Des Réformes électorales en Angleterre

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DES
RÉFORMES ÉLECTORALES
EN ANGLETERRE

I. Parliamentary Government considered with a reference to reform of Parliament, an Essay, by Earl Grey 1858. — II. Lord Brougham’s Speech on Parliamentary reform, in the house of Lords. 1857.





La France, il faut le reconnaître, lors même qu’elle n’avait pas encore eu de liberté politique régulièrement garantie, en a toujours plus ou moins parlé. Le raisonnement était pour elle une institution naturelle, qui, sous la forme religieuse, historique, littéraire, avait son jour, son heure, et exerçait une influence inégalement tolérée à l’intérieur, mais puissante au dehors. Cette influence agissait selon l’à-propos de la controverse, la situation, le talent de l’écrivain, et en proportion aussi de cette vérité absolue qui réside dans les choses mêmes, et devient parfois irrésistible, si peu qu’elle se montre.

C’est ainsi que la France, si considérable au XVIIe siècle par ses armes et sa diplomatie, prit encore, dans le siècle suivant, une grande part aux événemens et à la marche générale de l’Europe, malgré l’inaction et la stérilité de son propre gouvernement. L’esprit de la nation suppléait au double inconvénient du pouvoir absolu et du défaut de lumières et de hardiesse dans le maniement de ce périlleux pouvoir. Par là s’explique comment la France, tout en manquant d’une politique ferme et suivie, avait par ses idées et par ses livres tant de crédit au loin. Elle aidait les autres peuples à tirer de leurs propres lois des conséquences nouvelles, et les poussait vers un avenir qu’elle-même ne se proposait pas encore. Elle jetait un principe de liberté dans la monarchie, toute militaire alors, de la Prusse; elle rendait l’autocratie de Naples modérée, protectrice pour les talens, favorable aux innovations et à cette philanthropie dont brillent les écrits de Filangieri; elle forçait indirectement la domination allemande à donner pour un temps au Milanais, par la généreuse tutelle du comte de Firmian, le régime administratif le plus bienfaisant et le plus éclairé qu’on ait jamais vu en pays conquis. Enfin elle concourait à faire mieux sentir à l’Angleterre elle-même tout l’avantage de ses formes politiques, et elle la préparait à se délivrer graduellement des restes d’oppression religieuse dont whigs et tories avaient contracté la trop longue habitude.

L’Esprit des Lois, publié il y a aujourd’hui cent dix ans, à Genève, à Paris et à Londres, dans la même année, et lu aussitôt dans notre langue par tous les hommes éclairés, parut pour l’Europe une leçon bien plus sensible, une autorité bien autrement efficace que les débats mêmes du parlement britannique, restreints encore dans leur publicité, et demeurés presque inconnus sur le continent. La constitution anglaise, cet amas laborieux de précédens féodaux et de libres usages, de privilèges et de droits inviolables, le tout vivifié par une habitude générale de discussion publique, par l’esprit tenace de la nation, et par cette procédure de liberté, sans laquelle les déclarations de principes sont peu de chose, c’était là d’abord, même au milieu du XVIIIe siècle, un spectacle peu compris et encore moins envié des autres peuples civilisés.

Un Français, homme de génie, venait porter pour tous l’ordre et l’évidence dans ce dédale d’une liberté étrangère, complexe, lointaine, non par les lieux, mais par la différence des esprits. Ecartant ou simplifiant la subtilité technique des formes, il faisait ressortir et briller à tous les yeux le fonds de principes essentiel à une société judicieuse et libre, l’accord nécessaire de ces principes avec le bon sens et l’équité absolue. C’est ainsi que le onzième livre de l’Esprit des Lois était rempli d’un seul fait, l’analyse théorique et pratique du gouvernement anglais. Et par cette analyse seule l’auteur expliquait admirablement ce que c’est que la liberté, à quoi elle est bonne, et pourquoi elle doit être défendue; comment ce qu’on a appelé le pouvoir du peuple n’est pas la liberté du peuple, mais tout le contraire; comment il importe de ne pas réunir dans la même personne la puissance législative à la puissance exécutrice; comment la puissance de juger doit elle-même n’être pas immuable, mais souvent représentée par des personnes tirées du corps de la nation, et qui se renouvellent comme les accusés dont elles sont les juges.

La définition et les conséquences de ces divers principes, la manière dont ils se concilient, se fortifient et se limitent l’un l’autre, leur concours à la puissance régulière de l’état et à la liberté du sujet, comme disait la vieille Angleterre, voilà le mémorable tableau que retraçait en 1748 Montesquieu, d’après un modèle vivant dès lors, et aujourd’hui bien grandi, sans être trop changé. On sait quel fut sur les Anglais eux-mêmes le grand effet du livre de Montesquieu. Ils estimèrent davantage une liberté si bien comprise et appréciée si haut par les publicistes d’un peuple rival; ils conçurent d’autant mieux, pour ainsi dire, la théorie de leur propre histoire et la philosophie de ce gouvernement légal, dont ils sentaient surtout les avantages immédiats et pratiques. Un de leurs plus spirituels hommes d’état, lord Chesterfield, rendit cet hommage public à notre illustre compatriote.

En se complaisant à décrire par mille traits caractéristiques le système et l’action du gouvernement britannique, Montesquieu avait ajouté, peut-être pour passeport de ses éloges : « Comme toutes les choses humaines ont une fin, l’état dont nous parlons perdra sa liberté, il périra. Rome, Lacédémone et Carthage ont bien péri. Il périra, lorsque la puissance législative sera plus corrompue que l’exécutrice. » Il insinuait même, quelques pages plus loin, que ce progrès de corruption commençait à se développer, et que les Anglais n’avaient pas la jouissance actuelle de toute la liberté établie par leurs lois. Cette impression était la conséquence inévitable du bruit que fait la liberté, quand elle est assez bien garantie pour se plaindre hautement de n’être pas encore plus forte. C’était aussi une des suites naturelles de la mauvaise renommée qu’avaient laissée le long ministère de Walpole et son art, disait-on, d’accroître et d’assurer par les abus mêmes de l’administration financière la docilité du parlement.

Se fondant sur cette hypothèse fort exagérée, la philosophie politique prévoyait donc pour l’Angleterre, et comme cause de sa destruction future, un mal tout simplement impossible, tant que la liberté existe dans un pays. De quelle manière en effet et par quel prodige la puissance législative pouvait-elle arriver, devant une presse libre, un jury indépendant et un public raisonneur, à cette corruption dernière et fatale? Était-ce par la situation dépendante et le mutisme complaisant des législateurs? Rien de moins vraisemblable. Toute chose se disait dans les deux chambres anglaises avec une grande et rude liberté, bien qu’on n’imprimât pas encore tous les matins dans les journaux ce qui s’était dit la nuit dans le parlement; mais sous cette réserve, dont la franchise intérieure du débat s’accroissait encore dans les véhémentes paroles d’un Pulteney ou de tel autre, la publicité, plus tardive, plus incomplète, n’était guère moins puissante pour l’esprit anglais. Reproduite avec des anagrammes, ou dans des cadres fictifs, renouvelée par les orateurs eux-mêmes dans des imprimés et dans des comptes-rendus populaires, elle ne cessait d’entretenir ce sentiment de la vie politique, qui est la liberté même. Seulement, par la force des choses, le débat, étant réel et animé dans les chambres britanniques, ne pouvait manquer de retentir chaque jour davantage au dehors, et il devait parvenir graduellement à cette régulière, rapide et immense publicité, commencée depuis un siècle, et qui s’accroît sans terme, non pas seulement pour l’Angleterre, mais pour le monde entier, supplée au silence des autres pays, et nous donne parfois de curieux détails sur nos propres affaires.

Placée devant un tel contrôle, organe et centre d’une telle publicité, la puissance législative, comme parle Montesquieu, n’est pas sans doute à l’abri de toute illusion, de toute erreur, de l’ascendant d’un parti politique, et parfois même du prestige passager d’un homme; mais comment serait-elle corrompue dans le sens matériel et vulgaire admis par l’illustre publiciste? Le seul danger pour elle serait de tomber jamais sous la pression illimitée d’une opinion extérieure, d’être entraînée par le flot démocratique, en un mot d’accepter la souveraineté de la foule, au lieu des influences de la raison, de la justice et de l’intérêt public.

C’est là en effet pour les assemblées représentatives une autre source de corruption possible, la domination par en bas, l’action des masses au lieu du gouvernement de l’intelligence, la force au lieu du droit, le nombre au lieu des lumières. Au temps où écrivait Montesquieu, ce dernier danger n’aurait pu apparaître que dans une perspective fort lointaine, et que l’expérience d’un passé historique encore récent devait rendre bien défavorable et bien suspecte. L’Angleterre se souvenait en effet des réformes électorales essayées durant la république et sous Cromwell. On avait fort accru le nombre des électeurs; mais comme le droit commun était sans cesse violé, et le pouvoir arbitraire des majors-généraux partout prédominant, il n’y avait eu ni élections libres, ni chambres régulières et durables. Quelques débris vivaces du vieux droit anglais avaient encore lutté çà et là contre le despotisme militaire; mais le nombre plus ou moins grand des électeurs, la part faite au pauvre peuple, comme disait le puissant dictateur, n’avait été de rien dans cette résistance. Quand le mouvement est violent et sans contrôle, il entraîne la foule et la précipite d’autant plus qu’elle est plus nombreuse.

Cependant un autre et moins grave abus, l’inconvénient du suffrage inégal et restreint, avait dû se produire et choquer davantage, à mesure que l’Angleterre s’était éloignée de la date de ses deux révolutions, et qu’elle étendait et affermissait sa laborieuse liberté. Dès le milieu du XVIIIe siècle, malgré quelques bills de réparation et de précaution appliqués aux élections de la chambre basse, au choix des chevaliers de comté et des commoners représentant les villes, de grandes plaintes s’élevaient sur les vices et les anomalies de l’ancien système. On le trouvait avec raison chaque jour plus défectueux et plus contradictoire; on y signalait l’injustice et parfois le scandale de ces bourgs-pourris, tantôt sous la dépendance absolue de quelques riches propriétaires, tantôt formés d’un très petit nombre de très pauvres électeurs, qui vendaient leur voix au plus offrant. Ici l’élection était complètement fictive ou mercenaire : ailleurs elle était en apparence très démocratique et tumultuaire, mais également vénale, ou dominée par une seule influence.

A la vérité, quelques avantages semblaient attachés à ces abus mêmes et en sortaient victorieusement. L’extrême diversité, l’origine disparate de l’élection favorisaient l’avènement des mérites et des situations les plus dissemblables. Tel jeune homme de talent sans fortune, encore inconnu, et qui n’aurait pu payer, dans un système d’élection plus populaire, les frais de transport des électeurs au chef-lieu du vote, était nommé sur la recommandation de quelque grand propriétaire whig ou tory. Ailleurs au contraire, toujours à la faveur de ce principe du libre et complet examen, sans lequel le nombre des examinateurs importe peu, un candidat paraissait en personne devant un petit corps de francs tenanciers, de bourgeois établis, de commerçans indépendans. Là, par une solide discussion des intérêts du pays les plus accessibles pour eux, il s’assurait leur adhésion. Ou bien même, dans tel autre district fort différemment organisé, dans telle ville populeuse, dans tel grand quartier de la vieille Cité de Londres, un candidat, fût-il ministériel très connu ou même ministre récemment nommé, se présentait devant quelques milliers d’électeurs, en était très démocratiquement applaudi ou sifflé, et finissait souvent par remporter une laborieuse victoire, que les adversaires d’une réforme systématique et générale ne manquaient pas de citer comme un échantillon suffisant de la liberté britannique. On a vu de nos jours comment M. Canning lui-même, lorsqu’il n’était encore qu’un conservateur énergique autant que spirituel, avait souvent triomphé dans ces luttes, et dominé par sa parole la foule tumultueuse[1], que ses sarcasmes n’épargnaient pas.

Depuis bien des années cependant, la réforme électorale était demandée à grands cris, et par de bonnes raisons. Il avait fallu les prodigieux événemens de la fin du dernier siècle et des commencemens du nôtre pour la retarder si longtemps. C’était précisément un demi-siècle avant l’époque où elle devait triompher que le jeune William Pitt en avait proposé le principe à la chambre des communes, le 7 mai 1782, avec l’appui de Fox, alors ministre, et un concours assez nombreux d’adhérens divers. La motion, habilement soutenue, n’en avait pas moins été tout d’abord écartée par cette sage répugnance des Anglais à changer les anciennes lois, et Pitt était destiné à renouveler plusieurs fois la même tentative inutile, avant de s’en montrer, à son tour, l’adversaire inflexible.

Pour nous, ce changement de rôle dans un si grand esprit indique bien les deux faces de la question, et ce qu’elle avait, selon les temps, de diversement grave et complexe. S’agissait-il des années languissantes et des ministères vacillans qui suivirent la guerre d’Amérique, un jeune homme, né ministre de race et d’instinct, mais pas encore en fonction, un jeune politique plein de feu et. d’audace, tel qu’était William Pitt, envoyé à la chambre des communes par le petit bourg d’Appleby, sur un mot de recommandation de son camarade d’université, le duc de Rutland, devait trouver pour lui-même ce mode de promotion bien précaire, et en juger sévèrement l’emploi dans d’autres applications moins heureuses. Avec cette rigueur de logique où se plaît la jeunesse, il n’avait pas de peine à démontrer les nombreuses incohérences, les extrêmes inégalités, les contradictions de tout genre, dont s’étaient chargées successivement les élections anglaises. Mais bientôt d’autres problèmes politiques et d’autres luttes pour sa propre élévation, pour le règlement de l’Inde, pour l’organisation de la régence, vinrent le distraire et employer ailleurs toute sa force.

Puis allaient venir, pour contre-poids et pour avertissement à l’esprit de réforme électorale en Angleterre, les réformes de la France et l’ébranlement de leurs secousses illimitées. Sans doute le zèle réformiste d’une partie des anciens whigs, de ce qu’on pouvait appeler les libéraux anglais, loin d’être découragé par cet exemple, dut y puiser d’abord une ardeur nouvelle : les pétitions se multipliaient, des associations ardentes se formaient; mais les appuis de la réforme n’étaient plus les mêmes, et le bon sens public n’était plus favorable à cette nouveauté, dont les conséquences étaient portées si loin dans un autre pays. Les excès de l’esprit de révolution en France tempéraient et intimidaient l’esprit de réforme en Angleterre. Les mots de parlement annuel, de suffrage universel, que faisaient retentir les correspondans britanniques des clubs français, frappaient de discrédit et de défiance tout projet, même de réforme judicieuse et modérée.

Le principe d’une valeur de trois journées de travail considérée comme suffisante pour conférer le droit électif, cette condition de l’activité civique précieusement recueillie par M. Le vicomte de Cormenin et d’autres publicistes de nos jours, épouvantait le bon sens britannique, et suscitait les plus fortes et les plus prévoyantes objections. Ce n’était pas seulement une grande section des whigs avec Burke à sa tête, et tout le parti religieux et philanthrope de Wilberforce, qui se séparaient hautement d’un pareil système de démocratie sans mesure, comme d’un danger permanent pour la couronne l’l’église et la propriété. Fox lui-même cessait de réclamer une réforme électorale compromise par de tels exemples ; des whigs très avancés la déclaraient menaçante pour la liberté, favorable à la domination d’un maître et à l’inertie des classes éclairées, sous la pression des masses. Ils rappelaient que les anciennes républiques, les états libres de la Grèce et de l’Italie, avaient péri par l’extension du droit de suffrage aux prolétaires, aux étrangers, aux affranchis. Et, se reportant à ces éloquens axiomes que Montesquieu avait tirés des exemples de leur propre pays, ils répétaient avec lui : « Le ciel n’est pas plus éloigné de la terre que l’esprit de liberté ne l’est de l’esprit d’extrême égalité. »

Ainsi notre extrême égalité de 1791 et des années suivantes fut pour un temps la meilleure réponse de l’aristocratie anglaise à tout projet de réforme parlementaire, et presque un arguaient pour l’immutabilité même des abus. Tel riche brasseur autrefois démocrate, telle corporation de dissenters autrefois mécontente, signaient des pétitions et tenaient des assemblées contre tout plan de réforme et d’élections publiques en la forme adoptée dans un royaume voisin. Devant cette disposition spontanée d’un grand nombre d’esprits et ces inquiétudes de la majorité du pays, accrues encore par les excès de quelques démagogues anglais et par les précautions que leur opposait le pouvoir, M. Pitt n’eut pas de peine à tenir assoupies pendant les épreuves diverses de son long ministère toutes ces questions de réforme électorale et d’épuration parlementaire, qu’il avait autrefois suscitées lui-même.

Ce qui secondait à merveille sur ce point sa politique résistante et stationnaire, ce n’était pas seulement le cours précipité et la contagion électrique des événemens de France ; c’était aussi et surtout l’aspect du parlement britannique, la sage vigueur des résolutions, le ralliement des partis sous un intérêt de défense commune, le patriotisme enfin, jaloux, inquiet, excessif, mais fidèle encore à l’esprit de liberté. Devant un tel exemple, le même William Pitt, qui supposait autrefois le parlement trop défectueux dans son origine pour faire véritablement le bien du pays, le déclarait aujourd’hui indispensable dans sa forme actuelle pour tout défendre et tout sauver. Il jugeait avec raison en effet que l’indépendance de fortune, les traditions de races, l’orgueil du nom, l’ambition même, l’ardeur de parvenir, l’attachement au pouvoir, l’intérêt, le talent, toutes ces forces diverses, quand elles sont mises en jeu par la liberté du débat, sous le contrôle du public, forment une représentation véritable et puissante. Il demandait donc avec confiance à la chambre des communes non réformée ce qu’il trouvait réellement en elle, un appui éclairé autant que courageux, passionnant l’opinion pour une grande cause, mais n’essayant pas de l’assujettir, lui servant d’organe, mais ne prétendant pas la rendre insignifiante ou muette, combattant à sa tête sous le drapeau des lois du pays, et avec la ferme intention d’en maintenir intactes les garanties populaires.

Ainsi se passa le temps de ce premier et terrible conflit entre l’esprit de révolution illimitée, devenu bientôt l’esprit de conquête, et les institutions d’une monarchie représentative forte de ses libertés inviolables. Honneur soit rendu par l’histoire aux citoyens anglais membres du parlement, qui même alors tenaient surtout pour la liberté et revendiquaient sans cesse les droits individuels et publics, que la grandeur de la crise et bien des exemples étrangers pouvaient mettre en péril ! Mais, et cela se conçoit sans peine, on ne pouvait sérieusement songer dans Westminster à la réforme électorale pendant qu’on défendait l’entrée de la Tamise contre la révolte d’une partie de la flotte britannique, et qu’on voyait, dans les classes les plus pauvres, la violence brutale et le jacobinisme du pillage prêts à remplacer toute autre expression des vœux populaires. Si la main d’un politique pouvait alors toucher à la constitution du parlement, ce devait être dans un intérêt non de théorie perfectionnée, mais de solidarité plus intime entre ces grandes îles d’Europe qui forment le royaume-uni britannique. Lier plus fortement l’Irlande à son impérieuse dominatrice, jeter cent membres irlandais dans la chambre des communes de la vieille Albion, accroître proportionnellement celle des lords, c’était là ce qu’un instinct de défense et d’avenir suggérait à M. Pitt ; c’était toute la réforme parlementaire qu’il pouvait entreprendre et qu’il fit en 1800 avec autant de vigueur que d’à-propos. Rien de plus, on peut le croire, n’était à espérer de l’homme d’état qui n’était pas un législateur d’époques paisibles, mais un champion national dans la plus grande lutte des temps modernes.

Quand cette lutte reprit après la paix passagère d’Amiens, quand elle fut compliquée par les désastres et le prompt abattement des alliés de l’Angleterre, quand elle se ranima cependant, plus opiniâtre et plus vive, sans M. Pitt, mort à la peine, et qu’elle se soutint avec une impulsion croissante, même par des mains plus faibles, il fut moins que jamais question pour l’Angleterre de refaire à loisir son système électoral et de le constituer sur des bases réformées ou nouvelles. Avec lord Castlereagh et Canning unis ou divisés, sous les héritiers inférieurs d’un grand ministre, mais non sans l’autorité de son exemple et l’énergie d’un état puissant, qui se gouverne lui-même tout à la fois par ses institutions et par les hommes qu’elles produisent et qu’elles renouvellent incessamment, l’Angleterre continua le terrible duel où elle était engagée au dehors, et où elle avait su se donner tant d’auxiliaires. Elle y trouvait, jusqu’au dénoûment et même après, une raison excellente de ne pas prendre une autre affaire sur ses bras, et ne pas s’imposer le fardeau d’une réforme intérieure, même la plus sensée. Elle voyait chaque jour que son parlement lui suffisait, même pour une bien rude et dispendieuse tâche, et elle n’était pas sûre de gagner au change. Ce qui manquait alors à la sincérité des élections anglaises, un autre principe plus vital encore, la liberté publique, y suppléait, et nulle forme électorale n’eût suppléé la liberté publique.

Les coalitions de 1814 et de 1815, la revendication violente du droit public européen, la charte donnée à la France, et les libertés qui devaient en être le passager, mais glorieux résultat, ne pouvaient manquer de réveiller partout bien des questions longtemps assoupies, sans être mortes, ni oubliées. Après la réduction des dépenses publiques, si lourdes pendant une si terrible guerre, la réforme électorale devint, avec l’émancipation des catholiques, le plus urgent problème de la monarchie constitutionnelle d’Angleterre. Et toutefois la solution réclamée à tant de titres, au nom des intérêts les plus divers, par les voix les plus autorisées et les plus énergiques, fut encore éludée, repoussée pendant seize années, tant les terribles échos de la révolution, de la propagande et de la conquête retentissaient encore, comme un motif ou un prétexte de défiance, contre l’extension théorique de la démocratie !

Probablement cette opiniâtre inquiétude de la tradition tory, même après sa victoire la plus populaire, se serait maintenue longtemps, et cette patience de l’esprit anglais à garder la forme qu’après tout il avait sentie puissante et tutélaire aurait duré bien des années encore, sans une catastrophe immense et voisine. La commotion soudaine et provoquée de 1830, cette foudroyante condamnation d’un coup d’état malheureux, mûrit et précipita pour l’Angleterre l’époque tant différée de sa réforme intérieure.

Après la charte française, ébranlée sans doute par sa rénovation même, mais en apparence raffermie sur des bases plus populaires, après notre abaissement du cens électoral et notre nouvelle organisation de royauté consentie et de puissance parlementaire considérablement augmentée, le gouvernement britannique, qui, de bonne heure et d’assez bonne grâce, adhérait à ce changement, pouvait difficilement se refuser lui-même, dans son intérieur, au progrès social de son peuple, à la suppression d’anciens abus si longtemps attaqués, et que rien n’excusait plus. Du moment qu’il gardait la paix, il devait faire la réforme. Ce fut un beau spectacle, pour les amis de l’humanité et de la liberté, de voir dans cette question les derniers efforts, la dernière résistance de l’ancien esprit conservateur, puis sa reddition loyale et sa retraite momentanée. L’homme dont l’Angleterre avait le droit d’être fière, celui qui lui avait donné sur le champ de bataille de l’Europe une fortune inespérée, était au pouvoir comme l’arc-boutant et la dernière colonne du système de résistance immuable. Il avait pour auxiliaire et pour appui le plus remarquable champion de cette résistance sous la forme civile, un conservateur d’une autre origine et d’une autre date, l’habile et opiniâtre Robert Peel. De pareils hommes, appelés par la couronne comme un renfort suprême, ne voulaient, on le croira facilement, ni céder le pouvoir, ni proposer eux-mêmes la réforme, qu’ils avaient combattue. Une crise formidable semblait donc imminente entre deux principes contraires, entre deux forces inégales de nombre, mais l’une armée de la possession, et l’autre croissante et irritée. Que serait-il arrivé, s’il y avait eu sur le trône l’obstination d’un Charles Ier et au pied du trône l’audace altière et la passion d’un Strafford?... Mais les temps et les hommes étaient autres. Sitôt que, dans la chambre des communes, telle qu’elle existait encore, avec ses précédens et les abus aggravés de son ancien mode, l’esprit de réforme retentissant au dehors eut pénétré par contre-coup, sitôt qu’une majorité de vingt-neuf voix eut marqué son blâme du ministère par l’ajournement du bill de liste civile proposé pour Guillaume IV, les deux puissans ministres qu’avait laissés son prédécesseur sentirent que le terme était venu, et le lendemain, les deux chambres, la chambre des pairs, encore si opposée à la réforme, et la chambre des communes, nommée par l’ancienne loi et les anciens abus, mais dominée par l’évidence et l’opinion, apprenaient, non sans trouble, la dissolution du ministère et l’appel de lord Grey pour former un cabinet nouveau.

C’est qu’en effet la crise politique et sociale était alors impérieuse, irrésistible, et qu’elle offrait, sous des formes menaçantes, ce qui n’existe pas aujourd’hui, même dans un faible degré, et ce que la parole fervente et colorée de M. Bright, ou les rudesses démagogiques de quelques radicaux, ne peuvent ni simuler, ni reproduire. L’Angleterre était réellement debout, impatiente, inquiète, offensée dans ses instincts de bon sens et de fierté. Le duc de Wellington, en déclarant le système de représentation acquis alors à l’Angleterre le plus satisfaisant qu’il fût possible d’atteindre, et la législature actuelle la meilleure des législatures, n’avait fait que précipiter un mouvement déjà si rapide. En vain quelques théoriciens du pouvoir rappelaient avec raison tout ce qu’avait eu de patriotique, de progressif et de libéral l’action du débat public dans ce parlement défectueux d’origine : on répondait de toutes parts qu’un nouveau service à rendre, qu’une dernière et bonne mesure de ce parlement, c’était de se réformer enfin, et de donner à la liberté pratique et au gouvernement du pays la base d’une représentation partout effective et sincère.

Il faut le dire encore, à l’appui de ce vœu si bien réfléchi apparaissaient de redoutables démonstrations, d’un caractère nouveau, même chez nos libres voisins. Ce n’étaient pas seulement d’innombrables pétitions de corporations et d’individus, de grandes assemblées populaires, c’étaient des meetings armés, où figuraient et manœuvraient, avant et après les discours des orateurs, plusieurs milliers de citoyens en appareil de guerre, et comme disposés à revendiquer un jour par la force ce qu’ils réclamaient encore au nom du droit, et par les formes de discussion et de liberté consacrées dans le pays.

L’exemple était terrible; la menace était trop forte, bien que contenue dans des limites qu’elle n’excéda point. L’épreuve avait besoin d’être abrégée, et lorsque lord Grey et lord John Russell, fidèles à leur vie passée et aux doctrines d’un grand parti politique, acceptèrent la mission de former un cabinet nouveau, d’accomplir la réforme électorale et de gouverner par elle, ils ne furent pas seulement des hommes de principes, conséquens avec eux-mêmes : ils furent de nobles et utiles citoyens; ils entrèrent avec courage dans une voie nouvelle qui, après tout, n’était pas excessive, puisqu’elle n’a pas, ce semble, compromis les destinées du pays, et qu’après vingt-huit ans d’épreuve on s’occupe de l’élargir encore, sauf à la rectifier sur quelques points.

Mais cela même explique la grande différence des deux époques, la profonde anomalie des deux situations, et partant des conséquences plus ou moins directes qu’elles entraînent. On n’a pas oublié, dans la diplomatie de l’Europe, la secousse de 1830 et les inquiétudes qui suivirent. On ferait un bien gros volume des prophéties menaçantes dont était accompagnée sur le continent, et même en Angleterre, l’inauguration d’une réforme qui augmentait de près d’un million la masse des électeurs du royaume-uni. Disons plus, les procédés par lesquels lutta et triompha cette réforme si combattue n’avaient pas été toujours, même de la part du ministère, prudens et modérés. La question engagée, il voulait vaincre à tout prix. L’agitation, même matérielle, à l’appui de son bill électoral ne lui déplaisait pas, ou du moins n’était pas blâmée par lui, et un illustre lettré, alors membre de la chambre des communes et du cabinet, n’hésitait pas à dire que la liberté de l’agitation était à la liberté de la presse ce que celle-ci avait été à l’emploi plus paisible et plus lent de l’écriture : proposition qui nous étonna, et nous paraissait un peu vive pour un historien et pour un ministre. De là sans doute bien des craintes spécieuses et de fâcheux pronostics.

Savez-vous quel est le moment où ces craintes ont été démenties, et la portée de la réforme justement appréciée? C’est lorsque dix ans après ce bill de réforme si laborieusement débattu pendant deux sessions, voté par une chambre nouvelle, subi avec une résignation calculée par la pairie, on vit la force des choses, l’intérêt anglais bien compris, ramener au pouvoir Robert Peel et lord Aberdeen lui-même. C’était bien là que pouvait se reconnaître le génie même de la constitution anglaise, l’esprit de libre examen et de libre débat, et par suite l’ascendant inévitable du talent et des lumières. Robert Peel avait été non pas seulement le martyr, mais l’adversaire opiniâtre autant que mesuré du bill de réforme. Il en avait nié la nécessité, il en avait attaqué les applications étendues, il y avait signalé quelques contradictions et quelques insuffisances; puis, quand à force de rames et de bras le nouvel esquif fut à flot, il monta dessus en pilote habile, et dans le premier parlement reformé, telle fut sa vigoureuse et habile conduite, parfois son adhésion indépendante, plus souvent sa ferme et sage opposition, que dix ans après sa chute il revenait à la tête du ministère par droit de discussion, aux applaudissemens d’une nouvelle chambre des communes (30 août 1841).

Il y revenait pour cinq ans, et s’il dut tomber alors, sans la fatalité qui plus tard abrégea sa vie, on peut le croire, la vicissitude des incidens politiques, combinée avec la puissance du talent, l’eût relevé de nouveau sur le terrain du débat public, pour gouverner encore une fois par l’art habile de modifier à propos sa politique et de s’approprier ce qu’il vaut mieux corriger que combattre.

Une seconde preuve de cette même vérité et un nouvel argument à l’appui de la différence entre les deux réformes, c’est le ministère actuel de lord Derby, le nom même de cet homme d’état, les souvenirs de sa glorieuse carrière dans la chambre des communes, sa situation présente dans celle des lords. Le noble et brillant orateur du tory sine modéré, celui qu’il y a vingt ans la chambre des communes admirait sous le nom de Stanley, aujourd’hui renouvelé pour elle avec tant d’éclat, lord Derby, fera maintenant à la chambre des lords ce que lord Grey entreprenait en 1831 et 1832. Il appuie le nouveau bill électoral. Est-il à croire qu’il trouvera les mêmes résistances que son devancier à cette première épreuve, qu’il suscitera les mêmes combats, qu’il aura besoin de recourir à des prophéties comminatoires, ou, ce qui serait pis encore, à une création nouvelle de pairs, à ce débordement qu’en 1832 lord Grey montrait à demi suspendu, et détournait cependant de toute sa force? Rien de pareil à l’horizon, rien de semblable entre les deux époques. En 1831, la réforme parlementaire du royaume-uni était une secousse encore inconnue, une excitation immense, une révolution possible. En 1859 et en 1860, si elle ne se termine pas cette année, elle est une affaire, une rectification laborieuse, une matière de débats, un bill d’applications pratiques et de détails infinis, qu’on peut amender et sous-amender, sans catastrophe imminente pour l’état. Veuillez bien le remarquer en effet, rien de radical dans ce projet, ni dans l’addition même que propose lord Russell. Partout les cadres de l’ancienne loi, les divisions de bourgs et de comtés judicieusement maintenues appellent au droit électoral, non pas l’individu, à quelque titre que ce soit, mais le propriétaire, le co-associé à la propriété, le fermier, l’homme ayant une garantie de domicile et d’industrie, l’artisan même cautionné par son dépôt dans une caisse publique d’épargnes.

Nous ne rappelons pas ici des dispositions d’un tout autre ordre maintenues à l’égard de corporations savantes, et qui assurent la diversité en même temps qu’elles élèvent la source de l’élection; mais sur ce terrain des ramifications si nombreuses embrassées par le bill, bien que la qualité d’électeur soit rendue très accessible, nous remarquons qu’elle reste ce qu’elle doit être, intelligente et présumée responsable. Voilà le grand point. L’esprit des peuples libres de l’antiquité, moins abstrait et plus pratique parfois que le nôtre, attachait le droit électif non pas à la condition d’homme, mais à la présomption de volonté indépendante. Aristote établissait dans sa Politique que les hommes, même libres, qui dépendent de leur salaire du jour, les manœuvres, les artisans, ne doivent pas concourir à l’élection, ail ne leur croyait pas, disait-il, des sentimens assez élevés, assez libéraux pour cela. » Cette théorie du philosophe peut étonner dans un pays où le gouvernement, provisoire il est vrai, croyait se recommander par l’adjonction sur sa liste du nom d’un simple ouvrier; mais le nouveau bill anglais, présenté par M. Disraeli, nous paraît fondé sur cette idée, que la condition d’homme ou même d’ouvrier ne suffit pas pour constituer le droit électoral, et qu’il est bon d’y joindre une garantie de propriété, d’établissement régulier, de science acquise et exercée, d’économie faite et assurée, quelque chose enfin qui caractérise l’homme intéressé à l’ordre social, et pouvant lui apporter une part de volonté intelligente et libre.

Lord Brougham, un des apôtres les plus véhémens de la grande réforme de 1832, disait en août 1857, au sujet de la nouvelle réforme déjà débattue : « Outre mes deux nobles amis, lord Ripon et lord Glenelg, absens aujourd’hui, je reste seul dans cette chambre de tous les auteurs du bill de 1832, sauf encore mon noble ami, en face de moi, qui est membre du gouvernement. » Remarquable exemple du renouvellement des institutions par la seule marche de la vie, sans les accidens qui le hâtent et qui les brisent! De toute cette pairie anglaise, si résistante et si menacée en 1832, de tant de protestations et de, discours qui retentissaient alors, il n’y avait plus, l’avant-dernier été, que quatre représentans, vingt-cinq années après le grand procès! Mais l’esprit et la pratique de la constitution subsistent. Le droit de discussion et d’examen est partout en Angleterre, s’exerce et se renouvelle sans cesse. Que s’agirait-il d’ajouter à ce droit, appliqué récemment avec tant de force et d’habile modération dans les deux chambres? L’appel d’une masse illimitée d’électeurs, leur répartition rigoureuse en districts numériquement égaux, le scrutin secret, comme seule garantie de l’indépendance de ces hommes qu’on déclare si capables et si dignes des droits politiques! C’est là précisément ce que repoussait le bill de 1832, qu’on prétend compléter sans doute, et non détruire. Il voulait élever un plus grand nombre de sujets britanniques à l’exercice du droit réclamé pour eux. Il maintenait le vote public comme une tradition des libertés anglaises. Il ne se proposait pas de substituer à quelques bourgs électoraux presque sans habitans des foules sans responsabilité, des masses inertes et muettes, au risque d’être un jour aveugles et furieuses, ou de ne représenter qu’un simulacre de peuple dont la volonté n’est pas mieux éclairée qu’elle n’est sûrement constatée.

La réforme permanente et toujours active de l’Angleterre, c’est la puissance légale du parlement, le libre examen par le pays, l’action perpétuelle de la presse, la garantie individuelle du citoyen, et, on peut le remarquer, tel est l’effet de ces premiers et heureux gages du bon état social que rien des passions violentes qui réclamaient, il y a trente ans, une réforme électorale nécessaire sur quelques points ne se reproduit aujourd’hui. Il n’y a plus, dans des proportions notables du moins, de chartistes et de radicaux extrêmes voulant un parlement annuel ou triennal, nommé par le suffrage universel. L’esprit de liberté, éclairé par le raisonnement et l’exemple, n’est pas moins contraire à semblable progrès que l’esprit d’ordre et de gouvernement légal. L’esprit de liberté peut ajouter quelques catégories, étendre quelques nombres, supprimer quelques incohérences dans le bill de 1832 : il n’en peut pas changer le caractère intelligent; il ne peut pas le submerger sous le seul et grossier principe de la force numérique. Ce serait pour le principe de liberté se renoncer, s’abdiquer soi-même. Aussi rien de tel ne sortira du parlement, dont l’Europe suit aujourd’hui avec tant d’intérêt et attend chaque jour les libres débats sur les plus graves questions du monde politique. Les nouveaux amendemens au système électoral du royaume-uni viendront à leur tour sans que personne en soit impatient ni effrayé, et ils ne troubleront ni l’Angleterre, ni l’Europe.


VILLEMAIN.

  1. Swinish mob.