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De la conservation des vins

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DE LA CONSERVATION DES VINS[1]

La vigne est une des richesses caractéristiques du sol français ; elle y occupe près de 2 millions 1/2 d’hectares, répartis entre 78 départements ; on estime la récolte moyenne à plus de 60 millions d’hectolitres, valant chez le propriétaire plus de 1 milliard, dont plus du tiers est exporté, principalement en Russie, dans les Pays-Bas, en Angleterre et en Allemagne.

Malheureusement, les vins de France supportent difficilement les voyages prolongés. Ils sont sujets à de nombreuses maladies ; arrivés à leur destination, ils se détériorent, et cela d’autant plus rapidement qu’ils sont livrés à des mains moins habiles, dans des celliers mal disposés, privés de ces mille soins qui font de l’élevage des vins un art difficile où peu de personnes excellent, même en France. Les meilleurs crus sont souvent les plus délicats ; chaque année, par exemple, la maladie dite de l’amer détériore de grandes quantités des vins les plus exquis de la Bourgogne, et occasionne, ainsi que les autres altérations du précieux liquide, des pertes immenses : il n’y a peut-être pas une seule cave en France, chez le pauvre comme chez le riche, qui ne renferme quelque portion de vin altéré.

Frappé du préjudice que les maladies des vins portent à une des branches les plus riches de notre commerce, M. Pasteur se résolut, il y a déjà un certain nombre d’années, à diriger ses recherches sur cette importante question, afin de découvrir, s’il était possible, un moyen d’empêcher l’apparition de toutes ces maladies. Le résultat de ces recherches a été publié sous le titre de : Études sur le vin, et la première édition de ce bel ouvrage, qui a été couronné par le jury de l’Exposition universelle de 1867, fit, à l’époque de son apparition, sensation dans la science française, qu’elle venait enrichir de précieuses et si utiles découvertes.

Ces découvertes se rattachent, par des liens étroits, aux magnifiques travaux de l’illustre savant sur le monde microscopique. Jusqu’à lui on avait admis que le vin est un liquide dont les principes réagissent sans cesse les uns sur les autres, qui se trouve constamment dans un état de travail moléculaire particulier, et que, lorsqu’il renferme une matière azotée de la nature du gluten, ou, comme on dit aujourd’hui, albuminoïde, celle-ci peut se modifier ou s’altérer par des causes inconnues et provoquer alors les diverses maladies du vin. Or, un des résultats principaux des études de M. Pasteur est précisément d’établir que les variations qui s’observent dans les qualités du vin abandonné à lui-même soit en tonneau, soit en bouteille, reconnaissent pour causes des influences extérieures à sa composition normale. De l’ensemble de ses observations et de ses expériences, il s’ensuit que le vieillissement des vins réside essentiellement dans les phénomènes d’oxydation dus à l’oxygène de l’air, qui se dissout et pénètre dans le vin de diverses manières. De plus, ce n’est pas dans l’action spontanée d’une matière albuminoïde, modifiée par des causes inconnues, qu’il faut chercher une deuxième source des changements propres au vin, mais dans la présence de végétations parasitaires microscopiques ; celles-ci trouvent dans ce produit des conditions favorables à leur développement, et l’altèrent soit par soustraction de ce qu’elles lui enlèvent pour leur nourriture propre, soit principalement par la formation de nouveaux éléments qui sont un effet même de la multiplication de ces parasites dans la masse du liquide alcoolique.

Fig. 1. — Appareil de M. Terrel des Chênes, chauffant 10 hectolitres à l’heure.

De là cette conséquence claire et précise qu’il doit suffire, pour prévenir les maladies des vins, de trouver le moyen de détruire la vitalité des germes des parasites qui leur donnent naissance, de façon à empêcher leur développement ultérieur. Mais quel est ce moyen ?

Les maladies des vins ont été reconnues dès la plus haute antiquité, et l’empirisme a tout tenté pour essayer de les prévenir ; ses efforts sont loin d’avoir été stériles. Sans rappeler l’usage si fréquent de la poix-résine ou des aromates chez les Grecs et les Romains, pour donner de la durée à leurs vins, on obtient de très-bons effets de conservation par l’emploi du sucre, comme pour les vins liquoreux ; par l’emploi de l’alcool, ou vinage, pratiqué avec succès soit par addition de sucre à la vendange, comme en Bourgogne, soit par addition directe d’alcool au vin, comme dans le Midi ; enfin il y a le gaz acide sulfureux, car le méchage des fûts est une des plus anciennes pratiques de l’art de faire le vin. Nous laissons de côté, la pratique non moins ancienne du plâtrage, fort suivie encore dans le Midi, pour donner de la stabilité et de la limpidité au vin.

Tous ces modes de conservation ne sont efficaces que parce qu’ils ont pour effet de gêner considérablement le développement des parasites du vin.

M. le professeur Scoutetten a appliqué dans le même but l’électricité ; le procédé de la congélation du vin est connu depuis fort longtemps, et M. de Vergnette-Lamotte a eu le mérite de le rendre tout à fait pratique. Il est enfin une méthode aussi simple que peu dispendieuse, dont il était réservé à M. Pasteur de montrer et de développer tous les avantages, en l’introduisant dans les usages industriels : nous voulons parler du chauffage des vins, appliqué scientifiquement à leur conservation.

Fig 2. — Vue d’ensemble de l’appareil de M. Terrel des Chênes à l’entrée d’une cave.

De tout temps l’emploi de la chaleur, sous diverses formes, a été mêlé aux pratiques de la vinification. Depuis Columelle et Pline jusqu’à Fabroni, Belon et l’abbé Rozier, jusqu’à Appert, l’on voit que le vin cuit ou soumis à l’action de la chaleur est regardé comme doué de propriétés nouvelles, de qualités plus solides. Ce n’est pourtant qu’après des expériences aussi multipliées que précises, patiemment poursuivies pendant des années, que M. Pasteur en est arrivé à formuler d’une manière certaine les conditions d’une opération qui résout si heureusement un problème étudié depuis plusieurs siècles. C’est cette opération que nous allons maintenant décrire ; nous ne pouvons, bien entendu, entrer dans le détail des expériences à la suite desquelles l’illustre savant est parvenu à démontrer qu’il suffit de porter le vin, ne fût-ce que pendant une minute, à la température de 55° à 60° centigrades pour enlever aux germes de parasites qu’il renferme leur faculté de reproduction. Le procédé du chauffage des vins est aujourd’hui entré dans la pratique industrielle, et ce sont les appareils mêmes qu’elle emploie qu’il nous reste à faire connaître. Parmi ces appareils, déjà assez nombreux, nous en choisirons deux, décrits dans l’article rédigé par M. J. Raulin et inséré dans les Études sur le vin de M. Pasteur.

Ces appareils sont essentiellement industriels ; chacun offre des avantages qui lui sont propres ; aussi ont-ils été généralement, appréciés des praticiens, comme le prouvent les récompenses qu’ils ont obtenues dans divers concours : celui de MM. Giret et Vinas en particulier a obtenu, en 1870, le prix de 3 000 francs, proposé par la Société d’encouragement, pour « les meilleurs appareils de chauffage et de conservation des vins. » Trois médailles d’or ont été décernées dans diverses expositions agricoles à celui de M. Terrel des Chênes. Voici comment est construit ce dernier, qui est, comme plusieurs autres, à circulation continue et à bain-marie avec réfrigérant.

Fig 3. — Appareil de MM. Giret et Vinas, chauffant 10 hectolitres à l’heure.

1o Caléfacteur (fig. 1) : F boîte à feu central, avec foyer à la partie inférieure ; P porte latérale pour le combustible, qu’on introduit par la porte P’ quand l’appareil est en marche ; B bain-marie ; v, robinet de vidange. Au-dessus du bain est un réservoir ouvert à l’air libre, constamment rempli d’eau, séparé du bain-marie par une cloison horizontale et communiquant avec lui par une soupape o attachée à un levier relié au robinet v. Quand le bain atteint une température trop élevée, les gaz sortent par o, l’eau rentre, et ramène le bain à la température normale, tout en l’alimentant, ss serpentin pour la circulation du vin, formé de 40 petits tubes en cuivre de 4mm de diamètre intérieur, aboutissant, d’une part, à la bouche N, d’autre part à la bouche K.

2o Réfrigérant : RR gros tuyau entourant le caléfacteur et renfermant 40 petits tubes parallèles s’ de 4mm de diamètre, qui aboutissent, d’une part, à une boîte H, où plonge un thermomètre t, d’autre part à une cavité en R à l’autre extrémité du gros tube.

Le vin froid arrive par le tube a, pénètre en R dans le gros manchon ou réfrigérant, en sort en N’ par une tubulure, pour pénétrer dans le caléfacteur en N ; parcourt les 40 tubes ss du caléfacteur, sort en K, rentre par le tube t dans le réfrigérant, parcourt les 40 petits tubes s’s’ du réfrigérant, pour quitter l’appareil par le tube e.

Posé sur une brouette, il peut être déplacé par un seul homme (fig. 2) ; une pompe à air A, également portée sur une brouette, comprime de l’air à la partie supérieure du tonneau T dont on veut chauffer le vin ; un tube adapté à la partie inférieure de ce tonneau envoie le vin en e dans l’appareil à chauffage B ; un autre tube S dirige le vin chauffé de l’appareil dans un tonneau vide T’.

Résultats économiques de cet appareil (grand modèle) :

Prix, avec tous les accessoires : 1 200 fr. ; nombre d’hectolitres chauffés à l’heure à 60° : 10. Prenant le vin vers 15° et le portant à 60°, il le refroidit vers 32°. Il dépense 5 kilog. de charbon par heure, soit 1 centime 1/2 par hectolitre ; diamètre à la base. : 0m50 ; hauteur totale, 2m ; poids total avec la pompe et accessoires, 230 kilog.

Voici la description qu’il nous reste à donner de l’appareil de MM. Giret et Vinas.

1o Caléfacteur (fig. 3) : P boîte à feu avec tubes FF ; C bain-marie, dont le cylindre est fixé sur le foyer à l’aide de deux rebords entre lesquels est une bande de toile trempée dans de la colle de farine ; ces deux rebords sont pressés par des pinces en fer g ; MM caisse circule le vin, formée de deux cylindres concentriques reliés en haut et en bas par deux rondelles annulaires.

2o Réfrigérant : RR cylindre avec caisse intérieure NN ; le couvercle du cylindre extérieur est mobile, fixé au cylindre par une disposition g’ comme en g ; les surfaces en contact avec le vin sont étamées.

Le vin sort de T par le tube A, passe en NN, qu’il parcourt de bas en haut ; par le tube B, il va en MM, sort en B’ après avoir été chauffé, rencontre le thermomètre t qui en indique la température maxima, repasse en D, où il se refroidit en parcourant de haut en bas la boîte extérieure, et sort en r1 pour se rendre au tonneau. r, r’, r2 servent à vider l’appareil après l’opération. Les tubes terminés par un entonnoir, prenant naissance en B et en D, servent au dégagement de l’air et des gaz.

Comme prix, rendement, dépenses en combustible, cet appareil se rapproche beaucoup du précédent.

Bien que ces deux appareils semblent encore susceptibles de recevoir quelques améliorations, même assez importantes, il ne faudra certainement pas chercher à s’écarter beaucoup de leur disposition pour les perfectionnements qu’on tentera de réaliser. Tels qu’ils sont, ils ont déjà rendu des services immenses, et l’industrie vinicole ne tardera pas à jouir sans réserve d’un des plus précieux bienfaits dont elle soit redevable à la science française.

Charles Letort.

  1. L. Pasteur, Études sur le vin, ses maladies, etc., 2e édit. — Paris, F. Savy, 1873, in-8o, avec 32 planches gravées en taille douce, imprimées en couleur, et 25 gravures dans le texte.