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De la variation des animaux et des plantes sous l'action de la domestication/Tome I/0a

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De la variation des animaux et des plantes sous l'action de la domestication (The Variation of Animals and Plants under Domestication)
Traduction par Jean-Jacques Moulinié.
C. Reinwald (Tom. Ip. v-xvi).


PRÉFACE.


Un nouveau livre de M. Darwin n’a point besoin d’introduction. Chaque œuvre de ce naturaliste éminent, dont les vues ont donné une impulsion nouvelle et inattendue à la science, commande impérieusement l’attention de tous ceux qui s’intéressent aux progrès de l’histoire naturelle des êtres organisés. On sait d’avance ce que l’on trouvera dans chaque production du maître : haute indépendance de vues, déduction logique des résultats, matériaux immenses recueillis avec soin et observés avec sagacité, connaissance approfondie et appréciation impartiale des travaux d’autrui. De pareilles qualités sont le gage, non peut-être d’un succès immédiat, mais d’un effet durable.

Je n’ai pas besoin d’insister ici sur la révolution qu’a causée, dans le domaine des sciences organiques, le premier livre de M. Darwin sur l’Origine des espèces ; dans la préface, il annonçait déjà plusieurs suppléments destinés à faire connaître les documents, à utiliser les matériaux amassés par lui dans un voyage de plusieurs années autour du globe, et dans un travail silencieux mais opiniâtre de plus de vingt ans. Le Traité sur les animaux domestiques et les plantes cultivées, dont M. Moulinié nous donne aujourd’hui la traduction, est le premier des suppléments annoncés ; il sera suivi, comme nous l’apprenons par plusieurs notes du texte, de quelques autres traités sur des sujets qui se rattachent plutôt à la question de l’espèce proprement dite, tandis que notre livre traite à fond la question de la production des races et des variétés.

Un éminent chimiste visitait, il n’y a pas longtemps, une des grandes fabriques chimiques des bords du Rhin. Après avoir étudié dans tous les détails plusieurs procédés nouveaux, « il faut avouer, dit-il au propriétaire, que nous autres théoriciens nous sommes toujours de quelques pas en arrière. Vous observez certains faits sans intérêt scientifique immédiat, mais qui nous échappent complètement ; cependant, comme ils vous intéressent au plus haut degré sous le point de vue pratique, vous les poursuivez en les appliquant à votre fabrication, et, quelques années plus tard, nous devons rechercher à notre tour le pourquoi et le comment de certaines opérations, dont la théorie ne peut pas rendre compte ! »

Il en est de même, nous devons l’avouer, dans les domaines de la zoologie et de la botanique. Poussant nos recherches dans d’autres directions, nous avons trop délaissé, nous autres naturalistes, certains côtés pratiques, et aujourd’hui nous nous apercevons que les praticiens, les éleveurs et les jardiniers, nous ont dépassés de beaucoup en façonnant les animaux domestiques et les plantes cultivées à leur gré, et ont ainsi battu en brèche, sans le savoir, ce que nous avons cru être établi d’une manière définitive. Les travaux de M. Darwin, en nous éveillant de notre sommeil d’une manière douloureuse, surtout pour certaines autorités, nous dévoilent l’abîme qui s’est creusé lentement entre la théorie et la pratique. La tâche d’un avenir prochain sera de combler cette lacune en mettant la science au niveau de la pratique.

Dans toutes les sciences d’observation, il se manifeste, depuis un certain temps, une tendance générale à rechercher, à étudier des causes infiniment petites en apparence, mais qui, par la longueur des temps, comme par les masses sur lesquelles elles opèrent, accumulent leurs effets d’une manière surprenante. Je n’ai pas besoin d’insister sur les inévitables révolutions qui se sont opérées dans certaines sciences par la découverte de ces causes infiniment petites et souvent inappréciables dans les laboratoires. L’astronomie, la physique, la chimie, se sont enrichies d’une quantité de vues nouvelles ; la géologie a secoué, sous l’influence de ces études, la stupeur dans laquelle l’avaient plongée le fracas des cataclysmes et des soulèvements soudains ; — aujourd’hui le tour des sciences organiques est venu ; elles doivent marcher dans la même direction et soulever un coin du voile qui couvre l’origine du monde organisé, celle des animaux et des végétaux.

Certes elle était bien commode cette théorie, aujourd’hui devenue insoutenable, mais à laquelle on s’accroche encore avec l’énergie du désespoir, comme le noyé à un brin de paille. Les espèces, créées toutes d’une pièce, avaient surgi, appropriées aux besoins de l’habitat par une volonté indépendante de la terre et du monde entier, et elles avaient été détruites par une explosion soudaine de cette même volonté capricieuse. Le zoologiste n’avait rien autre chose à faire que d’étudier minutieusement les caractères de ces types immuables, les enregistrer et les classer en attendant que Dieu, qui les créa, rompît le moule, comme disait le poète. Tranquilles sur l’immutabilité des espèces, qui ne devaient varier que dans des caractères insignifiants, nous assistions indifférents aux efforts des éleveurs, qui moulaient pour ainsi dire la matière organique vivante de nos animaux domestiques, pour l’adapter soit à nos besoins, soit à nos caprices, et leurs produits paraissaient bien sur les marchés et dans les expositions, mais jamais dans nos musées et dans nos collections.

Ce temps de quiétude inconsciente est passé. Nous sommes forcés de reconnaître que des domaines entiers et considérables de la science ont été négligés, abandonnés, dédaignés même ; qu’il faut nous remettre au travail, réunir des faits, accumuler des observations, instituer des expériences multiples et de longue haleine, quitter les routes battues pour frayer de nouveaux sentiers étroits et difficiles ! On se révolterait certes pour de moindres exigences, surtout si l’on sommeille en paix, sur un fauteuil académique, conquis avec peine et conservé par la force de l’inertie !

Or c’est ici, si je ne me trompe, que se trouve le point saillant de l’influence que M. Darwin a exercée sur la science. Le monde organisé actuel nous offre partout les effets accumulés de petites forces agissant lentement, modifiant sans cesse la matière organique et plastique dans les moules qu’elle remplit, dans les formes qu’elle revêt : effets accumulés par un nombre d’individus, par des séries continues de générations à travers les siècles, et devant nous se dresse cette tâche formidable, de poursuivre les effets de forces variées dans leurs moindres manifestations, de saisir le point où la divergence surgit, où l’effet, minime d’abord, se manifeste pour la première fois. Il suffit de signaler cette tâche pour en faire comprendre, la portée et la difficulté.

« Il a fallu des milliers de siècles, disait un chimiste, pour que les eaux atmosphériques, si faiblement acidulées par la présence de l’acide carbonique, aient pu pénétrer les basaltes et les altérer jusqu’à une certaine profondeur. Ma vie ne suffirait point pour observer sur les colonnes basaltiques les progrès de cette altération ; pour pouvoir les étudier, je dois accumuler les effets en augmentant les points d’attaque et en renforçant l’acide. Ce que la nature produit pendant un laps incalculable de temps avec un dix-millième d’acide carbonique dissous dans l’eau et à une température ordinaire, je l’obtiens en pulvérisant mon basalte, et en l’attaquant à une température plus élevée par une solution acide plus forte. Je ne fais ainsi qu’accumuler les effets naturels en les augmentant dans mon laboratoire. »

L’éleveur, suivant M. Darwin, n’agit pas autrement. N’est pas éleveur qui veut : on naît Bakewell, on devient prince Albert. On peut acquérir assez de connaissances et d’expérience pour maintenir des races ; mais pour créer une race nouvelle, pour la développer dans ses caractères essentiels et dérivés, il faut avoir ce coup d’œil d’aigle qui distingue la moindre nuance dans la conformation de l’individu naissant, et cette qualité divinatrice qui entrevoit d’avance les modifications auxquelles ces variations donnent lieu, quand elles auront été accumulées dans une série des générations choisies et triées dans ce but.

Or que font ces mouleurs de la matière organique, sinon accumuler les petits effets qui peuvent se produire dans la nature, augmenter leur puissance par un choix judicieux des individus, qu’on unit dans un but déterminé et non pas au hasard des instincts comme le fait la nature ? On écarte ainsi les causes contraires qui pourraient anéantir de nouveau les effets obtenus. Nul doute que l’éleveur ne peut employer que des forces naturelles ; nul doute que ces forces n’agissent de même sans l’intervention calculée de l’homme ; mais nul doute aussi, qu’au milieu des chocs entre-croisés donnés et reçus pendant le combat incessant pour la vie, les effets produits ne soient plus souvent anéantis que conservés, et ainsi étouffés en naissant. En considérant attentivement le règne animal et végétal, nous constatons en effet que la variation dans l’hérédité est la règle ; que chaque individu porte avec lui la variation, qu’aucun ne ressemble à l’autre jusqu’au moindre détail. Mais les variations légères et souvent à peine appréciables que présentent les premiers individus, périssent le plus souvent sans donner naissance à une lignée, parce qu’elles vont se fondre de nouveau dans le réservoir commun de l’espèce. On peut donc dire que le germe d’une race, variété ou espèce nouvelle, se trouve dans chaque individu, que chacun de ces germes peut se développer et possède en lui-même et par lui-même la force et le droit de se développer. Le plus souvent ces germes ne se développent pas, parce que des forces contraires les anéantissent bientôt.

Cela doit-il nous étonner ? Nous savons que plus les chances de non-réussite sont nombreuses, plus aussi le nombre des germes est considérable. Dans les vers intestinaux, des millions d’œufs périssent sans trouver les conditions nécessaires à leur éclosion ; si l’espèce se maintient néanmoins, ce n’est que grâce à cette multiplication inouïe des germes. Nous pouvons donc affirmer que la race, la variété, l’espèce, ne se forment que grâce à cette multiplication infinie des chances de variation qui sommeillent partout, qui sont toujours prêtes à se produire, qui périssent par milliers, mais qui quelquefois se trouvent dans les conditions favorables à leur développement.

Est-il besoin de dire que cette manière de comprendre la variété dans les règnes organiques est plus conforme aux notions actuelles sur la constitution et la liaison réciproque de la matière et de la force, que cette définition de l’espèce dont nous avons hérité, et qui, au milieu du tourbillon vital qui nous entoure, soustrait le type de l’espèce au mouvement universel et à la transformation incessante de la matière, pour l’immobiliser et le rendre immuable ?

Le lecteur sera frappé sans doute de la multiplicité des observations auxquelles M. Darwin a dû se livrer, et de la quantité de matériaux qu’il a dû réunir. Je ne veux citer ici que les recherches sur les pigeons, exposées dans les cinquième et sixième chapitres. Non content de nouer des relations avec des hommes éminents de tous les points du globe, M. Darwin a dû se faire éleveur lui-même, se faire recevoir de plusieurs clubs, et sacrifier ainsi, non-seulement un temps considérable, mais aussi des sommes importantes à la poursuite de ses études et de ses expériences. Or, s’il est peu de savants capables d’entreprendre de pareilles recherches, il en est encore moins qui se trouvent dans une position qui leur permette de disposer de matériaux aussi nombreux que ceux dont M. Darwin a su profiter. Il y a plus, les pigeons ne cessant presque jamais de couver, les pigeonneaux arrivant en peu de temps à maturité, les générations se succèdent sans interruption ; quelques lustres suffisent donc pour avoir des séries multiples de descendants. Il n’en est pas de même des autres espèces. « Il faut quatre ans, disait Napoléon Ier, pour faire un cheval ; il faut vingt ans pour faire un homme. » Les ressources et la vie d’un seul naturaliste ne suffiraient pas pour poursuivre sur la plupart des mammifères, et même des oiseaux, les études que M. Darwin a pu mener à bonne fin sur les pigeons. C’est ici que l’intervention des établissements publics devient nécessaire, indispensable, et c’est sur ce point que je voudrais attirer l’attention.

Les ménageries, les jardins zoologiques et d’acclimatation devront se transformer nécessairement en laboratoires zoologiques, dans lesquels des observations et des expériences entreprises dans un but déterminé, pourront être continuées sans interruption pendant des séries d’années.

Certes je ne dédaigne point les observations recueillies jusqu’à présent sur la vie et la manière d’être d’une foule d’animaux, que l’on ne connaissait jadis que par leur pelage et leurs os. Je ne veux non plus médire des efforts que l’on a faits jusqu’à présent pour acclimater certains animaux utiles ou agréables. Nos connaissances ont été augmentées, nos basses-cours peuplées, nos parcs embellis, et le goût des études en histoire naturelle a été répandu partout. Mais tout cela suffit aussi peu aux exigences de la science actuelle, que les observations isolées en météorologie n’ont suffi pour établir les lois qui régissent l’atmosphère terrestre. Il a fallu, pour arriver à des résultats, créer des points d’observation multiples, imposer des règles uniformes pour servir de guides pendant des séries d’années aux observateurs qui se succèdent. Il faudra procéder de même pour les études zoologiques, établir des séries d’observations, se concerter pour un plan général à suivre dans les différents établissements et continuer avec obstination ces observations dans toutes les directions qui se succèdent, mais qui ordinairement ne se ressemblent pas. Aux établissements déjà existants, qui ne peuvent s’occuper en général que d’oiseaux et de mammifères, aux aquariums, encore si rares aujourd’hui, il faudrait en ajouter d’autres destinés à d’autres classes : ceux-ci, sur la terre ferme, aux insectes, ceux-là, au bord de la mer, aux types si intéressants que recèle l’Océan. Ah ! que nous sommes encore loin du temps où une minime partie seulement des deniers publics, dévorés aujourd’hui par la création d’instruments de destruction incessamment perfectionnés, sera vouée au noble but de l’avancement des sciences !

Qu’on me permette un dernier mot. La théorie de M. Darwin, les conséquences qui en découlent, les vues qui dirigent actuellement les recherches dans les sciences exactes en général, ont été l’objet de beaucoup d’attaques. Rien de mieux ! Les partisans de M. Darwin auraient mauvaise grâce en effet à refuser le combat, lorsque la base de leur croyance est la lutte sans trêve ni merci pour l’existence, et quand ils prouvent que chaque modification, transformation ou perfectionnement est le prix de cette bataille à laquelle nulle créature vivante ne saurait se soustraire. Qu’on oppose aux faits des faits, aux conclusions des conclusions, aux conséquences des conséquences : c’est là ce que nous demandons, c’est le terrain que nous acceptons.

Mais nous sommes en droit d’exiger que l’on reste dans la série des faits positifs et de leurs conséquences, et qu’on ne vienne pas nous jeter à la face ni l’injure personnelle, ni une prétendue ignorance, ni la raison d’État, ni même les autorités surannées, qui ne peuvent plus être invoquées. Que dirait un astronome, si un homme, lettré au fond, mais complètement dépourvu de connaissances en mathématiques et en mécanique, venait l’attaquer en soutenant que tous les savants avant Copernic avaient admis le mouvement du soleil et la fixité de la terre, que les calculs des modernes sont faux, que le témoignage de nos yeux et de tant de millions de nos ancêtres, tous intimement persuadés que le soleil tourne et que la terre reste immobile ? Que dirait cet astronome si l’on invoquait l’antiquité de cette croyance, si l’on prétendait que la science doit rebrousser chemin, jeter ses équations au feu, brûler la mécanique céleste, et en revenir à la religion des ancêtres et aux croyances du bon vieux temps ? Certes l’astronome rirait en entendant les palinodies de cet ignorant et le renverrait à l’école en disant : Apprenez les mathématiques, apprenez l’usage des télescopes et de nos instruments inconnus des anciens, apprenez ce que l’on a fait depuis en se servant de meilleures méthodes, et d’instruments perfectionnés d’observation ; mais cessez de me corner aux oreilles de vaines objections, car vous parlez d’une science que vous ne pouvez comprendre, parce que la base nécessaire, parce que les connaissances fondamentales sur lesquelles elle repose vous font complètement défaut.

Nous trouvons-nous dans une position différente vis-à-vis de certaines attaques ? Non, car nous pouvons dire que nous travaillons jour et nuit à examiner, à expérimenter les phénomènes de la vie, les fonctions mille fois plus délicates des êtres organisés : nous ne cessons d’interroger la nature sur les problèmes qu’elle nous pose, nous y apportons toute la sincérité imposée par la recherche de la vérité, et cependant voici venir des gens qui ne savent pas distinguer un muscle d’un nerf ou une écrevisse d’un poisson, qui se posent en juges de nos travaux et de nos résultats : ils nous disent que ces questions sont tranchées depuis bientôt deux mille ans ! Ne conviendrait-il pas de les renvoyer à l’école, de les rappeler à la pudeur ?

Mon nom a été joint dernièrement à celui d’un savant, Filippo De Filippi, dont l’Italie s’honore à juste titre et dont elle déplore la perte récente. Qu’on insulte les vivants, passe encore, mais il fallait naître à notre époque pour apprendre qu’on ne s’arrête pas même devant la tombe d’un homme qui paya de sa vie son amour pour la science et son ardeur pour la recherche de la vérité.


CARL VOGT.