mais je suis forcé de reconnaître et d’avouer que M. Poirson a trop présumé de la mémoire de ses auditeurs. L’état de l’Espagne et de l’Italie, de l’Allemagne et de l’Angleterre pendant le XVIe siècle n’est pas un sujet familier à tous les esprits. Si je voulais apporter des preuves, je n’aurais que l’embarras du choix : l’ignorance ou l’oubli de l’histoire est trop facile à démontrer. Non-seulement les poètes qui mettent en scène les plus célèbres personnages du passé leur prêtent des actions et des paroles qui ne s’accordent pas avec leur caractère; mais parmi les hommes qui parlent du haut de la tribune, nous retrouvons trop souvent la même légèreté. Les orateurs qui connaissent la vie politique de leur pays composent une minorité affligeante. La chaire à cet égard n’est guère plus savante que la tribune. Je me souviens d’un sermon fort applaudi où ne manquaient pas les énormités historiques. Le prédicateur affirmait que Charles-Martel avait terrassé l’islamisme, et que François Ier avait exterminé la réforme. Eh bien ! ces énormités excitaient à peine l’étonnement de quelques auditeurs; la foule croyait le prédicateur sur parole. Dans un pays et dans un temps où de telles choses peuvent se dire et passent inaperçues, il est imprudent de compter sur l’érudition et la mémoire des lecteurs. Il ne faut pas leur dire seulement ce qui se rattache directement au sujet du livre, mais leur apprendre ce qu’ils doivent savoir pour saisir le sens de la première page. Et pourquoi nous en étonner? A quoi mène la connaissance de l’histoire? A penser. Ce n’est pas là un sujet de convoitise. Autant vaut dire que l’histoire ne mène à rien. Penser ne donne pas une position, réfléchir sur le passé n’est guère plus utile que de connaître la langue du Céleste-Empire.

L’historien ne néglige rien pour susciter dans l’esprit du lecteur des idées de nature diverse; il envisage avec une égale attention tous les aspects du règne de Henri IV. J’ai parlé de sa méthode, qui me paraît convenir aux sciences naturelles beaucoup mieux qu’à l’histoire. J’ai lieu de croire que mon opinion sera celle de tous les hommes qui ont lu et relu les grands historiens de l’antiquité. Néanmoins cette méthode, que je blâme parce qu’elle remplace la narration par l’exposé des faits, offre à ceux qui veulent étudier un avantage précieux. L’impartialité ou, si l’on veut, l’impassibilité de l’érudit laisse au lecteur une entière liberté. L’analyse des documens originaux, si complète, si fidèle qu’elle soit, ne peut être acceptée comme une œuvre vivante; mais si elle ne présente pas la vérité sous une forme animée, du moins elle la dégage, et celui qui veut l’exprimer n’a plus devant lui qu’une tâche facile. Il y a bien des livres historiques d’une forme plus séduisante qui ne portent pas le même profit. M. Poirson excelle à classer les faits. Il introduit dans son livre une nomenclature sévère qui plaît à tous les bons esprits. Il croit que l’émotion se concilie malaisément avec les devoirs de l’enseignement, et comme son but n’est pas de nous offrir un plaisir passager, mais de graver dans notre mémoire l’image de la vérité, il se défie de l’émotion. Aussi son livre, envisagé au point de vue didactique, réunira de nombreux suffrages. Quant aux gens du monde qui cherchent dans l’histoire une distraction plutôt qu’un enseignement, je crains fort qu’ils ne lisent pas sans désappointement cette nomenclature de faits si laborieusement réunis. Qu’importe à l’auteur? Il a touché le but qu’il se proposait, et ne regrettera pas ses veilles. Il y a d’ailleurs dans ces pages, qui effarouchent d’abord les esprits frivoles par leur physionomie austère, de quoi exciter la curiosité. Les indolens, les désœuvrés qui ont peine à porter le poids de leurs loisirs, s’ils réussissent à surmonter leur frayeur, s’applaudiront bientôt de leur courage. Après avoir lu d’un œil attentif les cent premières pages, ils s’étonneront du monde nouveau qui s’ouvrira devant eux. Le spectacle des choses accomplies dans une période de vingt et un ans, en détachant leur pensée des mille puérilités dont leur vie se compose, leur donnera d’eux-mêmes une opinion meilleure. L’austérité de la forme, qui décourage les esprits sans vigueur, est une épreuve salutaire pour les esprits qui ne sont qu’engourdis et se réchauffent aux rayons de la vérité. On a tenté depuis quelques années de rendre la science amusante, et je ne crois pas que la science y ait gagné grand’chose. La science qu’on déclare ennuyeuse a cela d’excellent, qu’elle commande le silence et la modestie à ceux qu’elle effarouche. La science amusante fait croire aux ignorans qu’ils en savent assez pour parler en toute occasion, à tout propos. On aura beau s’évertuer, on ne fera jamais de l’histoire une lecture divertissante comme les contes de Perrault. L’intelligence du passé exige autant d’attention que l’intelligence des phénomènes astronomiques et physiologiques. M. Poirson n’a pas tenté de rendre amusant le règne de Henri IV, je ne m’en plains pas, car je ne confondrai jamais l’émotion produite par un récit bien fait avec le plaisir futile que donne le passé arrangé en roman.

Nous pouvons, après avoir lu le livre de M. Poirson, dessiner le caractère politique de Henri IV. Il ne dit rien de nouveau quant aux conclusions, mais les idées reçues trouvent dans les documens qu’il produit une confirmation imposante. Ce qui paraît évident dans la conduite de Henri IV de 1589 à 1594, c’est qu’il a parfaitement compris son rôle, et s’est attaché à le remplir avec une résolution qui devait amener le succès. Or quel était ce rôle? C’était un rôle de conciliation. Appartenant à la religion réformée, qui n’était pas celle de la majorité des Français, il ne pouvait, sans s’avilir, sans se déshonorer, abjurer la foi de sa famille. Il a très bien senti le côté délicat de sa position, et avant d’abjurer il a voulu conquérir son royaume. Il y avait dans la tâche qui lui était échue des difficultés sans nombre. Il en a triomphé avec un courage, avec une sagacité au-dessus de tout éloge. Ce qu’il a fait, bien peu d’hommes auraient pu le faire. Tous ceux qui ont étudié d’un œil attentif les luttes soutenues par le Béarnais de 1589 à 1594 rendront pleine justice à son énergie en même temps qu’à la souplesse de son caractère. Intrépide en face du danger, il savait charmer, convertir ses adversaires devenus prisonniers. Or, pour un roi qui doit conquérir son royaume, ce n’est pas là un médiocre avantage. Toutes les fois qu’il trouvait l’occasion de ramener ou d’amener à son parti un homme nourri d’autres convictions, il n’omettait rien pour atteindre son but. Naïf dans son commerce particulier, naïf jusqu’à l’abandon, il défiait les plus habiles lorsqu’il s’agissait de rallier à son drapeau des convictions chancelantes. C’est ce qui lui donne dans l’histoire une physionomie à part. il y a cela de singulier dans le premier Bourbon qui ait régné sur la France, qu’il paraissait libre, imprudent dans ses manières, dans ses propos, jusqu’à compromettre la dignité de la couronne, et que cependant il n’a jamais été bon et familier sans profit. C’est pour les souverains une leçon sur laquelle je n’ai pas besoin d’insister. Henri IV, avec le ton de sa parole, avec la simplicité de son langage, a autant fait pour lui-même et pour la France qu’avec ses batailles gagnées. La victoire d’Arqués lui a conquis moins de terrain que son aménité, la souplesse de son langage et la grâce de son accueil. Ce n’est pas sans raison que le peuple bénit sa mémoire

L’historien ne tient pas à paraître nouveau, il tient à demeurer vrai. Pourvu que la vérité se propage et fasse son chemin, il est satisfait. Il n’essaie pas de présenter sous un aspect inattendu les combats de Henri IV contre Mayenne. Il se borne à enregistrer les défaites et les victoires, et quand il voit le Béarnais triompher, il mesure pied à pied le terrain conquis par le vainqueur. Cette méthode pourra sembler singulière aux lecteurs qui ont vécu dans le commerce des historiens modernes. Habitués aux coups de théâtre, et, comme on l’a dit récemment, toujours prêts à contempler l’inattendu, ils pourront trouver que M. Poirson marche terre à terre et ne sort pas assez souvent des routes battues. Malgré mon amour pour la nouveauté, je ne saurais donner tort à M. Poirson. J’aime mieux, qu’on me le pardonne, une vérité consacrée, fût-elle même vieille de vingt années, qu’un paradoxe éclatant paré de toutes les grâces du langage. M. Poirson, en dessinant la figure de Henri IV, a consulté Tallemant des Beaux moins souvent que Du Fay, petit-fils de L’Hôpital. Qui oserait s’en plaindre? Au lieu d’anecdotes plaisantes ou scandaleuses, nous avons des traits qui appartiennent à l’histoire. Nous pouvons trouver que Du Fay apporte un peu trop de pompe dans l’expression de son sentiment, mais nous sommes du moins forcés de reconnaître qu’il y a dans ses discours un accent de sincérité. Henri IV, après avoir conquis son royaume pied à pied, s’occupa sérieusement de l’administration intérieure de la France. Il avait fait la guerre avec courage, de façon à se concilier la sympathie et l’admiration des plus braves. Dès qu’il fut maître incontesté du trône, il sentit le besoin de justifier sa conquête, et voulut répandre sur ses sujets tous les bienfaits de la paix. Doué d’une vive intelligence, mais incapable d’une longue attention, il se faisait lire pendant une demi-heure le Théâtre de l’Agriculture d’Olivier de Serres, et se préparait ainsi à l’œuvre de pacification qu’il avait entreprise. Avant d’abjurer, il avait voulu vaincre, et son abjuration échappait ainsi atout reproche de lâcheté. Maître absolu du royaume de France, il choisit pour but unique de ses efforts la dignité de son pays et le bonheur de ses sujets. C’est là le caractère que lui ont assigné les devanciers de M. Poirson, et le nouvel historien n’y a rien changé. Est-ce donc à dire que son livre soit inutile? Loin de moi cette pensée. Toutes les fois qu’une idée vraie se trouve confirmée par des faits nouveaux, on doit s’en applaudir. M. Poirson célèbre avec un égal empressement les victoires glorieuses et les bienfaits de la paix. Après avoir lu les documens réunis par lui, on se sent pénétré d’une respectueuse admiration pour le Béarnais, qui fut d’abord un grand roi de guerre, et plus tard le protecteur assidu, éclairé des gentilshommes campagnards de son royaume. Il rêvait pour l’abaissement de la maison d’Autriche ce que Richelieu réalisa plus tard, mais il voulait l’accomplir dans d’autres conditions. Sa diplomatie généreuse et loyale se conciliait avec le respect des seigneuries locales. Avait-il tort? J’abandonne la réponse à ceux qui ont suivi le développement politique de la France de 1610 à 1643. Ce qu’il y a de certain, c’est que la politique intérieure et la diplomatie de la France son Henri IV ont pour la morale publique un aspect plus satisfaisant que la politique intérieure et la diplomatie de Richelieu. Permis à ceux qui ne voient dans les révolutions nationales que des accès de fièvre de dire que la tyrannie de Richelieu est pleinement justifiée par l’arrogance de l’aristocratie. Avec de pareilles théories, on trouve moyen d’amnistier les plus grandes cruautés. Quant à nous, qui plaçons en toute occasion le droit au-dessus du fait, nous ne plions pas le genou devant la puissance de Richelieu, et nous préférons le gouvernement conciliateur du roi Henri IV au gouvernement tyrannique du cardinal-ministre. L’échafaud envisagé comme remède drastique n’est pas de notre goût, et nous croyons que tous les hommes d’état vraiment dignes de ce nom partagent à cet égard notre répugnance. La hache n’est pas un argument, le sang qui coule n’est pas un aveu d’erreur; ceux qui mettent Richelieu au-dessus de Henri IV me paraissent l’avoir oublié. Tous les rois qui ont laissé dans l’histoire une trace glorieuse de leur passage comprenaient qu’ils avaient une tâche à remplir, et que le pouvoir ne leur était pas donné pour contenter leurs passions et leurs caprices. Henri IV était du nombre de ces rois. Il savait que sa tâche était de réconcilier les partis, et s’il n’a pas accompli son dessein comme il le souhaitait, il faut du moins lui rendre cette justice, qu’il n’a rien négligé pour toucher le but de son ambition. Sans être doué d’une intelligence supérieure, il possédait une sagacité qui pouvait abuser ses contemporains. Sa force était dans l’intelligence du passé. Toute sa vie politique doit s’expliquer par une préoccupation unique et constante : il voulait effacer autant qu’il était en lui le souvenir de la Saint-Barthélémy. Parvenu au trône après l’avilissement de la royauté par Henri III, il songeait surtout à réhabiliter la royauté, rendue odieuse par Charles IX. Le règne de Henri IV ainsi envisagé est un de ceux qui méritent l’attention la plus sérieuse et la plus sympathique. La réforme, combattue par François Ier avec le secours du bûcher, avait grandi dans la lutte. Charles IX avait cru pouvoir l’exterminer en versant le sang à flots ; mais le sang criait vengeance, et la réforme grandissait toujours. L’Espagne prit en main la cause de l’église romaine ; Henri III, affaibli par la débauche, répondit à la ligue par le meurtre de Blois. Henri IV prit pour règle de sa conduite le souvenir de François Ier, de Charles IX et de Henri III. Il sentit le besoin de réunir tous ses sujets dans une foi commune, et comme il désespérait de les réunir au pied des autels, il voulut du moins qu’ils fussent animés d’une confiance unanime dans la royauté. Nous savons par le témoignage des contemporains que ses vœux n’étaient pas demeurés stériles. Après avoir gagné sa couronne sur les champs de bataille, il s’efforçait d’effacer le souvenir de ses victoires, et confondait dans une même affection les vainqueurs et les vaincus. Pour conquérir le trône dans ces années difficiles, le courage ne suffisait pas ; il fallait jouer sa vie comme un soldat, et ruser comme si l’on ne payait pas de sa personne. Les seigneurs rangés sous le drapeau du Béarnais craignaient de vaincre trop vite et ménageaient leurs succès pour ne pas devenir inutiles. Pour garder près de soi de pareils capitaines, il devait unir la patience à la générosité. Il n’a pas failli un seul jour à ce double devoir. Il leur pardonnait de ne pas pousser trop avant ses affaires sans avoir arrangé leur fortune. S’il était permis de pénétrer, à la distance où nous sommes, les pensées secrètes du vainqueur d’Arques, je dirais qu’il n’aimait pas la royauté pour le seul plaisir de régner, mais pour le bonheur de faire le bien dans la plénitude de sa volonté. Je n’irais pas jusqu’à lui prêter le sentiment démocratique : son éducation, demeurée très incomplète, ne lui avait pas révélé de tels sentimens; mais s’il ne se croyait pas pétri du même limon que ses sujets, il trouvait dans la supériorité qu’il s’attribuait un puissant aiguillon. Il voulait le bien non-seulement par générosité de nature, mais par fierté de race. Il faut bénir de telles erreurs qui peuvent invoquer de telles excuses. Henri IV, malgré ses faiblesses, n’a pas besoin d’être défendu. Il a trop bien compris son rôle, il a dépensé trop d’énergie et de sagacité au service de la justice, pour que la postérité estime toutes ses actions avec une sévérité absolue.

Parmi les adversaires les plus acharnés du roi de France, nous rencontrons les coreligionnaires du roi de Navarre. J’excuserais leurs rancunes, si le Béarnais n’eût pas triomphé avant d’abjurer; mais quand il entra dans le sein de l’église romaine, il avait prouvé à ses ennemis, l’épée à la main, qu’il était en mesure de les contenir et de les dominer. Son abjuration n’était donc pas une lâcheté. Les protestans qui veulent trouver dans cette résolution toute politique un sujet de condamnation ne paraissent pas tenir compte de la condition où il était placé. Sans doute, pour me servir d’une expression mondaine, son abjuration arrangeait ses affaires; mais il avait vaincu assez souvent pour les arranger sans abjurer : voilà ce qu’oublient ses adversaires protestans. D’ailleurs, et c’est là ce qui demeure son éternel honneur, en abandonnant le parti de la réforme, il ne s’est pas tourné contre les réformés. Il n’a pas persécuté ceux qu’il avait conduits à la victoire. Ce n’est pas une abjuration digne de mépris que celle d’un roi qui garde son affection à ses compagnons d’armes après avoir renoncé à leur croyance. L’histoire est pleine de conversions et d’apostasies qui se traduisent en cruelles représailles, pleine de vainqueurs qui renient la cause victorieuse, et se font pardonner leur victoire en frappant ceux qui les ont servis au péril de leur vie. La mémoire de Henri IV n’est pas souillée d’une pareille tache. Assis sur le trône, il a respecté la liberté de conscience, qu’il avait défendue de son épée. Il avait senti la nécessité d’abaisser la maison d’Autriche, et Richelieu n’a fait que suivre ses desseins. C’est là sans doute une preuve de sagacité, mais qui ne suffirait pas pour justifier le rang glorieux qu’il occupe dans l’histoire de notre pays. A mes yeux, son titre le plus solide, c’est d’avoir fait le bien dans la mesure de sa puissance, de n’avoir pas renié ses amis huguenots en embrassant la foi catholique. Il avait maudit la Saint-Barthélémy, il aurait cru s’y associer par la pensée, en répondre devant Dieu comme un complice dévoué, s’il n’eût pas traité ses sujets huguenots avec la même bienveillance que ses sujets catholiques. Vainement dira-t-on que cette justice égale pour tous était un trait d’habileté; c’était aussi un trait de courage, car, en ne témoignant pas la même sympathie aux deux croyances, il eût rendu son règne plus facile. Son respect pour la liberté de conscience, en faisant de son gouvernement une tâche plus laborieuse, a marqué sa place parmi les souverains les plus aimés.

Le livre de M. Poirson, écrit en vue de la seule vérité, semble destiné à justifier la vénération traditionnelle qui entoure le nom de Henri IV. Après avoir lu ces pages savantes, où l’œil le plus clairvoyant ne saurait surprendre le désir de conquérir la faveur populaire en atténuant la portée d’un fait, on sent que la sympathie des générations qui nous ont précédés ne s’est point égarée. Henri IV n’était pas un homme de génie ; mais quoiqu’il fît semblant de se décider par lui-même en toute occasion, il écoutait avec attention, avec profit les avis qui combattaient le sien. Ceux qui lui apportaient leur pensée, heureux de la voir appliquée, lui en laissaient volontiers l’honneur et ne songeaient pas à se plaindre. Il se montrait si joyeux d’accomplir un dessein qu’il n’avait pas formé, que l’indiscrétion eût été de mauvais goût. Comment ne pas accepter sans dépit ce petit manège de roi ? Les souverains ne savent pas tout ; ils s’instruisent, comme les autres hommes, à la sueur de leur front ; c’est chez eux un travers fréquent de ne vouloir pas avouer qu’ils ignorent. Pourvu qu’ils consentent à écouter ceux qui savent, on aurait mauvaise grâce à leur demander un aveu en forme. Henri IV, dont la pensée n’embrassait pas un vaste horizon, mais qui possédait pour le gouvernement une aptitude singulière, aimait à s’instruire, à s’éclairer, pour se tenir à la hauteur de sa tâche. Non-seulement il écoutait sans impatience ceux qui venaient solliciter son attention pour leurs projets, mais il interrogeait avec empressement les hommes dont le savoir était prouvé, pour donner à ses idées personnelles une forme plus précise et les rendre plus facilement applicables. De la part d’un souverain, cela s’appelle modestie. M. Poirson, en dessinant la figure de Henri IV, n’essaie pas de dissimuler ses faiblesses ; il ne tente pas de grouper les témoignages qui s’accordent avec ses prédilections, en laissant dans l’ombre ceux qui pourraient les blesser. Il dit ce qu’il sait, il nous associe à ses lectures, et arrive sans effort au but qu’il se proposait. Si les contemporains eussent donné tort à la tradition populaire, M. Poirson s’en fût affligé sans doute, mais il n’aurait pas lutté contre l’évidence. Les contemporains l’ont affermi dans sa croyance, il s’en réjouit, et ne cherche pas à le cacher. Ce qui excite surtout son admiration dans le Béarnais après l’amour de la justice, c’est l’art de gagner les cœurs. C’est en effet un don précieux chez un souverain, et l’art de se faire aimer entre pour beaucoup dans la pratique du gouvernement. La crainte contient, l’affection entraîne ; Henri IV ne l’ignorait pas. Or tous les traits que je rassemble ici se trouvent épars dans le livre de M. Poirson. Après avoir lu les trois volumes qu’il vient de publier, on connaît le Béarnais comme si l’on avait vécu dans son intimité. On l’a suivi sur les champs de bataille, on a surpris le secret de ses entretiens avec ses conseillers, on connaît le mobile de ses actions, on n’a plus rien à souhaiter pour former son jugement. On regrette avec lui que Henri IV n’ait pas gardé le trône pendant quelques années de plus pour continuer son œuvre, sinon pour l’achever, car dans le domaine politique il n’y a pas d’œuvre qui s’achève. Les desseins commencés dans la paix sont interrompus et souvent ajournés à long terme par une guerre inattendue. Une chose digne de remarque dans les derniers temps de ce règne glorieux et bienfaisant, c’est le soin avec lequel le souverain s’appliquait à tenir les seigneurs éloignés de la cour. Il tenait à les voir ou du moins à les savoir activement occupés de l’administration de leurs domaines, et ne craignait pas le réveil de la puissance féodale. Il voulait une aristocratie agricole, et, si le temps ne lui eût pas manqué pour accomplir son vœu, le gouvernement de Richelieu n’aurait pas ordonné tant de supplices avec la signature de Louis XIII. A Dieu ne plaise que j’essaie de refaire le passé au gré de mes conjectures : ce serait pour moi et pour le lecteur un passe-temps puéril. Cependant, comme j’ai une foi profonde dans la liberté humaine, je ne crois pas à la nécessité des événemens. Il ne m’est donc pas défendu de me demander ce qu’aurait pu devenir la France, si Henri IV eût vécu seulement dix années de plus. Le pouvoir royal, affranchi dans une certaine mesure par l’éloignement de l’aristocratie, mais soumis au contrôle de l’opinion, aurait pu réaliser les réformes qu’il méditait. La hache de Richelieu n’aurait pas tranché tant de têtes, et Louis XIV n’aurait pas trouvé le sol préparé pour l’établissement de la monarchie absolue. Si l’aristocratie ne se fût pas avilie en quittant ses châteaux pour mendier des charges de cour, les scandales de la régence et du règne de Louis XV devenaient impossibles, et Louis XVI, malgré la médiocrité de son intelligence, entouré de conseillers éclairés, aurait peut-être suffi à sa tâche. Turgot aurait repris les projets de Sully en les agrandissant. Il y a dans l’enchaînement de ces idées quelque chose de plus qu’un rêve, et le livre de M. Poirson les suggère naturellement. Sans doute il n’est pas donné à la sagesse humaine de prévenir les secousses politiques, il y a dans la vie des nations comme dans la vie des individus des crises que nulle prévoyance ne saurait conjurer; mais il n’est pas interdit aux souverains pénétrés de leurs devoirs d’en diminuer le nombre et le danger. Henri IV est de cette famille de souverains heureusement inspirés. Doué de facultés qui ne relevaient pas au-dessus du niveau commun, il avait conquis l’affection et le dévouement de ses sujets par le respect du droit, par la pratique de la justice. S’il lui est arrivé plus d’une fois, au début de son gouvernement, d’accepter des compromis que sa conscience ne ratifiait pas, nous devons lui pardonner cette faiblesse, car il a fait tout ce qui était en lui pour en effacer le souvenir. S’il n’est pas demeuré à l’abri de tout reproche, il a fait assez de bien pour qu’on excuse ses défaillances.

J’ai dit librement ce que je pense du livre de M. Poirson. Quoique je le compte parmi les maîtres de ma jeunesse sans avoir jamais assisté à ses leçons, je n’ai pas cru devoir atténuer pour lui ce qui me paraît la vérité. J’honore son érudition, qui lui a coûté tant de veilles. Les sentimens généreux qui animent toutes ses pages excitent ma sympathie. Cependant je suis obligé de reconnaître qu’il ne réunit pas l’art à la science de l’historien. Si je parlais autrement, je parlerais contre ma pensée, et M. Poirson ne m’en saurait aucun gré. Il cultive la science pour la science elle-même, et la connaissance complète des faits qu’il étudie suffit à le contenter. D’ailleurs, quand je compare son livre aux trois quarts des livres qui se publient aujourd’hui, et qu’on nous donne pour des compositions historiques, je me sens porté à excuser sa prédilection pour la science pure. Son livre nous explique les campagnes, le gouvernement, les finances, la diplomatie de Henri IV. Les œuvres historiques applaudies dans les salons, que les désœuvrés dévorent d’un œil avide, ne sont guère qu’un assemblage de mots sonores. Aussi, quoique l’art fasse défaut dans cette composition savante, je souhaite de grand cœur qu’il s’en produise beaucoup de pareilles, car on peut dire sans exagération que l’auteur a épuisé son sujet, et l’habileté suprême, aux yeux du plus grand nombre, est de l’effleurer si légèrement, que le lecteur ne se défie jamais de vous. C’est là ce qu’on appelle l’élégance, le charme du style. Bien dire sans trop dire, parler à l’imagination sans commander l’attention avec trop d’autorité, voilà le moyen de plaire; on laisse aux érudits l’ennui de traiter les questions qui se présentent, hélas! sur tous les sentiers de l’histoire. Les érudits ont du temps de reste pour un pareil labeur, et d’ailleurs c’est leur métier. A quoi bon empiéter sur leur besogne? Quant aux lecteurs du monde, il faut offrir à leur appétit un régal plus friand. On esquisse pour eux quelques détails biographiques, en ayant soin de nommer les questions qu’on se dispense de traiter, et l’on gagne ainsi un brevet d’historien. Ceux qui veulent savoir posent le livre après avoir tourné la vingtième page; mais sur cent lecteurs qui ouvrent un livre, combien veulent s’instruire? On cherche à tromper l’ennui, et pourvu que la curiosité soit excitée, on ne demande rien de plus.

L’Histoire du Règne de Henri IV est écrite pour ceux qui veulent connaître le passé. C’est la science toute nue, mais c’est la science. Je ne fais pas fi d’un récit bien ordonné; j’aime et j’admire l’emploi de l’imagination, lors même qu’il s’agit de représenter un fait réel. Cependant je verrais avec joie se produire des œuvres consacrées à l’enseignement du passé, où l’imagination ne jouerait aucun rôle, car le moyen le plus sûr d’élever l’esprit public, c’est d’offrir à la génération présente la vie des générations qui nous ont précédés. Pour agrandir le champ de la pensée, pour donner aux sentimens plus de vigueur et de générosité, il ne s’agit pas de chercher dans les événemens accomplis des épisodes singuliers, des scènes émouvantes; il s’agit de suivre pas à pas la lutte du droit contre le fait. Si l’art vient s’ajouter à la science, tant mieux; mais l’historien qui veut émouvoir à tout prix est bien près de ne vouloir rien enseigner. Or, quoique M. Poirson n’ait pas dit sur la réforme tout ce qu’il pouvait, tout ce qu’il devait dire pour éclairer le règne de Henri IV, il ne présente jamais un fait sans en mesurer la portée, sans en exprimer le sens moral, et ce mérite lui assigne parmi les érudits une place à part.

Que d’autres le suivent dans la voie où il est entré, qu’ils fouillent le passé sans préoccupation étrangère à la science, et la foule comprendra tout ce qu’il y a de honteux dans l’indifférence politique. Ceux qui ne vivent que pour eux-mêmes n’oseront plus avouer leurs secrètes pensées. L’homme dépourvu du sentiment de la responsabilité est une chose dont tous les gouvernemens disposent à leur gré. Or l’histoire écrite par un esprit sérieux excite infailliblement le sentiment de la responsabilité, qui manque au plus grand nombre. Ceux qui lisent le récit des événemens politiques sans comprendre que toute action sollicite un jugement ne comptent pas parmi les hommes intelligens : ce n’est pas à eux que l’historien s’adresse; mais il y a des milliers de lecteurs qui n’attendent qu’un guide pour marcher dans le droit chemin. M. Poirson, pour qui le bien n’est que le vrai mis en œuvre, sait depuis longtemps que le récit des événemens n’est pas un délassement, mais une leçon. Que ceux qui peuvent le suivre prennent courage. Si la popularité leur échappe, s’ils ne sont pas vantés dans les salons oisifs, ils auront une joie meilleure et plus solide que la popularité, le sentiment du devoir accompli. Ils verront la génération nouvelle attentive au présent, parce qu’elle connaîtra les luttes et les souffrances de ses aïeux, et ils pourront se dire avec orgueil : a L’esprit qui anime cette génération est notre esprit; elle vit de notre pensée. » Cette joie n’est-elle pas une assez belle récompense ?


GUSTAVE PLANCHE.