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De la sagesse des Anciens (Bacon)/25

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De la sagesse des Anciens (Bacon)
Traduction par Antoine de La Salle.
De la sagesse des Anciens15 (p. 177-190).


XXV. Le Sphinx, ou la science.


Le Sphinx, dit la fable, étoit un monstre dont la forme bizarre participoit de celles de plusieurs animaux. Il avoit le visage et la voix d’une jeune fille les ailes d’un oiseau, et les serres d’un gryphon. Il se tenoit ordinairement sur une montagne de la Béotie  ; poste d’où il festoit les chemins ; s’y tenant en embuscade, il se jetoit tout-à-coup sur les passans, et après s’être saisi d’eux, il leur proposoit des questions très obscures et très difficiles à résoudre ; en un mot, des énigmes que les muses lui avoient apprises. Lorsque ces pauvres captifs, ne pouvant résoudre ces questions ni deviner le mot de ces énigmes, demeuroient muets et confus, il les mettoit en pieces. La Béotie ayant été long-temps affligée de ce fléau, les Thébains proposèrent pour prix la couronne de Thèbes à celui qui pourroit expliquer les énigmes du Sphinx. Œdipe, homme d’une grande pénétration (mais dont les pieds, qui avoient été percés durant sa première enfance, étoient encore enflés), tenté et excité par la grandeur du prix, accepta la condition proposée et voulut courir les risques de l’essai : plein de courage et comptant beaucoup sur lui-même il se présenta devant le Sphinx qui lui proposa cette énigme : Quel est l’animal qui marche d’abord à quatre pieds, puis à deux, ensuite à trois, enfin à quatre, une seconde fois ? Œdipe ; qui avoit l’esprit très présent, répondit sur-le-champ et sans hésiter : Cet animal, c’est l’homme même, Car immédiatement après sa naissance, il se traîne sur quatre pieds, et alors il semble ramper : quelque temps après, ayant plus de force, il se tient dans une attitude droite et marche à deux pieds ; dans sa vieillesse, obligé de se servir d’un bâton, pour se soutenir, il a, pour ainsi dire, trois pieds ; enfin, dans la vieillesse décrépite, il est forcé de garder le lit, et redevient, en quelque manière, un animal à quatre pieds. Ainsi, Œdipe ayant remporté la victoire par la justesse de cette réponse il tua le Sphinx, puis ayant mis sur un âne le corps de ce monstre, il le mena en triomphe à Thèbes ; il fut aussi-tôt proclamé roi conformément au décret qui l’avoit excité à tenter la fortune.

Cette fable ingénieuse et pleine de sens paroît figurer allégoriquement la science, sur-tout lorsque la pratique y est jointe à la théorie. En effet, on peut regarder la science une sorte de monstre, attendu qu’elle excite l’admiration, ou plutôt le stupide étonnement des ignorans qui la regardent comme une espèce de prodige. Il est dit que la forme du Sphinx participoit de celles de différentes espèces d’animaux, à cause de l’étonnante diversité des êtres qui peuvent être les objets des contemplations humaines. Ce visage et cette voix de jeune fille représentent les discours agréables des savans, qui, pour le dire en passant, sont aussi un peu bavards. Les ailes du Sphinx signifient que les sciences et leurs inventions se répandent aussi-tôt et volent en tous lieux ; car la science se communique aussi aisément que la lumière ; et un seul flambeau suffit pour en allumer un grand nombre d’autres. C’est aussi avec raison qu’on donne au Sphinx des ongles très aigus et recourbés ; car les principes et les argumens des sciences pénètrent l’esprit, s’en saisissent et le maîtrisent à tel point, qu’il reste subjugué par la force des raisons et ne peut résister à la conviction ; c’est une observation qu’a faite Salomon lui-même : Les paroles du sage, dit-il, sont comme autant d’aiguillons ou de clous enfoncés profondément. Or, toute science semble être placée sur une montagne escarpée c’est avec fondement qu’on la regarde comme quelque chose de sublime et d’élevé ; car, de cette hauteur où la science est placée, elle semble abaisser ses regards sur l’ignorance, et les promener sur l’espace immense qui l’environne, comme on le peut faire du sommet d’une montagne très élevée. On ajoute que le Sphinx infestoit les chemins ; parce que, dans le pèlerinage de cette vie, l’homme trouve par-tout l’occasion de s’instruire et des sujets de méditation. Le Sphinx propose aux passans des questions obscures, des énigmes difficiles à expliquer, et que les muses lui ont apprises. Cependant, tant que ces énigmes ne sont connues que des muses, il ne s’y joint aucune teinte de cruauté. Car, tant que le but des méditations et des recherches se borne au seul plaisir de savoir, de s’instruire, l’entendement est à son aise et aucune nécessité ne le presse ; il ne fait alors qu’errer, et, pour ainsi dire, se promener en toute liberté ; la diversité des sujets qu’il médite est agréable, et ses doutes mêmes ne sont pas sans plaisir. Mais sitôt que les énigmes passent des muses au Sphinx, c’est-à-dire, lorsqu’il faut appliquer la théorie à la pratique, faire un choix entre plusieurs moyens, former une résolution fixe, prendre son parti sur-le-champ et passer aussi-tôt à l’exécution, alors ces énigmes ne sont plus un amusement, et si l’on n’en trouve le mot, elles deviennent une source d’inquiétudes, l’esprit est tiraillé en tous sens et l’ame est déchirée ; c’est un vrai supplice. En conséquence, à ces énigmes proposées par le Sphinx, sont jointes deux conditions de natures bien opposées ; celui qui ne peut les résoudre, est conduit au supplice de l’incertitude et de l’irrésolution ; au lieu que celui qui les résout, obtient une couronne : car tout homme qui ne se mêle que des affaires qu’il entend, arrive à son but, ou, ce qui est la même chose, il est couronné par le succès[1], et tout habile ouvrier commande à son ouvrage ; il est maître et comme roi de la chose. Or, ces énigmes du Sphinx sont de deux espèces, les unes ayant pour objet la nature des choses, et les autres, la nature humaine : et ceux qui parviennent à résoudre les énigmes de l’une ou de l’autre espèce obtiennent aussi l’un ou l’autre de ces deux prix ; l’empire sur la nature, ou l’empire sur leurs semblables. Le but propre et la fin dernière de la vraie philosophie c’est de régner sur tous les êtres, sur les corps naturels, sur les remèdes, sur les machines, sur les animaux, les hommes, etc. quoique l’école (le troupeau des scholastiques) content d’un petit nombre de moyens, déjà inventés, qu’il trouve sous sa main et de quelques mots fastueux, néglige tout-à-fait les choses mêmes, et l’exécution qu’il semble quelquefois rejeter entièrement et dédaigner. Mais l’énigme proposée à Œdipe, et dont la solution le placa sur le trône, avoit pour objet la nature de l’homme. En effet, tout homme qui a su approfondir la nature humaine, peut toujours être l’artisan de sa propre fortune, et est né pour le commandement. C’est une observation que Virgile a faite, en indiquant les talons et les arts qu’il jugeait propres aux Romains.

Et toi, Romain, souviens-toi que ton partage est de régner sur les nations ; tels seront tes seuls talens et ta seulescience.

Un autre fait qui s’applique, avec beaucoup de justesse, à cette dernière observation c’est que César-Auguste, soit par hazard soit à dessein, avoit fait graver sur son sceau la figure d’un Sphinx[2]. Car il dut l’empire à sa profonde politique durant le cours d’une longue vie, il sut résoudre, avec autant de promptitude que de justesse, un grand nombre d’énigmes sur la nature humaine : et ces énigmes, dans une infinité d’occasions, étoient si importantes, que, s’il n’en eût trouvé la solution sur-le-champ, il eût été perdu presque sans ressource. La fable ajoute que le corps du Sphinx vaincu fut mis sur un âne, addition très judicieuse ; car, lorsque les vérités les plus abstruses sont une fois bien éclaircies et ensuite publiées, l’esprit le plus médiocre est en état de les comprendre, de les saisir, et, en quelque manière, de les porter. Une autre circonstance qu’il ne faut pas oublier, c’est que ce même homme qui fut vainqueur du Sphinx avoit les pieds enflés, et peu d’aptitude pour la course. En effet, lorsque les hommes veulent résoudre les énigmes du Sphinx, leur précipitation et leur impatience leur fait manquer la solution ; et alors le Sphinx demeurant victorieux, ils éprouvent ce tiraillement et ce déchirement d’esprit qui est l’effet ordinaire des disputes auxquelles ils se livrent ; au lieu de régner par les œuvres et les effets, (comme ceux qui savent endurer les longueurs d’une méditation soutenue)[3].

  1. Il commande aussi à ses semblables ; car, lorsqu’un homme a donné, dans des occasions importantes, une douzaine d’avis utiles et justifiés par le succès, tout le monde le consulte, et alors il règne : les actions sont précédées par les sentimens qui les déterminent, et les pensées précèdent les sentimens ; car l’on n’aime, ou l’on ne hait, on n’espère, on ne craint qu’en conséquence d’une certaine opinion. Ainsi, la pensée étant le premier principe de tous les mouvemens réfléchis, celui qui sait penser, règne visiblement ou invisiblement sur tous ceux qui ne savent que parler ou agir ; il règne en petit sur ses semblables, comme le penseur suprême, qui voit la conclusion dans les prémisses, toutes les conséquences dans le principe, et tous les principes dans l’idée unique, qui réfléchit, par un seul rayon, l’image fidèle et complète de tout ce qui est, fut, sera ou peut être, règne sur l’univers entier qu’il enfante éternellement, d’une seule pensée.
  2. Cette figure de Sphinx ainsi appliquée sur tous les ordres qu’il donnoit, sembloit crier à l’univers : Tu as appartenu au plus hardi ; actuellement tu appartiens au plus fin. Mais Auguste avoit oublié que, pour être vraiment fin, il faut se garder de le paraître et quelquefois même avoir l’air d’un sot.
  3. Voici une autre explication de la dernière partie de cette fable : Tout homme qui est continuellement occupé à chercher le mot des énigmes du Sphinx, est nécessairement très sédentaire ; et l’on ne peut devenir savant qu’en méditant et écrivant beaucoup ; ce qui suppose une vie peu active, du moins dans l’automne de la vie. Pour exceller dans la théorie, il faut se résoudre à être inférieur à beaucoup d’autres dans la pratique ; et ce qu’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre. Trop souvent un sublime génie n’est qu’un homme qui s’est crevé l’œil droit, pour mieux voir de l’œil gauche, qui a la vue longue et des jambes courtes ; c’est un Œdipe. Un auteur de ces derniers temps, écrivain valétudinaire et morose, a prétendu que l’objet de cette fable n’étoit pas la science, mais la femme, prise en général, qui, selon lui, a des grâces et des griffes, qui est fort douce pour tout le genre humain excepté pour ceux qui la contrarient, souris, la veille des noces, chatte le lendemain. Il ajoute que les demi-savans, enflés de ce peu de science qu’ils ont acquis, le débitent à tout propos, et se jettent, pour ainsi dire, sur les passans, leur proposant des questions difficiles, pour les embarrasser, pour disputer avec eux, les mettre à quia, et les humilier ; mais que tôt ou tard ces demi-savans rencontrent un homme vraiment savant qui, en deux mots, les réduit au silence et tue leur réputation usurpée ; enfin l’auteur en question dit que la science, tant qu’elle reste oisive dans la tête des savans, est peu dangereuse ; mais que, devenue active dans la tête des praticiens et sur-tout des praticiennes auxquelles on l’a communiquée, elle devient alors un instrument de leurs passions et souvent une arme meurtrière. Ainsi parle cet auteur ; mais notre santé prospère et notre gaieté habituelle ne nous permettant pas d’adopter l’injurieuse explication de ce sombre écrivain, nous croyons devoir nous en tenir à celle de Bacon.