Aller au contenu

De la génération des vers dans le corps de l’homme (1741)/Compléments/Question sur le tabac

La bibliothèque libre.
Traduction par Nicolas Andry de Boisregard.
Veuve Alix ; Lambert et Durand (Tome IIp. 808-840).

J’ai dit dans le Chapitre huitiéme, qu’encore que le tabac pût être bon contre les Vers, en en prenant souvent, il falloit néanmoins user modérément de ce remede ; parce que le fréquent usage en étoit dangereux à la santé.

Comme les raisons que j’ai apportées pour faire voir ce danger sont tirées de la sçavante These latine que Mr Fagon premier Médecin de Louis XIV, a fait soûtenir sur le Tabac, j’ai cru que j’obligerois les Lecteurs, si je mettois ici cette These que j’ai traduite en François pour l’utilité de ceux qui n’entendent pas le latin.


QUESTION AGITÉE

le 26. de Mars de l’année 1699. aux Ecoles de Médecine de Paris, sous la Présidence de Monsieur Fagon, Conseiller du Roi en tous ses Conseils d’Estat, Premier Médecin de Sa Majesté.


Sçavoir si le fréquent usage du Tabac abrege la vie.


TRADUCTION DU LATIN.


I.



Pour porter un jugement juste des effets que peut produire le Tabac, il faut avoir une connoissance parfaite de l’Anatomie. Cette connoissance est même si nécessaire dans toute la Médecine, que si l’on n’en fait pas le premier fondement de cet Art, c’est en vain qu’on travaille à la conservation du corps humain. Mais il ne faut pas confondre la véritable Anatomie avec les légers commencemens où étoit cette Sçience du temps de Galien, ni par conséquent s’applaudir de ce que l’on connoîtra la figure, la couleur, la situation des principaux viscéres, les tendons, & la masse charnue des muscles.

Ce seroit n’en sçavoir guères plus que ceux que leur Profession servile oblige à démêler en général, les parties des animaux, pour distinguer celles qui se peuvent vendre plus cher, ou qui sont les plus propres à la délicatesse des mets.

Le Médecin doit déveloper dans le corps ce qu’il y a de plus caché ; il faut qu’il cherche les premiers principes qui composent les viscéres ; qu’avec le stilet & les instrumens les plus fins, il dilate les plus petits vaisseaux ; que dans un nombre presque infini de glandes, à peine visibles, il débrouille les différens cribles, par lesquels elles filtrent les sucs qu’elles reçoivent. Il faut qu’il suive les plus petits filets des nerfs, que la distribution qui s’en fait aux diverses régions du corps, lui apprenne la correspondance des organes les uns avec les autres ; qu’avec toute l’attention des yeux, il remarque jusqu’à la derniere tissure des muscles ; qu’aidé du microscope, il observe les vis, les voutes, les spirales, les cellules que forment les fibres les plus déliées, & que par la fragilité & la finesse de toutes ces parties, il sçache juger de ce qui est capable de les rompre, ou de les conserver ; & par conséquent d’affoiblir, ou de fortifier la santé ; d’abreger, ou de prolonger la vie.

Avec ces lumieres, on découvre facilement les effets que peuvent produire dans le corps les choses qui y entrent ; on voit l’ordre ou le dérangement que peuvent y apporter le vin, l’eau-de-vie, l’opium, le tabac ; mais on en juge bien plus à fond, lorsque sans s’être arrêté à la dissection des corps privés de vie, on a passé à celle des animaux vivans ; car autrement, on ne peut guères avoir appris que la structure & la situation des parties solides, & cela ne suffit pas pour donner une connoissance entiere de tout ce qui se passe dans le corps humain. Il faut donc pour bien juger de tout ce qui peut, ou ruiner, ou entretenir la vie, avoir creusé jusques dans les entrailles des animaux vivans, y avoir vu comme le corps est entretenu dans ses fonctions par l’accord, & en même temps par le combat des parties fluides & des parties solides, dont la machine vivante est composée : il faut y avoir observé comme les fluides font un effort continuel contre les parties solides qui les renferment, comme les solides résistent sans cesse à la violence des fluides qui les heurtent ; & comme rien par conséquent ne sçauroit être plus contraire à la santé & à la longue vie, que ce qui est capable de ralentir trop le mouvement des fluides, ou de l’augmenter outre mesure ; d’où l’on peut voir ce qu’il y a à craindre, ou à espérer de l’usage fréquent du Tabac.

Mais pour tirer de l’Anatomie tout le secours nécessaire, non-seulement en ce qui regarde cette question, mais encore en ce qui concerne toutes les autres de la Médecine ; il faut considerer sans prévention ce qui se passe dans les corps animés, n’écouter d’autre interprete de la Nature, que la Nature même, & ne point préférer l’autorité des Anciens aux témoignages de ses yeux ; encore moins négliger l’étude de la vérité, pour se laisser aller aux vains discours de certaines gens, qui tenant de la grossiereté de l’air où ils sont nés, s’imaginent qu’il est de leur honneur de conserver dans leur vieillesse, les erreurs de leurs premières années, & qui pour donner quelque crédit à leurs fausses opinions, ne cessent de publier que c’est un crime de s’écarter le moins du monde de la Doctrine des Anciens. Qui ne voit qu’un respect si aveugle pour l’Antiquité, n’est qu’un masque, dont se couvre leur paresse & leur ignorance ? Ils font profession de suivre les Anciens, mais suivent-ils les maximes de probité que leur ont laissé ces premiers Maîtres ? Se reglent-ils sur les mœurs de ces grands hommes ? Dira-t’on, par exemple, que l’esprit noble d’Hippocrate, que ce désinteressement, dont il fait l’éloge, soit en estime parmi ceux qu’une lâche & sordide avidité rend insensibles à l’honneur, jusqu’à leur faire employer la fraude, pour supplanter ceux dont le mérite leur fait ombre, & courir ensuite sur leurs dépouilles ? Si zelés en apparence pour les Dogmes des Anciens, en sont-ils plus dociles aux maximes de bienséance, que les Anciens observoient si religieusement ? Gardent-ils ces dehors graves & modestes recommandés par Hippocrate ? Ne donnent-ils pas les premiers dans les excès du Tabac ; ne diroit-on pas même qu’ils cherchent à autoriser cet abus par leur exemple ? Eux, qui par un regard serain, par un air doux & tranquille, devroient animer la confiance de ceux qui les consultent ; ils n’ont pas honte de se présenter avec un visage tout couvert de Tabac, & où l’on ne discerne quelquefois que les traits difformes que cette poudre y a tracés. Ils sont auprès d’un Malade plus occupés de leur tabatiere, que de l’examen de ces signes redoutables, qui ne vont pas moins qu’à décider de la vie, ou de la mort, & ils ne s’embarrassent nullement qu’on les voye ainsi tout enyvrés d’une Vapeur, qu’ils respirent sans cesse, exercer comme par maniere d’acquit un ministere, où toute l’application de l’esprit humain seroit à peine suffisante.


II.

S’il ne faut pas s’entêter des Anciens, il ne faut pas aussi leur refuser notre estime. Il est vrai qu’ils ont ignoré plusieurs choses que notre siecle plus heureux a découvertes ; mais en récompense, nous leur en devons plusieurs autres, qu’ils ont trouvées les premiers. D’ailleurs ils ont cherché la vérité par eux-mêmes, & ils l’ont fait avec tant de bonne foy, que cela seul devroit suffire, pour nous les rendre recommandables. À quel degré de perfection pensons-nous que ces grands hommes ne porteroient point leurs premieres découvertes, s’ils renaissoient aujourd’hui au milieu de tant de secours qui leur ont manqué ? Que de corrections ne feroient-ils point dans leurs Écrits, s’ils les éclaircissoient par des Commentaires ? Que d’erreurs, que d’obscurités, ne banniroient-ils point, pour faire place à la vérité, à l’évidence ? Ils chasseroient, sans doute, du Temple d’Esculape, ces vaines Idoles de qualités & de facultés, si souvent & si vainement invoquées contre l’ignorance ; ils ne perdroient plus le temps à examiner, comme la balance à la main, les divers mélanges des élemens ; ils ne reconnoîtroient d’autres causes de la vie & des fonctions de l’animal, que celles qui se tirent de la structure merveilleuse des nerfs, de la circulation du sang, & des rencontres mutuelles de ces corps qu’Hippocrate a reconnus, l’amer, l’acide, le doux, & le salé.

Voilà le parti qu’auroient pris les Anciens, s’ils avoient eu les mêmes secours que nous ; c’est celui par conséquent que doivent embrasser leurs partisans. Ces zélés Sectateurs respectent, disent-ils, l’antiquité ; qu’ils respectent donc la vérité, qui est si ancienne ; qu’ils en inspirent l’amour aux jeunes gens, en ne leur enseignant rien que de vrai ; qu’ils ne s’imaginent pas qu’il soit permis de s’abandonner au caprice dans le choix des opinions, d’attaquer en pleine Chaire des Maximes universellement reçues, d’en substituer de fausses, & de remettre sur la scene, à la honte d’un Art tout divin, des erreurs ridicules, que le temps a ensevelies. Un Médecin judicieux méprise tout ce qui ne sert point à l’intelligence des Loix de la Méchanique ; de ces Loix, dis-je, qui font tout l’ordre, & sur lesquelles est appuyée toute l’œconomie du corps animé. Uniquement attaché à l’expérience de ses sens, il mene partout ces fidéles témoins ; il examine avec eux ce qu’une ferme, ou une lâche tissure de parties, ce qu’un mouvement uniforme, ou tumultueux de liqueurs, peuvent contribuer de leur part, pour prolonger ou pour abréger la vie.

Dans la jeunesse, la structure ferme, & la trame solide des parties avec la couleur vive de la peau, sont des signes visibles d’une santé parfaite, & d’un tempérament fort & vigoureux. Dans la vieillesse au contraire, les infirmités, dont on est alors accablé, nous apprennent les désordres qu’entraîne après soi le relâchement des parties nerveuses, & nous font voir que la circulation naturelle du sang une fois affoiblie, est la cause la plus prochaine de la mort.

En effet, dans cet âge, non-seulement les mammelons de la peau se flétrissent, & les rides font des sillons sur le corps, non-seulement les voûtes des nerfs s’affaissent, & une chair molle & pendante défigure des membres déjà dénués de force ; mais encore les ligamens se relâchent, & une humeur lente, qui tombe sur les articles des pieds ou des mains, y forme la goutte ; les fibres rompues, ou affoiblies, ne conservent plus aux viscéres leur premiere solidité ; le ressort du cœur se ralentit, le corps perd son action, tout tombe en ruine, les routes du sang se bouchent de telle maniere, que la circulation diminue tous les jours, & se termine enfin avec la chaleur & la vie.

Quand ces accidens viennent de la Loi inévitable de la Nature, ils n’approchent que pas à pas, & après une longue suite d’années ; mais ils fondent tout à coup dès la jeunesse même, & malgré la bonne compléxion, lorsqu’on les appelle par les voluptés, je veux dire, lorsque par l’abus des plaisirs, on débilite les parties nerveuses, qu’on en dérange la structure par le choc fréquent de ces liqueurs volatiles, qui à force d’irriter les fibres des membranes, de les piquer, de les déchirer, ou à force de les engourdir, les desséchent à la fin, & les privent du suc nourricier qui les doit pénétrer comme une rosée. Or, la cause la plus propre à produire tous ces pernicieux effets, c’est l’usage immodéré du vin, c’est celui de l’eau-de-vie, de l’opium ; c’est sur-tout, comme nous le verrons, celui du Tabac.


III.

L’Amérique, vaincue par les Espagnols, triompha de la fierté de ses Conquérans, & leur inspira ses propres mœurs ; elle hâta le trépas de ces nouveaux Maîtres, par le don qu’elle leur fit de la maladie vénérienne, & d’une pernicieuse plante, qui la vangerent bientôt de la servitude & de la mort de ses habitans. Cette plante, qu’il seroit à souhaiter qui fût toûjours demeurée inconnue, est appellée dans le pays Picielt & Petun, & en Espagne, Tabac. Elle fut apportée par une flote Espagnole, qui amena en même temps une troupe de gens attaqués d’une maladie honteuse. Cette flote répandit donc malheureusement deux sortes de maux sur nos Terres, & l’Europe vit aussi-tôt fondre sur elle une foule de maladies, qu’elle n’avoit point encore connues. Le Tabac, dont la graine fut envoyée de Portugal par les soins de Nicot, Ambassadeur de François II. & depuis semée sous le nom de Nicotiane, crut aussi facilement dans notre climat, que la jeunesse Françoise, si docile au mal, fut prompte à en abuser. Cette herbe, si l’on en examine la feuille & la racine, ressemble assez bien à la petite jusquiame ; mais si l’on en considere les effets, on la doit mettre au rang des pavots & des morelles ; elle surpasse même par son souphre, & par l’huile dangereuse qu’on en distille, la mandragore, le solanum que nous appellons furieux, le stramonium : cependant lorsqu’on en sçait user avec prudence, elle est à estimer, pour les grands avantages qu’on en retire, & doit tenir rang parmi les meilleurs remedes de la Médecine. Introduite à propos dans les narines, soit entiere ou pulvérisée, elle picote doucement la membrane, dont les enfoncemens du nez, & les petits os qui le composent, sont revêtus ; cette membrane se resserre alors, & par l’effet de plusieurs secousses successives, comprime les mammelons & les glandes, dont elle est parsemée, en exprime, comme d’autant d’éponges, la mucosité superflue qui s’y est amassée.

Cet excrément étant chassé, les sérosités ne trouvent plus d’obstacle à leur sortie, elles suivent le mouvement qui vient d’être imprimé ; & comme une eau qui coule par des siphons, elles sortent avec abondance des vaisseaux & des glandes d’alentour. Il arrive par le même picotement, qu’en mâchant le Tabac, ou en le fumant, les glandes des mâchoires, & les vaisseaux salivaires, sans cesse ébranlés, laissent échapper une grande quantité de salive, qui emporte avec soi la matiere des fluxions. Il se communique en même temps aux membranes des poumons une certaine impulsion, qui les débarrasse d’une pituite visqueuse, dont sa sortie fait souvent la guérison de l’asthme, & de plusieurs autres accidens.

Le Tabac contient un souphre narcotique, par lequel il appaise la douleur des dents ; il produit outre cela, par le moyen de ce souphre, une telle tranquillité dans le corps & dans l’esprit, qu’on peut regarder cette plante comme l’herbe fameuse, dont parle Homere, laquelle avoit la vertu de changer la tristesse en joye ; car le Tabac, par la force de ce souphre, dissipe les ennuis, fait trouver un bonheur sensible au milieu de la pauvreté ; il se glisse agréablement dans les veines, fait concevoir de douces espérances, console l’esprit, &c. Ceux même qui manquent du nécessaire, trouvent dans le Tabac de quoi oublier leur nécessité. Une pituite, qui leur tombe sans cesse dans l’estomac, leur rend l’abstinence supportable, soit que cette pituite y tienne lieu d’alimens, soit qu’elle engourdisse les nerfs du ventricule, & les rende insensibles à la faim.

Le Tabac n’est pas seulement propre à plusieurs incommodités du dedans, il guérit encore les ulcéres du dehors ; il mange les mauvaises chairs, conduit le mal à une heureuse cicatrice, & fait ce que très-souvent les autres remedes n’ont pu faire. Mais les mêmes causes qui le rendent capable de tant de bons effets, quand on le sçait employer à propos, ne servent qu’à le rendre d’autant plus dangereux quand on en abuse ; car puisqu’il renferme un sel caustique, par lequel il purifie les ulcéres, mange les carnosités les plus dures, & découvre jusqu’à la chair vive ; quel désordre ne causera-t’il pas, si à force d’en user, il vient à mordre par son sel âcre, sur des membranes tendres & délicates ? Il ne pourra manquer alors d’exciter des convulsions dans les nerfs de la gorge & du ventricule, & d’ébranler tout le genre nerveux. Quel tort ne fera point la salive, qui coulera dans l’estomac, si une fois chargée de ce sel, elle en répand par-tout l’âcreté, en se mêlant avec les alimens, qui doivent être convertis en chyle, & portés ensuite avec le sang, à toutes les parties du corps ?

Le souphre narcotique du Tabac n’est pas moins à craindre que son sel ; il est vrai que ce souphre, par, l’engourdissement qu’il cause aux parties, arrête, comme nous l’avons remarqué, les plus violens maux de dents, émousse la pointe de la faim, assoupit de telle maniere les sens & tout le cerveau, que quand on en est une fois enyvré à force de fumer, on oublie ses chagrins, on se croit heureux, & les miseres de la vie ne touchent non plus, que si l’on avoit bu de l’eau de ce fleuve qui faisoit perdre tout souvenir. Mais si l’on examine bien tous ces avantages, on verra qu’il ne faut pas beaucoup s’y fier, & qu’il faut appréhender ici les Grecs & leurs présens.


IV.

Il falloit que celui-là eût une santé bien à l’épreuve, qui, après avoir essuyé les horribles symptômes que cause d’abord le Tabac, osa le premier continuer l’usage d’une plante si dangereuse. Il voulut sans doute braver la mort, lorsque sans craindre la pernicieuse fumée de la pipe, il eut le courage de tirer à pleine haleine, un poison plus dangereux que celui de la ciguë. Disons plutôt qu’il faut avoir un corps autrement fait que celui des autres hommes, pour se croire au-dessus des maux qui sortent de cette boëte de Pandore, par l’émission d’une simple poussiere, ou qui avec la fumée d’une pipe, vont porter leur mortelle impression jusqu’aux endroits du corps les plus reculés. Quels assauts ne souffrent point ceux qui commencent à fumer ? Je ne sçai quel venin secret se fait aussitôt sentir au-dedans : l’estomac est ébranlé par des nausées, renversé par des vomissemens ; le cerveau est attaqué de vertiges, la tête devient chancelante, les yeux obscurcis ne peignent plus d’autre image que celle de la mort, le corps gémit sous divers accès de chaud & de froid ; le cœur presque sans action, refuse aux parties le sang & les esprits, dont elles ont besoin ; & ce qu’il y a de plus déplorable, la mémoire, ce précieux trésor, est le premier bien que la fumée du Tabac enleve à l’homme ; de sorte que, pour être initié à ces noirs mysteres, il faut commencer d’abord par sacrifier l’usage de ses sens & de sa raison.

Si après s’être réveillé d’un tel assoupissement, on considéroit combien tous ces ravages sont capables d’altérer les principes de la vie, il n’est personne sans doute, en qui le désir de vivre ne l’emportât sur la passion qu’il auroit pour le Tabac. Le plaisir qu’on y trouve, est un enchantement qu’il faut laisser à ceux à qui la vie est onéreuse, & qui n’ont pas de quoi fournir à ses besoins. C’est aux Matelots, c’est aux Soldats, à chercher dans la fumée du Tabac de quoi se dissimuler les ennuis de la vie ; cette oisive occupation convient encore à un certain vulgaire inutile, qui semble n’être au monde, que pour consumer ce que la terre produit de plus mauvais. Mais un homme d’esprit, qui a de l’éducation, de la politesse, & de la santé ; qui a reçu de Dieu, du bien & de la sagesse pour en user, doit éviter avec soin cet appas trompeur, & ne jamais infecter sa bouche de la puanteur d’une pipe. Que s’il n’est pas capable de se conduire ainsi par lui-même, il faut qu’il permette à ses amis de le reprendre librement ; il faut que leurs reproches lui fassent confusion, & le tirent comme par force, de cet enchantement, quand même par ses plaintes, il diroit qu’ils le tuent, en voulant ainsi l’arracher à une habitude si douce.

Que si leur trop de complaisance le laisse à la merci du Tabac, non-seulement sa raison toute spirituelle, toute divine qu’elle est, deviendra grossiere ; non-seulement le corps accablé, accablera l’esprit, mais ce corps déja ruiné dès la fleur de l’âge, & vieux avant le temps, deviendra dans peu la proye de la mort. Ces avertissemens ne font nulle impression sur ceux que le Tabac a une fois séduits ; & s’il s’en trouve quelques-uns qui approuvent ouvertement les conseils qu’on leur donne là-dessus, & qui résolus de rompre une habitude si dangereuse, jettent au vent cette poudre qu’on leur a décriée tant de fois comme un poison ; ils ne sont pas plûtôt seuls, qu’ils retournent à la tabatiere & à la pipe. Ils reprennent ces instrumens funestes, avec lesquels ils se sont déja débilité le cerveau & les nerfs ; & comme si en trompant leurs amis, ils parvenoient à se tromper eux-mêmes, ils reviennent à leur première coûtume dès qu’ils ne sont plus sous les yeux de ceux qui les ont repris. D’où peut venir la cause d’une conduite si peu sage, sinon de ce que la volupté ennemie de la raison, empêche toûjours que la prudence n’agisse ; elle éblouit les yeux de l’esprit, & dérobe à la vue les regles qu’on doit suivre. Le sort de ceux qui sont ainsi aveuglés, va jusqu’à leur faire aimer leur propre mal, ce qui est le dernier de tous les maux. Les autres plaisirs ne nous séduisent pas long-temps ; le chagrin les suit de près, & le moment vient qu’au lieu de les rechercher, on se repent de les avoir goûtés ; il n’en va pas ainsi du plaisir que l’on trouve dans l’usage du Tabac ; c’est un charme qui devient tous les jours plus puissant, une habitude qui se change en nécessité, un amusement les premiers jours, & ensuite une occupation sérieuse, dont on ne peut plus se passer. On se représente alors le Tabac, comme un des plus surs moyens de prolonger la vie. On s’imagine de multiplier par-là le nombre de ses années, de vivre autant que Nestor, & de couler des jours exempts d’infirmités ; on se fait accroire qu’en détournant ainsi par la bouche & par le nez, toutes les sérosités superflues qui ont coûtume de se décharger par la transpiration insensible, & par les autres voyes générales, on consulte plus sa santé que son plaisir ; mais on ne prend pas garde que cette distillation continuelle d’eaux qui passent par les narines, détruit à la fin l’organe de l’odorat.

Le nez est fait pour recevoir les odeurs, comme sa figure le marque, & non pour servir d’émonctoire aux sérosités, ainsi que d’autres parties, qui destinées à cet usage, sont faites en forme d’entonnoirs. C’est aux enfans & aux vieillards à être attaqués de ces distillations, l’humidité de ces premiers est si abondante, qu’il faut qu’elle coule par la première issue. Dans les seconds, les parties relâchées sont comme des cribles ouverts, qui ne pouvant rien retenir, laissent couler sur les narines & sur les autres organes, l’humeur pituiteuse qu’elles reçoivent.

Mais pour les jeunes gens, à moins qu’ils ne soient malades de catharres, jamais ils ne doivent avoir le nez sujet à ces écoulemens, & cette partie ne se décharge en eux que de ce qui pourroit ralentir l’action de l’odorat ; c’est donc bien s’opposer au dessein de la Nature, que d’émousser par le souphre narcotique du Tabac, & par cette eau que l’on attire sur le nez, le sentiment vif & délicat d’une membrane destinée au discernement des odeurs, & d’embarrasser par une sérosité continuelle les cellules de cet organe travaillées avec tant d’artifice pour retenir les particules qui exhalent des corps odoriférans. Ajoutons à cela que par le poids des humeurs, que l’on détermine à prendre ce chemin, on appésantit la tête, ce lieu destiné aux fonctions de l’esprit ; & que plaçant ainsi un égoût à la partie du corps la plus sublime, on fait un cloaque, du siége même de l’ame. J’avoue qu’il est à propos quelquefois de provoquer à son lever, par un peu de Tabac, la sortie des mucosités qui se sont amassées dans le nez pendant la nuit, & de chasser par des éternuemens la lymphe trop abondante, dont regorgent les glandes voisines. Mais quand sous ce prétexte, on fait de ce remède une coutume, on ne dégage plus la tête, on l’accable ; sous l’espérance d’arrivée à une meilleure santé, on se rend tous les jours plus infirme, & la lymphe sans cesse provoquée à sortir, se sépare tellement de la masse du sang, que les fibres de ce sang destituées de l’humeur qui leur servoit de véhicule, s’embarrassent ensemble, perdent presque tout mouvement, & causent par ce repos funeste, des morts subites. Voilà les suites ordinaires des évacuations qu’on se procure par le Tabac.


V.

Les meilleures choses deviennent mauvaises par l’abus que l’on en fait, celles qui nous servent de nourriture ordinaire, & qui par la conformité de leur substance avec la nôtre, par le mélange proportionné de leurs principes, nous conviennent le plus, sont pour nous autant de sources de maux, lorsque nous en abusons. Elles se changent alors en un poison mortel, qui renverse quelquefois tout à coup les principes de la vie, & nous livre à une prompte mort. La chaleur naturelle n’est-elle pas souvent opprimée par les excès du vin, & par ceux que l’on fait des meilleures viandes ? Il en est ainsi des odeurs ; étant bien ménagées, elles flattent l’odorat, fortifient le cœur ; mais si-tôt qu’on en abuse, elles allument le sang, troublent le cerveau, font tomber en pamoison, & causent quelquefois des épilepsies. De quelle fureur ne faut-il donc pas être transporté, pour abuser de telle sorte du Tabac, qu’on n’en prenne pas seulement plus de fois & en plus grande quantité, qu’on ne prend les alimens les plus nécessaires, mais qu’on en tire la poudre par le nez presque à chaque fois que l’on respire. Il arrive de-là que les narines sont toujours pleines de Tabac, & par conséquent que tout l’air qui entre par le nez dans les poumons, n’y entre que mêlé du souphre narcotique, & du sel âcre de ce Tabac. L’air ainsi infecté, infecte la masse du sang, avec laquelle il se mêle ; le sang agité par les esprits fougueux que l’air y a portés, fait effort pour les éloigner, & se trouve la victime de mille mouvemens séditieux, dont il n’est point la cause. Le chatouillement qu’excite dans le nez cette herbe funeste, qui a tellement triomphé de la liberté des hommes, qu’ils ne sont plus maîtres de s’en passer, peut être appellée avec raison, une seconde Venus. Mais comme la volupté que fait goûter la premiere, est appellée par les Anciens, une courte épilepsie, on peut dire que celle qui se trouve dans l’usage du Tabac, est une longue & presque continuelle épilepsie. Car la membrane délicate des narines, sans cesse picotée par les sels âcres de cette poudre, transmet son mouvement jusqu’aux membranes du cerveau, & par une dépendance nécessaire, secoue toutes les parties nerveuses du corps & des viscéres ; ce qui arrive si souvent, que dans la suite la moindre occasion suffit pour réveiller dans ces parties le mouvement auquel elles sont accoûtumées. Que la communication des membranes du nez, avec les nerfs des viscéres, puisse être cause de tant de désordres, c’est un fait dont on ne peut douter après ce qu’on voit arriver tous les jours dans les prompts symptômes de la passion hystérique, & dans ceux de la mélancolie ; puisqu’il ne faut que l’impression légére d’une odeur agréable, pour les faire venir sur le champ comme un coup de foudre, & qu’une odeur désagréable pour les dissiper ensuite avec la même promptitude qu’ils sont venus. C’est à cette cause, qu’il faut rapporter l’indisposition si connue aujourd’hui sous le nom de Vapeur ; & que le Vulgaire, peu soigneux d’examiner ce qu’il pense, attribue mal à propos à des fumées, qui s’élevent soudainement du bas-ventre au cerveau ; car il n’y a aucun chemin par où ces prétendues vapeurs puissent monter du bas-ventre à la tête, pour produire ces tempêtes subites, qui ébranlent tous les nerfs du corps. Ce n’est donc pas à des fumées, c’est à des mouvemens convulsifs qu’il faut attribuer ce tumulte des viscéres ; c’est-à-dire, que les fibres & les membranes, dont les viscéres sont composés & soûtenus, venant à être resserrées par quelque acide, ou à se froncer par l’âpreté de quelque suc austere, ou à s’agiter par le choc violent de quelques esprits corrompus qui les heurtent, se racourcissent, & par un ébranlement successif, communiquent leur mouvement de convulsion, non-seulement à toutes les membranes des autres viscéres, lesquelles ont commerce ensemble par la liaison des nerfs, mais encore aux meninges, qu’elles secouent avec violence & par conséquent au cerveau qu’elles compriment par la contraction qui s’y fait des tégumens qui le couvrent. Or, comme ces symptômes s’excitent bien plus aisément dans des parties que plusieurs irritations précédentes ont déja disposées à la convulsion ; il est facile de comprendre que la continuelle émotion, où le fréquente usage du Tabac entretient les parties, peut tellement disposer les nerfs aux mouvemens convulsifs, que la moindre occasion ou d’une humeur picotante, ou d’une odeur subtile, sera capable de produire ces mouvemens de convulsion que l’on appelle vapeurs. Les parties ainsi agitées par tant de secousses réitérées, se lâchent à la fin, perdent leur ressort, & les fibres qui les composent, souffrent tant de mouvemens contraires, se racourcissent & s’étendent si souvent avec effort, qu’elles ne tardent pas à se rompre. Elles tombent les unes sur les autres ; les petites cavités des tuyaux ne se soûtiennent plus, les voûtes s’assaissent, les pores se bouchent, les voyes ouvertes auparavant commencent à se fermer, & ne permettent presque plus au sang ni aux esprits de circuler : ce désordre met les parties hors d’état de réparer par une nouvelle substance celle qu’elles perdent tous les jours ; le sang qui sort des artères rentre moins librement dans les veines ; alors les membres privés de nourriture plient sous un poids qu’ils ne peuvent plus porter ; & le corps abbatu tombe dans une langueur universelle. Ajoûtons à cela que la plûpart des fibres des nerfs engourdies par la vapeur narcotique du Tabac, dont elles sont remplies, perdent presque tout sentiment, & ne laissent plus de passage libre aux esprits animaux ; car comme le souphre de l’opium se dissout également dans l’huile, dans les liqueurs spiritueuses, dans les salées, & dans l’eau, ce qui le rend différent des autres souphres ; de même le souphre de la nicotiane, d’une nature semblable à celui-ci, entrant dans les petits conduits des fibres nerveuses par le moyen des sels qui le lient, s’y dissout par la lymphe ou par l’esprit qu’il y rencontre. D’où il est aisé de comprendre que les parties branchues du souphre, se dégageant des liens du sel, s’embarrassent par conséquent les unes dans les autres, & bouchent les conduits où elles se trouvent. Il arrive de-là que les esprits animaux ne peuvent plus se faire jour à travers ces souphres, à moins qu’il ne vienne une assez grande quantité d’esprits, pour forcer les obstacles. Mais si les vapeurs narcotiques du Tabac surviennent sans cesse, si elles se succédent toûjours les unes aux autres, il est certain qu’elles boucheront les conduits des fibres à un tel point, que les esprits animaux, quelque abondans qu’ils soient, n’y trouveront plus d’entrée, & que les nerfs engourdis ne pourront plus être réveillés. Aussi la plûpart des jeunes gens, qui prennent trop de Tabac, sont attaqués de tremblemens dès leur jeunesse même, Leurs mains mal assurées, n’agissent plus avec la même vigueur ; leurs pieds chancelans semblent se refuser au fardeau du corps ; les parties nobles se flétrissent, les fibres spirales du cœur n’ont presque plus de jeu, ou ne jouent que par saillies ; la tissure & la trame des parties se déchire, ou se relâche ; la machine vivante se détruit ainsi peu à peu ; son mouvement, sans lequel elle ne peut subsister, s’affoiblit de plus en plus, en sorte que la mort, qui sans l’usage fréquent du Tabac, auroit été moins prompte, vient d’un pas précipité, terminer une vie qui ne fait que de commencer. Donc le fréquent usage du Tabac abrége la vie.