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De la manière de négocier avec les souverains/XIX

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Chapitre XIX
DES DEPECHES
ET DE CE QU’IL Y FAUT
OBSERVER.



Chapitre XIX.[modifier]



CE n’eſt pas aſſez de ſavoir ménager avec dexterité les interêts d’un Prince ou d’un État dans une Cour Etrangere, il faut encore ſavoir rendre un compte exact & fidele de tout ce qui s’y paſſe, tant à l’égard de la negociation dont on eſt chargé, que de toutes les autres affaires qui y ſurviennent durant le ſéjour qu’on y fait.

Les Lettres qu’un Negociateur écrit à ſon Prince, doivent être exemptes de prémbules & d’ornemens vains & inutiles ; il doit d’abord entrer en matiere & commencer par lui rendre compte des premieres démarches qu’il a faites en arrivant, & de la maniere dont il a été reçu, & à meſure qu’il s’inſtruit de l’Etat de la Cour & des affaires du Pays où il ſe trouve ; il doit en faire le recit par ſes dépêches, y marquer la ſituation des eſprits de ceux qui y ont le principal credit, & des Miniſtres avec qui il traite, leurs attachements, leurs paſſions, & leurs interêts, s’étudier à les repreſenter d’une maniere ſi claire & ſi reſſemblante, que le Prince ou le Miniſtre qui reçoit ſes dépêches puiſſe connoître auſſi diſtinctement l’état des choſes dont il lui rend compte, que s’il étoit lui-même ſur les lieux.

Tous le Negociateur de France, tant Ambaſſadeurs qu’Envoyez, ont preſentement l’honneur d’écrire directement au Roi ; pour lui rendre compte des affaires dont ils ſont chargez, au lieu que dans les temps récedens, ils n’écrivoient gueres qu’au Secretaire d’Etat des affaires étrangeres, ce qui doit les rendre encore plus circonſpects tant à l’égard de la matiere que du ſtile de leurs dépêches.

Il faut qu’il ſoit net & concis, ſans y employer des paroles inutiles & ſand y rien omettre de ce qui ſert à la clarté du diſcours, qu’il y regne une noble ſimplicité, auſſi éloignée d’une affection de ſcience & de bel eſprit, que de negligence & de groſſiereté, & qu’elles ſoient également épurées de certaines façons de parler nouvelles & affectées, & de celles qui ſont baſſes & hors du bel uſage.

Il faut y déduire les faits avec les circonſtances principales qui ſerven à les éclaircir, & à faire penetrer les motifs plus ſecrets qui font agir ceux avec qui on traite ; une dépêche qui ne rend compte que des faits, ſans entrer dans les motifs, ne peut paſſer que pour une Gazette.

Les Lettres bien raiſonnées & appuyées ſur des faits bien circonſtanciez, ne paroiſſent point longues, il n’y a que les ſuperfluitez qui font appercevoir de la longueur d’une dépêche en matiere d’affaires.

Il eſt bon qu’un Negociateur pour ſoulager ſa memoire faſſe une notte par écrit des points principaux dont il doit rendre compte, ſur tout au ſortir des audiances qu’il a euës, & qu’il fait devant lui en écrivant, qu’il diviſe ſa dépêche en pluſieurs articles courts pour ſe rendre plus clair en ſéparant & diſtinguant toutes ſes matieres, le nombre des articles dans une dépêche ou dans un memoire d’affares y fait le même effet que les fenêtres dans un bâtiment.

Il faut qu’il garde des minutes de toutes les Lettres qu’il écrit au Prince, ou à ſon principal Miniſtre, & qu’il les range ſelon les dattes, pour y avoir recours dans les occaſions, ſur tout lors de la reception des réponſess, & qu’il en uſe de même de celles qu’il reçoit.

Il doit toujours commencer ſes Lettres en donnant avis de la reception & de la datte de celles auſquelles il répond, & même du jour qu’il les a reçûës, les avoir devant lui pour repondre par order à tous les articles de leur contenu, faire des duplicata des ſiennes, pour en envoyer par diverſes voyes lorſqu’elles paſſent dans des pays ſuſpects & écrire ſoigneusement tout ce qui ſe paſſe.

Il y a des Negociateurs qui écrivent tous les ſoirs ce qu’ils ont appris ou penêtré durant le jour, afin d’être toûjours prêts à envoyer cette eſpece de journal par toutes les occaſions qui ſe preſentent.

Il y a un uſage particulier aux Miniſtres de la Cour de Rome, qui eſt d’écrire en certaines occaſions au principal Miniſtre, des Lettres ſéparées par le même Courrier ſur les differentes matieres dont ils ont à lui rendre compte, au lieu de les déduire toutes dans une même dépêche, ils en uſent ainſi, afin que le Miniſtre qui les reçoit puiſſe communiquer la Lettre qui regarde chaque affaire differente à la perſonne des qui elle dépend ſans lui faire part des autres.

Lorſqu’on a des avis importants à donner ; il ne faut pas épargner la dépenſe des Courriers extraordinaires pour en diligenter & an aſſûrer la reception ; mais il ne faut pas auſſi donner legerement des avis mail ſûrs par des exprès, comme il arrive ſouvent aux Negociateur nouveaux & peu experimentez.

Un Miniſtre public ne doit pas déſcendre juſqu’à remplir ſes dépêches d’avantures & de circonſtances indignes de l’attention de ſon Prince, ſur tout lorſqu’elles n’ont point de rapport aux affaires dont il eſt chargé.

Il doit auſſi éviter de les remplir d’invectives contre le Prince auprès duquel il ſe trouve, & ne ſe point étendre ſur ſes deffauts & ſur ſes foibleſſes perſonnelles, qu’autant qu’il eſt neceſſaire aux affaires de les découvrir ; mais il faut en ce cas qu’il les faſſe appercevoir d’un maniere délicate & en les excuſant ; c’eſt un reſpect qu’il faut rendre aux Souverains que Dieu a établis au-deſſus de nous, que d’en parler toûjours décemment & d’une maniere pleine de circonſpection quand même nous ſerions aſsurez que ce que nous en mandons ne viendra jamais à leur connoiſſance, mais il y a peu de choſes qui puiſſent demeurer ſecretes parmi les hommes qui ont un long commerce enſemble, des Lettres interceptées & pluſieurs autres accidens imprevûs les découvrent ſouvent, & on en pourroit citer ici divers exemples ; ainſi il eſt de ls ſageſſe d’un bon Negociateur de ſonger lorſqu’il écrit que ſes dépêches peuvent être vûës du Prince ou des Miniſtres dont il parle, & qu’il doit les faire de telle ſorte qu’ils n’ayent pas de ſujet legitime de s’en plaindre, ſes égards ne doivent pas aller juſqu’à l’empêcher de découvrir à ſon Maître des veritez importantes dans la crainte de déplaire au Prince auprès duquel il ſe trouve, il y auroit quelque choſe de ſervile & de bas en cette conduite, mais il faut qu’il ſache aſſaiſonner ces veritez, afin d’être en état de pouvoir ſoûtenir & avoüer avec bienſéance les avis qu’il en a donnez lorſqu’ils viennent à être découverts, ce qui dépend d’ordinaire moins des choſes dont il rend compte que du tour qu’il leur donne, & de l’intention qu’il a en les racontant.

Il y a une autre occaſion importante où le Negociateur a beſoin de toute ſa prudence pour s’y bien conduire, c’eſt lorſqu’il n’a que des avis fâcheux à donner à un Prince accoûtumé à être flatté par ſes principaux Miniſtres, & qui pour leurs interêts particuliers veulent lui cacher les mauvais ſuccès. En voici un exemple que je tiens d’un grand Prince, il paroît convenir fort au ſujet, & il peut ſervir à faire connoître le mauvais gouvernement qui étoit alors à la Cour d’Eſpagne.

Dom eſtevan de Gamarre avoit ſervi le Roi d’Eſpagne un grand nombre d’années avec zele & avec fidelité tant à la guerre que dans les negociations, particulierement en Hollande, où il a été long-temps Ambaſſadeur ; il avoit un parent dans le conſeil d’Eſpagne, diſposé à y faire valoir ſes ſervices, & cependant il n’en recevoit aucune récompenſe, pendant que de nouveaux venus s’avançoient dans les plus grands emplois. Il ſe reſolut d’aller à Madrid pour découvrir le ſujet de ſa mauvaiſe fortune, il en fit ſes plaintes au Miniſtre ſon parent, en lui déduiſant ſes longs & importans ſervices oubliez ; ce Miniſtre après l’avoir paiſiblement écouté, lui répondit qu’il ne devoit ſe prendre qu’a lui-même de ſa diſgrace, que s’il eût été auſſi bon Courtiſan que bon Negociateur & fidele ſujet, il ſe ſeroit avancé comme les autres qui n’avoient pas ſi bien ſervi, mais que ſa ſincerité s’étoit oppoſé à ſa fortune, que toutes ſes dépêches n’étoient pleines que de veritez facheuſes au Roi ſon Maître & a ſes Miniſtres, que lorſque les François avoient remporté quelque victoire, il en faiſoit de fideles relations par ſes Lettres, que quand ils aſſiegeoient une place, il étoit le premier à le mander ; & en prediſoit la priſe ſi on ne donnoit ordre de la ſecourir, que quand un Allié étoit mécontent & dégoûté de ce que la Cour d’Eſpagne manquoit aux paroles qu’elle lui avoit données, il la ſollicitoit avec importunité de tenir ſes promeſſes, & l’avertiſſoit que cet Allié étoit prêt de la quitter ſi on ne le ſatiſfaiſoit. Que les autres Negociateurs Eſpagnols mieux inſtruits de leurs propres interêts & des moïens de faire fortune, mandoient que le François étoient des Gavaches, que leurs armées étoient ruinées & hors d’état de rien entreprendre, que lorſque les troupes Françoise avoient remporté quelques avantages, ils aſsûroient qu’elles avoient été bien battuës & que leurs annemis ſe diſpoſoient à entrer en France, à quoi ce Miniſtre ajoûta que le Roi d’Eſpagne & ſon Conſeil croyoient ne pouvoir trop récompenſer ceux qui leur mandoient de ſi bonnes nouvelles, ni aſſez oublier un homme comme lui, qui ne leur en mandoit que de fâcheuſes.

Alors Dom Eſtevan de Gamarre ſurpris de ce tableau de la Cour d’Eſpagne que lui fit ſon Parent : Puiſqu’il ne s’agit, lui répondti-il, pour faire fortune en ce Pays-ci, que de battre les François par de fauſſes relations, je ne déſeſpere plus de mes affaires, & il s’en retourna au Pays-bas, où il profita ſi bien des avis de ſon Parent qu’il s’attira bien-tôt pluſieurs Mercedes, pour me ſervir du terme Eſpanol, il vie proſperer ſes affaires à meſure qu’il travailloit par ſes dépêches à ruiner en idée les affaires des François.

De ceci on peut conclure que la Cour d’Eſpagne vouloit alors être trompée, & donnoit à ſes Ambaſſadeurs un moyenn de faire fortune aux dépens de veritables interêts de cette Monarchie.

On peut alleguer d’autres exemples de ce qui s’eſt paſſé en d’autres Cours ſur le même ſujet. Il y a quelque temps qu’un Envoyé de l’Empereur à la Cour de France, ſe mit en credit à Vienne & s’éleva à de plus grands emplois pour avoir durant le ſéjour qu’il fit à Paris donné des relations très-fauſſes de l’état de ce Royaume, il le repreſentoit par ſer dépêches ruiné & épuiſé d’hommes & d’argent, & il aſſûra ſi fortement que la France n’étoit pas en pouvoir de ſoûtenir la guerre, que ſur ſa très-perilleuſe parole, les Miniſtres de l’Empereur le porterent à entrer dans des ligues & des engagemens qui cauſèrent alors la ruine de pluſieurs de ſes Provinces Hereditaires, & donnerent occaſion à des ſoulevemens qui le mirent en danger de perdre une partie de ſes États.

Mais quand il n’arrivoient pas d’auſſi mauvais effets de la baſſe flaterie d’un Negociateur, il n’y a point de conſiderations ni d’interêts de fortune particuliere qui doivent jamais le détourner de ſatiſfaire au premier & au plus eſſentiel de tous ſes devoirs, qui eſt de dire toûjours la verité au Prince qu’il ſert, afin de l’empêcher de prendre de fauſſes meſures, comme il fait preſque toûjours lorſque ſes Miniſtres ſont aſſez mal habiles, ou aſſez corrompus pour lui mander les choſes telle qu’il les deſire, aulieu de les lui repreſenter telles qu’elles ſont.

Il faut encore que dans le compte qu’il rend à ſon Maître, il évite de l’aigrir mal-à-propos contre le Prince aupres duquel il ſe trouve, & qu’il tâche au contraire à entretenir un bonne correſpondance entr’eux, autant qu’il eſt en ſon pouvoir, il faut pour cela qu’il travaille à adoucir & a diminuer les mécontentemens qui arrivent ſouvent entre ceux même qui ſont unis par leurs communs interêts & par leurs Traitez, & il eſt de ſa prudence, de ne pas toûjours mander cruëment au Prince qu’il ſert tous les effets de chagrin & d’impatience qui échappent au Prince avec qui il negocie lorſqu’il n’en prévoit aucun ſuite fâcheuse, & qu’ils partent plûtot de ſon humeur que de ſa mauvaiſe volonté. S’il croit neceſſaire d’en rendre compte, il eſt bon qu’il les excuſe, ou qu’il le adouciſſe, afin d’être à portée de redreſſer ce qui eſt capable de les brouiller, ſur tout qu’il prenne garde d’imiter certains eſprits vains & pointilleux, qui croyent qu’on ne leur rend jamais aſſez d’honneurs, ſuivant la fauſſe idée qu’ils ſe ſont formée de leur propre merite, & de ce qu’ils croyent ếtre dû ou à leur naiſſance ou a leur dignité. Les Ambaſſadeurs de ce caractere ne ſont propres qu’a brouiller le Cours où on les envoye avec leur Prince par les relations paſſionnées qu’ils lui font, ils reſſemblent à ces mauvais valets, qui pour faire entrer leur Maître dans leurs démêlez & dans leurs reſſentimens particuliers, lui diſent qu’on a mal parlé de lui.

Les Princes ſages jugent ſouvent plus à propos de diſſimuler les injures qu’on leur fait que de les repouſſer, & le Negociateur qui les engage à en faire paroître leur reſſentiment agit d’ordinaire en cela contre leurs interêts, & quelquefois même contre leur grè, ce qui lui attire tôt ou tard leur indignation, lorſqu’ils le conſiderent comme la cauſe d’une reſolution violent dont les ſuites leur ſont, ſouvent préjudiciables.

Un Negociateur doit diſtinguer avec ſoin dans ſes dépêches les nouvelles douteuſes d’avec celles qui ſont ſûres, & lorſque celles qui lui paroiſſent incertaines peuvent être importantes, il doit les mander avec toutes les circonſtances qui peuvent contribuer à en éclaircir la verité, afin de ne laiſſer pas ſon Prince en ſuſpens, ſur les avis qu’il lui donne.

Il ne ſuffit pas qu’il l’inſtruiſe exactement de tout ce qui vient à ſa connoiſſance des affaires publiques, il faut qu’il en informe encore les Negociateurs que le même Prince employe dans les autres pays, & qu’il entretienne un correſpondance de Lettres reglée avec eux pour en recevoir des avis de ce qui s’y paſſe, & de ce qui peut avoir rapport aux interêts de leur Maître ; cette connoiſſance lui eſt très-neceſſaire à cauſe des liaiſons & des dépendances qu’il y a entre les interêts des differens Etats dont l’Europe eſt compoſée, & que le ſuccès de ſes negociations dépend ſouvent de ce qui arrive dans les autres pays, & des reſolutions qu’on y prends.