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De la longévité humaine et de la quantité de vie sur le globe/Partie II, chapitre III

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III.

DE LA FORMATION DE LA VIE.

§ 1.De la continuité de la vie et des générations spontanées.

La première loi de la vie est la loi de continuité. La vie ne naît que de la vie. Tout être vivant vient d’un parent. La succession des individus, nés les uns des autres, est l’espèce.

« Un individu, dit très-bien Buffon, n’est rien dans l’univers ; cent individus, mille, ne sont encore rien : les espèces sont les seuls êtres de la nature[1]… »

En effet, les individus périssent, mais la vie ne périt pas. Avant de périr, ils l’ont transmise :

Et quasi cursores vilaï lampada tradunt.
(Lucr.)

Tout dépend ici du point de vue auquel on se place. Si je considère les individus, je ne vois que destruction et reproduction successives ; si je considère l’espèce, je ne vois que continuité et perpétuité.

« Mettons un moment, dit Buffon, l’espèce à la place de l’individu ; … imaginons quelle serait la vue de la nature pour un être qui représenterait l’espèce humaine entière ; … les idées de renouvellement et de destruction ou plutôt ces images de la mort et de la vie, quelque grandes, quelque générales qu’elles nous paraissent, ne sont qu’individuelles et particulières : l’homme, comme individu, juge ainsi la nature ; l’être, que nous avons mis à la place de l’espèce, la juge plus grandement, plus généralement. Il ne voit dans cette destruction, dans ce renouvellement, dans toutes ces successions, que permanence et durée ; la saison d’une année est, pour lui, la même que celle de l’année précédente, la même que celle de tous les siècles ; le millième animal, dans l’ordre des générations, est pour lui le même que le premier animal… Dans le torrent dos temps qui amène, entraîne, absorbe tous les individus de l’univers, il trouve les espèces constantes, la nature invariable : la relation des choses étant toujours la même, l’ordre des temps lui paraît nul ; les lois du renouvellement ne font que compenser, à ses yeux, celles de la permanence. Une succession continuelle d’êtres, tous semblables entre eux, n’équivaut, en effet, qu’à l’existence perpétuelle d’un seul de ces êtres[2]. »

De ces abstractions élevées, passons aux faits.

La vie de chaque espèce est comme une chaîne dont tous les anneaux viennent, et, si je puis ainsi dire, sortent les uns des autres. Qu’un anneau manque, et l’espèce est perdue.

Je prends tout de suite un exemple ; et l’espèce du pigeon m’en fournit un très-commode.

Chaque couvée de pigeons donne deux petits : un mâle et une femelle. Le premier couple en donne un second, le second un troisième, le troisième un quatrième, le quatrième un cinquième,… le dix-neuvième un vingtième. Supprimez ce vingtième (car je ne tiens pas compte ici des tiges collatérales), et l’espèce du pigeon est perdue.

Je viens de dire que chaque couvée de pigeons donne deux petits : un mâle et une femelle. Ajoutez que, des deux œufs pondus, c’est presque toujours le premier qui donne le mâle.

« Ordinairement, dit Aristote, le pigeon produit, d’une même couvée, un mâle et une femelle, et ordinairement encore l’œuf qui renferme le mâle est pondu le premier ; ensuite la mère laisse passer communément un jour ; après quoi elle pond l’autre œuf[3]… » J’ai voulu répéter une expérience qui avait été faite par Aristote.

Onze couvées successives d’un même couple de pigeons m’ont donné dix fois de suite deux petits, un mâle et une femelle, et toujours le mâle est venu du premier œuf pondu. À la onzième fois, il y a eu trois œufs : le premier a produit une femelle, le second un mâle, le troisième n’a rien produit.

Je reviens à mon sujet. À parler rigoureusement, la vie ne recommence donc pas à chaque nouvel individu ; elle ne commence qu’avec l’espèce. Pour chaque espèce, la vie n’a commencé qu’une fois. À compter de là, elle a passé d’un être à l’autre, sans interruption, sans rupture, dans toutes les espèces qui aujourd’hui encore subsistent : toutes les espèces où une rupture s’est faite, où une interruption s’est produite, où le fil continu de la vie s’est rompu, sont aujourd’hui des espèces perdues.

Et ces espèces perdues ne renaissent plus.

Il fut un temps où le sol d’Europe était couvert de mastodontes, d’éléphants, d’énormes reptiles ; il fut un temps où le sol de Paris était couvert de palæothériums, de lophiodons, etc. : tous ces animaux ont disparu, et disparu pour ne plus renaître.

On se rejette en vain sur les générations spontanées. Les générations spontanées ne sont qu’une vieille hypothèse, et de toutes les hypothèses la plus gratuite.

« Il est vraysemblable, nous dit Plutarque, que la première génération a été faicte entière et accomplie de la terre[4],… » c’est-à-dire par génération spontanée. Il convient pourtant que de son temps, il ne se formait plus que des souris de cette manière.

Aristote réduisait la génération spontanée aux insectes, à quelques mollusques, à quelques poissons, c’est-à-dire aux animaux dont il ne connaissait pas encore le mode de génération effective.

Un physiologiste de nos jours, M. Burdach, admet la génération spontanée pour les poissons, mais il ajoute qu’il serait trop hardi de l’admettre pour les crapauds et pour les grenouilles[5]. On ne conçoit pas ce scrupule. Il faut déjà beaucoup de hardiesse, beaucoup plus que ne le suppose M. Burdach, pour admettre la génération spontanée dans les poissons.

Communément on n’en a pas autant. On se rabat sur les petits animaux. C’est qu’on n’a pas disséqué ces petits animaux : « Qu’a de plus, aux yeux du philosophe, dit, avec beaucoup de raison, Swammerdam, un éléphant, une baleine, que le plus petit animalcule ? L’un et l’autre est vivant, et c’est le vivant qui étonne et qui confond le philosophe ; l’un et l’autre est pourvu de toutes les parties solides et de toutes les liqueurs nécessaires à sa conservation, à son accroissement et à sa reproduction ; l’un et l’autre a son instinct, ses inclinations, ses mœurs : tout cela semble même plus à l’aise dans l’éléphant que dans la fourmi, dont la petitesse est une merveille de plus[6]. »

M. de Lamarck trouve que le polype est déjà trop compliqué pour pouvoir être produit par génération spontanée ; mais il dit que la monade peut être produite ainsi. M. Ehrenberg, qui a disséqué des animaux plus petits encore que la monade, et qui a su y découvrir une structure, en son genre si merveilleuse, M. Ehrenberg se garde bien de le dire[7].

À mesure que la science fait un pas en avant, les partisans des générations spontanées en font un en arrière. Ils se rejettent des poissons sur les insectes, et s’y tiennent, tant que Swammerdam et Redi ne sont pas venus ; ils se rejettent des insectes sur les animaux infusoires, et s’y tiendront sans doute jusqu’à ce que l’art habile d’un Ehrenberg nous ait aussi complétement dévoilé la génération positive et propre de ces animaux que les Swammerdam et les Redi l’ont fait pour la génération des insectes.

§ 2.De la part égale du mâle et de la femelle dans la formation du nouvel être et de la préexistence des germes.

L’hypothèse, très-commode, mais très-absurde, des générations spontanées étant écartée, se présente tout entier l’impénétrable problème de la formation des êtres. Comment se produit, comment se forme chaque nouvel individu, chaque nouvel être ? Pour se tirer de la difficulté, qui n’est pas petite, quelques esprits très-supérieurs, des philosophes tels que Malebranche et Leibnitz, des naturalistes tels que Swammerdam, Redi, Malpighi, ont imaginé de dire que le nouvel être ne se forme pas, qu’il était tout formé ; et de là le fameux système de la préexistence des germes.

« On demande, disait Buffon, comment un être produit son semblable, et l’on répond : c’est qu’il était tout produit. Peut-on recevoir cette solution[8] ? »

Bonnet, ce partisan si décidé de la préexistence des germes, nous dit naïvement : « La philosophie, ayant compris l’impossibilité où elle était d’expliquer mécaniquement la formation des êtres organisés, a imaginé heureusement qu’ils existaient déjà en petit, sous la forme de germes ou de corpuscules organiques[9]. »

Je prie le lecteur de remarquer ces mots : la philosophie a imaginé heureusement. La préexistence des germes n’est en effet qu’un expédient philosophique heureusement imaginé, et, comme tous les expédients de ce genre, imaginé pour masquer une impuissance.

Le célèbre naturaliste Swammerdam, après avoir retrouvé le papillon dans la chrysalide, la chrysalide dans le ver, le ver dans l’œuf, ravi d’enthousiasme à l’aspect de ces belles découvertes, s’était écrié : « Pour exposer en deux mots mon opinion, il suffit de dire ici que je crois qu’il ne se fait point de vraie génération dans la nature, encore moins de génération fortuite, mais que la production des êtres n’est autre chose que le développement de leurs germes déjà existants[10]. »

Aussitôt Malebranche et Leibnitz s’emparèrent de ce point de vue.

« Des personnes fort exactes aux expériences, dit Leibnitz, se sont déjà aperçues de notre temps qu’on peut douter si jamais un animal tout à fait nouveau est produit, et si les animaux tout en vie ne sont déjà en petit avant la conception dans les semences aussi bien que les plantes…[11]. » C’est ici, dit-il encore, que les transformations de MM. Swammerdam, Malpighi et Leuwenboeck, qui sont des plus excellents observateurs de notre temps, sont venues à mon secours et m’ont fait admettre plus aisément que l’animal ne commence point lorsque nous le croyons, et que sa génération apparente n’est qu’un développement et une espèce d’augmentation…[12] »

Et voilà les germes préexistants établis.

On sait que Leibnitz ne s’en tînt pas là. Après avoir posé le principe que les êtres ne commencent pas, il en tira bien vite la conséquence qu’ils ne finissent pas non plus. « Cette doctrine étant posée, dit-il, il sera raisonnable de juger que ce qui ne commence pas de vivre ne cesse pas de vivre non plus, et que la mort, comme la génération, n’est que la transformation du même animal qui est tantôt augmenté, tantôt diminué[13]. »

Leibnitz voulait des idées qui se soutinssent, qui se suivissent, qui fissent chaîne : « J’aime, disait-il, les maximes qui se soutiennent ; » et ceci nous rappelle le mot de Fontenelle sur ce philosophe : « Qu’avec lui on eût vu le bout des choses, ou plutôt qu’elles n’ont pas de bout[14]. »

Malebranche n’avait pas été moins frappé que Leibnitz des expériences de Swammerdam : « J’ai ouï conter, nous dit-il, qu’un savant hollandais avait trouvé le secret de faire voir dans les coques des chenilles les papillons qui en sortent…[15]. » La théorie du dépouillement des insectes l’avait enchanté, et il se plaît à nous l’exposer. « Descendons à quelque détail qui nous délasse l’esprit… J’ai actuellement dans une boîte avec du sable un insecte qui me divertit, et dont je sais un peu l’histoire ; on l’appelle formica-leo. Il se transforme en une de ces espèces de mouches qui ont le ventre fort long, et qu’on appelle, ce me semble, demoiselles[16]. — Théodore : Je sais ce que c’est, Théotime. Mais vous vous trompez de croire qu’il se transforme en demoiselle. — Théotime : Je l’ai vu, Théodore ; ce fait est constant. — Théodore : Et moi, Théotime, je vis l’autre jour une taupe qui se transforma en merle… Comment voulez-vous qu’un animal se transforme en un autre ?… — Théotime : Je vous entends, Théodore ; le formica-leo ne se transforme point : il se dépouille seulement de ses habits et de ses armes…[17]. »

La prétendue transformation, la métamorphose, n’est donc qu’un dépouillement. Le papillon se dépouille de la chrysalide, la chrysalide se dépouille du ver, le ver de l’œuf, l’œuf, le germe actuel, du germe dans lequel il était contenu, et toujours ainsi, de germe en germe, jusqu’au premier. « Dieu, dit Malebranche, a formé dans une seule mouche toutes celles qui en devaient sortir[18]. »


Je ne veux rien omettre ici de tout ce qui peut être compté en faveur du système de la préexistence des germes. J’ajoute donc qu’il a été adopté par Haller[19] et par Cuvier[20], par le plus grand physiologiste du dix-huitième siècle et par le plus grand naturaliste du dix-neuvième.

Malgré tant d’autorités, et si imposantes, je ne puis l’admettre.

Il arrive toujours un moment où un système, quel qu’il soit, ne peut plus être conservé ; et ce moment est celui où les faits paraissent, « On peut suivre un système, disait Aristote, tant que les faits ne sont pas connus ; mais dès que les faits sont connus, il faut suivre les faits et laisser le système[21]. »

Or, j’ai toujours vu, dans mes expériences sur le croisement des espèces, que le mâle avait une part égale à celle de la femelle dans la production du nouvel être.

Le métis, provenant de l’union de la chienne avec le chacal, est un vrai métis : un animal mi-parti de chien et de chacal, un animal fait de deux moitiés, d’une moitié de chien et d’une moitié de chacal.

Comment concilier ce résultat avec la préexistence du germe ? Si le germe préexiste dans la chienne, il y est tout chien : il n’y est pas d’avance moitié chacal et moitié chien ; certainement la moitié chacal ne préexistait pas dans la chienne.

Je continue mon expérience. Je prends ce métis, que je suppose une femelle, et je l’unis avec un chacal. J’obtiens un second métis, qui n’a plus qu’un quart de chien. Je continue encore, et en procédant toujours de même : à la troisième génération, le métis n’a plus qu’un huitième de chien ; à la quatrième, il n’a plus rien du chien.

J’ai donc changé un germe de chien en un germe de chacal ; car le germe primitif, le germe qui était dans la chienne, était un germe de chien.

En substituant, dans mon expérience, la chacale à la chienne et le chien au chacal, j’aurais pu changer de même (je n’ai pas besoin de le dire) un germe de chacal en un germe de chien.

Il dépend donc de moi de changer un germe en un autre, un germe de chacal en un germe de chien, un germe de chien en un germe de chacal, ou plutôt, et à parler plus sérieusement, je ne change rien, car rien n’était formé encore, rien n’était préformé, et il n’y a point de germes préexistants.

§ 3.De la force de reproduction organique et des germes réparateurs.

Il y a dans l’économie animale, non-seulement une force de développement qui conduit peu ta peu chaque partie jusqu’au terme précis qui lui est marqué, mais une force individuelle et réelle de reproduction.

Les expériences de Trembley ont mis cette force en évidence dans le polype. Un polype peut être coupé par morceaux : chaque morceau coupé reproduit un nouveau polype.

Les expériences de Bonnet sur les naïdes nous offrent, en un certain sens, quelque chose de plus étonnant encore ; car la naïde est un animal d’une structure beaucoup plus compliquée que le polype : c’est un annélide, un ver à sang rouge. Le tissu du polype est tout homogène. Les naïdes, au contraire, ont des organes très-distincts : un système nerveux tout aussi marqué que celui des insectes, un double système de vaisseaux sanguins, des organes propres de digestion, etc., etc.

Eh bien, on peut couper une naïde par morceaux, et chaque morceau donne une nouvelle naïde. Bonnet est allé jusqu’à couper une naïde en vingt-six morceaux, et il s’est reproduit vingt-six naïdes. Il a coupé la tête à la même naïde jusqu’à douze fois, et cette naïde a reproduit douze fois sa tête[22].

J’ai répété bien souvent, et avec beaucoup de soin, ces curieuses expériences.

J’ai coupé des naïdes en dix, en douze, en quinze, en vingt morceaux. Chaque morceau coupé, après quelques contorsions, devient immobile : bientôt son épiderme se détache et l’enveloppe comme d’une sorte de cocon. Dès le deuxième ou troisième jour, les deux bouts du fragment de naïde paraissent déjà allongés, coniques, à demi transparents : c’est un commencement de reproduction de la tête et de la queue. Au bout de trois jours, le morceau coupé se dégage de son enveloppe, et l’on a sous les yeux une naïde complète. À chaque extrémité, on voit trois ou quatre anneaux de nouvelle formation, et que l’on distingue facilement des anciens, parce qu’ils sont beaucoup plus pâles.

Au bout d’un mois, le bout caudal de nouvelle formation a jusqu’à quarante anneaux, et le bout supérieur en a huit ou dix. À la merveille même de la reproduction s’en est ajoutée une autre, celle de la rapidité de reproduction.

Si l’on coupe la patte d’une salamandre, cette patte repousse : si on la coupe une seconde fois, une troisième, elle repousse encore. Bonnet a coupé jusqu’à quatre ou cinq fois la patte d’une salamandre, et cette salamandre a reproduit autant de fois sa patte.

J’ai coupé les pattes de plusieurs salamandres, tantôt dans la continuité, et tantôt dans la contiguïté, c’est-à-dire tantôt en retranchant une partie du bras ou de l’avant-bras, et tantôt en désarticulant l’avant-bras du bras ou le bras de l’épaule. Dans les deux cas, la reproduction a été complète.

J’ai fait l’anatomie des nouvelles pattes, et j’y ai trouvé les mêmes os que dans les pattes primitives : dans les pattes de devant, un humérus, un radius et un cubitus, un carpe, un métacarpe et quatre doigts ; dans les pattes de derrière, un fémur, un tibia et un péroné, un tarse, un métatarse et cinq doigts ; j’y ai trouvé les mêmes muscles, les mêmes vaisseaux, les mêmes nerfs, etc.

La queue se reproduit, comme les pattes, quand ou l’a coupée, et la queue reproduite a des vertèbres, et les mêmes vertèbres que la queue première.

La reproduction des pattes est à peu près achevée au bout de deux mois et demi ; celle de la queue est un peu plus lente.

Voilà donc des parties d’animal qui se reproduisent tout entières : des queues, des pattes de salamandre, des têtes, des queues de naïdes, etc. Comment expliquer de tels faits ? Rien ne parut alors plus facile.

On venait d’imaginer des germes d’ensemble pour expliquer la formation de l’être total ; on imagina des germes partiels, des germes locaux, pour expliquer la reproduction des parties.

« Tout ce que nous pouvons avancer de plus commode, dit Réaumur dans son remarquable Mémoire sur la reproduction des jambes de l’écrevisse[23], c’est de supposer que ces petites jambes que nous voyons naître étaient chacune renfermées dans de petits œufs, et qu’ayant coupé une partie de la jambe, les mêmes sucs qui servaient à nourrir et à faire croître cette partie sont employés à faire développer et naître l’espèce de petit germe de jambe renfermé dans cet œuf. » — « Mais, ajoute bientôt Réaumur, et très-judicieusement, quelque commode après tout que soit cette supposition, peu de gens se résoudront à l’admettre… »

Bonnet a plus de confiance : il pose des germes réparateurs, et non-seulement des germes complets, mais des parties, et des parties de parties de germes, des germes, en un mot, « qui ne contiennent précisément que ce qu’il s’agit de remplacer[24]. » Ce sont les expressions de Bonnet.

Et il fallait bien que Bonnet allât jusque-là ; car si je coupe le bras tout entier, le bras tout entier se reproduit, et si je ne coupe que la moitié, que le tiers, que le quart du bras, il n’y a que la moitié, que le tiers, que le quart du bras qui se reproduise. Il fallait donc bien, pour rendre l’hypothèse utile, c’est-à-dire pour qu’elle pût répondre à tout, supposer aussi des moitiés, des tiers, des quarts de germe ; mais qu’est-ce que des moitiés, qu’est-ce que des quarts de germe ? Il n’y a pas plus de germes réparateurs que de germes préexistants.

Frédéric Cuvier, cet excellent observateur, avait beaucoup étudié le développement du bois du cerf, singulière production qui, chaque année, tombe et renaît avec une régularité constante.

« À un certain âge, dit-il, les bois du cerf commencent à se développer : on aperçoit d’abord une proéminence légère, recouverte de la peau, et où un grand nombre de vaisseaux se répandent, car on y sent une vive chaleur. Bientôt cette proéminence s’étend, et, dans quelques espèces, se partage en diverses branches : à une certaine époque, ce développement cesse, la peau qui recouvrait le bois perd sa chaleur, meurt, se dessèche et finit par se déchirer en lambeaux ; enfin ce bois se détache lui-même de sa base et tombe ; une légère hémorrhagie suit ordinairement… Après vingt-quatre heures, les vaisseaux qui répandaient du sang sont fermés, une pellicule mince recouvre toute la plaie, et l’on voit immédiatement la production d’un autre bois commencer : l’extrémité des vaisseaux se gonfle, un bourrelet se forme, etc.… Jusqu’à présent, le développement du bois a été uniforme, les vaisseaux se sont étendus dans une certaine direction, qui est toujours la même pour chaque espèce ; mais, arrivés à un certain point, ces vaisseaux se partagent : les uns continuent à se diriger comme auparavant, tandis que d’autres prennent une direction différente, et toujours invariable, lorsqu’aucun accident ne survient ; ces derniers, qui ont formé une branche ou un andouiller, s’arrêtent bientôt, mais les premiers continuent toujours à se développer, et de temps en temps quelques-uns se séparent pour donner naissance à d’autres andouillers ; enfin cette végétation s’arrête, la peau qui la recouvre se dessèche de nouveau, et le bois tombe pour être remplacé par un autre bois.

« Les animaux, ajoute Frédéric Cuvier, offrent peu de phénomènes plus inexplicables que cette espèce de végétation, de production spontanée, dont on n’aperçoit point le germe, et qui cependant est soumise à des lois si précises et si fixes. »

J’ai fait voir, par mes expériences sur la formation des os[25], que, tandis qu’un os se développe, il change, il se renouvelle, il se fait, il se défait, il se refait sans cesse.

Quand un os croît en grosseur ou en longueur, il ne se gonfle pas pour devenir plus gros, il ne s’étend pas pour devenir plus long. L’os change continuellement de corps, de têtes ; il change continuellement de matière pendant qu’il s’accroît. Pour mieux dire encore, et pour dire tout, ce n’est pas le même os qui s’accroît : c’est une suite d’os qui disparaissent, et une nouvelle suite d’os qui se forment.

Ce n’est pas le même os qui devient plus gros, ce n’est pas le même os qui devient plus long : à un os d’une grosseur donnée succèdent des os de plus en plus gros ; à un os d’une longueur donnée succèdent des os de plus en plus longs.

Où sont les germes de ces os successifs, de ces os constamment résorbés par le périoste interne, à mesure qu’ils sont constamment reproduits par le périoste externe[26] ? Et la succession, la substitution continuelle de tous ces os les uns aux autres, pendant qu’un os se développe, ne suffirait-elle pas, à elle seule, pour prouver, et prouver de la manière la plus frappante, qu’il n’y a point de germes ?


Je viens d’examiner, dans ce chapitre, trois grandes questions ; et, pour chacune de ces questions, j’ai mis un fait à côté d’une hypothèse.

À côté de l’hypothèse des générations spontanées, j’ai mis le fait de la continuité de la vie.

La vie ne se forme pas, ne recommence pas avec chaque nouvel individu, chaque nouvel être. La vie ne commence qu’avec l’espèce. À compter du premier être créé de chaque espèce, la vie ne se forme plus : elle se continue.

À côté de l’hypothèse de la préexistence des germes, j’ai mis le fait de la part égale du mâle et de la femelle dans la production du nouvel être.

Il n’y a point de germes préexistants, car le nouvel être se forme de parts égales du mâle et de la femelle. Si, avec Hartsoeker et Leibnitz[27], vous supposez les prétendus germes dans le mâle, la part de la femelle ne préexistait pas dans le mâle ; si, avec Bonnet et Haller[28], vous supposez les prétendus germes dans la femelle, la part du mâle ne préexistait pas dans la femelle.

À côté de l’hypothèse des germes réparateurs, j’ai placé le fait d’une force réelle et formelle de reproduction.

De prétendus germes réparateurs qu’on ne voit point, qu’on ne localise point, qu’on imagine heureusement, comme dit Bonnet, parce qu’on sent l’impossibilité d’expliquer la chose, des germes, dont on fait tout ce qu’on veut, des moitiés, des tiers, des quarts de germes, de pareils germes ne sont qu’un mot. Il n’y a point de tels germes, mais il y a une force évidente, patente, une force constante de reproduction.

On me dira peut-être que ces nouvelles forces que je propose, la force de continuité de la vie, les forces combinées du mâle et de la femelle dans la production du nouvel être, la force reproductrice des parties, n’expliquent pas mieux la formation des êtres ou des parties, que les germes que je rejette.

Je répondrai d’abord que je ne prétends pas du tout expliquer cette formation. « Il est bon de comprendre clairement (dit Malebranche, et avec un sens très-profond) qu’il est des choses qui sont absolument incompréhensibles[29]. »

Je répondrai ensuite que les nouvelles forces, que les faits me donnent et que j’accepte, ne sont pas plus obscures que les autres forces de la vie, que l’irritabilité, que la sensibilité, que l’instinct, etc.

En parlant de la sensibilité, M. Cuvier dit : qu’elle est plus admirable et plus occulte encore que l’irritabilité ; » mais il ajoute : s’il est possible.

Dans mes expériences sur le système nerveux, je suis parvenu à localiser bien des forces. J’ai localisé la motricité dans certaines libres des nerfs et de la moelle épinière, la sensibilité dans certaines autres, la coordination des mouvements de locomotion dans le cervelet, l’intelligence dans les lobes on hémisphères cérébraux, la force même de la vie, la force pure et simple de la vie, dans ce que j’ai appelé le nœud vital[30]. Toutes ces forces sont également obscures.

Depuis qu’il y a des physiologistes qui écrivent, il y a des physiologistes qui cherchent à définir la vie. Quelqu’un d’entre eux y a-t-il jamais réussi ?

« J’appelle principe vital, dit Barthez, la cause qui produit tous les phénomènes de la vie dans le corps humain[31]. » Ce n’est là qu’une définition métaphysique, s’écrie Chaussier ; et lui, qui certes n’était pas métaphysicien, nous donne celle-ci : « la vie est l’effet de la force vitale. »

Je cite la définition d’un ancien physiologiste : « la vie est l’opposé de la mort. » On rit.

Je cite la définition de Bichat : « la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort[32]. » On ne rit plus. Bichat ne fait pourtant que répéter en termes un peu emphatiques la définition naïve du vieux physiologiste.

Descartes expliquait la vie par les esprits animaux, ces esprits qui étaient des corps : « Ce que je nomme ici des esprits, dit Descartes, ne sont que des corps ; »

J’entends les esprits corps et pétris de matière.
La Font.

Il faut dire de la vie et de toutes les forces de la vie ce que ce même La Fontaine, ce philosophe si profond et ce poëfe si plein de grâce, a dit de l’impression :

L’impression se fait : le moyen, je l’ignore ;
On ne l’apprend qu’au sein de la Divinité,
Et, s’il faut en parler avec sincérité,
Descartes l’ignorait encore.


Séparateur

  1. T. III, p. 414.
  2. T. III, p. 415.
  3. Hist. des Anim., liv. vi, ch. iv.
  4. Les Propos de table, liv. ii… « Sans avoir besoin (ajoute-t-il, et l’addition est curieuse) de tels outils ny tels vases que la nature a fait et inventé depuis ès femelles, qui portent et engendrent à cause de son impuissance et imbécilité. »
  5. « Si nous croyons possible que des poissons se forment dans l’eau sous l’influence de l’air, de la chaleur et de la lumière, il nous paraît, au contraire, trop hardi de penser que les crapauds qu’on a trouvés vivants dans l’intérieur de gros blocs de pierres y aient été produits par des substances organiques putréfiées. » (Traité de physiologie, t. I, p. 45, trad. franç.)
  6. Hist. des Insectes.
  7. Voyez les beaux travaux de M. Ehrenberg sur les infusoires.
  8. T. I, p. 440.
  9. Consid. sur les corps organisés : chap. Ier, § 1.
  10. Hist. des Insectes.
  11. Œuvres compl., t. VI, p. 431.
  12. Ibid., p. 125.
  13. Leibnitz ajoute : « Et cela nous découvre encore des merveilles de l’artifice divin, où l’on n’aurait jamais pensé, c’est que les machines de la nature, étant machines jusque dans leurs moindres parties, sont indestructibles à cause de l’enveloppement d’une petite machine dans une plus grande à l’infini. » Œuvres complètes, t. VI, p. 431.
  14. Éloge de Leibnitz.
  15. Entretiens sur la métaphysique, xe entretien.
  16. On appelle, il est vrai, demoiselle l’insecte formica-leo ; mais plus communément on réserve ce nom pour l’insecte des libellules.
  17. Entretiens sur la métaphysique, xie entretien.
  18. Ibid., xe entretien.
  19. Haller avait commencé par adopter le système de l’épigénèse, de la formation du fœtus parties par parties. Ses belles études sur le développement du poulet dans l’œuf le conduisirent peu à peu à l’opinion contraire. — « J’ai assez laissé entrevoir, dans mes ouvrages, que je penchais vers l’épigénèse ; mais ces matières sont si difficiles, et mes expériences sur l’œuf sont si nombreuses, que je propose aujourd’hui avec moins de répugnance l’opinion contraire qui commence à me paraître la plus probable… » (iie Mém. sur la form. du poulet. Section xiii : Corollaires mêlés.)
  20. « Les méditations les plus profondes, comme les observations les plus délicates, n’aboutissent qu’au mystère de la préexistence des germes. » Cuvier, Règne anim., t. I, p. 17 (2e édit.).
  21. De generatione, lib. iii, cap. x.
  22. Observ. sur quelques vers d’eau douce, etc.
  23. Mém. de l’Acad. des sciences, année 1712.
  24. Œuvres compl., t. VII, p. 267.
  25. Voyez mon livre intitulé : Théorie expérimentale de la formation des os (1847).
  26. Voyez mon livre intitulé : Théorie expérimentale de la formation des os.
  27. Hartsocker et Leibnitz prennent pour germes primitifs les animalcules des liqueurs prolifiques. « Je crois que les âmes qui seront un jour des âmes humaines ont été, comme celles des autres espèces, dans les semences et dans les ancêtres jusqu’à Adam, et ont existé par conséquent depuis le commencement des choses, toujours dans une manière de corps organisé, en quoi il semble que M. Hartsoeker et quantité d’autres personnes très-habiles soient de mon sentiment. » (Théod., § 91.) « Il est vrai que les âmes des animaux spermatiques humains ne sont point raisonnables et ne le deviennent que lorsque la conception détermine ces animaux à la nature humaine… » (Œuvres compl., t. IV, p. 715.) — Que d’hypothèses complaisamment accumulées ! que de concessions demandées à l’esprit ! Et, pour trancher le mot, quoiqu’il s’agisse enfin de Leibnitz, que de suppositions peu sensées !
  28. Haller et Bonnet placent les germes primitifs dans les œufs. — Haller tirait même son principal argument, en faveur de la préexistence des germes, de l’union du fœtus avec l’œuf, lequel œuf préexiste en effet, dans la femelle, à toute fécondation. (Élem. physiol., t. VIII, p. 93.) — Voyez la note 1 de la page 80.
  29. Entret. sur la métaphysique, xie entretien.
  30. Voy. mes Recherches expérimentales sur les propriétés et les fonctions du système nerveux.
  31. Nouv. élém. de la science de l’homme, t. I, ch. i.
  32. Rech. physiol. sur la vie et la mort : art. 1er, p. 4.