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De la littérature des nègres/6

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CHAPITRE VI


Talens des Nègres pour les arts et métiers. Sociétés politiques organisées par les Nègres.




Bosman, Brue, Barbot, Holben, James-Lyn, Kiernau, Dalrymple, Towne, Wadstrom, Falconbridge, Wilson, Clarkson, Durand, Stedman, Mungo-Park, Ledyard, Lucas, Houghton, Horneman[1], qui tous connoissent les Noirs, qui, presque tous, ont vécu en Afrique, rendent témoignage à leurs talens industriels ; et Moreau Saint-Méry les croit capables de réussir dans les arts mécaniques et libéraux[2]. Compulsez les auteurs qu’on vient de citer, ouvrez l’Histoire générale des Voyages par Prevôt, l’Histoire universelle par des Anglais, les dépositions faites à la barre du parlement ; tous parlent de la dextérité avec laquelle les Nègres tannent et teignent les cuirs, préparent l’indigo et le savon, font des cordages, de beaux tissus, de belles poteries, quoiqu’ils ne connoissent pas l’usage du tour ; des armes blanches et des instrumens aratoires d’une bonne qualité, de très-beaux ouvrages en or, en argent, en acier ; ils excellent surtout dans le filigrane[3]. Un des traits le plus frappans, est l’adresse avec laquelle des Nègres parviennent à construire une ancre de vaisseau[4]. À Juida, ils font d’un seul morceau d’ivoire de très-belles cannes qui ont près de deux mètres de longueur[5].

Dickson, qui a connu parmi eux des orfèvres et des horlogers habiles, parle avec admiration d’une serrure en bois, exécutée par un Nègre[6].

Dans une savante Dissertation sur les briques flottantes des anciens, par Fabbroni, je trouve ce passage : « Comment concevoir la manière dont les anciens habitans de l’Irlande et des Orcades, pouvoient construire des tours de terre, et les cuire sur place ? C’est cependant ce que quelques Nègres de la côte d’Afrique pratiquent encore[7]. »

Golberry, qui s’étend plus que les autres voyageurs sur l’industrie africaine, reconnoît que les étoffes fabriquées par eux, sont d’une finesse et d’une beauté rares. Les plus adroits, sont les Mandingoles et les Bamboukains. Leurs jarres, leurs nattes sont d’un goût exquis ; avec les mêmes outils ils exécutent les ouvrages en fer les plus grossiers, et les ouvrages en or les plus élégans ; ils amincissent les cuirs au point de les rendre souples comme du papier ; le seul instrument qu’ils emploient, est un couteau fort simple, qui leur suffit pour des travaux délicats[8].

Les mêmes observations s’appliquent aux Nègres de Malacca et d’autres parties des Indes. On envoie des esclaves noirs et blancs à Manille. Sandoval, qui les a fréquentés, assure que tous sont doués d’une grande aptitude, surtout pour la musique ; leurs femmes excellent dans les ouvrages à l’aiguille[9]. Lescalier, en voyageant dans le continent asiatique, a trouvé que les Nègres à cheveux longs sont très-instruits, parce qu’ils ont des écoles. Comme les autres Indiens, ils fabriquent les mousselines recherchées que ce pays envoie en Europe. La France, disoit un autre voyageur, est pleine des étoffes faites par les esclaves noirs[10].

En lisant Winterbottam, Ledyard, Lucas Houghton, Mungo-Park et Horneman, on voit, que les habitans de l’Afrique intérieure, plus moraux, plus avancés dans la civilisation que ceux des côtes, les surpassent encore à travailler la laine, le cuir, le bois et les métaux, à tisser, teindre et coudre. Outre les travaux des champs, qui les occupent beaucoup, ils ont des manufactures et fondent le minerai. Les habitans du pays de Houssa qui, selon Horneman, sont le peuple le plus intelligent de l’Afrique, donnent aux instrumens tranchans une trempe plus fine que les Européens ; leurs limes sont supérieures à celles de France et d’Angleterre[11].

Ces détails font déjà pressentir ce qu’on doit penser quand, pour ravaler les Noirs, Jefferson nous dit que jamais on ne vit chez eux une nation civilisée. Un problème non résolu, jusqu’à présent, mais non pas insoluble, c’est la manière de concilier le développement de toutes les facultés intellectuelles, de tous les talens, sans laisser germer cette corruption que les arts d’agrémens traînent, je ne dis pas inévitablement, mais constamment à leur suite.

Quoi qu’il en soit, en nous bornant à l’acception que présente l’idée de sociabilité, c’est-à-dire, d’aptitude à vivre avec les hommes en rapport de services mutuels ; l’idée d’un état policé qui a une forme constituée de gouvernement et de religion, un pacte conservateur des personnes, des propriétés, et qui place sous la sauvegarde des loix, ou des usages ayant force de loi, l’exercice des travaux agricoles, industriels et commerciaux ; qui pourroit disputer à plusieurs peuples noirs la qualité de civilisés ? Seroit-ce à ceux dont parle Léon l’Africain qui, dans les montagnes, ont quelque chose de sauvage, mais qui, dans les plaines, ont bâti des villes où ils cultivent les sciences et les arts ? Une relation insérée dans la collection de Prevôt, les dépeint comme plus avancés que beaucoup de nations européennes[12].

Bosman, qui trouva le pays d’Agonna très-bien gouverné par une femme[13], s’enthousiasme à l’aspect de celui de Juida, du nombre des villes, de leurs mœurs, de leur industrie. Plus d’un siècle après, son récit a été confirmé par Pruneau-de-Pomme-Gouje, qui exalte l’intrépidité et l’habilité des Judaïques[14]. Les détails de la vie présentent chez eux une complication d’étiquettes et de civilités plus étendues qu’à la Chine ; la supériorité de rang y a bien, comme partout, ses prétentions orgueilleuses, mais les personnes d’égale condition qui se rencontrent, s’agenouillent et se bénissent[15]. Sans approuver ce cérémonial minutieux, il faut cependant y reconnoître les traits d’une nation qui a franchi la barbarie.

Deniau, consul français, qui a résidé treize ans à Juida, m’assuroit que le gouvernement de cette contrée peut rivaliser, en astuces diplomatiques, avec ceux d’Europe, qui ont perfectionné cet art funeste. Que de preuves en offre la conduite de cette fameuse Gingha ou Zingha, reine d’Angola, morte en 1663, à quatre-vingt-deux ans, à qui un esprit éminent, et une intrépidité féroce assurent une place dans l’histoire. Comme la plupart des grands criminels de son rang, elle voulut, dans sa vieillesse, expier ses forfaits par des remords qui ne rendoient pas la vie aux malheureux qu’elle avoit fait périr.

En partant des idées reçues parmi nous, communément on croit qu’un peuple n’est pas civilisé, s’il n’a des historiens et des annales. Nous ne prétendons pas mettre les Nègres au niveau de ceux qui, héritiers des découvertes de tous les âges, y ajoutent les leurs ; mais peut-on inférer de là que les Nègres sont incapables d’entrer en partage du dépôt des connoissances humaines ? Si, par la raison qu’on ne possède pas, on étoit inhabile à posséder, les descendans des anciens Germains, Helvétiens, Bataves et Gaulois, seroient encore barbares ; car il fut un temps où ils n’avoient pas même l’équipement des Quipos du Mexique, ni des Bâtons runiques de la Scandinavie. Qu’avoient-ils donc ? Des traditions vagues et défigurées par le cours des siècles, comme en ont toutes les peuplades nègres ; et, néanmoins, ils avoient, comme tous les Celtes dont ils faisoient partie, une existence et des confédérations politiques, un gouvernement régulier, des assemblées nationales, et surtout leur liberté.

Nous conviendrons, avec l’historien de la Jamaïque, que l’état de la législation dans chaque pays, peut indiquer (seulement à quelques égards) le degré de civilisation ; car, en appliquant cette mesure à l’Angleterre sa patrie, on pourroit lui demander si la loi non abrogée, qui autorise un mari à vendre sa femme, est un symptôme de civilisation perfectionnée ? La même question peut être faite sur les loix néroniennes, qui réduisent les catholiques d’Irlande au rang des Ilotes. Malgré les taches qui déparent la constitution britannique, on ne peut lui ôter l’avantage d’être une de celles qui savent le mieux allier la sécurité de l’État avec la liberté individuelle ; sous des formes moins compliquées, la même chose existe chez plusieurs de ces nations noires, à qui Long refuse la faculté de combiner des idées[16]. Sur la plupart des côtes d’Afrique, il y a une foule de royaumes qu’on pourroit appeler microscopiques, où le chef n’a que l’autorité d’un père de famille[17]. Dans Gambie, le Boudou et d’autres petits États, le gouvernement est monarchique, mais l’exercice du pouvoir y est tempéré par les chefs des tribus, sans l’avis desquels il ne peut faire la guerre ni la paix[18].

Les laborieux Daccas qui occupent la pointe fertile du Cap-Verd, sont organisés en république ; quoique séparés par des sables arides du roi de Damel, ils sont souvent en guerre avec lui. Quand le roi de Damel se brouilla avec le gouvernement du Sénégal, dont il ne recevoit plus de coutumes, et qu’il traita avec les Anglais, récemment établis à Gorée, il leur proposa de l’aider à réduire ce peuple. Pour les stimuler, il alléguoit que les Daccas n’étoient pas comme les autres Nègres soumis à un chef, mais libres comme l’étoient les Français. Ce trait de diplomatie africaine m’a été communiqué par Broussonnet.

Voilà donc des peuples qui ont saisi les idées compliquées de constitution, de gouvernement, de traités et d’alliances ; s’ils n’ont pas approfondi davantage ces notions politiques, c’est qu’il falloit naître.

Dans l’empire de Bornou, la monarchie, dit le voyageur Lucas, est élective, ainsi que le gouvernement de Kachmi. Quand le chef est mort, on confie à trois anciens ou notables, le droit de choisir son successeur parmi les enfans du décédé, sans égard à la primogéniture. L’élu est conduit par les trois anciens devant le cadavre du défunt, dont on prononce l’éloge ou la condamnation, suivant qu’il l’a mérité, et l’on annonce au successeur qu’il sera heureux ou malheureux, selon le bien ou le mal qu’il fera au peuple. Des usages semblables existent chez les peuples voisins[19].

Ici se place naturellement l’anecdote suivante. Le commandant d’un fort portugais, qui attendoit l’envoyé d’un roi africain, ordonne les préparatifs les plus somptueux, pour lui en imposer par le prestige de l’opulence. L’envoyé arrive ; il est introduit dans un salon magnifiquement décoré ; le commandant est assis sous un dais, on n’offre pas même un siège à l’ambassadeur nègre ; il fait un signe, à l’instant deux esclaves de sa suite se placent à genoux, et les mains à terre sur le parquet ; il s’assied sur leur dos. Ton roi, lui dit le commandant, est-il aussi puissant que celui du Portugal ? Mon roi, répond le Nègre, a cent serviteurs qui valent le roi de Portugal, mille comme toi, un comme moi… et il part[20].

Sans doute la civilisation est presque nulle dans plusieurs de ces États nègres, où l’on ne parle au roitelet qu’à travers une sarbacane ; où quand il a dîné, un héraut annonce qu’alors les autres potentats du monde peuvent dîner à leur tour. Ce n’est qu’un barbare, ce roi de Kakongo qui, réunissant tous les pouvoirs, juge toutes les causes, avale une coupe de vin de palmier à chaque sentence qu’il prononce, sans quoi elle seroit illégale, et termine quelquefois cinquante procès dans une séance[21]. Mais ils furent aussi barbares les ancêtres des Blancs civilisés ; comparez la Russie du quinzième siècle, et celle du dix-neuvième.

On vient d’établir que dans les régions africaines, il est des États où l’art social a fait des progrès. De nouvelles preuves vont élever cette vérité jusqu’à l’évidence.

Les Foulahs, dont le royaume est d’environ soixante myriamètres de longueur, sur trente-neuf de largeur, ont des villes assez populeuses. Temboo, la capitale, a sept mille habitans ; l’Islamisme, en y répandant ses erreurs, y a introduit des livres, la plupart concernant la religion et la jurisprudence. Temboo, Laby, et presque toutes les villes des Foulahs, et de l’empire de Bornou, ont des écoles[22]. Les Nègres, au rapport de Mungo-Park, aiment l’instruction ; ils ont des avocats pour défendre les esclaves traduits devant des tribunaux[23], car la domesticité est inconnue chez eux, mais l’esclavage y est très-doux. Ce voyageur trouva de la magnificence au sein de l’Afrique, à Ségo, ville de trente mille ames, quoiqu’inférieure en tout à Jenne, à Tombuctoo et à Houssa.

Aux nations africaines, dont on vient de parler, doivent être joints les Boushouanas, visité par Barrow, qui vante l’excellence de leur caractère, la douceur de leurs mœurs, et le bonheur dont ils jouissent. Ils ont aussi franchi les bornes qui séparent le sauvage de l’homme civilisé, et leur perfectionnement moral est tel, que des missionnaires chrétiens pourroient exercer utilement leur zèle dans ce pays. Likakou, leur capitale, ville de dix à quinze mille ames, est située à cent vingt-cinq myriamètres du Cap, le gouvernement est patriarchal, le chef a droit de désigner son successeur ; mais en tout il agit d’après les vœux du peuple, que lui transmet son conseil composé de vieillards ; car chez les Boushouanas la vieillesse et l’autorité sont encore comme chez les anciens peuples, des expressions synonymes[24]. Il est affligeant que des contre-temps, dont Barrow donne le détail, l’ayent empêché d’aller chez les Barrolous, qu’on lui a peints comme plus avancés dans la civilisation, qui n’ont aucune idée de l’esclavage, et chez lesquels on trouve de grandes villes, où divers arts sont florissans[25]. J’oubliois de dire, d’après Golberry, qu’en Afrique on ne voit pas un seul mendiant, excepté les aveugles, qui vont réciter des passages du Coran, ou chanter des couplets[26].

Des colons reprochent aux Nègres marrons, si improprement appelés rebelles, soit de Surinam, soit de la montagne bleue à la Jamaïque, de n’avoir pas organisé un État qui, en restreignant la liberté individuelle, assureroit la liberté sociale. Tout ce qu’on vient de lire est une réponse anticipée à cette objection. Se pourroit-il que les arts de la paix fussent cultivés par une troupe fugitive, toujours cachée dans les forêts et les marais, toujours occupée à se nourrir et à se défendre contre ses oppresseurs, qui sont les véritables révoltés ?… oui, révoltés contre tous les sentimens de la justice et de la nature.

On objectera peut-être encore que les Nègres de Haïti n’ont pu, jusqu’à présent, asseoir parmi eux une forme stable de gouvernement, et qu’ils se déchirent de leurs propres mains. Mais dans le cours orageux de notre révolution, sacrée dans ses principes, calomniée par ceux dont les efforts sont parvenus à la dénaturer dans sa marche et ses résultats, n’a t-on pas vu tous les genres de cruauté ? N’avoit-on pas, suivant l’expression d’un député, mis la nation en coupe réglée, et allumé un volcan qui a dévoré plusieurs générations ? La main de l’étranger a souvent agité parmi nous les tisons de la discorde ; c’est un fait qui n’est pas problématique. En 1807, un écrivain anglais maudissoit encore la perversité rafinée, par laquelle les gouvernemens européens ont, dit-il, vicié et infernalisé l’esprit de cette révolution française, dont le but étoit louable, mais qu’ils ont envisagée comme Satan envisageoit le paradis[27]. Qui peut douter que des mains étrangères n’en ayent fait autant à Saint-Domingue ? Six mille Nègres et Mulâtres se joignirent autrefois aux Caraïbes, concentrés dans les îles de Saint-Vincent et la Dominique. Ces Caraïbes noirs, sont robustes et fiers de leur indépendance[28] ; toutes les données acquises sur leur compte par des hommes qui les ont fréquentés, portent à croire que leur état social se perfectionneroit rapidement, s’ils ne redoutoient avec raison la rapacité de l’Europe, et s’ils pouvoient goûter en paix les fruits de leurs champs qu’ils auroient cultivés sans trouble. Depuis un siècle, ils luttent sans relâche contre les élémens et les tyrans.

La province de Fernanbouc, dans l’Amérique méridionale, a vu un corps politique formé par des Nègres, que Malte-Brun appelle encore rebelles, révoltés, dans un Mémoire curieux sur le Brésil, d’après Barloeus et Rochapitta, l’un Hollandais, l’autre Portugais, et qui est inséré dans sa Traduction de Barrow[29].

Entre les années 1620 et 1630, des Nègres fugitifs, unis à quelques Brasiliens, avoient formé deux États libres, le grand et le petit Palmarès, ainsi nommés de la quantité de palmiers qu’ils avoient plantés. Le grand Palmarès fut presqu’entièrement détruit par les Hollandais en 1644. L’historien portugais, qui paroît avoir ignoré, dit Malte-Brun, l’ancienne origine de ces peuplades, prend leur restauration en 1650, pour leur commencement réel.

À la fin de la guerre avec les Hollandais, les esclaves du voisinage de Fernanbouc, accoutumés aux souffrances et aux combats, résolurent de former un établissement qui assurât leur liberté. Quarante, d’entr’eux, en devinrent les fondateurs, et bientôt leur troupe se grossit par une multitude d’autres Nègres et Mulâtres. Mais n’ayant pas de femmes, ils exécutèrent, sur une vaste étendue de pays, un enlèvement pareil à celui des Sabines. Devenus formidables à tout le voisinage, les Palmaresiens adoptèrent une forme de culte qui étoit, si on peut le dire, une parodie du christianisme ; ils créèrent une constitution, des loix, des tribunaux, choisirent un chef nommé Zombi, c’est-à-dire, puissant, dont la dignité étoit à vie, mais élective ; ils fortifièrent leurs villages placés sur des éminences, et spécialement leur capitale, dont la population étoit de vingt mille ames ; ils élevoient des animaux domestiques et beaucoup de volailles. Barloeus décrit leurs jardins, leur culture de cannes à sucre, de patates, de manioc, de millet, dont la récolte étoit signalée par des fêtes et des chants joyeux. Près de cinquante ans s’étoient écoulés sans qu’ils fussent attaqués ; mais en 1696, les Portugais combinèrent une expédition pour surprendre les Palmaresiens. Ceux-ci, ayant leur Zombi ou chef à leur tête, firent des prodiges de valeur ; enfin, subjugués par des forces supérieures, les uns se donnèrent la mort pour ne pas survivre à la perte de leur liberté ; les autres, livrés à la rage des vainqueurs, furent vendus et dispersés : ainsi s’éteignit une république qui pouvoit révolutionner le nouveau Monde, et qui étoit digne d’un meilleur sort.

À la fin du dix-septième siècle, l’iniquité détruisit la colonie de Palmarès. À la fin du dix-huitième, la justice et la bienveillance ont créé celle de Sierra-Leone, dont on va parler.

Dès l’an 1751, Franklin avoit établi en principe, que le travail d’un homme libre coûte moins cher, et produit plus que celui d’un esclave. Smith et Dupont de Nemours, développèrent cette idée par des calculs détaillés, l’un dans ses Recherches sur la richesse des nations ; l’autre, dans le sixième volume des Éphémérides du citoyen, publié en 1771. Il y consigna, le premier, le projet de remplacer la traite, et de porter la civilisation au sein de l’Afrique, en formant sur les côtes des établissemens de Nègres libres, pour y cultiver les denrées coloniales.

Cette idée saisie par Fothergil, a été reproduite par Demanet, Golberry, Postlethwaight qui, dans les deux éditions de son Dictionnaire de commerce, s’est montré successivement l’antagoniste et l’apologiste des Nègres ; Pruneau-de-Pomme-Gouje qui, ayant eu le malheur de faire la traite, en demande pardon à Dieu et au genre humain ; Pelletan, qui regarde cette colonisation comme le moyen assuré de changer la face de ces contrées désolées ; Wadstrom qui a publié le résultat de son voyage en Afrique avec Sparrman.

Mais déjà le docteur Isert avoit tenté de l’exécuter à Aquapin, sur les rives de la Volta ; et dans ses lettres, il fait un tableau touchant des mœurs de ses colons nègres. Il a eu des successeurs dans la direction de cet établissement, dont j’ignore la situation actuelle.

En 1792, les Anglais voulurent former une colonie libre à Bulam. Cette tentative échoua comme celle de Cayenne avoit échoué en 1763, et par les mêmes causes, plan vicieux, mauvaise exécution, imprévoyance. Beaver, qui a publié en très-grand détail la relation de l’établissement commencé à Bulam, prouve la possibilité de la réussite, il en indique les moyens[30]. Par là même, son livre seroit une réponse à Barré-Saint-Venant, qui révoque en doute cette possibilité, si déjà celui-ci n’étoit réfuté par l’existence de la colonie formée à Sierra-Leone.

Demanet ni Postleth-Waight n’avoient pas désigné le lieu qu’ils croyoient propre à réaliser ce projet. Le docteur Smeathman choisit, entre les huitième et neuvième degrés de latitude nord, Sierra-Leone, dont le sol est fertile et le climat tempéré. L’on obtint de deux petits rois voisins un territoire assez considérable. Grandville-Sharp se concerta avec le comité de Londres pour le soulagement des pauvres Noirs, alors présidé par le célèbre Jonas Hanway ; ainsi les principaux coopérateurs sont, 1°. Smeathman, qui après un séjour de quatre ans en Afrique, revenu en Europe pour prendre les mesures relatives à son plan de colonies libres, mourut en 1786 ; il n’a point écrit, mais sa conduite fut un modèle de vertus-pratiques, et on lui doit cette maxime, qui vaut bien un gros livre : « Si chacun étoit persuadé qu’on trouve son bonheur en travaillant à celui des autres, bientôt le genre humain seroit heureux ».

2°. Thorneton, qui avoit projeté de transporter d’Amérique en Afrique des Nègres émancipés.

3°. Afzelius, botaniste, et Nordenskiold, minéralogiste, l’un et l’autre Suédois ; le dernier est mort en Afrique, l’autre est actuellement en Europe.

4°. Grandville-Sharp, qui, en 1788, envoya à ses frais un bâtiment de cent quatre-vingt tonneaux au secours de Sierra-Leone ; précédemment il avoit publié son plan de constitution et de législation pour les colonies[31]. À ces noms respectables, il faut joindre Willeberforce, Clarckson ; et d’autres hommes qui ont concouru à cette entreprise, par leur argent, leurs écrits, leurs conseils ; ce sont les mêmes dont le zèle éclairé et l’imperturbable persévérance ont enfin obtenu le bill qui abolit la traite.

La législature y ajoutera sans doute des mesures d’exécution dont la nécessité est démontrée par Willeberforce, dans sa lettre à ses commettans de l’Yorkshire[32]. Cette abolition rappelera à jamais le trait le plus honorable de sa vie publique. Il seroit digne de lui de tourner actuellement ses regards vers cette île martyrisée depuis des siècles ; vers cette Irlande où quatre millions d’individus sont frappés de l’exhérédation politique, calomniés et persécutés comme catholiques, par le gouvernement d’une nation qui a tant vanté la liberté et la tolérance. Si, malgré les orages politiques qui dans les deux Mondes élèvent des barrières entre les peuples, cet ouvrage arrive sous les yeux des honorables défenseurs de l’espèce humaine dans d’autres contrées, plusieurs d’entre eux se rappelleront avec intérêt que j’eus avec eux des liaisons dont le souvenir m’est cher. Thomas Clarkson et Joël Barlow y liront, que par de là les mers ils ont un ami aussi invariable dans ses affections que dans ses principes ; mais revenons à Sierra-Leone.

Un des articles constitutifs de cet établissement en exclut les Européens, dont en général on redoute l’influence corruptrice, et n’y admet que les agens de la compagnie. La première embarcation, en 1786, étoit composée de quelques Blancs nécessaires à la direction de l’établissement, et de quatre cents Nègres. Cette tentative eut très-peu de succès, jusqu’à ce qu’elle fît place à une autre fondée sur de meilleurs principes, et qui fut incorporée par un acte du Parlement, en 1791. L’année suivante on y transporta onze cent trente-un Noirs de la nouvelle Écosse, qui, dans la guerre d’Amérique, avoient combattu pour l’Angleterre. Plusieurs d’entre eux étoient de Sierra-Leone ; ils revirent avec attendrissement la terre natale d’où ils avoient été arrachés dans leur enfance ; et comme les peuplades voisines venoient quelquefois visiter la colonie naissante, une mère très-âgée reconnut son fils, et se précipita dans ses bras en fondant en larmes ; bientôt des indigènes de cette côte se réunirent à ceux qu’on avoit ramenés de la nouvelle Écosse. Quelques-uns de ceux-ci sont bons canonniers ; mais ce qui vaut mieux, tous montrent de l’activité, de l’intelligence pour les occupations agronomiques et industrielles. Le chef-lieu Free-Town ou Ville-Libre, avoit déjà, il y a dix ans, neuf rues et quatre cents maisons, ayant chacune un jardin. Non loin de là s’élève Grandville-Town, du nom de l’estimable philantrope Grandville-Sharp.

Dès l’an 1794, on comptoit dans leurs écoles environ trois cents élèves, dont quarante natifs, doués presque tous d’une conception facile ; on leur enseigne l’art de lire, d’écrire, de compter ; de plus aux filles les ouvrages de leur sexe, aux garçons la géographie et un peu de géométrie.

La plupart des Nègres venus d’Amérique étant méthodistes ou baptistes, ils ont des meeting-houses ou lieux d’assemblées, pour leur culte, et cinq ou six prédicateurs noirs, dont la surveillance a contribué puissamment au maintien du bon ordre. Les Nègres remplissent avec fermeté, douceur et justice les fonctions civiles, entre autres celles du jury, car on l’a établi dans cette colonie : ils se montrent même très-chatouilleux sur leurs droits. Le gouverneur ayant infligé de sa propre autorité quelques punitions, les condamnés déclarèrent qu’ils vouloient être jugés par leurs pairs, après le verdict. En général, ils sont pieux, sobres, chastes, bons époux, bons pères, donnent des preuves multipliées de sentimens honnêtes ; et malgré les événemens désastreux de la guerre[33], et des élémens qui ont ravagé cette colonie, on y goûte presque tous les avantages de l’état social. Ces faits sont extraits des rapports que publie annuellement la compagnie de Sierra-Leone[34], et dont la collection m’a été remise par le célèbre Willeberforce. En octobre de l’an 1800, la colonie s’accrut par un envoi de Marrons de la Jamaïque, qu’on y déporta contre la foi du traité qu’ils avoient conclu avec le général Walpole, et malgré ses réclamations[35].

Il paroît que toutes choses égales d’ailleurs, les pays où l’on doit trouver le moins d’énergie et d’industrie, sont ceux où la chaleur excessive porte à l’indolence, où les besoins physiques, très-restreints par cette température, trouvent facilement à se satisfaire par l’abondance des denrées consommables. Il semble encore que, d’après ces causes, la servitude doit s’attacher aux climats brûlans, et que la liberté, soit politique, soit civile, doit rencontrer plus d’obstacles entre les tropiques que dans les latitudes plus élevées. Mais qui pourroit ne pas rire de la gravité avec laquelle Barré-Saint-Venant (que d’ailleurs j’estime) assure que les Nègres, incapables de faire un seul pas vers la civilisation, seront « dans vingt mille siècles ce qu’ils étoient il y a vingt mille siècles ; la honte, dit-il, et le malheur de l’espèce humaine[36] ». Tant de faits accumulés réfutent surabondamment ce planteur si instruit de ce qu’étoient les Nègres avant leur existence, et qui nous révèle prophétiquement ce qu’ils seront dans vingt mille siècles. Il y a long-temps que les indigènes d’Afrique et d’Amérique se seroient élevés à la civilisation la plus développée, si l’on eût employé à cette bonne œuvre la centième partie d’efforts, d’argent et de temps qu’on a consumés à tourmenter, à égorger plusieurs millions de ces malheureux, dont le sang crie vengeance contre l’Europe.






  1. V. Abstract of the evidence, etc., p. 89. Clarkson, p. 125. Stedman, c. xxvi. Durand, p. 368 et suiv., etc., etc. Histoire de Loango, par Proyart, p. 107. Mungo-Park, t. II, p. 35, 39 et 40, etc.
  2. V. Description topographique de Saint-Domingue, t. I, p. 90.
  3. V. Prevot, t. I, p. 3, 4 et 5, etc., éd. in-4o. Hist. univers, t. XVII, c. vii, etc. Beaver, p. 327.
  4. V. Prevot, t. II, p. 421.
  5. V. Description de la Nigritie, par P. D. P. (Pruneau de Pomme Gouje), in-8o, Paris 1789.
  6. V. Dickson, p. 74.
  7. V. le Magasin encyclop., no 11, 1er brumaire an 7, p. 335.
  8. V. Fragment d’un voyage, etc., t. I, p. 413 et suiv. ; et t. II, p. 380, etc.
  9. V. Sandoval, part. I, l. ii, c. xx, p. 205.
  10. V. Journal d’un voyage aux Indes, sur l’escadre de du Quesne, t. II, p. 214.
  11. V. Mungo-Park, t. II, p. 35, 39-40. The Journal of Frederic Horneman Travels, in-4o, London 1802, p. 33 et suiv.
  12. V. Prevot, t. IV, p. 283.
  13. V. Bosman, lettre 5.
  14. V. Description de la Nigritie, par D. P. in-8o, Paris 1789.
  15. Bosman, lettre 18.
  16. V. Long, t. II, p. 377 et 378.
  17. Beaver, p. 328.
  18. V. Mungo-Park, p. 128.
  19. V. Lucas, t. I, p. 190 et suiv.
  20. Anecdote racontée par Bernardin-Saint-Pierre. L’auteur des Anecdotes africaines rapporte la même chose de Zingha ; il ajoute que quand elle se leva, l’esclave étant restée dans la même posture, on le lui fit observer ; elle répondit : La sœur d’un roi ne s’assied jamais deux fois sur le même siège ; il reste à la maison dans laquelle elle l’a occupé.
  21. V. Hist. de Loango, etc.
  22. V. Lucas et Ledyard, t. I, p. 190 et suiv. V. Substance of the report, p. 136.
  23. V. Mungo-Park, p. 13 et p. 37.
  24. V. Voyage à la Cochinchine, etc., t. I, p. 289 et suiv.
  25. Ibid., p. 319 et suiv.
  26. V. Fragment d’un voyage, etc., t. II, p. 400.
  27. V. Le Critical Review, avril 1807, p. 369.
  28. V. De l’influence de la découverte de l’Amérique sur le bonheur du genre humain, par Le Gentil, in-8o, Paris 1788, p. 74 et suiv.
  29. Gaspari Barlaei, rerum per Octennium in Brasilia gestarum historia, in-fol., 1647, Amsterdam, p. 243, etc. Rocha pitta, America portugueza, l. viii. Voyage à la Cochinchine, t. I, p. 218 et suiv.
  30. V. African memoranda, etc., p. 402.
  31. A short sketch of temporary regulation for the intended settlement on the green coast of Africa, etc.
  32. V. A Letter on the abolition of the slave trade, addressed to the freeholders and others habitans of Yorkshire, by W. Wilberforce, in-8o, London 1807.
  33. En 1794, une escadrille française, occupée à détruire les établissemens anglais sur la côte occidentale d’Afrique, détruisit, en partie, la colonie de Sierra-Leone. Ce fait a été un titre d’inculpations graves. En 1796, j’ai lu à l’Institut un mémoire où, après avoir compulsé les registres du commandant de l’escadrille, j’ai prouvé que son attaque dirigée contre Sierra-Leone, étoit le fruit d’une erreur. Il croyoit que c’étoit une entreprise purement mercantile, et non un établissement philanthropique. Ce mémoire a été publié dans la Décade philosophique, no 67, et ensuite imprimé séparément. La colonie de Sierra-Leone, ruinée une seconde fois pendant la guerre, a lutté contre ses malheurs, et s’est rétablie.
  34. V. Substance of the report, delivered by the court of direction of Sierra-Leone company, etc. ; et particulièrement celui de l’an 1794, p. 55 et suiv.
  35. V. Dallas, t. II, p. 78, etc.
  36. V. Barré-Saint-Venant, p. 119.