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Des intérêts en politique. - M. Canning et M. de Metternich

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DES INTÉRÊTS
EN POLITIQUE.

M. CANNING ET M. DE METTERNICH.

S’il est vrai que les gouvernemens aient été institués pour représenter et défendre les intérêts des masses, s’il est vrai que les contributions en hommes et en argent qu’ils prélèvent n’ont d’autre but que de les mettre à même de remplir leur mandat, quelle doit être l’action du prince, sinon de travailler sans relâche à la prospérité publique ?

Mais il y a des cas où ce qui peut augmenter cette prospérité est envisagé d’une manière différente par le peuple et par le gouvernement ; souvent même plus occupé d’une théorie que de ses intérêts, le peuple veut la guerre quand le gouvernement veut la paix. Ces différences se font surtout remarquer lorsqu’une sorte de politique que nous appellerons sentimentale se répand dans les esprits ; les croisades nous en offrent un grand exemple. Suger, qui comprenait combien elles produisaient peu de bons résultats, usa de toute son influence pour s’opposer à ces saintes migrations. Pourrait-on soutenir aujourd’hui que Suger, en cherchant à comprimer une opinion dont les suites devaient amener une sorte de bouleversement social, ne fit pas un acte d’homme d’état ? Il peut donc se présenter des cas où le gouvernement doit agir contrairement à l’opinion générale : et ces cas sont ceux où cette opinion se trouve en opposition avec les intérêts nationaux bien entendus.

De nos jours, la difficulté pour les gouvernemens est doublement grande. Deux opinions se partagent le monde : l’une tend à conserver, à accroître l’action de l’autorité ; l’autre a pour but d’étendre l’action populaire dans toutes les parties de la politique. Elles sont toutes deux pleines de l’esprit de prosélytisme ; elles se figurent que nul peuple ne peut être heureux s’il n’est régi selon leurs principes. De même que l’Église a dit : Hors de l’Église point de salut, ces opinions ont dit : Sans nous point de félicité publique. La politique est une et invariable à leurs yeux ; elles sont comme deux religions opposées, dont l’une damne l’autre. Chacune caresse ou menace le pouvoir, afin que le pouvoir agisse dans le sens qu’elle indique. Si le pouvoir cède à l’une, l’autre s’irrite ; s’il croit devoir rester intermédiaire, alors elles semblent s’entendre toutes deux, votent unanimement contre lui, et l’accusent de marcher sans plan et sans système arrêté d’avance.

M. Canning et M. de Metternich sont les dieux que ces opinons encensent ou maudissent. Le libéralisme loue le premier de ces hommes d’état à cause de sa philantropie ; les partisans de l’absolutisme ne voient en lui, au contraire, qu’un Procuste étendant les royautés sur le lit fabuleux, et retranchant de leurs droits tout ce qui dépassait les bornes que sa politique avait fixées.

Quant à nous, qui pensons que le premier devoir d’un ministre est de rendre heureuse et forte la nation dont les destinées lui sont confiées, nous n’hésitons pas à dire qu’un homme placé à la tête des affaires, doit renoncer complétement à toute opinion personnelle. Ses affections particulières, si elles sont en opposition avec les intérêts du pays, doivent même céder irrévocablement à l’immense obligation qu’il contracte. S’il advenait qu’il lui fût indispensable de compromettre la tranquillité de deux peuples pour assurer celle de sa patrie, il ne pourrait pas balancer ; la tranquillité des deux peuples devrait être sacrifiée. Ces doctrines seront sans doute repoussées par certaines personnes qui ne voient pas que telle qualité qui honore un homme privé serait un vice chez un homme public, parce qu’il est un pouvoir qui, dans toute société, protège le citoyen contre le citoyen, tandis que la force, le talent et quelquefois l’audace peuvent seuls protéger une nation contre sa rivale.

Pour mieux démontrer la différence qui existe entre l’homme privé et l’homme public, il suffira d’un court rapprochement. Tout être collectif, étant mineur, ne peut gérer lui-même ses affaires. Dans les gouvernemens purement monarchiques, le tuteur du peuple, c’est la couronne ; dans les gouvernemens constitutionnels, c’est encore la couronne ; mais il y a de plus deux subrogés tuteurs, ce sont les chambres. Or, un homme peut à son gré sacrifier sa fortune ou exposer sa vie pour secourir un autre homme ; la société admirera sa générosité. Mais serait-il loisible à un tuteur de détourner la moindre partie des biens de son pupille, pour secourir même son père ? ne doit-il pas s’efforcer, au contraire, d’améliorer et d’agrandir la fortune dont il a accepté la gestion ? Il en est de même du tuteur du peuple. Employer tous les moyens que n’exclut pas le droit des gens pour assurer le bonheur de son pays, voilà le devoir impérieux qui lui est imposé.

Il résulte de cette obligation de travailler sans relâche à la prospérité des hommes que l’on gouverne, que beaucoup de reproches adressés à M. Canning au sujet de ses doctrines libérales, et à M. de Metternich au sujet de ses doctrines d’absolutisme, n’étaient point fondés. En effet, si l’intérêt du peuple anglais exigeait la propagation du système constitutionnel, ou si M. Canning a vu dans la propagation de ce système le moyen d’étendre dans le monde l’influence de l’Angleterre, dont l’industrie réclame chaque jour de nouveaux débouchés, M. Canning devait tenter ce qu’il a entrepris. Quant à M. de Metternich, au contraire, il gouverne un pays où la plus grande partie des produits manufacturés se consomment sur le sol même. L’industrie autrichienne, quoiqu’elle ait fait de grands progrès depuis la paix, se contente encore des débouchés que lui offrent l’Allemagne, l’Italie et l’Orient. Les habitans de ce pays tiennent à leurs foyers, où une terre fertile récompense leurs travaux. Riches par leur sol, le commerce est pour eux un moyen d’échange, et le désir du gain ne les porte pas à se faire les facteurs de leurs voisins. Ils sont simples et bons, calmes et réfléchis, plus agissans que parlans, et leur patriotisme est renfermé dans les bornes de leur pays. Les Autrichiens s’occupent peu de politique métaphysique ; les questions de cette nature peuvent bien fixer l’attention de quelques esprits, mais la foule y attache peu d’intérêt[1]. S’ils paient leurs contributions en hommes et en argent avec la plus grande docilité, c’est que la docilité est dans le caractère de la nation. Il existe à Vienne une ordonnance de police qui défend de fumer dans les rues ; chaque individu, au moment d’arriver sous la porte du rempart, éteint sa pipe sans murmurer, sauf à la rallumer quand il sortira de la ville. Quelques ponts sont divisés en trois parties : sur celle du milieu passent les voitures, et sur les parties latérales les gens de pied, mais de telle manière que ceux qui viennent passent d’un côté, tandis que ceux qui s’en vont passent de l’autre. En France, il faudrait des soldats pour veiller à l’exécution de cette mesure ; là-bas, il suffit qu’on l’ait indiquée pour que personne ne s’en écarte. Tout se faisant toujours de la même manière, aujourd’hui comme hier, demain comme aujourd’hui, il faut donc des institutions presque fixes à un pareil peuple. Que l’on joigne maintenant à ces dispositions nationales, l’immense influence que l’aristocratie exerce dans l’empire, et l’on verra si M. de Metternich, même avec les idées les plus libérales, aurait pu gouverner l’Autriche d’après ces idées.

La politique doit se diriger en conséquence de ce qui existe, sans quoi elle s’égare ; voilà un axiome dont on fait trop peu de cas de nos jours. On imagine des utopies, on prétend que les peuples ont un but commun. Il serait heureux que cela fût, mais cela n’est pas. Chaque peuple (nous entendons par peuple la masse entière, et non quelques individus plus ou moins instruits), chaque peuple a un but particulier ; c’est son bien-être qu’il cherche, sans s’occuper du bien-être des autres. On abuse donc l’opinion publique en lui présentant comme un fait sensible ce qui n’est que le vœu de quelques ames généreuses, ou le rêve de quelques esprits systématiques. Plein de cette idée, on a taillé sur le même modèle vingt plans de réforme qu’on va offrir à chaque état. Cependant, avant de prendre un parti de ce genre, il faut bien étudier les mœurs des hommes qu’on veut régir par des institutions nouvelles, il convient de bien observer leur tempérament politique ; autrement on court le risque de ressembler à cet empirique qui administre son spécifique pour toutes les maladies, et qui tue plus de malades qu’il n’en guérit.

Voilà ce que M. de Metternich paraît avoir compris ; d’ailleurs l’Autriche, ainsi que nous l’avons démontré, n’éprouvait nullement le besoin d’étendre le principe de l’indépendance. L’Angleterre seule y était intéressée ; elle avait à redouter, en cas de guerre, la mise en vigueur du système continental, système qui, s’il eût été bien entendu, et si Bonaparte n’eût pas inspiré tant de méfiance, aurait occasionné la ruine totale des trois royaumes. Pour parer à cette mesure, il fallait qu’elle cherchât au loin, dans une contrée qui ne peut avoir de relations qu’avec les états maritimes de l’Europe, un débit assuré pour ses innombrables produits. L’Amérique seule présentait les conditions nécessaires. Si l’on ajoute que l’Angleterre, se croyant maîtresse absolue de la mer, pensait pouvoir interrompre au besoin toute relation entre la France et cette partie du monde, on verra combien il lui importait que le Mexique, la Colombie, le Pérou, le Brésil, etc., se constituassent en nations indépendantes. Ce ne serait donc pas précisément dans un but philantropique qu’on aurait favorisé l’émancipation des nouveaux états ; ce n’était donc pas absolument la liberté civile et religieuse que l’on voulait, mais bien, avant tout, des débouchés pour la production anglaise. Loin de nous de prétendre accuser M. Canning ! Nous admirons au contraire sa rare habileté, son tact, son discernement ; il a mis à profit les passions humaines, il a bien fait. Mais malheureusement ces passions, au nombre desquelles se trouve l’appât du gain, ont précipité le commerce anglais dans des entreprises funestes ; la faute en est au commerce seul. Il réparera peu à peu ses pertes, et l’Angleterre aura acquis de vastes et de nombreux marchés que l’Espagne seule approvisionnait avant elle.

Ainsi la même pensée a créé des systèmes entièrement contraires ; nous dirons plus, ennemis. Assurer la prospérité de sa nation, satisfaire à ses besoins, favoriser son commerce et son industrie, voilà ce qui a conduit M. Canning au développement des idées constitutionnelles en Europe et en Amérique ; voilà ce qui porte M. de Metternich à maintenir le statu quo. Du moment que le bien-être de l’Angleterre ou de l’Autriche exigera une politique différente, il sera du devoir d’un ministre habile d’entrer franchement et sans hésiter dans la route que les circonstances mêmes lui indiqueront.

Nous nous proposons, dans un prochain numéro, d’appliquer notre doctrine à la situation politique des principaux états qui fixent en ce moment l’attention du monde. Après avoir constaté les besoins et les intérêts de chaque peuple, il sera facile de juger si la marche de son gouvernement est en harmonie avec ses besoins et ses intérêts. Peut-être trouvera-t-on plus d’une fois qu’il y a eu quelque exagération dans la censure et dans les éloges, dans l’approbation comme dans le blâme.

S…

  1. Qu’on remarque bien que nous parlons seulement de l’Autriche, et nullement des pays conquis, dont les mœurs diffèrent, il est vrai, mais qui subissent la loi du plus fort. Quant à la Hongrie, elle forme, comme chacun sait, un état à part, et est régie par une constitution.