Des Evénemens de l’Inde

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DES
ÉVÉNEMENS DE L’INDE



« Deux lois ennemies se contemplent en rugissant ; elles pourraient se toucher pendant l’éternité, sans pouvoir jamais s’aimer. Entre elles, point de traités, point d’accommodement, point de transaction possible….. La guerre entre nous est naturelle, la paix forcée. Dès que le chrétien et le musulman viennent à se toucher, l’un des deux doit servir ou périr. » Ainsi disait l’homme inspiré qu’on a appelé le prophète du passé, Joseph de Maistre. Il s’est trouvé qu’il avait aussi prophétisé l’avenir, car les événemens dont l’Inde est aujourd’hui le théâtre ne sont que l’accomplissement de ses paroles. Il ne faut pas s’y tromper, — et c’est ce qui doit rallier à la cause de l’Angleterre quiconque porte un cœur libre, — la guerre de l’Inde n’est encore qu’une des phases de la lutte de la barbarie et de la civilisation ; c’est encore le duel du Coran et de l’Évangile. La lutte que les Anglais soutiennent en ce moment dans l’Inde n’est qu’un des actes du drame de notre civilisation. Charles-Martel au champ de bataille de Poitiers, Godefroy de Bouillon et saint Louis aux croisades, l’Espagne à Grenade, Juan d’Autriche à Lépante, Sobieski à Vienne, Charles X à Alger, sont les acteurs et les héros de cette grande tragédie, aujourd’hui transportée dans le vieux monde asiatique. La révolte de l’Inde est tombée sur l’Angleterre comme la foudre ; elle a fait jaillir un tourbillon de poussière, de ruines et de ténèbres dans lequel il est difficile de se reconnaître. Cependant la lumière commence à se faire dans ce chaos, et, à nos yeux, il en ressort clairement que c’est l’islamisme qui tente un suprême effort pour ressaisir dans l’Asie l’empire que pour jamais il a perdu en Europe. Un des témoignages les plus visibles de la présence de l’islamisme au fond de cette révolte, ce sont précisément les cruautés abominables dont elle a été souillée. Jamais, livrés à eux-mêmes, à leurs instincts, à leur nature, à leurs traditions, jamais les Indiens n’auraient commis de pareils actes de barbarie. L’Indien est naturellement doux et passif, il est patient et tolérant. Au contraire le premier dogme de l’islamisme est l’extermination des infidèles ; c’est la conquête par le fer et par le feu. Mahomet promet les félicités éternelles à tous ceux qui feront la guerre aux ennemis de sa religion, et le croyant acquiert autant de gages pour le paradis qu’il massacre de femmes et d’enfans. Dans cette série d’horribles outrages accomplis dans l’Inde sur les femmes prisonnières, il ne faut pas voir seulement la soif de sang et de luxure de bêtes sauvages ; il y faut signaler aussi un plan systématique, un dessein religieux et politique, suivi avec une résolution et une constance infernales. Ce n’est pas sans raison qu’il a été dit que partout où il se commettait des excès sanglans, des actes extraordinaires de cruauté, on reconnaissait la trace du fanatisme religieux. En déshonorant les femmes des chrétiens, les musulmans voulaient déshonorer la religion chrétienne. On sait avec quel soin jaloux les femmes sont, chez eux, soustraites aux yeux des hommes ; les regards étrangers sont pour les femmes des musulmans comme autant d’attouchemens profanes. Il y a quelques mois, on riait des précautions que prenait la reine d’Oude en débarquant en Angleterre pour se dérober à la vue du public, et du triple rempart de voiles dans lequel elle s’enveloppait ; mais cela seul donne la mesure de l’outrage que dans leur pensée les révoltés mahométans faisaient subir aux malheureuses femmes tombées dans leurs mains. Il est hors de doute que ces atrocités faisaient partie d’un système, et un journal anglais a pu dire justement : « Il faut qu’on sache, quoi qu’il nous en coûte de le dire, que les femmes et les jeunes filles tombées aux mains de la populace de Delhi ont été promenées en procession pendant plusieurs heures dans la rue principale de la ville, avec toutes les horreurs qui pouvaient les dégrader aux yeux de la population, avant de subir les dernières brutalités et les dernières cruautés qui ensuite ont été accomplies sur elles aux yeux de milliers d’hommes. Tout cela a été fait avec le propos délibéré de déshonorer l’Angleterre, l’Europe, la domination chrétienne et une reine chrétienne. »

Un autre signe encore de la prédominance des mahométans dans la révolte, c’est le concert remarquable avec lequel les insurgés se sont concentrés sur Delhi, et l’empressement qu’ils ont mis à rétablir sur le trône le descendant des empereurs. Delhi est la capitale de l’islamisme dans l’Inde: il en est le siège traditionnel et monumental. C’est la ville sainte vers laquelle les anciens dominateurs et tyrans du pays tournaient toujours leurs regards, et vers laquelle ils ont immédiatement dirigé leur marche. En ce moment encore, on dit

que les Indiens restés fidèles à l’Angleterre ne pensent qu’avec douleur au châtiment réservé à leur cité religieuse, et qu’ils disent à leurs officiers : « Épargnez Delhi ! » À quoi les Anglais répondent avec rage : « Épargner Delhi ! Oui, nous en épargnerons une pierre ; nous la laisserons pour montrer la place où fut Delhi, et nous passerons la charrue sur les ruines de ses palais et de ses temples… » tandis que d’autres disent, plus altérés encore de vengeance : « Non, nous n’en garderons pas même une pierre ; nous sèmerons du sel sur cette ville maudite, et, comme de Sodome et de Gomorrhe, on en

cherchera vainement la trace. » Les Anglais auront à juger, quand ils auront repris Delhi, s’il sera de leur intérêt d’exécuter ces sévères menaces ; peut-être trouveront-ils à la fois, et plus politique et plus facile d’installer à Delhi même le siège de leur gouvernement, et après avoir supprimé cet ignoble fétiche d’empereur qu’ils y

avaient conservé, de le remplacer par un préfet militaire, et de planter la croix avec le sabre sur toutes les mosquées.

Car il paraît qu’il y a encore un empereur de l’Inde, une espèce de mannequin que les Anglais laissent assis ou accroupi sur un simulacre de trône, et auquel ils paient encore, sans doute pour la dernière fois, une pension de 4 millions de francs. Les pensions que le gouvernement de l’Inde paie ainsi à des princes dépossédés se montent à environ 25 millions. Le triste héritier de l’empire des Mogols est actuellement dans la position d’un « empereur malgré

lui, » et on raconte de lui et de sa cour des scènes qui figureraient convenablement dans l’Ours et le Pacha. À coup sûr, il aurait préféré la jouissance paisible et satisfaite de son palais, de sa pension et de ses femmes, aux dangereuses grandeurs qui lui ont été imposées ; mais les révoltés avaient besoin de lui pour drapeau et se sont emparés sans cérémonie de son nom et de sa personne. Jamais sans doute le métier de roi ne lui avait été aussi dur ; on le force de sortir au soleil, et on lui tire aux oreilles des coups de fusil qui le font sauter comme si on lui jetait des pétards dans les jambes. Un journal indien a publié une lettre fort curieuse d’un indigène renfermé dans Delhi, et qui dit : « On a pris les princes pour en faire des officiers, les pauvres malheureux ! On les force quelquefois à sortir hors de la ville, et au soleil ; ils tremblent de tous leurs membres quand ils entendent les canons et les fusils. Ils ne savent pas commander ; leurs soldats se moquent d’eux… Le roi envoie des bonbons aux troupes qui tiennent la campagne… La cour, les femmes et les princes regrettent leurs bons jours perdus, et regardent comme un grand malheur l’arrivée des insurgés. Les princes ne peuvent pas même comprendre les cipayes sans interprètes. Les boulets détruisent beaucoup de maisons dans la ville ; les dalles de marbre de l’appartement du roi sont brisées. Le roi a des peurs affreuses quand une bombe éclate dans le palais et que les princes viennent lui en montrer les morceaux. » Et voilà la dynastie de Shahabaam avec laquelle on parle en Europe de reconstruire un empire indien !

Quoi que ce fut cependant, c’était un drapeau, le symbole de la religion et de la tradition. Les mahométans de l’Inde n’ont jamais renoncé à ressaisir leur ancienne domination ; chaque jour, dans les mosquées, ils offraient publiquement des prières pour le rétablissement du roi de Delhi sur le trône de ses ancêtres, et les Anglais ne s’en inquiétaient pas. La masse de correspondances qui remplit depuis deux mois les journaux anglais jette progressivement le jour dans ces ténèbres séculaires. Les mahométans ne pouvaient pas se soulever seuls, il leur fallait la coopération des Hindous ; or les Hindous n’avaient gardé de la conquête et de la domination musulmane que des souvenirs indélébiles d’oppression, de cruauté et de massacre. Jamais les Hindous ne se seraient révoltés, si on ne leur avait fait croire que les Anglais voulaient les convertir par la force, et c’est cette idée, jetée au milieu d’eux avec une habileté profonde, qui leur a mis les armes à la main.

On a pu voir par les proclamations que les chefs insurgés ont adressées aux populations avec quel art cette crainte a été exploitée. Il est dit dans celle des officiers de l’armée de Delhi : « Il est bien connu que les Anglais avaient le mauvais dessein de détruire la religion de l’armée hindoue et de convertir le peuple par force au christianisme. C’est pourquoi, et seulement à cause de la religion, nous nous sommes unis avec le peuple, et après avoir tué tous les infidèles, nous avons rétabli la dynastie de Delhi… Il est nécessaire que les Hindous et les musulmans soient unis dans cette lutte… Copiez cette proclamation, et affichez-la partout où vous pourrez… » Dans tous les appels faits aux Hindous pour les entraîner à la révolte, il faut remarquer un trait particulier : toujours il leur est dit que les Anglais veulent les convertir par force ou par fraude. Ce n’est pas la prédication qu’ils redoutent ; tous les témoignages s’accordent au contraire pour reconnaître chez les Hindous une très grande tolérance spéculative et même une certaine prédilection pour la controverse théologique, tant qu’elle se borne à l’emploi de la force morale. C’est ce qu’a très bien signalé M. Disraeli, quand il a dit dans la chambre des communes : « La population hindoue en général, et à l’exception des musulmans, reçoit une éducation qui la dispose singulièrement à la recherche théologique. Il n’y a pas de peuple qui prenne plus d’intérêt aux discussions religieuses. C’est une très ancienne race, possédant une masse considérable de traditions ; l’éducation dans l’Inde repose surtout sur la religion, ainsi que les lois et les titres de propriété, et il n’y a pas de race au monde qui soit mieux armée pour la discussion théologique. L’Hindou est toujours prêt à controverser avec le missionnaire… Mais ce qu’il craint, ce qu’il redoute par-dessus tout, c’est l’union de la prédication avec la force… » Et ce que disait là M. Disraeli a été confirmé par les écrivains qui connaissent le mieux l’Inde. Ils disent que les Hindous, au lieu de fuir l’instruction et la discussion en matière religieuse, les recherchent au contraire, et qu’ils reçoivent très bien les prédicateurs de la religion chrétienne tant qu’ils ne font que prêcher. Il y a beaucoup de missionnaires disséminés sur tout le territoire de l’Inde, et on ne les voit jamais ni persécutés, ni lapidés, ni insultés par la population, ce qui s’est vu plus d’une fois dans l’Europe chrétienne. Un écrivain qui signe « un vieil Indien » disait à ce propos : « Il y a un point sur lequel on se méprend beaucoup en Angleterre. Il faut qu’on sache que la grande masse de la population hindoue n’a aucune conviction raisonnée sur les principes de sa propre religion. C’est pour elle une affaire de tradition immémoriale, une légende théologique, une question de forme et de cérémonial, de coutume sociale. Sa vie est composée d’une série infinie de rites et de formes plus ou moins sacrés. Si le gouvernement s’avisait de toucher à ces formes,… il soulèverait plus d’alarmes et de résistance que n’en produirait l’établissement libre d’écoles chrétiennes ou de prédications chrétiennes sur tout le territoire…. » Les mahométans, les meneurs de la révolte, avaient admirablement saisi ce côté sensible de l’Hindou. Ils sont allés jusqu’à se servir de leur propre exemple, et du souvenir des conversions sanglantes opérées par les Mahmoud, les Timour et les Aureng-Zeb. Les Hindous avaient gardé la tradition de cette propagande par l’épée et par l’extermination que la conquête mahométane leur avait fait subir, et les mahométans eux-mêmes ont eu l’art profond de leur persuader que les Anglais leur réservaient un pareil sort. Il y a quelque temps, les missionnaires anglais dans l’Inde avaient protesté contre la tolérance excessive que le gouvernement montrait pour les superstitions les plus grossières du pays ; cette démarche a été très bien exploitée par les meneurs de l’insurrection, et ils ont répandu dans le peuple une prétendue pétition adressée à la reine par les missionnaires, et qui est assez caractéristique pour que nous la citions. — Les pères disaient donc à la reine : « Dans le temps qu’il y avait des rois mahométans, ils savaient forcer leurs sujets à se faire mahométans, tandis que depuis soixante ans qu’il y a dans ce pays un gouvernement chrétien, on n’a pas encore forcé un seul homme à se faire chrétien. Tippoo avait forcé des milliers d’Hindous à embrasser sa religion ; mais votre majesté n’a pas encore fait un seul chrétien. Sous votre domination sont des cipayes de toutes les castes. Or voici le plan que nous vous prions d’adopter. Faites mélanger de la graisse de bœuf et de porc, et faites-la mettre dans les cartouches que vos cipayes mettent dans leur bouche. Au bout de six mois, vous leur apprendrez comment ils ont perdu leur caste, et une grande route sera ainsi ouverte à leur conversion. » À quoi on ajoutait: « Or, quand la reine vit cette pétition, elle en fut fort joyeuse, et elle dit : C’est une bonne idée ; de cette façon, je ferai chrétiens tous mes cipayes. » Si étrange qu’elle paraisse, et quand même elle ne serait pas authentique, cette pièce donne la véritable clé de la révolte indienne. L’idée au nom de laquelle se sont révoltés les musulmans, c’est celle de religion et de domination ; l’idée avec laquelle ils ont soulevé les Hindous, c’est celle de caste et de superstition sociale plus encore que religieuse. Toucher à de la graisse de bœuf, c’était pour un Hindou perdre sa caste ; perdre sa caste, c’était devenir le rebut et l’horreur de l’humanité, un être maudit que ne pouvaient plus voir ni sa mère ni son frère. Cette affaire des cartouches graissées, qui peut paraître si puérile, n’a pas été sans doute la cause unique ou la cause principale de la révolte, mais elle a été comme une étincelle qui met le feu à un amas de combustibles. Un coup de pistolet tiré sur un boulevard n’est pas la cause d’une révolution, mais il peut en être le signal. On avait persuadé aux Indiens que les Anglais leur distribuaient les nouvelles cartouches dans une intention perfide de propagande religieuse ; on leur avait fait craindre pour ainsi dire un escamotage de leur caste. Ils devaient mordre innocemment dans le fruit maudit et se trouver parias sans le savoir. C’est avec cet épouvantail qu’on les a soulevés ; ils ont eu peur d’être convertis par sortilège.

On a pu lire aussi dans les journaux la proclamation faite par le seul homme qui ait joué un rôle individuel et saillant dans l’insurrection, par Nana-Sahib, et dans laquelle il expose que le gouvernement anglais, ayant résolu de ravir aux mahométans et aux Indiens leur religion, a demandé en Angleterre des renforts considérables de troupes. Alors la reine d’Angleterre prévient le sultan qu’elle enverra ses forces par l’Égypte ; mais le sultan adresse un firman au pacha d’Égypte pour lui défendre de laisser passer les Anglais, et il lui dit : « Si je le permettais, je ne pourrais plus montrer ma face devant Dieu ; car mon jour peut venir aussi, et si les Anglais convertissent tout l’Hindostan à la religion chrétienne, ils en feront ensuite autant de mon royaume. » Il arrive donc que le pacha reçoit les Anglais à coups de canon, en fait un grand carnage et détruit leur flotte. Pendant ce temps les Anglais de Calcutta, qui avaient distribué les cartouches aux Hindous, et qui attendaient des renforts pour réprimer l’insurrection, apprennent la destruction de leur armée de secours, et le gouverneur-général se couvre la tête de cendres.

Cette composition est une parabole et par conséquent la représentation d’une vérité. Quelles que soient les différences profondes qui divisent soit les musulmans et les Hindous, soit les musulmans entre eux, tous se réunissent cependant sur un terrain commun : la haine ou la crainte de la religion chrétienne. De beaucoup de témoignages il ressort que le moment de la guerre d’Orient, c’est-à-dire le moment où l’Europe chrétienne allait naïvement sauver le trône du successeur de Mahomet, était précisément celui que les mahométans de toute l’Asie avaient choisi pour secouer le joug ou exterminer la race des chrétiens. Dans l’Inde, ils n’attendaient qu’un signal, mais leur travail n’était pas encore achevé ; ils ne s’étaient pas encore emparés des Hindous, et ils n’osèrent pas commencer seuls. En attendant, ils étaient, dit-on, en communication constante avec la Perse, et c’est de là qu’ils recevaient des nouvelles de la marche de la guerre d’Orient: leur système de télégraphie franc-maçonnique était régulièrement établi, et les Anglais n’y faisaient pas alors la moindre attention. On a été très surpris l’autre jour en Angleterre de trouver, dans des mémoires écrits et publiés par un Indien qui avait fait un voyage en Europe, le récit d’une entrevue qu’il avait eue avec Ali-Effendi, l’ambassadeur turc à Londres, et qui se terminait ainsi : « Après une longue conversation sur le gouvernement indien, nous prîmes congé de lui, en l’assurant que dans tous les temps nos services seraient à la disposition du gouvernement de l’islam toutes les fois qu’il les réclamerait. » L’effervescence qui commençait à agiter l’Inde pendant la guerre fut comprimée, sinon éteinte, par le retour de la paix ; mais elle n’en était pas moins le symptôme d’un grave danger. Le gouvernement anglais ne l’ignora pas entièrement, mais il crut tout rentré dans l’ordre, et le gouverneur-général, lord Canning, écrivait : » La paix est rétablie en Europe, et son retour a fait disparaître le malaise et l’inquiétude qu’une guerre même éloignée avait soulevés dans la population indigène de certaines parties de l’Inde. »

Tout porte à croire que cette grande insurrection de l’Inde devait éclater pendant que l’Europe, l’Angleterre surtout, étaient occupées à la guérie d’Orient, et que la conclusion précipitée de la paix n’a pas été une surprise seulement pour l’Occident. Que l’action de la Russie fut pour quelque chose dans cette conjuration générale de l’Asie contre l’Angleterre, que les agens russes fussent les propagateurs les plus actifs de ces bruits sourds qui annonçaient la chute prochaine de la puissance anglaise, c’est ce dont on ne devrait point s’étonner, quand même on pourrait le prouver. Après tout, la Russie eût été dans son droit et eût joué son jeu, et l’Angleterre eût été dans une position critique, si la guerre de Perse et l’insurrection de l’Inde, au lieu de partir comme des fusées après le feu d’artifice, avaient éclaté simultanément avec la guerre de Crimée.

Il y avait déjà longtemps que l’esprit de révolte se trahissait par des signes nombreux et certains, qui auraient frappé les yeux des Anglais, s’ils avaient voulu les ouvrir. Nous savons bien qu’on trouve toujours beaucoup de prophètes le lendemain des événemens ; combien d’entre nous n’ont-ils pas découvert en 1849 les causes de la révolution de 1848 ! Aussi assistons-nous en ce moment à la révélation rétrospective d’une masse de symptômes petits et grands qui auraient dû dénoncer l’imminente révolte de l’Inde. Il y avait eu, dans les derniers temps, des assassinats et des incendies répétés. À Calcutta, on avait reçu plusieurs fois les avis d’une insurrection prochaine ; des Hindous convertis avaient donné l’alarme aux chrétiens. Quiconque se souvient des signes qui précédaient autrefois dans Paris l’explosion d’une émeute, les promenades d’ouvriers, les regards provocateurs et les sourires insultans qui accueillaient les habits noirs, se fera une idée de l’aspect que présentaient les centres européens de l’Inde. Les domestiques indigènes parlaient tout haut devant les enfans et leur disaient que bientôt toutes les maisons appartiendraient à la race du sol. Les mahométans et les Hindous avaient un système de télégraphie secrète dont le mystère échappait complètement à leurs maîtres. Il y avait plus d’un an que les conspirateurs avaient commencé à mettre en circulation les chupattis ou gâteaux de froment qui servent de signe aux initiés. Un messager apporte à un chef de village six gâteaux, et lui dit : « Faites-en six autres, et envoyez-les au prochain village. » Ainsi fait-il, et la chaîne se continue, et le mot d’ordre fait son chemin. D’où est-il parti ? Nul ne le sait. Une autre fois c’est un messager qui apporte au chef d’un régiment une fleur de lotus ; la fleur passe de main en main ; chaque soldat la prend, la regarde et la passe à son voisin sans dire un mot, et quand elle est arrivée au dernier homme de la troupe, celui-ci disparaît avec elle et va la porter à un autre régiment. La fleur de lotus a ainsi, depuis un an, fait le tour de toute l’armée indienne, et une circonstance importante, qui a été signalée en même temps, c’est que les officiers indigènes, dans cette dernière année, avaient refusé tout congé.

L’aveuglement des Anglais en face de tous les avertissemens ne peut s’expliquer que par le mépris qu’ils avaient pour la race indigène. Jamais sans doute il n’y avait eu dans l’Inde une insurrection aussi formidable que celle qui vient d’éclater ; mais les Anglais y avaient eu cependant à réprimer des tentatives qui auraient dû leur servir de leçon. Le plus illustre des généraux contemporains de Wellington, Charles Napier, eut à dompter, il y a quelques années, une révolte de plusieurs régimens du Bengale, et il le fut avec l’aide des Ghourkas, une race de montagnards qui aujourd’hui encore est très utile aux Anglais. La politique traditionnelle de l’Angleterre dans l’Inde a été de combattre les différentes populations les unes par les autres, et cette politique n’est pas de son invention dans l’histoire, car elle est aussi ancienne que la maxime : diviser pour régner. C’est une vérité, et non pas un paradoxe, que plus les Anglais ont agrandi leur domination dans l’Inde, plus ils l’ont affaiblie. Leurs hommes d’état les plus sagaces le comprenaient parfaitement, et ils protestaient vainement contre cette extension progressive et fatale de territoire que les conquérans eux-mêmes subissaient plus qu’ils ne la cherchaient. Il y a trente ans qu’un des oracles de l’Inde, sir Thomas Munro, écrivait : « Quand même nous pourrions soumettre l’Inde tout entière à notre domination, il est douteux que, soit pour les indigènes, soit pour nous, ce changement fût désirable. Un des effets de cette conquête serait que l’armée indienne, n’ayant plus à combattre des voisins belliqueux, perdrait graduellement sa discipline, que les troupes indigènes auraient le loisir de sentir leur propre force, et, faute d’autre emploi, la tourneraient contre leurs maîtres européens… » Un autre Anglais connaissant parfaitement l’Inde, sir Henry Russell, disait aussi : « Le danger que nous avons le plus à redouter est sous nos pieds. Une révolte bien menée de nos sujets indigènes, ou un grand mécontentement de nos troupes indigènes, voilà l’événement qui menace le plus probablement notre puissance, et la sphère de ce danger est nécessairement agrandie par chaque nouvelle adjonction de territoire. L’accroissement de nos sujets, plus encore de nos troupes indigènes, augmente, non pas notre force, mais notre faiblesse. Entre eux et nous, il ne peut y avoir échange de sentimens. Nous serons toujours des étrangers, et l’objet de la haine et de la jalousie que ne cesse jamais d’inspirer une domination étrangère. » Ces avertissemens n’empêchèrent pourtant pas le dernier gouverneur-général de l’Inde, lord Dalhousie, de pousser à toute extrémité le système d’annexion, et seulement sous son administration la domination anglaise s’augmenta de treize royaumes ou états indiens comprenant un territoire plus grand que celui de la Grande-Bretagne.

Nous accumulons ici les témoignages des Anglais les plus éclairés et les plus compétens, parce qu’ils ont plus d’autorité que tout ce que nous pourrions dire, et entre tous il n’en est pas de plus éclatant que ceux du héros de l’Inde, Charles Napier. C’est lui qui disait il n’y a pas plus de quatre ans, et après avoir réprimé la tentative d’insurrection militaire que nous rappelions tout à l’heure : « Une révolte des cipayes est le danger le plus formidable dont soit menacé notre empire indien. Le gouverneur-général a traité cette tentative de rébellion très légèrement,… après qu’elle avait été réprimée ; mais lui et ceux qui pensent comme lui s’y connaissent bien peu. Les serviteurs les plus habiles et les plus expérimentés de la compagnie regardent la révolte militaire comme un des plus grands dangers de l’Inde, un danger qui peut éclater d’une manière inattendue, et qui, si on ne fait pas attention aux premiers symptômes, ébranlera dans ses fondemens la domination de l’Angleterre. » Dans ces circonstances critiques, le général Napier avait pris sur lui de licencier les régimens rebelles et de les remplacer, comme nous l’avons dit, par des montagnards ghourkas. Lord Dalhousie, alors gouverneur-général, se formalisa de n’avoir pas été consulté, et l’irascible et bouillant Napier donna sa démission et s’en retourna en Angleterre. Il écrivit à son vieux général, au duc de Wellington, pour lui donner l’explication de sa conduite, et il lui disait : « C’était une grande crise, et il fallait des mesures immédiates… Lord Dalhousie dit que j’aurais dû consulter le conseil suprême de Calcutta. Mylord, quand il y avait 40,000 hommes couvant la révolte, un grand nombre en révolte ouverte, 60,000 Sickhs armés tout prêts à se soulever, est-ce que je pouvais perdre cinq semaines à consulter le conseil de Calcutta ? Et quelle espèce d’avis ces messieurs pouvaient-ils me donner dans un pareil moment ?… » Napier quitta l’Inde en secouant sur elle la poussière de ses bottes ; il rentra en Angleterre le cœur plein d’un fiel qu’il épancha en flots d’amertume et d’éloquence. Il faut lire dans ses Mémoires, publiés par son frère, l’illustre auteur de l’Histoire de la Guerre péninsulaire, les critiques sanglantes qu’il infligeait à l’organisation militaire et administrative de l’Inde. Il prédisait ouvertement la catastrophe qui vient de fondre sur l’empire anglais, et il disait : « Après tout, ce n’est pas mon affaire ; je serai mort quand ce que je prévois arrivera, mais cela arrivera. J’écrirais bien ce que je dis là si la compagnie voulait en profiter, mais elle ne le fera pas, elle prendra tout de moi en mauvaise part, et je ne veux pas jouer le rôle de Cassandre pour faire rire les directeurs. » En des paroles plus élevées encore et plus solennelles, le vieux duc de Wellington, déplorant le délabrement dans lequel était tombée l’organisation militaire de son pays, et faisant allusion à des dangers qui ne venaient pas de l’Orient, disait : « Je suis arrivé à la soixante-dix-septième année d’une vie passée dans l’honneur. J’espère que le Tout-Puissant m’épargnera d’être le témoin de la tragédie contre laquelle je conjure en vain mes concitoyens de se prémunir. »

On a pu voir que, pendant que l’armée du Bengale se révoltait tout entière, les armées de Bombay et de Madras restaient comparativement tranquilles, du moins jusqu’à présent. Cette différence d’esprit dans les armées de l’Inde tient à la différence de leur organisation. On a voulu faire de l’armée du Bengale une armée de choix, une troupe d’élite, et on l’a recrutée exclusivement dans les hautes classes, ou, pour parler plus exactement, dans les hautes castes. On pourrait dire que les régimens du Bengale étaient des régimens aristocratiques, comme ceux de Bombay et de Madras étaient des régimens démocratiques, ou du moins composés de la fusion de toutes les classes et de toutes les castes. Il est arrivé qu’on a fait de l’armée du Bengale une armée de prêtres, de prêtres avec leurs dogmes, leur liturgie, leur cérémonial et leurs mystères. Au lieu de trouer à coups d’épée cette fantasmagorie théologique, on l’a soigneusement nourrie, entretenue et fomentée jusqu’au jour où elle s’est retournée en armes contre la puissance qui l’avait laissée vivre et qui aurait dû l’écraser. Les Anglais, en respectant les préjugés et l’orgueil de caste des brahmanes, sont arrivés à composer dans le Bengale une milice qui ressemblait aux prétoriens des empereurs romains et aux janissaires des sultans. On sait comment les prétoriens ont pendant longtemps fait et défait l’empire romain ; les janissaires en auraient fait autant, si un sultan résolu ne s’était pas délivré d’eux par une effroyable exécution qui fut un grand acte politique. Les Anglais se sont laissé surprendre, et ils portent aujourd’hui la peine de leur aveuglement. Les avertissemens pourtant ne leur avaient pas manqué. Le général Charles Napier écrivait en 1850 au duc de Wellington : « Le plus grand danger de l’armée indienne, c’est l’immense influence donnée à l’esprit de caste… Dans toutes les révoltes, ce sont toujours les brahmanes qui sont en tête… » Il disait encore : « Le système que l’on suit ici, c’est d’écraser le plébéien et de protéger l’aristocrate, qui est notre ennemi mortel. Il est notre ennemi de toute nécessité, car nous prenons sa place ; il descend dans l’échelle sociale, et nous lui mettons les pieds sur la tête. L’homme du peuple, nous le ruinons, et cependant il serait notre ami. C’est sur lui pourtant que nous devons compter pour conserver l’Inde… Nul ne peut prédire le résultat final de notre conquête ; mais, si nous tendions la main au peuple, nous aurions l’Inde pour des siècles. La justice, la justice rigoureuse et sévère ferait des miracles ; elle a sa base dans le désir naturel de l’homme d’être protégé contre la cruauté, et elle a un fondement inébranlable. L’Inde sera sûre quand elle sera ainsi gouvernée ; mais, de la manière dont on se conduit, je suis stupéfait que nous puissions la garder une seule année. »

Le général Napier n’était pas seul à signaler le danger de la prédominance de la caste dans l’armée indigène. Un autre officier supérieur, qui a servi trente ans dans l’Inde et qui y est bien connu, le général Jacob, avait, il y a quelques années, adressé au gouvernement anglais un rapport qui fut alors enterré dans les cartons et qui vient d’être exhumé avec beaucoup d’autres. Le général Jacob y disait : « Le mal dont je parle est très grave. Enrôler dans l’armée indienne des hommes d’une certaine caste ou d’une certaine croyance à l’exclusion des autres, c’est soumettre l’armée au contrôle, non pas du gouvernement et du code militaire, mais des brahmanes et des prêtres. En vertu de ce système, on ne prend pas un homme parce qu’il est propre à faire un soldat, parce qu’il est fort, docile et courageux, mais parce qu’il est deux fois adorateur de Vischnou. Quelles que soient ses qualités, un homme qui ne veut pas adorer comme son créateur un caillou peint en rouge, ou un homme qui aura été cordonnier par exemple, ne sera pas admis dans les rangs de l’armée du Bengale, pour ne pas offusquer les oisifs et insolens brahmanes. C’est là ce qui détruit toute discipline. Par cette raison, un soldat du Bengale a bien plus peur de manquer à la caste que de manquer au code militaire, et s’arroge ainsi une indépendance incompatible avec toute règle salutaire. La trahison, la sédition, les désordres de tout genre peuvent faire leur chemin dans les rangs des simples soldats, sans que les officiers en sachent rien, quand tous les hommes sont de la même caste, et observent leurs règles particulières plus que la discipline militaire. Le mal va si loin, que j’ai vu un officier supérieur dans le Bengale exprimer ses regrets d’avoir été obligé de renvoyer un excellent cipaye parce que les autres avaient découvert qu’il était d’une caste inférieure et avaient demandé son renvoi. Cela étonne un officier de l’armée de Bombay : mais c’est l’état normal de l’armée du Bengale… » Le général Jacob conclut en ces termes : « Le remède est clair : ne prendre aucun souci de la caste, quand on enrôle les hommes. Si, parmi ceux qui sont déjà au service, il y en a qui se plaignent, qu’on leur déclare que le gouvernement se soucie comme d’une épingle d’avoir des Hindous, ou des musulmans, ou des brahmanes ou autres, pourvu qu’il ait de bons soldats… »

Voici donc quel a été le principal défaut de l’organisation et de la composition de l’armée indigène, et ce qui a fait qu’au jour marqué pour la révolte elle a suivi le mot d’ordre avec un si grand ensemble. Les avertissemens réitérés des généraux qui revenaient de l’Inde n’avaient pas le pouvoir de réveiller la torpeur ni de secouer la routine du gouvernement, et cette indifférence, il faut le dire, était partagée par le pays. Rien n’était plus impopulaire que les affaires des Indes, et quand dans le parlement elles étaient mises sur le tapis, la salle se vidait par enchantement. Il a fallu un coup de tonnerre pour tirer l’Angleterre de ce fatal sommeil.

Il paraît que l’insurrection devait éclater simultanément sur tous les points, et si ce projet avait réussi, les Anglais auraient probablement été écrasés séparément sous des masses irrésistibles. Ils ne s’attendaient à rien, ils dormaient ; ils étaient si peu instruits du véritable état de l’armée, qu’au commencement de la révolte, croyant n’avoir affaire qu’aux Hindous à cause des cartouches, ils comptaient se servir des musulmans pour les réduire. Ils avaient fait de Delhi une immense forteresse avec des fossés et de nouvelles murailles, ils y avaient accumulé des parcs d’artillerie, des magasins de poudre et des munitions considérables, et cette place redoutable n’avait pas même une garnison anglaise. Les révoltés la tenaient déjà dans leurs mains et n’ont eu qu’à en changer le drapeau.

Nous ne pouvons entreprendre de retracer ici le tableau des événemens militaires qui suivent leur cours dans l’Inde, car c’est un tableau qui change d’aspect tous les jours. Nous ne voulons pas non plus nous arrêter sur les épouvantables barbaries que les révoltés ont exercées sur les hommes, les femmes et les enfans ; c’est à faire frémir et à faire rougir pour l’humanité. Et à ceux qui voudraient voir dans cette guerre une guerre d’indépendance, on peut demander quelle nationalité, quelle société pourraient être fondées par de pareils monstres !

Il y a quelque chose de caractéristique à observer dans l’effet que ces hideux outrages ont produit en Angleterre. Le sentiment de la supériorité blessée, de l’orgueil de race insulté, s’y révèle en traits brûlans. Les Anglais se sentent attaqués et atteints dans la fierté de leur peau blanche. Le viol des femmes et des filles d’Albion, cette profanation violente et sanglante de la chasteté blanche, les exaspère et les rend furieux. L’outrage fait aux femmes anglaises ne les a pas seulement irrités, il les a stupéfiés. Ils n’avaient pas plus de crainte des Indiens que les créoles n’en auraient des nègres. Le plus grand et le plus puissant des journaux anglais exprimait ce sentiment lorsqu’il disait : « Nous avions cru que notre nom de citoyen anglais, plus grand que celui de citoyen romain, serait pour nous un bouclier, qu’une sorte de palladium protégerait le sang anglais contre les derniers outrages, même en de pareilles extrémités. » Un officier anglais, après avoir raconté les horreurs dont il avait été témoin, écrit : « Il ne faut pas qu’un seul Asiatique ayant déshonoré une femme anglaise reste sur la terre pour s’en vanter ! » Et une revue anglaise disait l’autre jour : « La mort doit être le châtiment de tout Indien qui a trempé ses mains dans le sang anglais et qui a outragé la chasteté anglaise. » Ils ne disent pas la chasteté des femmes, ils disent la chasteté des Anglaises, et à leurs yeux ce n’est pas la même.

Nous comprenons les transports de fureur, la soif de sang que ces crimes doivent allumer dans le cœur des Anglais ; mais quand ils auront fait sauter des milliers d’hommes à la bouche des canons, que retireront-ils de cette sanglante représaille ? Ils ne luttent pas à armes égales, et nous ne connaissons, dans l’exercice de la vengeance, rien de plus amer que le sentiment de l’impuissance. Quand Macduff apprend que Macbeth a fait tuer sa femme et ses petits-enfans, et quand, pour apaiser sa douleur, on lui parle de vengeance, il jette ce superbe cri de désespoir : « Il n’a pas d’enfans ! »

Au milieu de l’impression douloureuse causée en Angleterre par ces événemens, un cri d’accusation s’est fait entendre. Et contre qui ? Contre les missionnaires chrétiens, contre les sociétés bibliques, contre les hommes et les femmes qui consacrent leur vie à la propagation de l’Évangile ! Est-ce réellement possible ? et l’Angleterre est-elle donc tellement tombée qu’elle soit prête à renier ce qui fait sa plus grande gloire, nous dirons ce qui fait sa plus grande force ? Est-ce bien dans la langue anglaise que sont proférées de pareilles récriminations ? Mais, grand Dieu ! si l’Angleterre n’était pas avant tout missionnaire dans l’Asie, si elle n’y tenait pas le drapeau du christianisme et de la civilisation, qui donc, excepté les actionnaires de sa compagnie, s’inquiéterait de l’y voir vivre ou mourir ? Et quel intérêt veut-elle que les peuples chrétiens prennent à la prospérité ou à la faillite de ses boutiques ? Nous entendons dire que la révolte de l’Inde a été provoquée par les prédications chrétiennes et par le prosélytisme religieux ! Il est probable que ces accusations ont été proférées partout où, depuis dix-huit siècles, la liberté chrétienne est allée détruire la barbarie ou remplacer les civilisations pourries. La vérité est que dans l’Inde le gouvernement anglais, le gouvernement officiel, n’a jamais fait qu’entraver autant qu’il le pouvait la propagande religieuse. Ce sont les efforts persévérans des missionnaires et des sociétés évangéliques qui lui ont arraché toutes les réformes qu’il a faites dans la législation barbare du pays. Et encore qu’a-t-il fait dans cette voie ? Rien que supprimer des superstitions et des coutumes qui offensaient l’humanité. Il a mis un terme à cette loi barbare qui condamnait les femmes à se brûler après la mort de leurs maris ; il a aboli cette autre loi qui défendait aux veuves de se remarier, et celle qui entraînait de droit la confiscation des biens de tout indigène converti au christianisme. Voilà les vraies raisons, plus encore que les cartouches graissées, qui ont amené la révolte: car, dans une organisation sociale où les lois et les coutumes sont indissolublement liées à la religion, toute réforme qui émancipait le citoyen attaquait l’autorité du prêtre. Mais en admettant même que les Anglais dussent observer la neutralité en matière de religions, ils ne la transgressaient pas en assurant à tous leurs sujets, de toute race et de toute caste, la jouissance de leur propre liberté, et si on veut leur défendre d’être prédicateurs, il faut du moins leur permettre d’être commissaires de police. Il y a certainement un reproche à adresser au gouvernement des Indes, mais c’est celui d’avoir plus d’une fois sacrifié aux idoles, de s’être fait, par politique et par calcul, l’adorateur ou tout au moins le préservateur de fétiches immondes, et d’avoir sanctionné par son appui et sa présence les obscènes mystères des religions asiatiques. Le gouvernement faisait si peu de prosélytisme, que dans ses écoles il ne donnait qu’une instruction séculière ; il n’y admettait pas la Bible, et les livres ne devaient renfermer rien qui ressemblât à un enseignement religieux, de telle sorte que, pour ne pas offenser les religions indigènes, il n’en enseignait aucune, pas même la sienne. S’il avait moins craint de faire des chrétiens, il n’aurait pas à se défendre aujourd’hui contre des sauvages.

Il y a aussi des gens qui trouvent très mauvais et très déplacé que les Grecs s’insurgent contre les Turcs, ou les Italiens contre les Autrichiens, parce que cela dérange l’équilibre européen, et qui regardent la guerre de l’Inde comme une guerre de nationalité et d’indépendance. Bien profonds seront ceux qui pourront trouver le signe d’une nationalité dans cette tourbe et ce chaos de plus de cent millions d’individus avilis par un éternel esclavage, écrasés depuis des siècles par le talon de tous les conquérans. Quand on rappelle à ce propos l’insurrection des colonies anglaises de l’Amérique, on oublie qu’il y avait là un vrai peuple tout prêt à prendre sa place dans le monde, et précisément un peuple d’Anglais. Nous ouvrons la déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776, et nous y trouvons ce début simple et sublime : « Lorsque, dans le cours des événemens humains, il devient nécessaire pour un peuple de rompre les liens politiques qui l’attachaient à un autre peuple, et de prendre, parmi les puissances de la terre, la place séparée et égale à laquelle les lois de la nature et du Dieu de la nature lui donnent des droits, le respect qui est dû à l’opinion de l’humanité demande qu’il proclame les causes qui le déterminent à cette séparation. Nous regardons comme évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : que tous les hommes sont créés égaux, qu’ils ont été dotés par leur Créateur de certains droits inaliénables, que parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur… » Et voici la fin : « Et pleins d’une ferme confiance dans la volonté de la divine Providence, nous engageons mutuellement au soutien de cette déclaration nos vies, nos fortunes et notre bien le plus sacré, l’honneur. » De telles paroles font passer comme un courant d’air pur à travers les événemens sinistres dont nous nous occupons ici. Mais que l’on se figure l’Inde arrachée demain à la domination anglaise, croit-on qu’il en sortira quelque chose de semblable à l’Amérique ? Ce serait comme si l’on ouvrait toutes les cages du Jardin des Plantes pour en lâcher dans le monde toutes les bêtes féroces.

Nous n’hésitons pas à dire que si l’Angleterre venait à perdre l’Inde, ce serait un plus grand malheur pour les Indiens que pour les Anglais, ce serait une calamité pour le genre humain. Les Anglais sont en Asie les représentans de la civilisation et des principes d’humanité, et si, par l’effort violent et soudain dont nous sommes aujourd’hui les témoins, les peuples de l’Inde échappaient à la domination de leurs maîtres actuels, ce ne serait que pour retomber sous le joug et sous le sabre de quelques tyrans sanguinaires et dans toutes les horreurs de la barbarie. Les Anglais ont été en réalité les libérateurs des Indiens ; ils ont aboli dans l’Inde le règne des brigands pour y substituer le droit et la loi ; ils y exercent le rôle de grands justiciers. Depuis une longue série de siècles, l’histoire de l’Inde n’était qu’une suite de massacres et d’exterminations. C’est la conquête anglaise qui a clos cette ère de sang, et sans vouloir faire du gouvernement des Anglais le modèle de toutes les vertus, on peut dire qu’il a été le plus humain, le plus doux et le plus juste que les Indiens eussent jamais connu. Les Anglais ont fertilisé l’Inde ; ils y ont fait des routes, des chemins de fer ; ils y ont établi l’ordre. Leur plus grande erreur, c’est d’avoir cru trop tôt qu’ils y avaient créé un peuple. Ils ont donné aux indigènes des libertés qu’ils n’étaient pas de force à porter. Il en arrive ce qui est toujours arrivé en pareil cas, le triomphe de la barbarie, le règne de la force aveugle et brutale.

Les Anglais avaient donné aux Indiens toutes les libertés de la métropole, jusqu’à la liberté de la presse. Et il ne faut pas croire qu’ils l’aient donnée en aveugles ; ils savaient très bien ce qu’ils faisaient: ils savaient qu’ils fournissaient à des ennemis possibles une arme dangereuse. Mais la liberté de la presse est une institution anglaise, et les Anglais, à leur éternel honneur, se font un devoir d’implanter sur toute la surface du globe les institutions anglaises. Un homme de beaucoup d’esprit, le peintre Haydon[1], disait : « Partout où vont les Anglais, ils portent avec eux trois institutions, — le jury, les courses de chevaux et la peinture de portrait. » Les courses se font dans l’Inde absolument comme à Epsom ou à Chantilly ; la peinture du portrait doit y être inoculée aussi, nous n’en doutons pas, de même que le drainage. Et quant au jury, croirait-on qu’au moment même où a éclaté la révolte, il était question de modifier la législation criminelle de l’Inde de manière à l’adapter aux lois indigènes, à donner à des juges indigènes le droit de justice sur les Anglais, et d’une justice plus arbitraire et plus sommaire qu’en Angleterre ! Ce projet, qui, dit-on, avait jeté dans la consternation la population de Calcutta, prouve encore dans quelle profonde sécurité était le gouvernement.

Ce fut en 1835 que la liberté de la presse fut concédée dans l’Inde aux indigènes comme aux Anglais. Sir Thomas Munro, dont nous avons déjà invoqué le témoignage, en pressentait bien les effets. Il en craignait l’influence non sur le peuple, mais sur l’armée, et il disait : « Si nous pouvions être sûrs que la presse ne dût agir que sur le peuple, et après que la grande majorité se serait pénétrée de l’esprit de liberté, le danger d’une insurrection serait loin, et on aurait le temps de s’y préparer ; mais, par notre situation particulière dans le pays, il n’en est pas ainsi, et le danger nous viendrait non pas du peuple, mais de l’armée. Dans les pays qui ne sont pas soumis à une domination étrangère, l’esprit de liberté pousse avec le progrès graduel de l’éducation dans le peuple ; c’est son origine naturelle, et s’il devait pousser ainsi dans ce pays, sa marche serait tranquille et uniforme. Malheureusement nous ne pouvons nous attendre à cette rénovation silencieuse et paisible, car, à cause de la situation exceptionnelle dans laquelle l’Inde se trouvera placée, sous un gouvernement étranger, avec une presse libre et une armée indigène, l’esprit d’indépendance se fera jour dans cette armée longtemps avant que le peuple n’en ait même la pensée… L’armée n’attendra pas les lents effets de l’instruction dans le peuple et la croissance de la liberté dans son sein ; mais elle commencera par agir seule pour renverser le gouvernement et pour recouvrer cette indépendance nationale que la presse lui aura bientôt appris à revendiquer. Les cipayes apprendront à comparer l’infériorité de leur paie et de leur rang avec la situation des officiers européens, à examiner les raisons de cette grande séparation, à calculer leurs propres forces, et à croire qu’il est de leur devoir de secouer un joug étranger, et de garder pour eux le rang et l’argent qu’on acquiert chez eux. Si la presse devient libre, elle leur enseignera tout cela, et plus encore. Leur réunion dans les garnisons et les cantonnemens leur permettra de se consulter et de concerter leurs plans ; ils trouveront aisément des chefs. Leur patience, leur habitude de la discipline, leur expérience de la guerre, seront des élémens de succès ; ils seront stimulés et par la passion du pouvoir et de l’indépendance, et par l’ambition et l’avarice… »

Tout ce que prévoyait Munro dans ces paroles si sages et si sagaces est arrivé. L’enseignement que devait donner la presse n’a pas pénétré dans les couches inférieures ; il n’y a que l’armée qui en ait profité, et elle s’en est fait une arme. Si l’on veut avoir une idée de la liberté dont jouissait la presse dans l’Inde, on n’a qu’à lire ce simple fragment qui a été publié dans un journal indigène, au plus fort de la révolte et sous la protection de la législation anglaise : « O Seigneur ! disait ce journal, les Anglais ont eu une preuve de ta puissance. Hier ils étaient tout-puissans, aujourd’hui ils sont noyés dans le sang et prennent la fuite… Laissant leurs palanquins et leurs chars, ils se sont sauvés dans les jongles sans chapeaux et sans bottes… O Anglais ! vous ne vous doutiez guère que le roi de Delhi remonterait sur son trône avec toute la pompe des Nadir, des Baber et des Timour ?… »

Que l’on veuille bien se transporter de l’Inde anglaise dans l’Afrique française, et se demander quelle attitude prendrait le maréchal gouverneur de l’Algérie en face d’une démonstration de ce genre faite par des indigènes ? Nous croyons que la procédure ne serait pas longue, nous croyons même que nous n’avons pas besoin d’aller en Afrique pour chercher des points de comparaison. Mais, et voici où l’on retrouve l’admirable respect des Anglais pour leurs institutions, le gouverneur-général de l’Inde, en suspendant momentanément la liberté de la presse, n’a pas cru pouvoir se dispenser de s’en justifier, et il a longuement exposé les raisons de force majeure qui le déterminaient à prendre cette mesure. Au lieu de prendre le rôle d’accusateur public, le gouvernement prend lui-même celui d’accusé et demande pardon au pays de porter la main sur une de ses franchises. Nous ne croyons pas qu’un plus bel hommage puisse être rendu par un gouvernement à la légalité et à la liberté.

La crise formidable que traverse l’Angleterre, certainement une des plus graves de son histoire, a excité des émotions de diverse nature dans les autres pays ; cependant, il ne faut pas que les Anglais s’y trompent, le sentiment qui domine est celui d’une satisfaction mal déguisée. L’opinion populaire paie une dette nécessaire à l’humanité et aux plus simples convenances en réprouvant les excès commis par les révoltés ; mais, ce devoir officiel une fois rempli, elle ne dissimule pas son contentement. Il faut que le peuple anglais se dise bien qu’il n’est pas aimé dans le monde ; il est trop personnel pour que ses malheurs puissent être pour les autres peuples des malheurs de famille, et il a eu trop de bonheur dans l’histoire pour n’avoir pas provoqué une immense envie. Il y a des distinctions à faire parmi ceux qui se réjouissent des événemens actuels. Le parti catholique, en France et sur tout le continent, voit dans le coup qui frappe l’Angleterre le châtiment de l’hérésie, et célèbre comme des leçons de la Providence les calamités qui tombent sur les ennemis de l’église. Quoi qu’on puisse penser de ce sentiment, on peut du moins dire qu’il n’a rien de vil ; mais il y en a un autre beaucoup plus répandu, et pour lequel on ne saurait faire la même réserve : c’est celui des nombreux amis de la servitude et de la platitude par toute l’Europe, qui, jaloux d’avoir vu l’Angleterre rester à l’abri des révolutions qui les avaient eux-mêmes si rudement secoués, et de la voir résister à une pression de liberté cent fois plus forte que celle qui les avait fait sauter, triomphent aujourd’hui de la voir blessée au talon, et s’écrient : « Enfin ! c’est donc son tour ! »

Les Anglais du reste ont la conscience instinctive des vrais sentimens qu’ils inspirent, et ils ne mettent leur confiance qu’en eux-mêmes. M. Disraeli disait dans la chambre des communes : « Nous en sommes aujourd’hui à la première campagne ; au mois de novembre probablement, nous commencerons la seconde. C’est de celle-ci que tout dépendra. L’Europe, l’Asie nous surveillent. Il faut que nous frappions des coups décisifs ; autrement, si nous étions obligés d’entreprendre une troisième campagne, nous pourrions trouver sur la scène des acteurs que nous n’attendons pas, et qui ne seraient plus des princes de l’Inde. »

On s’est étonné que le gouvernement anglais n’envoyât pas ses troupes aux Indes dans des bâtimens à vapeur qui auraient pu contenir un bien plus grand nombre d’hommes que les bâtimens à voiles, et qui auraient l’avantage, actuellement si précieux, de la vitesse ; mais il faut se dire que l’Angleterre envoyait là-bas tout ce qu’elle avait d’armée, qu’elle restait elle-même sans garnison, et que si elle n’avait pas gardé ce qu’elle a dans tous les temps appelé ses remparts de bois, elle aurait été entièrement sans défense. Lord Palmerston n’a fait aucune difficulté de l’avouer, et il disait dans la chambre des communes : « Si en cas d’événemens fortuits nous avions à faire appel aux ressources du pays, comment pourrions-nous le faire, si nos forces navales étaient à l’autre bout du monde ? Sans doute nos vaisseaux à vapeur sont ici dans le repos et dans l’inaction ; mais si tel ou tel événement survenait qui nous forçât à mettre en mer une grande flotte, comment ferions-nous quand nos vaisseaux seraient à transporter des troupes dans les mers de l’Inde ? C’est pourquoi je pense qu’il eût été très imprudent d’expédier ces bâtimens en Asie ; en fait, c’eût été tomber dans l’erreur que signalait le grand orateur de la Grèce en parlant des Perses. « Quand, disait-il, vous les frappez à une partie du corps, ils y portent la main, et laissent toutes les autres parties exposées aux coups. Gardez-vous, ô Athéniens ! de suivre cet exemple insensé ! » Je crois que nous serions tombés dans une semblable méprise, si nous avions envoyé dans l’Inde les forces dont nous pouvons avoir besoin pour nous défendre chez nous. »

Les mêmes raisons qui font que l’Angleterre rencontre peu de sympathies sur le continent européen font aussi qu’elle en trouve de toutes naturelles de l’autre côté de l’Atlantique. La communauté des principes autant que celle de la race unit par des liens indissolubles les Anglais et les Américains, et ce n’est pas la première fois que l’Europe, au moment où elle croyait que les deux nations allaient en venir aux armes, a vu la voix du sang faire taire la voix de la colère. Les Anglais et les Américains se disputent beaucoup et souvent, c’est vrai ; mais ils se disputent dans la même langue. C’est donc sans surprise que nous avons vu la presse américaine, après avoir considéré la question au point de vue commercial, ajouter cette déclaration significative : « Mais la décadence et la chute de l’Angleterre auraient pour nous un intérêt bien autrement sérieux. Outre qu’elle est notre plus proche alliée et notre meilleure pratique, l’Angleterre est dans une position particulièrement intéressante pour nous, comme la tête et le refuge de la liberté en Europe. L’Angleterre est à peu près le seul pays d’Europe où l’on puisse parler, écrire, penser, agir librement. Si l’Angleterre était détruite, il n’y aurait pas de l’autre côté de l’Océan une digue contre la tyrannie des races royales et des oligarchies… L’Europe serait inféodée aux despotes, et qui sait à quelles extrémités ils se porteraient une fois délivrés de leurs terribles antagonistes, la presse libre et l’esprit libre de l’Angleterre ? La chute de l’Angleterre arrêterait pendant plus d’un siècle la marche de la liberté. »

Il nous paraît prématuré de raisonner sur la décadence ou sur la chute de l’Angleterre ; c’est un événement que nous ne croyons pas imminent. Il serait hasardeux sans doute de vouloir prédire l’issue immédiate de la lutte engagée dans l’Inde : nous devons nous habituer à des accidens qui déjouent tous les calculs ; mais, quant à l’issue définitive, elle n’est point pour nous l’objet d’un doute. Il y a là une force vivante aux prises avec une force morte. Tôt ou tard le roseau pensant aura raison de la masse brutale qui est tombée sur lui comme une avalanche, mais qui n’apporte avec elle que des ruines et des cendres. L’idée de la nationalité, la seule qui pût servir de fondement sérieux à une pareille révolution, n’existe pas dans l’Inde. Sur aucun point, on ne voit la population se rallier au drapeau de l’armée révoltée ; les vainqueurs n’usent de leur triomphe d’un jour que pour se gorger de sang et d’or, et n’aspirent qu’à emporter leur butin dans leurs tanières. Quand les couches inférieures de ces tribus sans nombre et sans nom qui forment la population de l’Inde auront subi pendant quelque temps le joug de leurs nouveaux maîtres, quand elles auront été pillées, écrasées, saignées par cette nouvelle invasion comme elles l’ont été par toutes les invasions antérieures, quand elles auront vu la terre rendue à l’état sauvage, la propriété au pillage, l’homme à l’esclavage, la femme à la honte, alors elles accueilleront avec bonheur le retour à une domination régulière.

Cette domination devra elle-même changer de nature, et nous ne croyons pas qu’il y ait lieu de s’en applaudir. Nous le disons avec tristesse : les événemens auxquels nous assistons ne peuvent avoir que des résultats malheureux pour la liberté du monde ; ils doivent aider au triomphe de l’élément militaire et de l’esprit de centralisation.

Dans l’espace de deux ou trois ans, les Anglais ont reçu deux leçons sévères, la première en Crimée, la seconde dans l’Inde. Ils ont appris à leurs dépens que l’âge d’or n’était pas venu, que nous vivions encore dans un siècle de fer où les nations, même en pleine paix, ne peuvent marcher qu’armées de pied en cap, et ne peuvent dormir qu’avec une épée à leur chevet. Désormais, instruits par de cruelles expériences, ils se résigneront à entretenir chez eux une armée permanente, et ils se préparent déjà à cette extrémité, contre laquelle leur esprit d’indépendance s’était toujours révolté.

Quant à l’Inde, le gouvernement presque entièrement civil qu’ils y avaient établi devra nécessairement faire place à une occupation militaire et à une sorte de grande gendarmerie. Ils ne peuvent plus songer à donner le gouvernement d’elle-même à une race qui n’y est encore préparée ni par la religion ni par l’éducation. La fusion n’est pas possible entre le chrétien et le musulman, et de Maistre avait raison : « L’un des deux doit servir ou périr. » Au-dessous de ces castes religieuses et sociales qui exhalent en ce moment leur dernier soupir dans une dernière et sanglante convulsion, il y a des millions de créatures qui traversent la vie dans les ténèbres, dans l’opprobre, dans l’oppression, dans la brutalité, et qui attendent un rayon de lumière. L’Angleterre a charge d’âmes ; elle devra s’en souvenir quand elle aura reconquis l’Inde. C’est alors qu’elle reconnaîtra qu’au lieu d’accuser l’intervention de ses missionnaires, elle aurait mieux fait de l’appuyer et de l’encourager. Il y a dans cet acte de faiblesse une immense ingratitude, car, nous le demandons, que serait l’Angleterre sans la Bible ?


JOHN LEMOINNE.

  1. Voyez sur le peintre Haydon la Revue du 15 août 1855.