Aller au contenu

De la critique française en 1835

La bibliothèque libre.



DE
LA CRITIQUE
FRANÇAISE


EN 1835.

Jamais plaideurs n’ont maudit leurs juges comme les poètes d’aujourd’hui maudissent leurs critiques. Recueillez les voix parmi les inventeurs, et vous n’aurez qu’un avis unanime : tous les critiques sont envieux et impuissans. S’ils font métier de blâmer, c’est qu’ils sont inhabiles à produire. Le reproche est vert et pourrait bien chagriner quelques vanités ; mais pour qu’il fût sans réplique, il faudrait prouver d’abord que tous les livres d’aujourd’hui sont des chefs-d’œuvre. Autrement il sera toujours loisible aux hommes de bon sens de s’applaudir dans leur stérilité ; pour ma part, je l’avoue, je ne rencontre jamais un ami sans le féliciter d’un mauvais livre qu’il n’a pas fait.

Pourquoi cette colère obstinée ? pourquoi ces prétentions à l’inviolabilité royale ? pourquoi ces hautains défis et ces cantiques assidus sur la divinité du génie ? C’est que la franchise est bien rare. La vérité n’a jamais eu tant de voix pour se faire entendre, et jamais le mensonge n’a parlé plus haut. Si le génie qui sommeille au milieu des flatteries empressées était plus souvent rudoyé par l’évidence et la bonne foi, assurez-vous qu’il s’humaniserait bien vite, et qu’il ne traiterait pas avec un dédain si superbe la discussion qui veut bien l’atteindre.

Mais où est aujourd’hui la critique franche et loyale ? Comptez sur vos doigts ceux qui s’enrouent à crier ce qu’ils pensent ; comptez-les, et dites-nous si jamais la parole a été plus scandaleusement prostituée !

Il y a une critique aujourd’hui fort à la mode, c’est la critique marchande ; elle n’exclut pas le talent, mais elle s’en passe très bien. Son affaire n’est pas d’étudier long temps pour avoir un avis, d’user ses nuits dans la réflexion pour discerner le vrai sens d’un livre, et de chercher ensuite, pour sa pensée, la forme la plus nette et la plus pure. Elle a pitié de pareils enfantillages ; ce qu’elle veut, ce n’est pas un avis juste, c’est un avis à vendre ; elle tient boutique sur la place publique ; de la boue pour ceux qui la méprisent, de l’encens pour ceux qui la paient. Les badauds n’en savent rien, et sont bien aises d’avoir une opinion toute faite.

La critique marchande s’éveille de bonne heure. Son temps est mesuré précieusement, chacune de ses minutes a son tarif. Elle court en toute hâte chez le grand homme du jour, elle assiste à son lever, elle écoute son indiscrète fatuité, elle ne perd pas un mot de ses confidences ; s’il a reçu la veille une injure cuisante ; s’il a été frappé au défaut de la cuirasse ; si son orgueil, encore saignant, s’exhale en plaintes irritées, elle lui promet de le venger ; elle se met à sa dévotion ; elle n’aura ni repos, ni cesse, tant qu’elle n’aura pas démasqué le traître ; elle ignore d’où est parti le coup, mais elle saura bien le découvrir ; elle s’apitoie sur le génie méconnu ; elle n’a pas assez de mépris pour flétrir l’ingratitude du siècle. « Après tout ce que vous avez fait, vous traiter ainsi ! vous qui avez renouvelé la langue, vous qui avez retrempé l’idiome appauvri de la France, vous qui avez retrouvé l’agilité de la césure et la religion de la rime, vous qui avez sillonné dans tous les sens le champ de la pensée, vous insulter à ce point ! oser vous mettre en parallèle avec les rimeurs de l’empire ! Oser vanter Voltaire et le défendre contre vous ! quelle ignorance, quelle injustice ! Voyez pourtant comme l’impunité les enhardit ! je voulais répondre, et vous m’avez retenu. Voilà ce que vous avez gagné par votre indulgence. Je prends en main votre cause ; laissez-moi faire : je saurai leur parler.

Et en effet, la critique marchande ne manque pas à sa promesse ; elle a pour son patron un enthousiasme inépuisable ; elle fouille généreusement au fond de son vocabulaire ; elle choisit, avec une attention délicate, toutes les formules de l’admiration. Elle raconte avec une prolixité complaisante la généalogie de l’accusé ; elle énumère ses titres, elle étale avec un faste insolent les services qu’il a rendus à la patrie. Au besoin, elle pleure des larmes abondantes ; et, après avoir dépensé toutes les ressources de son éloquence, elle termine comme le guerrier romain, en proposant de monter au Capitole et de rendre grace aux dieux.

Le lendemain, elle retourne chez celui qu’elle a vengé ; elle reçoit ses félicitations et s’excuse de les avoir si mal méritées. J’aurais voulu mieux faire, mais j’avais un cadre trop étroit pour me déployer à l’aise. Patience, un jour viendra où je pourrai parler du haut d’une tribune plus élevée ; mais pour cela, j’ai besoin de vous.

Le poète n’est pas ingrat ; il recommande avec emphase celui dont la voix l’a défendu. Protégé par son client, l’avocat double bientôt le prix de sa parole ; il escompte son dévouement à beaux deniers. Une fois sur le chemin de la fortune, il ne s’arrêtera plus : il a vendu sa louange, il s’applaudit de son marché ; mais il n’en restera pas là. S’il persévérait dans son admiration, ce serait de sa part une misérable duperie. La parole aux mains d’un homme habile est une richesse qui ne s’épuise pas si tôt. La reconnaissance est une vertu stérile : il y a quelque chose de plus savant, c’est de jouer double jeu. Il faut mener de front l’accusation et la plaidoirie.

Il a sculpté le marbre, il a élevé la statue ; mais le piédestal est bien haut et la statue bien solide. Se résigner à la contemplation silencieuse de son œuvre, c’est une niaiserie digne tout au plus d’un homme de bien ; il ne succombera pas à la tentation. Ce qu’il a fait, il le défera. En insultant la gloire qu’il a bâtie, en démolissant pierre à pierre le palais où il avait inscrit son nom, il gagnera, soyez-en sûr, de nouveaux protecteurs, et plus puissans que le premier ; il prêtera l’oreille aux jalousies qui bourdonnent ; il s’enrôlera parmi les ennemis de son client, et pour grossir sa fortune, il n’hésitera pas à renverser du pied son idole d’hier.

Ceci est une face de la critique contemporaine, une face avilie, mais que j’ai vue. Long-temps j’ai douté ; j’ai traité de vision le récit de ces misères. Je comprenais la prostitution des courtisanes, et je refusais de croire à la prostitution de la parole ; mais l’évidence a dessillé mes yeux. Oui, la parole est aujourd’hui une denrée comme la jeunesse et la beauté des femmes qui n’ont pas de pain. Or ce que j’ai vu, les poètes aussi le voient chaque jour ; et vous ne voulez pas qu’ils méprisent leurs juges !


Une autre plaie de la critique, une plaie qui n’a rien de honteux, mais qui n’est pas sans gravité, c’est l’indifférence. Une fois façonné à la discussion par des études choisies, l’indifférent pose et résout au hasard toutes les questions qui se présentent ; il ne s’inquiète pas de la portée de ses paroles, pourvu qu’elles soient élégantes et douces. Paisible au milieu de son savoir, il compare le présent au passé sans rien décider. Il ne voit dans la gymnastique littéraire qu’une distraction pour son oisiveté ; il se promène parmi les grands noms de tous les temps ; il les coudoie et les envisage sans s’émouvoir ou s’attrister des gloires qui naissent et des gloires qui s’en vont. Il se donne le spectacle de l’invention, mais il ne s’aventure pas jusqu’à sympathiser avec l’inventeur : il craindrait de troubler la sérénité de ses pensées. Que toute la poésie se renouvelle et se métamorphose autour de lui ; que toute la liturgie aristotélique soit abolie d’un trait de plume ; que l’Espagne ou l’Angleterre servent d’autel à de nouvelles dévotions ; que des schismes sans nombre déchirent le sein de la religion établie, l’indifférent ne retranchera pas une heure à son sommeil, n’ajoutera pas une page à sa pensée.

Ce qui le préoccupe avant tout, c’est de ne rien déranger dans sa vie. Chaque fois qu’il prend la plume, il met son bien-être au-dessus de la vérité. Il ne se dit jamais : Est-il utile de blâmer ? est-il sage d’approuver l’ouvrage que j’ai sous les yeux ? serait-il bien à moi d’encourager cette voix qui n’a pas encore d’auditoire, d’appeler la foule à cet enseignement qui n’est pas encore populaire ? ne serait-ce pas justice d’appeler la gloire sur ce jeune front ? n’y a-t-il pas dans ce poème des pensées profondes, mais inusitées, que l’œil vulgaire ne peut atteindre, qui ne vont pas au-devant des applaudissemens, et qu’il faut interpréter pour les faire valoir ? Non, mais il se dit : Qui verrai-je ce soir ? la famille et les amis de l’auteur. Ménageons-le, car il ne faut se brouiller avec personne. Parler franchement, c’est se condamner à vivre seul ; il ne voudrait pas rencontrer dans un salon une figure embarrassée à son approche. Il se gardera bien de donner à sa pensée une expression offensive. Aussi, voyez quelle portée dans ses remarques ! Sa parole traverse en tous sens la trame du livre qu’il analyse, comme la navette les mailles d’un filet. Il se place devant sa tâche sans ardeur, sans colère ; il ne fait grâce au lecteur ni de l’exposition, ni des épisodes qui suspendent la fable avant de la nouer. Il suit pas à pas le pélerinage entier de l’auteur. Jamais il ne se hasarde à penser par lui-même : il y a trop de danger dans la personnalité ; il se borne au rôle de rapporteur, mais il l’accomplit sans réserve et tout entier ; il dresse le procès-verbal complet, l’inventaire exact, le dénombrement religieux des idées confiées à sa vigilance. S’il rend compte d’une pièce, il n’omettra pas une entrée, pas une sortie ; il décrira la décoration et le costume ; il racontera le drame entier, acte par acte, scène par scène. Comme une cire obéissante, il prendra fidèlement l’empreinte du spectacle sur lequel il a superposé son intelligence.

Mais ne lui demandez pas s’il a pris plaisir à ce qu’il raconte ; ne lui demandez pas s’il approuve ou s’il blâme les ressorts employés par le poète, si l’action lui a paru vraisemblable ou forcée. À de pareilles questions, il ne saurait que répondre ; ou s’il avait réponse, par prudence il se tairait.

Quelquefois sa hardiesse va jusqu’à exprimer l’étonnement ; on le surprend à s’écrier : Ceci est vraiment singulier, je ne connais rien de pareil dans l’histoire littéraire de notre pays. J’ai beau repasser dans ma mémoire tous les précédens poétiques enregistrés par les annalistes auxquels je succède, je ne trouve rien qui prépare et qui explique ce que j’ai vu aujourd’hui. D’ordinaire, il y a pour les œuvres de l’intelligence une filiation claire et facile à saisir ; mais ici nous sommes dans un pays inconnu ; l’idiome qui se parle à nos oreilles est un idiome nouveau : ceci est vraiment singulier.

Après cette péroraison, bien digne de l’exorde, l’indifférent retourne à ses études.

S’il lui arrive de s’échauffer jusqu’à la tiédeur, et d’essayer un jugement sur ce qu’il voit, il tombe au-dessous de lui-même, au-dessous de son étonnement ; il récapitule avec un soin scrupuleux tous les caractères de l’œuvre nouvelle ; il les compare aux caractères des œuvres anciennes ; et, après l’achèvement de ce travail mécanique, il se demande ce que signifient toutes ces innovations. Toute la littérature était divisée, tous les genres étaient définis et classés ; chaque forme de l’imagination avait son rang et ses prérogatives. Pourquoi déranger tout cela ? Les générations, en se succédant, avaient déposé, couche par couche, une série de pensées qui s’ordonnaient selon des lois bien connues. L’histoire de l’invention était aussi précise que la géologie ; chacun savait où prendre les idées primitives et les idées d’alluvion : pourquoi brouiller le système entier de l’invention ?

Ce qui est bien depuis trois siècles ne peut-il continuer d’être ? Ces moules, disposés dans un ordre harmonieux, et qui ont déjà donné leur forme à tant de pensées, ne peuvent-ils servir aux pensées nouvelles ? Pourquoi les briser, puisqu’ils n’ont rien perdu de leur solidité ? Est-ce donc à dire que nous irons de renouvellement en renouvellement, et qu’il ne sera jamais permis de faire une halte durable ? Au train que prennent les choses, il est impossible de prévoir où nous allons. C’est un qui vive perpétuel ; on ne sait où poser le pied dans le chemin qui s’ouvre. Pourquoi ne pas marcher dans les plaines unies ? pourquoi déserter les allées toutes frayées ? —

Rarement la critique indifférente franchit les limites de ces questions. Blottie dans ses habitudes, comme un vieillard frileux dans son fauteuil, elle s’étonne et s’inquiète, et voudrait la paix dans l’immobilité ; elle assiste au mouvement et ne le comprend pas ; elle étudie, elle compare, et refuse de se prononcer ; elle ne tente pas le retour au passé, parce qu’une pareille tentative affligerait sa paresse ; elle regarde en arrière pour mesurer le chemin parcouru, et s’effraie en voyant qu’il reste encore de l’espace à la génération nouvelle.

Demander aux poètes sympathie et respect pour la critique indifférente, n’est-ce pas une raillerie injurieuse ?


Il y a une classe de critiques fort aimés du public, admirés dans les salons, complimentés à leur entrée, autour desquels on se range avec empressement et qui vivent heureux, avec assez de bruit, et sans trop d’envie : je veux parler des critiques spirituels. Chez eux, l’esprit est une profession, une faculté qui dispense de la prévoyance et de la mémoire ; ils dédaignent l’étude comme une futilité, la réflexion comme un enfantillage, la comparaison comme une fatuité universitaire. Le critique homme d’esprit trouve en lui-même toutes ses ressources, mais il organise sa dépense de manière à ne jamais rien débourser ; il a l’air de mener un train de prince, de jeter l’or par les fenêtres, de puiser à pleines mains dans ses coffres, et pourtant chaque jour il s’éveille insouciant et joyeux ; il contemple d’un œil serein et superbe le trésor inépuisable que ses profusions ne peuvent appauvrir.

Ne lui demandez pas pourquoi il dit : oui, pourquoi il dit : non. Vraiment, il n’en sait rien. C’est un homme sans volonté, qui ne délibère jamais avant de prononcer ; son unique désir, sa constante ambition, c’est d’éblouir, d’amuser la foule, d’appeler sur lui l’attention. Pourvu qu’il arrache un sourire à l’oisiveté ennuyée, pourvu qu’il déride le front de la bourgeoisie affairée, sa tâche est remplie ; il peut s’applaudir et s’admirer : il a touché le but qu’il prétendait ; il ne regrette pas une seule de ses paroles comme inutile et mal comprise ; il ne craint pas l’ironie ou la colère. Il cherchait la gaieté, il l’a trouvée ; il voulait tirer du choc des mots une gerbe d’étincelles, il a réussi : il ne souhaite rien au-delà.

Pour atteindre ce but glorieux, d’ordinaire il a recours au paradoxe. Quand une opinion, préparée de longue main, commence à s’établir ; quand une idée, lentement mûrie, fécondée par la discussion, par la haine des partis, resplendit environnée chaque jour d’une popularité croissante, le critique homme d’esprit ajuste cette idée, comme le chasseur un lièvre ; c’est un gibier digne de lui : il n’aura ni repos ni cesse qu’il ne l’ait abattu.

Si la poursuite est difficile, si la défense est vive, si les blessures glissent et n’entament pas, tant mieux : la lutte sera plus glorieuse. Les hautaines railleries, les plaisanteries glapissantes, les triviales incriminations, il n’épargnera rien ; il passera, s’il le faut, un an tout entier à élargir une plaie ; il s’acharnera sans relâche sur l’adversaire qu’il a choisi ; il ne comptera pas les coups portés, pourvu qu’il recueille ses derniers soupirs.

Gloire merveilleuse, gloire chantée par toutes les bouches, estimée parmi nous à l’égal des étoffes les plus magnifiques ! — Ah ! vous croyez, messieurs, qu’on vous écoutera parce que vous avez raison ! vous croyez que toutes les oreilles attentives s’empresseront à recueillir vos paroles ! vous espérez dominer parce que le droit est pour vous ! confians dans la justice de votre cause, vous dites hardiment ce que vous pensez, et vous attendez l’obéissance ! Je saurai bien, s’écrie l’homme d’esprit, déjouer toutes vos ambitions. Vos leçons savantes et sérieuses n’arriveront pas jusqu’à la foule ; je couvrirai votre enseignement de mes éclats de rire et de mes sifflets. De chacune de vos intentions loyales et désintéressées, je ferai une caricature bouffonne ; sur les figures que vous avez dessinées à grand’peine, comme un artiste amoureux de son œuvre, j’inscrirai la grimace et la laideur. Ah ! messieurs les docteurs, vous n’avez pour appui que la vérité, et vous dites follement en vous-mêmes : Nous ne trébucherons pas. La lumière est devant nous, la voie est ouverte, nous marcherons d’un pas sûr et nous arriverons. La vérité, la vérité, à qui donc espérez-vous l’offrir ? à quelle porte irez-vous frapper ? quels yeux dessillerez-vous avec le miroir que vous avez dans la main ? L’ennui, pensez-y bien, l’ennui s’assied aujourd’hui à tous les chevets ; c’est l’ennui qu’il faut combattre ; le rire vaut mieux que la vérité, et vous serez vaincus, car vous avez raison. —

Voilà ce que dit l’homme d’esprit, et franchement l’expérience de chaque jour lui prouve qu’il n’est pas fou ; il se goberge dans son insolence ; aux heures du travail, il s’efforce d’effacer de son cerveau jusqu’aux dernières traces de l’étude pour mentir plus à son aise. Peu à peu, il fait si bien qu’il n’a plus même la conscience du mensonge ; il se fait une logique à son usage. Bientôt il ne distingue plus que deux ordres de pensées, non pas les vraies et les fausses, mais bien celles qui brillent et celles qui sont ternes.

Et s’il faisait autrement, il méconnaîtrait les devoirs de sa profession, il perdrait en un jour tous les fruits de sa persévérance. Une idée juste, une idée fausse ! à quoi bon tout ce pédantisme ? il faudrait d’emblée renoncer au plus clair de son revenu. Une fois résolu à jeter dans un coin tout ce qui ne reluit pas, le critique homme d’esprit entreprend chaque matin avec une gaieté nouvelle la ruine de l’opinion qu’il a visée la veille. Il se remet à sa croisade avec une religion fervente. S’il arrive que l’attaque le fatigue et gonfle par hasard les veines de son front, il n’est pas embarrassé pour reprendre haleine. Il a dans la description un pied-à-terre dont il ne se fait pas faute. Décrire, c’est encore moins que railler, c’est un effacement plus complet encore de la personnalité humaine. Aussi l’homme d’esprit se complaît dans la description ; il s’y délasse comme un cavalier à l’ombre ; il détache une à une toutes les pièces de son armure ; il se couche mollement sur le gazon, et d’un œil indolent et fier il regarde la silhouette des arbres qui s’allonge sur la route ; il est heureux, il se repose, mais il donne à son loisir un semblant d’activité.

Dès qu’il rencontre un mot qui se rattache de loin ou de près à l’Italie, à l’Espagne, peu lui importe ; il saute en selle sans savoir où il va, il met la bride sur le cou de sa monture et ne s’arrête pas avant d’avoir épuisé tous les lieux communs descriptifs. Venise, Naples et Madrid, combien n’avez-vous pas défrayé de pages qui n’ont jamais eu rien à faire avec la pensée ! quels flots d’encre vous avez répandus ! L’homme d’esprit tire à vue sur vous comme sur les premières maisons de Londres ou d’Amsterdam ; il négocie votre nom comme une lettre de change. Des entrailles de ces syllabes bénies, il tire des périodes innombrables ; il fouille et creuse dans tous les sens cette mine opulente, comme un mineur à la tâche. De l’Alhambra au palais ducal, il dévide paresseusement l’écheveau de sa parole ; il regarde jouer au soleil sa phrase ondoyante et soyeuse, il la caresse et la peigne comme une chevelure dorée. — Et l’on dit partout qu’il est grand écrivain ; mais de la part des poètes le dédain est un devoir.


Viennent ensuite les critiques érudits, gens fort satisfaits d’eux-mêmes, heureux d’être nés et de pouvoir écouter ce qu’ils appellent leur pensée, mécontens de leur siècle qu’ils dominent de toute la hauteur de leur science. Le critique érudit se fait un monde à part où il règne en souverain. Qu’il s’agisse d’un livre ou d’une pièce de théâtre, peu lui importe ; il se lève d’un air grave et posé, il va droit aux rayons de sa bibliothèque, il secoue lentement la poussière de ses in-quarto, il se rasseoit, s’enfonce béatement dans son fauteuil, et d’un doigt patient il feuillète chaque page ; ses yeux parcourent dans une extase angélique les longs récits, les anecdotes babillardes entassées pêle-mêle dans ce précieux trésor. Harpagon en tête-à-tête avec sa cassette, contemplant ses beaux écus qui reluisent au soleil, n’est pas plus heureux que le critique érudit repassant le tableau d’un siècle tout entier pour foudroyer un drame ou un roman. N’ayez peur qu’il néglige une chronique : sa vanité saura bien soutenir son courage ; il ne se fera pas grace d’un pamphlet ou d’une chanson ; il compulsera, s’il le faut, toutes les mazarinades pour parler du coadjuteur en homme qui sait son monde, et qui traite familièrement les plus grandes seigneuries. Voyez sa figure épanouie ! son regard s’anime comme celui de l’alchimiste accroupi sur son creuset ! il vient de poser son livre ; sa tâche est achevée ; il est prêt, il est armé, il baisse la visière de son casque, il entre fièrement dans la lice, il se pavane, il est sûr de lui-même. Que va-t-il faire ?

Il va nous réciter sa lecture, page à page ; il va nous emmener avec lui dans ses lointaines excursions. Prenez son bras et suivez-le ; surtout, faites provision d’obéissance ; avant de commencer le voyage, préparez vos oreilles, résignez-vous au silence ; et quand vous reviendrez, soyez plus humain que lui. Voici au coin de la rue une vieille maison : ici le critique érudit vous arrête ; il vous décrit la forme des corniches, des modillons et des consoles ; il vous donne la date des croisées : vous respirez, mais vous n’êtes pas au bout. — Que pensez-vous du livre nouveau ? — Ce que j’en pense ? L’auteur ne sait pas le premier mot de l’époque où il a placé ses acteurs ; il n’a rien lu, c’est un pauvre homme. Je ne sais vraiment comment il ose écrire ; pourtant quel beau sujet ! quelle mine féconde ! comme les renseignemens abondaient ! L’Espagne, l’Italie et l’Angleterre n’ont pas une collection comparable à celle des bénédictins de Saint-Maur. L’ignorant ! il avait sous la main tout ce qu’il fallait pour défrayer ses trente chapitres ; mais que voulez-vous ? aujourd’hui on ne lit rien. Nous autres érudits, on nous prend volontiers pour des bêtes curieuses ; on s’amuse de notre patience comme d’une manie ; on croit que nous aimons les livres comme la chasse ou les chevaux. Nous dévouons à la science notre vie tout entière, et en récompense on nous accuse d’égoïsme et de sauvagerie ; nous nous enfermons pour étudier, et l’on dit que nous fuyons le monde pour échapper à l’occasion d’obliger ! —

Une fois en train de s’applaudir et de se plaindre, le critique érudit ne tarit pas ; il trouve moyen, dans une heure, de vous nommer une centaine de traités qui, depuis dix ans, dorment dans sa bibliothèque, et dont il a retenu les titres. Je voudrais, ajoute-t-il avec complaisance, pouvoir vous montrer tout ce qu’il y avait d’original et de neuf dans la donnée dont nous parlons ; le clergé, la noblesse et le peuple en présence de la royauté ; l’évêque, le baron et le manant, quels contrastes ! et n’est-ce pas une coupable ingratitude d’avoir négligé comme une paille inutile les épis mûrs et dorés ? Le livre qui nous occupe n’est pas sans talent, il y a de l’élégance, du nombre, quelquefois même de la verve et de l’entraînement ; il y a de la pensée, de l’invention ; mais que tout cela est faux et incomplet ! L’auteur n’a jamais touché une armure du xiie siècle : il ne saurait pas dessiner un écusson. Le blason est pourtant une belle chose ! et quand ce ne serait que par plaisir, par pure distraction, les gens du monde eux-mêmes devraient le connaître. On oublie trop qu’une partie de l’histoire est enfouie dans le blason ; il y a des anecdotes perdues, qui n’ont pas trouvé place dans les chants populaires, que le blason a recueillies, mais qu’il garde pour les initiés. Ce que j’ai appris, en feuilletant les armoiries des nobles maisons de France, est incalculable, sur mon honneur. Si les poètes entendaient leurs intérêts, s’ils n’étaient pas aveuglés par l’orgueil, ils se mettraient au blason.

À quoi bon inventer ce qui est tout fait ? L’imagination, dans ses rêves, les plus hardis, n’atteint jamais aux cimes de la réalité. Inventer c’est ne pas savoir. Ce qu’ils dépensent de force et de persévérance dans ce labeur ingrat, ce qu’ils usent d’intelligence dans cette divination, qu’ils prennent pour le génie, mérite vraiment plus de compassion que de colère. Oh ! qu’ils feraient bien mieux de lire pendant cinq ans seulement dom Bouquet et Muratori ! Quand ils posséderaient sur le bout du doigt l’histoire des couvens et des châteaux, ils n’auraient plus besoin d’inventer. La poésie est dans l’histoire, et l’histoire est dans la biographie. —


Qu’on ne m’accuse pas d’exagérer délibérément la morgue et l’emphase de la critique érudite. Je raconte sincèrement ce que j’ai entendu, et le plus grand nombre de ces billevesées a passé d’ailleurs sous les yeux du public.

La critique ainsi conçue se réduit à des procédés simples, et n’exige pas de grands efforts de pensée. Ramenée à sa loi la plus générale, ce n’est vraiment qu’une superposition. Ces messieurs font le tour d’un siècle, mesurent l’espace parcouru, et quand il leur faut prononcer sur la valeur d’une œuvre, dont la donnée appartient à l’histoire, ils comptent comme des griefs irréparables tout ce qu’ils ont vu et ne retrouvent pas. Pour leur plaire, à les entendre, le romancier devrait, non pas choisir ce qui lui convient, ce qui sied à sa volonté, mais ne rien omettre. Braves gens qui reprocheraient, s’ils l’osaient, au premier conteur de notre siècle d’avoir ébarbé Rymer et Buchanan.

Si les poètes haussent les épaules en écoutant la critique érudite, on ne peut pas les accuser de fatuité ; leur sourire n’est que justice. L’érudition citant la poésie à son tribunal n’est guère moins ridicule qu’un musicien se prononçant sur le plan d’un palais. Oui, sans doute, la meilleure partie du génie se compose de souvenirs, et ceux qui ont vécu inventent merveilleusement ; mais les livres ne suppléent pas la vie ; les livres sont une lettre morte pour le cœur que la réalité n’a pas éprouvé ! De savoir à créer, il y a l’Océan tout entier. Personne encore n’a vu le pont qui mène de la mémoire à l’imagination.


Pour se consoler de leurs mécomptes, pour attiédir leurs colère, les poètes d’aujourd’hui ont inventé une critique à leur usage, où le public n’a pas grand’chose à voir, qui ne trouble pas leur sommeil, et qui, loin de gêner leur marche, accompagne chacun de leurs pas d’un chant de triomphe ; c’est la critique écolière. Il n’y a pas aujourd’hui un inventeur de quelque réputation qui n’ait auprès de lui, à ses ordres, une douzaine de secrétaires, empressés à recueillir sa parole, à recevoir, comme la manne céleste, la moindre parcelle de pensée qui s’échappe de ses lèvres. La critique écolière n’a qu’une loi, mais une loi inexorable : proclamer à toute heure, en tout lieu, à tout venant, la beauté souveraine de l’œuvre du maître. Chaque phrase obscure est une phrase méconnue. Les rimes sonores et littérales jusqu’à la niaiserie sont autant de richesses mystérieuses que la foule devrait adorer à deux genoux. Y a-t-il dans une tragédie ou un roman du maître un personnage impossible, dont le type ne se retrouve nulle part, que la raison se refuse à comprendre, qui viole du même coup la réalité humaine et la réalité historique, la critique écolière commence par s’écrier : Hosannah ! Puis, si elle ne peut débaucher à son enthousiasme l’indifférence rétive, elle s’exalte peu à peu jusqu’à l’indignation. Le siècle ne mérite pas le génie du maître ; publier de pareilles créations, les livrer à la multitude ignorante, c’est les profaner, c’est les souiller de gaieté de cœur. Pourquoi faut-il que son intelligence toute-puissante, qui vit avec Dieu dans une communion quotidienne, ne sache pas s’abstenir d’un vain désir de popularité ? Pourquoi ne pas demeurer dans une sainte solitude qui seule est bonne et salutaire aux âmes de cette trempe ? Ce qui étonne et répugne au goût vulgaire, ce qui paraît aux salons blasés monstrueux et difforme, ce qu’ils accusent de fièvre et de folie, c’est tout simplement la divine idéalisation d’une fantaisie trop grande pour se réaliser sur la terre. Tout est beau, tout est sacré dans l’œuvre du maître ; celui qui aperçoit une tache dans cet astre glorieux ne mérite pas les honneurs de la discussion ; c’est un ennemi.

Un jour, le grand homme devient Dieu, le disciple monte au rang d’apôtre. Pour compléter l’apothéose, il faut abolir le polythéisme ; pour assurer l’avènement de la religion nouvelle, il faut déclarer impies les autels qui sont encore debout. Tâche difficile et laborieuse ! mais où serait la gloire de l’apostolat, si les épreuves manquaient au courage ? où serait l’honneur de la prédication, si le troupeau du diocèse acceptait sans murmurer le nouvel évangile ? Envelopper le passé tout entier dans une nuit dédaigneuse, trier sévèrement dans l’histoire les noms amis et les noms hostiles, réunir dans un mosaïsme violent tout ce qui peut servir de préface à la venue du nouveau Christ, voilà l’ambition du disciple, voilà le devoir de l’apôtre.

Ne lui demandez pas s’il a étudié les origines de la langue, s’il a suivi, dans les migrations et les invasions successives, les transformations de l’idiome ; s’il sait quelles singularités étrangères sont revenues avec les armées conquérantes ; s’il connaît les apologues et les symboles ramenés à la suite des guerres d’Orient et d’Italie. Dans les ambages de cette érudition sincère l’apôtre se fourvoierait ; il ne sait du passé que les parties acceptées du maître ; pour le reste, la négation équivaut à l’étude.

Pour les auditeurs désintéressés, c’est vraiment une leçon curieuse. Dans les occasions solennelles, le chapitre s’assemble ; il délibère sur les vérités bonnes à répandre, sur les hérésies qu’il importe de réfuter ; il discute ligne par ligne la proclamation utile aux intérêts de la jeune religion, et, après de sérieux débats, il se résout à promulguer, sous forme d’ordonnance, ce que le maître veut bien amnistier dans le passé. C’est ainsi que tout récemment nous avons su la valeur comparée de Nicomède et de Cinna. Jusque-là le monde était dans l’attente ; les studieux, dans leur sagacité indécise, ne savaient à quel parti se ranger. Car, les foudres lancés contre le style épique d’Athalie, et la réserve élégiaque de Britannicus, avaient épargné le vieux Corneille. Aujourd’hui la foi chancelante est rassurée ; tous les doutes qui pouvaient rester au fond de nos consciences sont ramenés au giron de l’église.

Mais avec l’interprétation du passé, la tâche de l’apostolat n’est pas encore terminée. Il faut défendre contre les schismes envahissans l’orthodoxie qui a coûté tant de sueur et d’éloquence. Il faut enceindre le dogme et la liturgie d’un rempart infranchissable ; c’est-à-dire que la volonté du maître n’est pas plus clémente à l’avenir qu’au passé. — Je suis, dit-il à ses disciples, celui qui était et celui qui sera. Avant moi, la confusion régnait au sein de toutes choses. J’ai pensé : Que la poésie naisse, et la poésie est née ; j’ai ordonné le domaine entier de l’imagination d’après des lois rigoureuses et prévues dès long-temps. Tout est bien ainsi que je l’ai fait ; malheur à qui dérangera une pierre de mon édifice, car il périra sous les ruines ! Je n’ai voulu imiter personne, je n’ai consulté que moi-même pour révéler à mon siècle attentif les caprices de ma rêverie ; j’ai agi sagement, car, avant moi, il n’y avait rien qui pût me servir de modèle. Mais aujourd’hui je me propose en exemple, et chacune de mes œuvres est un enseignement ; levez les yeux sur moi, contemplez les splendides rayons qui ruissellent de mes tempes ; adorez et priez.

J’ai trouvé le moule divin où doivent se fondre et se modeler toutes les pensées possibles, que je ne baptiserai pas, mais que je prévois. Celui qui changera les lignes arrêtées par ma volonté verra le métal rebelle déborder et se perdre ; il aura beau s’accroupir sur sa fournaise, la statue, en se figeant, raillera ses espérances, car elle sera toujours boiteuse, quoi qu’il fasse.

Ceci est tout simplement le décalogue poétique ; chacun de ces versets sert à régler la conduite et la parole de la critique écolière. Toutes les bonnes âmes enrôlées dans cette sainte armée sont désignées par le poète reconnaissant aux plus magnifiques destinées. Mais le jour où ils désertent, ils rentrent dans le néant. —


Reste une dernière critique, sévère, vigilante, impartiale, personnelle dans sa volonté, mais non pas dans ses attaques, qui ne reconnaît d’autre loi que sa conscience, d’autre but que la vérité. Sans doute à l’origine des littératures, les poétiques ne viennent qu’après les poèmes ; sans doute l’imagination ou la synthèse précède la réflexion ou l’analyse. Qui le nierait ? Mais aujourd’hui la question n’est plus la même ; il peut arriver, et il arrive certainement que des esprits d’une même énergie, d’une sève également abondante, s’engagent dans des voies diverses, que les uns cheminent selon la méthode dialectique, tandis que les autres se livrent tout entiers à l’invention. Or, quelle main, si hardie qu’elle soit, posera les limites assignées à ces deux formes de la pensée ? Si l’invention est indéfinie, si le génie humain n’a pas de bornes prévues dans le cercle des idées et des faits, la réflexion serait-elle d’aventure déshéritée du même privilège ? Si le navigateur peut tenter, au péril de sa vie, l’exploration des mers inconnues, sera-t-il défendu à l’astronome de tracer d’avance des conseils pour le courage des nouveaux Argonautes ? Si rien n’arrête les lointaines excursions de Mungo-Park, sera-t-il donné à quelqu’un de parquer les investigations de Herschell ? Il y a, qu’on y prenne garde, une invention dialectique, aussi hardie, aussi laborieuse, aussi individuelle que l’invention poétique. Mais comme les procédés ne sont pas les mêmes, il est simple et nécessaire que le dialecticien et le poète ne se rencontrent pas constamment. Souvent le premier prévoit ce que le second n’accomplit pas, souvent le second réalise ce que le premier n’avait pas prévu ; mais il y a dissidence et non pas contradiction ; des deux parts c’est la même bonne foi et la même franchise. Quelques jours encore, et le dialecticien expliquera la création du poète, le poète réalisera les prévisions du dialecticien. Entre ces deux emplois de l’intelligence, il ne doit y avoir ni jalousie, ni haine, ni hostilité, mais bien une émulation fraternelle et paisible, un mutuel encouragement à de nouvelles tentatives. Dans cette lutte qui peut être glorieuse, le dédain et l’ironie sont de mauvaise guerre ; mépriser celui qui demeure, railler celui qui marche, des deux parts c’est pareille folie.

Que les poètes n’accusent plus d’outrecuidance la critique libre et personnelle, qu’ils ne plissent pas la lèvre en signe de pitié, chaque fois qu’une intelligence réfléchie s’applique à les comprendre, à les interpréter. Dans aucun cas, la réflexion indépendante ne prétend se substituer à l’invention : car le poète agit, et le critique délibère. Si assuré qu’il soit de la vérité, dès-lors qu’il s’abstient de réaliser sa pensée sous forme d’œuvre, il ne dépasse pas les limites du doute savant. Cette distinction, si triviale en apparence, est loin d’être puérile. À Phidias, à Raphaël, à Cimarosa, à Palladio, les moyens d’exécution peuvent manquer. Sans Périclès, sans Léon x, qui sait si nous aurions les métopes du Parthénon et la Salle de la Signature ? Mais à Goëthe, s’il veut se révéler, la parole ne refusera jamais d’obéir. La pauvreté, les passions impérieuses pourront sans doute retarder les loisirs et contrarier la volonté qui aspire à la gloire. Mais le temps et l’auditoire ne manquent jamais au poète.

C’est pourquoi celui qui sent en lui-même la force et l’espérance d’être un jour grand à son tour ne doit pas s’irriter contre la méconnaissance, ni jeter à la foule indifférente l’accusation d’injustice et de frivolité. Marquez dans vos desseins, dans vos solitaires rêveries, le rang que vous prétendez ; épiez, parmi les noms qui resplendissent autour de vous, une place inoccupée, une place veuve, et que la mort abandonne à votre ambition ; mais ne vous plaignez pas si vous n’avez rien fait. Déterminez avec une sévérité inflexible les lois que vous suivrez pour atteindre le but envié ; apprenez à modeler la parole comme une cire docile, étudiez patiemment toutes les ruses de la langue, empruntez à tous les âges de votre idiome les secrets les plus ignorés ; et dans vos recueillemens laborieux façonnez-vous aux batailles victorieuses de la parole contre la pensée. Soyez capables, et applaudissez-vous dans votre sécurité. Mais tant que vous n’aurez pas affirmé votre puissance en la manifestant, contentez-vous de l’ombre silencieuse, et ne jalousez pas ceux qui ont mérité la lumière, et dont l’armure reluit au soleil.

Sincère, prévoyante, désintéressée, à quoi sert la critique ? Peut-elle aider aux progrès de la poésie ? peut-elle agir sur l’inventeur et sur le public ? Sans nul doute, l’imagination qui produit, parce que sa loi est de produire, s’abstient volontiers de consulter la critique : elle n’a en vue que sa volonté, lorsqu’elle se déploie.

Mais son égoïsme, si hautain qu’il soit, a pourtant des limites naturelles et nécessaires. Que le poète se complaise en lui-même, s’admire et se complimente, et qu’après avoir achevé son œuvre, il se dise résolument : J’ai eu raison. Je ne le nie pas, et je suis loin de le blâmer. Mais après ce contentement, il lui faut la gloire. Après le témoignage de sa conscience, il veut la popularité. Or, ici la critique intervient de droit et de fait. Prenez le roman le plus beau, la plus belle tragédie, Ivanhoe, Romeo et Juliette : appelez la foule, et demandez-lui son avis. Croyez-vous qu’elle se livrera naïvement à son admiration ? Croyez-vous qu’elle osera se laisser émouvoir, et qu’elle ne rougira pas de ses larmes ? Oui, si vous entendez parler de foule ignorante et grossière, laborieuse et illettrée, qui n’a pas eu le temps de désapprendre sa nature. Non, si vous parlez de la foule qui s’agite dans les salons et les comptoirs, corrompue et dépravée par une curiosité maladive. À cette foule demi-savante qui remplit les loges de nos salles, et qui défraie l’activité de nos libraires, il faut une autorité vigilante qui leur crie à toute heure, en présence de la plus belle création du génie humain : N’ayez peur, applaudissez sans crainte. Les larmes et les battemens de mains ne vous compromettront pas. L’émotion est dans votre droit. Soyez heureux et admirez, vous n’aurez pas à rétracter demain un suffrage imprudent. Je veille sans relâche aux intérêts de votre vanité. Je goûte en fidèle sommelier les vins servis sur votre table. Buvez et enivrez-vous, la joie est sans danger, et le réveil sans déshonneur.

Pour un pareil service, la critique indépendante mérite bien quelque reconnaissance. Et sans doute, quand l’orgueil des novateurs aura cuvé son triomphe, ils daigneront remercier les mains amies qui ont aidé à la marche de leur char.


Gustave Planche.