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Depuis l’Exil Tome VI Aux rédacteurs du Rappel

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J Hetzel (p. 5-14).

Victor Hugo était expulsé de Belgique ; genre de voie de fait qui n’a d’importance que pour ceux qui la commettent. Les gouvernements peuvent mettre un homme hors d’un pays, mais ils ne peuvent le mettre hors du devoir. Ce que Victor Hugo venait de faire en Belgique, il fallait le continuer en France. Il rentra en France. L’état de siège, les conseils de guerre, les déportations, les condamnations à mort, créaient une situation poignante et tragique. Il fallait protéger la liberté, dire la vérité, faire justice et rendre justice. Les gouvernements, tels qu’ils sont aujourd’hui, ne savent pacifier qu’avec violence ; il fallait combattre cette pacification fausse, et réclamer la pacification vraie. En outre, dans toute cette ombre, la France s’éclipsait ; il fallait défendre la France. Tout bon citoyen sentait la pression de sa conscience. Le devoir était impérieux et urgent. Ajoutons qu’aux devoirs politiques se mêlaient les devoirs littéraires.

AUX RÉDACTEURS DU RAPPEL
Paris, 31 octobre 1871.


Mes amis.

Le Rappel va reparaître. Avant que je rentre dans ma solitude et dans mon silence, vous me demandez pour lui une parole. Vous, lutteurs généreux qui allez recommencer le rude effort quotidien de la propagande pour la vérité, vous attendez de moi, et avec raison, le serrement de main que l’écrivain vétéran, absent des polémiques et étranger aux luttes de la presse, doit à ce combattant de toutes les heures qu’on appelle le journaliste. Je prends donc encore une fois la parole dans votre tribune, pour en redescendre aussitôt après et me mêler à la foule. Je parle aujourd’hui, ensuite je ne ferai plus qu’écouter.

Les devoirs de l’écrivain n’ont jamais été plus grands qu’à cette heure.

Au moment où nous sommes, il y a une chose à faire ; une seule. Laquelle ?

Relever la France.

Relever la France. Pour qui ? Pour la France ? Non. Pour le monde. On ne rallume pas le flambeau pour le flambeau.

On le rallume pour ceux qui sont dans la nuit ; pour ceux qui étendent les mains dans la cave et tâtent le mur funeste de l’obstacle ; pour ceux à qui manquent le guide, le rayon, la chaleur, le courage, la certitude du chemin, la vision du but ; pour ceux qui ont de l’ombre dans leur horizon, dans leur travail, dans leur itinéraire, dans leur conscience ; pour ceux qui ont besoin de voir clair dans leur chute ou dans leur victoire. On rallume le flambeau pour celui même qui l’a éteint, et qui, en l’éteignant, s’est aveuglé ; et c’est pour l’Allemagne qu’il faut relever la France.

Oui, pour l’Allemagne. Car l’Allemagne est esclave, et c’est de la France que lui reviendra la liberté.

La lumière délivre.

Mais pour rallumer le flambeau, pour relever la France, comment s’y prendre ? Qu’y a-t-il à faire ?

Cela est difficile, mais simple.

Il faut faire jaillir l’étincelle.

D’où ?

De l’âme du peuple.

Cette âme n’est jamais morte. Elle subit des occultations comme tout astre, puis, tout à coup, lance un jet de clarté et reparaît.

La France avait deux grandeurs, sa grandeur matérielle et sa grandeur morale. Sa puissance matérielle seule est atteinte, sa puissance intellectuelle est entière. On amoindrit un territoire, non un rayonnement ; jamais un rayon ne rebrousse chemin. La civilisation connaît peu Berlin et continue de se tourner vers Paris. Après les désastres, voyons le résultat. Il ne reste plus à la France que ceci : tous les peuples. La France a perdu deux provinces, mais elle a gardé le monde.

C’est le phénomène d’Athènes, c’est le phénomène de Rome. Et cela tient à une chose profonde, l’Art. Être la nation de l’idéal, c’est être la nation du droit ; être le peuple du beau, c’est être le peuple du vrai.

Être un colosse n’est rien si l’on n’est un esprit. La Turquie a été colosse, la Russie l’est, l’empire allemand le sera ; énormités faites de ténèbres, géants reptiles. Le géant, plus les ailes, c’est l’archange. La France est suprême parce qu’elle est ailée et lumineuse. C’est parce qu’elle est la grande nation lettrée qu’elle est la grande nation révolutionnaire, La Marseillaise, qui est sa chanson, est aussi son épée. 1789 avait besoin de cette préface, l’Encyclopédie. Voltaire prépare Mirabeau. Ôtez Diderot, vous n’aurez pas Danton. Qui eût séché ce germe, Rousseau, au commencement du dix-huitième siècle, eût, par contrecoup, séché à la fin cet autre germe, Robespierre. Corrélations impénétrables, mystérieuses influences, complicités de l’idéal avec l’absolu, que le philosophe constate, mais qui ne sont pas justiciables des conseils de guerre.

Le journal, donc, comme l’écrivain, a deux fonctions, la fonction politique, la fonction littéraire. Ces deux fonctions, au fond, n’en sont qu’une ; car sans littérature pas de politique. On ne fait pas de révolutions avec du mauvais style. C’est parce qu’ils sont de grands écrivains que Juvénal assainit Rome et que Dante féconde Florence.

Puisque vous me permettez de dire ma pensée chez vous, précisons la mission du journal, telle que je la comprends à l’heure qu’il est.

Le dix-neuvième siècle, augmentateur logique de la Révolution française, a engagé avec le passé deux batailles, une bataille politique et une bataille littéraire. De ces deux batailles, l’une, la bataille politique, livrée aux reflux les plus contraires, est encore couverte d’ombre ; l’autre, la bataille littéraire, est gagnée. C’est pourquoi il faut continuer le combat en politique et le cesser en littérature. Qui a vaincu et conquis doit pacifier. La paix est la dette de la victoire.

Donc faisons, au profit du progrès et des idées, la paix littéraire. La paix littéraire sera le commencement de la paix morale. Selon moi, il faut encourager tous les talents, aider toutes les bonnes volontés, seconder toutes les tentatives, compléter le courage par l’applaudissement, saluer les jeunes renommées, couronner les vieilles gloires. En faisant cela, on rehausse la France. Rehausser la France, c’est la relever. Grand devoir, je viens de le dire.

Ceci, je ne le dis pas pour un journal, ni pour un groupe d’écrivains, je le dis pour la littérature entière. Le moment est venu de renoncer aux haines et de couper court aux querelles. Alliance ! fraternité ! concorde ! La France militaire a fléchi, mais la France littéraire est restée debout. Ce magnifique côté de notre gloire que l’Europe nous envie, respectons-le.

Le dénigrement de nous-mêmes par nous-mêmes est détestable. L’étranger en profite. Nos déchirements et nos divisions lui donnent le droit insolent d’ironie. Quoi ! pendant qu’il nous mutile, nous nous égratignons ! Il nous fait pleurer et nous le faisons rire. Cessons cette duperie. Ni les allemands ni les anglais ne tombent dans cette faute. Voyez comme ils surfont leurs moindres renommées. Fussent-ils indigents, ils se déclarent opulents. Quant à nous, qui sommes riches, n’ayons pas l’air de pauvres. Là où nous sommes vainqueurs, n’ayons pas une modestie de vaincus. Ne jouons pas le jeu de l’ennemi. Faisons-lui front de toute notre lumière. Ne diminuons rien de ce grand siècle littéraire que la France ajoute fièrement à trois autres. Ce siècle a commencé avec splendeur, il continue avec éclat. Disons-le. Constatons, à l’honneur de notre pays, tous les succès, les nouveaux comme les anciens. Être bons confrères, c’est être bons patriotes.

En parlant ainsi à vous qui êtes de si nobles intelligences, je vais au-devant de votre pensée ; et, remarquez-le, en donnant ce conseil à tous les écrivains, je suis fidèle à l’habitude de ma vie entière. Jeune, dans une ode adressée à Lamartine, je disais :

Poëte, j’eus toujours un chant pour les poëtes ;
Et jamais le laurier qui pare d’autres têtes
N’a jeté d’ombre sur mon front.

Donc paix en littérature ! — Mais guerre en politique.

Désarmons où nous pouvons désarmer, pour mieux combattre là où le combat est nécessaire.

La république, en ce moment, est attaquée, chez elle, en France, par trois ou quatre monarchies ; tout le passé, passé royal, passé théocratique, passé militaire, prend corps à corps la Révolution. La Révolution vaincra, tôt ou tard. Tâchons que ce soit tôt. Luttons. N’est-ce pas quelque chose que d’avancer l’heure ?

De ce côté encore, relevons la France. France est synonyme de liberté. La Révolution victorieuse, ce sera la France victorieuse.

Ce qui met le plus la Révolution en danger, le phénomène artificiel, mais sérieux, qu’il faut surtout combattre, le grand péril, le vrai péril, je dirai presque le seul péril, le voici : c’est la victoire de la loi sur le droit. Grâce à ce funeste prodige, la Révolution peut être à la merci d’une assemblée. La légalité viciant par infiltration la vérité et la justice, cela se voit à cette heure presque dans tout. La loi opprime le droit. Elle l’opprime dans la pénalité où elle introduit l’irréparable, dans le mariage où elle introduit l’irrévocable, dans la paternité déformée et parfois faussée par les axiomes romains, dans l’éducation d’où elle retire l’égalité en supprimant la gratuité, dans l’instruction qui est facultative et qui devrait être obligatoire, le droit de l’enfant étant ici supérieur au droit du père, dans le travail auquel elle chicane son organisme, dans la presse dont elle exclut le pauvre, dans le suffrage universel dont elle exclut la femme. Grave désordre, l’exagération de la loi. Tout ce qui est de trop dans la loi est de moins dans le droit.

Les gouvernants, assemblées souveraines ou princes, ont de l’appétit et se font aisément illusion. Rappelons-nous les sous-entendus de l’assemblée de Bordeaux, qui a été depuis l’assemblée de Versailles, et qui n’est pas encore l’assemblée de Paris. Cette assemblée, dont j’ai l’honneur de ne plus être, avait vu le plébiscite du 8 mai et croyait tout possible par le suffrage universel. Elle se trompait. On incline aujourd’hui à abuser du pouvoir plébiscitaire. Le gouvernement direct du peuple par le peuple est, certes, le but auquel il faut tendre ; mais il faut se défier du plébiscite ; avant de s’en servir, il importe de le définir ; la politique est une mathématique, et aucune force ne doit être employée sans être précisée ; la longueur du levier veut être proportionnée à la masse de l’obstacle. Eh bien, le plébiscite ne saurait soulever le droit, ni le déplacer, ni le retourner. Le droit préexiste. Il était avant, il sera après. Le droit existe avant le peuple, comme la morale existe avant les mœurs. Le droit crée le suffrage universel, le suffrage universel crée la loi. Voyez l’énorme distance qui sépare la loi du droit, et l’infériorité de ce qui est humain devant ce qui est éternel. Tous les hommes réunis ne pourraient pas créer un droit, et moi qui parle j’ai fait dans ma vie plusieurs centaines de lois. La loi employant le suffrage universel à détruire le droit, c’est la fille employant le père à tuer l’aïeul. Est-il rien de plus monstrueux ? Tel est pourtant le rêve de ceux qui s’imaginent qu’on peut mettre la république aux voix, donner au suffrage universel d’aujourd’hui la souveraineté sur le suffrage universel de demain, et faire supprimer le droit absolu de l’homme par le caprice momentané de l’individu.

À cette heure, l’antagonisme de la loi et du droit éclate. La révolte de l’inférieur contre le supérieur est flagrante.

Quel embarras pour les consciences et quoi de plus inquiétant que ceci, le droit et la loi coulant en sens contraire ! le droit allant vers l’avenir, la loi allant vers le passé ! le droit charriant les problèmes sociaux, la loi charriant les expédients politiques ! ceux-ci descendant, ceux-là remontant, et à chaque instant le choc ! les problèmes, qui sont les ténèbres, se heurtant aux expédients, qui sont la noirceur ! De solutions point. Rien de plus redoutable.

Aux questions permanentes s’ajoutent les questions momentanées ; les premières sont pressantes, les secondes sont urgentes. La dissolution de l’assemblée ; l’enquête sur les faits de mars, et aussi sur les faits de mai et de juin ; l’amnistie. Quel labeur pour l’écrivain, et quelle responsabilité ! À côté des questions qui menacent, les questions qui supplient. Les cachots, les pontons, les mains jointes des femmes et des enfants. Ici la mère, ici les fils et les filles, là-bas le père ! Les familles coupées en deux, un tronçon dans le grenier, un tronçon dans la casemate. Ô mes amis, l’amnistie ! l’amnistie ! Voici l’hiver. L’amnistie !

Demandons-la, implorons-la, exigeons-la. Et cela dans l’intérêt de tous. Une guérison locale est une guérison générale ; la plaie pansée au pied ôte la fièvre du cerveau.

L’amnistie tout de suite ! l’amnistie avant tout ! Lions l’artère, c’est le plus pressé. Disons-le au pouvoir, en ces matières la promptitude est habileté. On a déjà trop hésité, les clémences tardives aigrissent. Ne vous laissez pas contraindre par la pression souveraine de l’opinion ; faites l’amnistie de gré et non de force, n’attendez pas. Faites, l’amnistie aujourd’hui, elle est pour vous ; faites-la demain, elle est contre vous.

Regardez le pavé, il vous conseille l’amnistie. Les amnisties sont des lavages. Tout le monde en profite.

L’amnistie est aussi bien pour ceux qui la donnent que pour ceux qui la reçoivent. Elle a cela d’admirable qu’elle fait grâce des deux côtés.

Mes amis, les pontons sont dévorants. Après ceux qui ont péri, je ne puis me résigner à en voir périr d’autres.

Nous assistons en ce moment à une chose terrible, c’est le triomphe de la mort. On croyait la mort vaincue. On la croyait vaincue dans la loi, on la croyait vaincue dans la diplomatie. On entrevoyait la fin du coupe-tête et la fin du reître. En 93, une année de guillotine avait formidablement répliqué aux douze siècles de potence, de roue et d’écartèlement de la monarchie, et après la révolution on pouvait croire l’échafaud épuisé ; puis était venue une bataille de quinze ans, et après Napoléon on pouvait croire la guerre vidée. La peine capitale, abolie dans toutes les consciences, commençait à disparaître dans les codes ; vingt-sept gouvernements, dans l’ancien et le nouveau continent, l’avaient raturée ; la paix se faisait dans la loi, et la concorde naissait entre les nations ; les juges n’osaient plus condamner les hommes à mort par l’échafaud, et les rois n’osaient plus condamner les peuples à mort par la guerre. Les poètes, les philosophes, les écrivains, avaient fait ce travail magnifique. Les Tyburn et les Montfaucon s’abîmaient dans leur honte, et les Austerlitz et les Rosbach dans leur gloire. Plus de tuerie, ni juridique, ni militaire ; le principe de l’inviolabilité humaine était admis. Pour la première fois depuis six mille ans, le genre humain avait la respiration libre. Cette montagne, la mort, était ôtée de dessus la poitrine du titan. La civilisation vraie allait commencer. Tout à coup l’an 1870 s’est levé, ayant dans sa main droite l’épée, et dans sa main gauche la hache. La mort a reparu, Janus épouvantable, avec ses deux faces de spectre, l’une qui est la guerre, l’autre qui est le supplice. On a entendu cet affreux cri : Représailles ! Le talion imbécile a été évoqué par la guerre étrangère et par la guerre civile. Œil pour œil, dent pour dent, province pour province. Le meurtre sous ses deux espèces, bataille et massacre, s’est rué d’abord sur la France, ensuite sur le peuple ; des européens ont conçu ce projet : supprimer la France, et des français ont machiné ce crime : supprimer Paris. On en est là.

Et au lieu de l’affirmation que veut ce siècle, c’est la négation qui est venue. L’échafaud, qui était une larve, est devenu une réalité ; la guerre, qui était un fantôme, est devenue une nécessité. Sa disparition dans le passé se complique d’une réapparition dans l’avenir ; en ce moment-ci les mères allaitent leurs enfants pour la tombe ; il y a une échéance entre la France et l’Allemagne, c’est la revanche ; la mort se nourrit de la mort ; on tuera parce qu’on a tué. Et, chose fatale, pendant que la revanche se dresse au dehors, la vengeance se dresse au dedans. La vindicte, si vous voulez. On a fait ce progrès, adosser les patients à un mur au lieu de les coucher sur une planche, et remplacer la guillotine par la mitrailleuse. Et tout le terrain qu’on croyait gagné est perdu, et le monstre qu’on croyait vaincu est victorieux, et le glaive règne sous sa double forme, hache du bourreau, épée du soldat ; de sorte qu’à cette minute sinistre où le commerce râle, où l’industrie périt, où le travail expire, où la lumière s’éteint, où la vie agonise, quelque chose est vivant, c’est la mort.

Ah ! affirmons la vie ! affirmons le progrès, la justice, la liberté, l’idéal, la bonté, le pardon, la vérité éternelle ! À cette heure la conscience humaine est à tâtons ; voilà ce que c’est que l’éclipse de la France. À Bruxelles, j’ai poussé ce cri : Clémence ! et l’on m’a jeté des pierres. Affirmons la France. Relevons-la. Rallumons-la. Rendons aux hommes cette lumière. La France est un besoin de l’univers. Nous avons tous, nous français, une tendance à être plutôt hommes que citoyens, plutôt cosmopolites que nationaux, plutôt frères de l’espèce entière que fils de la race locale ; conservons cette tendance, elle est bonne ; mais rendons-nous compte que la France n’est pas une patrie comme une autre, qu’elle est le moteur du progrès, l’organisme de la civilisation, le pilier de l’ensemble humain, et que, lorsqu’elle fléchit, tout s’écroule. Constatons cet immense recul moral des nations correspondant aux pas qu’a faits la France en arrière ; constatons la guerre revenue, l’échafaud revenu, la tuerie revenue, la mort revenue, la nuit revenue ; voyons l’horreur sur la face des peuples ; secourons-les en restaurant la France ; resserrons entre nous français le lien national, et reconnaissons qu’il y a des heures où la meilleure manière d’aimer la patrie, c’est d’aimer la famille, et où la meilleure manière d’aimer l’humanité, c’est d’aimer la patrie.

Victor Hugo.