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Description de la Chine (La Haye)/De l’abondance qui règne à la Chine

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Scheuerleer (2p. 163-186).


De l’abondance qui règne à la Chine


On peut dire sans craindre de trop s’avancer, que la Chine est une des plus fertiles portions de l’univers, comme elle en est une des plus vastes et des plus belles : une seule de ces provinces pourrait faire un État considérable, et flatter l’ambition d’un prince. Il n’y a presque rien dans les autres pays qui ne se trouve à la Chine, et il y a une infinité de choses qu’on chercherait vainement ailleurs.

Cette abondance doit être attribuée, et à la profondeur des terres, et à l’industrie laborieuse de ces peuples, et à la quantité de lacs, de fleuves, de rivières, et de canaux, dont tout le pays est arrosé. Il n’y a guère de villes dans les provinces du midi, ni même de bourgs, où l’on ne puisse aller en bateau, parce que partout il y a des rivières ou des canaux. Le riz se sème en quelques provinces deux fois l’année ; il est bien meilleur que celui qui croît en Europe : la terre y produit plusieurs autres espèces de grains, telles que sont le froment, l’orge, diverses sortes de millets, les fèves, les pois toujours verts, les pois noirs et jaunes, dont on se sert, au lieu d’avoine, pour engraisser les chevaux : mais dans les parties méridionales, on fait moins de cas de tous ces grains que du riz, qui y est la nourriture ordinaire ; car dans les parties septentrionales on se nourrit surtout de froment.


Des animaux.

Parmi les animaux que l’on mange en Europe, et dont les Chinois tous les jours font usage, surtout les gens riches, qui ont soin de se bien régaler, la chair de cochon est, selon leur goût, la viande la plus délicieuse ; ils la préfèrent à toute autre, et elle fait comme la base de leurs repas. Il y a peu de maisons où l’on n’en nourrisse, et où on ne les engraisse : aussi en mangent-ils toute l’année. Il faut avouer qu’elle a bien meilleur goût qu’en Europe, et d’ailleurs sa chair est saine et n’est nullement indigeste : c’est un excellent manger qu’un jambon de la Chine.

La chair des juments sauvages est aussi fort estimée : outre le gibier, les volatiles, et autres animaux que nous avons en quantité, les nerfs de cerfs, et les nids d’oiseaux, dont j’ai déjà parlé, les pattes d’ours, et les pieds de divers animaux sauvages, qui leur viennent salés de Siam, de Camboye, et de la Tartarie, sont les délices de la table des grands seigneurs.

Le peuple s’accommode fort de la chair des chevaux, et des chiens, quoique morts de vieillesse, ou de maladie ; il n’a pas même de répugnance à manger celle des chats, des rats, et d’autres pareils animaux, qui se vend dans les rues. C’est un divertissement assez agréable, de voir les bouchers, lorsqu’ils portent de la chair de chien en quelque lieu, ou quand ils vont chargés de cinq ou six chiens pour les tuer. Tous les chiens attirés par les cris de ceux qu’on va tuer, ou par l’odeur de ceux qu’on a déjà tués, se jettent en troupes sur les bouchers qui sont obligés de marcher toujours armés d’un long bâton, ou d’un long fouet, pour se défendre de leurs insultes ; et de se tenir en des lieux fermés, pour exercer paisiblement leur métier.


Des oiseaux.

Outre les oiseaux domestiques, ils trouvent encore sur leurs rivières et sur leurs lacs quantité d’oiseaux de rivière, et principalement de canards sauvages. La manière dont ils les prennent, mérite d’être rapportée : ils se mettent la tête dans de grosses citrouilles sèches, où il y a quelques trous pour voir et pour respirer, puis ils marchent nus dans l’eau, ou bien ils nagent sans rien faire paraître au dehors, que la tête couverte de la citrouille. Les canards accoutumés à voir de ces citrouilles flottantes, autour desquelles ils se jouent, s’en approchent sans crainte, et le chasseur les tirant par les pieds dans l’eau pour les empêcher de crier, leur tord le col et les attache à sa ceinture. Il ne quitte point cet exercice, qu’il n’en ait pris un grand nombre.

Le gibier y foisonne : on voit à Peking pendant l’hiver dans diverses places, plusieurs monceaux de diverses sortes d’animaux, volatiles, terrestres, et aquatiques, durcis par le froid, et exempts de toute corruption : on y voit une quantité prodigieuse de cerfs, de daims, de sangliers, de chèvres, d’élans, de lièvres, de lapins, d’écureuils, de chats et de rats sauvages, d’oies, de canards, de poules de bois, de perdrix, de faisans, de cailles, et plusieurs autres animaux qui ne se trouvent point en Europe, et qui se vendent à très grand marché.


Des poissons.

Les rivières, les lacs, les étangs, et même les canaux dont toute la Chine est arrosée, sont remplis de toute sorte de poissons. On en trouve un grand nombre jusque dans les fossés, qu’ils ont soin de pratiquer au milieu des campagnes, pour y conserver de l’eau, dont le riz a un continuel besoin.

Des bateaux pleins de l’eau où se trouve de la semence de poissons, comme nous l’avons expliqué, parcourent la Chine. On achète de cette eau, et l’on en remplit les fossés : les poissons qui s’y trouvent étant fort petits et presque imperceptibles, on les nourrit avec des lentilles de marais, ou avec des jaunes d’œuf, à peu près comme on nourrit les animaux domestiques en Europe. Les grands poissons se conservent par le moyen de la glace ; on en remplit de grands bateaux qu’on transporte jusqu’à Peking.

Il n’y a guère de poissons en Europe qui ne se trouvent à la Chine : on y voit des lamproies, des carpes, des soles, des saumons, des truites, des aloses, des esturgeons, etc. mais il y en a beaucoup d’autres d’un goût excellent qui nous sont tout à fait inconnus. Il n’est pas possible d’en rapporter toutes les espèces : je ne m’attacherai qu’à quelques-unes qui feront juger des autres.

Un de ceux que l’on estime le plus, et qui pèse environ quarante livres,
est celui qu’ils appellent tcho kia yu, c’est-à-dire, l’encuirassé. Ils le nomment ainsi, parce qu’en effet il a sur le dos, sous le ventre, et aux deux côtés une suite d’écailles tranchantes, rangées en lignes droites, et posées les unes sur les autres, à peu près comme sont les tuiles sur nos toits. C’est un poisson admirable, dont la chair est fort blanche, et qui ressemble assez à celle du veau pour le goût.

Quand le temps est doux, on pêche une autre sorte de poisson fort délicat que les gens du pays appellent poisson de farine, à cause de son extrême blancheur, et parce que ses prunelles noires semblent être enchâssées dans deux cercles d’argent fort brillant : il y en a dans les mers du côté de la province de Kiang nan une quantité si prodigieuse, qu’on en tire jusqu’à quatre cents livres pesant d’un seul coup de filet.

Un des meilleurs poissons qui soit dans toute la Chine, est celui qu’on pêche à la quatrième et cinquième lune : il approche assez de nos brames de mer, et il pèse cinq à six livres : il se vend d’ordinaire huit deniers la livre, et tout au plus le double à vingt lieues dans les terres où on le transporte.

Quand cette pêche est finie, il arrive des côtes de la province de Tche kiang, de grandes barques chargées d’une autre espèce de poisson frais, qui ressemble assez aux morues de Terre-neuve. Il n’est pas croyable combien il s’en consomme dans la saison depuis les côtes de Fo kien jusqu’à celles de Chan tong, outre la quantité prodigieuse, qu’on sale dans le pays même où se fait la pêche.

On le vend à très vil prix, quoique les marchands ne puissent l’aller chercher sans beaucoup de frais : car il leur faut d’abord acheter du mandarin la permission de faire ce commerce, louer ensuite une barque, acheter le poisson à mesure qu’on le tire du filet, et l’arranger dans le fond de cale sur des couches de sel, de la même manière qu’à Dieppe on arrange les harengs dans des tonnes. C’est par ce moyen que malgré les plus grandes chaleurs ce poisson se transporte dans les provinces les plus éloignées. Il est aisé de juger combien cette pêche doit être abondante, puisque le poisson se vend à si bon compte nonobstant la dépense que font les marchands qui l’apportent.

Outre cette espèce de morue dont nous venons de parler, depuis la sixième jusqu’à la neuvième lune on fait venir une quantité surprenante d’autre poisson salé des côtes de la mer. Dans la province de Kiang nan on voit surtout de gros poissons venant de la mer ou du fleuve Jaune, qui se jettent dans de vastes plaines toutes couvertes d’eau : tout y est disposé de telle sorte, que les eaux s’écoulent aussitôt qu’ils y sont entrés. Ces poissons demeurant à sec, on les prend sans peine, on les sale, on les vend aux marchands qui en chargent leurs barques à peu de frais.

Dans le grand fleuve Yang tse kiang, vis-à-vis de la ville de Kieou kiang, où il a plus d’une demie lieue de largeur, on pêche toute sorte d’excellents poissons, et entre autres une espèce nommée hoang yu, c’est-à-dire, poisson jaune. Il est d’une grosseur extraordinaire, et d’un goût admirable. On en prend quelquefois qui pèsent plus de huit cents livres : on ne voit guère de poissons qui ait la chair plus ferme. On ne le pêche qu’en certain temps, savoir lorsqu’il passe du lac Tong ting hou dans cette rivière.

Ce lac est le plus grand qui soit à la Chine, et c’est beaucoup dire ; car il n’y a guère de provinces, où il ne se trouve des lacs d’une étendue prodigieuse, tels que sont le lac Hong se hou, le lac Ta hou, le lac Po yang hou, etc. Celui-ci, par exemple, qu’on appelle encore le lac de Iao tcheou, est formé par le confluent de quatre rivières aussi grandes que la Loire, qui sortent de la province de Kiang si ; il a trente lieues de circuit, et on y essuie des typhons, comme sur les mers de la Chine.


Du poisson d’or.

Nous avons déjà parlé dans l’idée générale que nous avons donné de cet empire, d’un certain poisson extraordinaire, appelé poisson d’or, ou poisson d’argent, que les grands seigneurs conservent ou dans leurs cours, ou dans leurs jardins, comme un ornement particulier de leurs palais. Le père le Comte qui en a fait la description, ajoute à ce que nous en avons dit, des particularités que je ne dois pas omettre. « Ces poissons, dit ce Père, sont d’ordinaire de la longueur du doigt et gros à proportion. Le mâle est d’un beau rouge depuis la tête jusqu’à la moitié du corps, et même davantage, le reste avec toute la queue en est doré, mais d’un or si lustré et si éclatant, que nos véritables dorures n’en approchent pas. La femelle est blanche ; elle a la queue, et même une partie du corps parfaitement argentée. La queue de l’un et de l’autre n’est pas unie et plate comme celle des autres poissons, mais formée en bouquet, grosse, longue, et qui donne un agrément particulier à ce petit animal, dont le corps est d’ailleurs parfaitement bien proportionné.

« Ceux qui les veulent nourrir, doivent en prendre un grand soin, parce qu’ils sont extraordinairement délicats et sensibles aux moindres injures de l’air. On les met dans un bassin fort profond et fort large, au fond duquel on a accoutumé de renverser un pot de terre troué par les côtés, afin qu’ils puissent durant les grandes chaleurs s’y retirer, et se mettre ainsi à couvert du soleil. On jette aussi sur la surface de l’eau certaines herbes particulières, qui s’y conservent toujours vertes, et qui y entretiennent la fraîcheur. Cette eau se change deux ou trois fois la semaine ; de manière néanmoins qu’on en met de nouvelle, à mesure qu’on vide le bassin, qu’il ne faut jamais laisser à sec. Si l’on est obligé de transporter le poisson d’un vase à un autre, il se faut bien donner de garde de le prendre avec la main ; tous ceux qu’on touche, meurent bientôt après, ou se flétrissent ; il faut pour cela se servir d’une petite cuillère de fil attachée par le haut à un cercle de bois, dans laquelle on les engage insensiblement. Quand ils y sont entrés d’eux-mêmes, on a soin de ne les pas heurter, mais de les tenir toujours dans la première eau, qui ne se vide que lentement, et qui donne le temps de les transporter dans l’eau nouvelle. Le grand bruit, comme celui de l’artillerie, ou du tonnerre, une odeur trop forte, un mouvement violent, tout cela leur est nuisible, et quelquefois même les fait mourir, comme je l’ai souvent remarqué sur mer où nous en portions, toutes les fois qu’on tirait le canon ou qu’on faisait fondre du goudron. D’ailleurs ils vivent presque de rien ; les vers insensibles qui se forment dans l’eau, ou les parties les plus terrestres qui y sont mêlées, suffisent presque pour les empêcher de mourir. On y jette néanmoins de temps en temps de petites boules de pâte, mais il n’y a rien de meilleur que du pain à chanter, qui étant détrempé, fait une espèce de bouillie dont ils sont extrêmement avides, et qui est en effet très proportionnée à leur délicatesse naturelle.

« Dans les pays chauds, ils multiplient beaucoup, pourvu qu’on ait soin de retirer les œufs qui surnagent, et qu’ils mangent presque tous. On les place dans un vase particulier exposé au soleil, et on les y conserve jusqu’à ce que la chaleur les ait fait éclore. Les poissons en sortent avec une couleur noire, que quelques-uns d’eux conservent toujours, mais qui se change peu à peu dans les autres en rouge, en blanc, en or, en argent, selon leur différente espèce. L’or et l’argent commencent à se former à l’extrémité de la queue, et s’étendent un peu plus ou un peu moins, selon leur disposition particulière. De nouvelles connaissances qu’on a tirées des Chinois, qui font trafic de ces petits poissons et qui gagnent leur vie à les élever, et à les vendre, me donnent lieu de faire ici quelques observations.

1° Quoiqu’assez communément ils n’aient guère que la longueur d’un doigt, il y en a néanmoins qui sont aussi longs et aussi gros que les plus grands harengs.

2° Ce n’est pas la couleur rouge ou blanche qui distingue le mâle de la femelle. On reconnaît les femelles à divers points blancs qu’elles ont vers les ouïes, et vers les petites nageoires qui en sont proches ; et les mâles, en ce qu’ils ont ces endroits brillants et éclatants.

3° Quoiqu’assez ordinairement ils aient la queue en forme de bouquet, plusieurs néanmoins ne l’ont point différente de celles des poissons ordinaires.

4° Outre les petites boules de pâte dont on les nourrit, on leur donne le jaune d’un œuf de poule durci, de la chair maigre de cochon séchée au soleil et réduite en poussière très fine. On jette quelquefois des escargots dans le vase où on les conserve : leur bave attachée aux parois du vase, est un ragoût exquis pour ces petits poissons qui s’y jettent à l’envi les uns des autres pour la sucer. De petits vers rougeâtres qu’on trouve dans l’eau en certains réservoirs est encore pour eux un mets friand.

5° Il est rare qu’ils multiplient lorsqu’ils sont renfermés dans des vases, parce qu’ils y sont à l’étroit ; si l’on veut qu’ils deviennent féconds, il faut les mettre dans des réservoirs, où l’eau soit vive et profonde en quelques endroits.

6° Quand on a tiré l’eau du puits pour en remplir le vase où sont les poissons, il faut auparavant la laisser reposer cinq ou six heures, sans quoi elle serait trop crue et leur deviendrait nuisible. 7o Si l’on s’aperçoit que les poissons frayent et donnent des œufs, ce qui arrive vers le commencement de mai, on doit répandre des herbes sur la surface de l’eau : les œufs s’y attachent, et lorsqu’on voit que le frai est fini, c’est-à-dire que les mâles ne cherchent plus les femelles, il faut retirer les poissons du vase pour les transporter dans un autre, exposer pendant trois ou quatre jours au grand soleil le vase plein d’œufs et en changer l’eau au bout de 40 ou 50 jours, parce que les petits poissons ont alors une forme sensible.

Ces observations ne seraient pas inutiles, si l’on s’avisait quelque jour de transporter de ces petits poissons dorés en Europe, de même que les Hollandais en ont transportés à Batavia.


De la pêche.

Outre les filets, dont les Chinois se servent pour prendre le poisson dans les grandes pêches, et la ligne dont ils usent dans les pêches particulières, ils ont une autre manière de pêcher, qui est assez singulière, et très divertissante. En diverses provinces ils élèvent un certain oiseau, qui ressemble assez au corbeau, mais dont le col est fort long, et le bec long, crochu et pointu : c’est une espèce de cormorans qu’ils dressent à la pêche du poisson, à peu près comme on dresse les chiens à prendre des lièvres.

Le matin au lever du soleil on voit sur les rivières un bon nombre de bateaux, et plusieurs de ces oiseaux qui sont perchés sur la proue. Les pêcheurs font caracoler leurs bateaux sur la rivière, et au signal qu’ils donnent en battant l’eau d’une de leurs rames, les cormorans volent dans la rivière, qu’ils partagent entre eux ; ils font le plongeon, et cherchant les poissons au fond de l’eau, ils saisissent ceux qu’ils trouvent par le milieu du corps, puis revenant sur l’eau, ils les portent à leur bec chacun vers sa barque, où le pêcheur ayant reçu le poisson, prend l’oiseau, lui renverse la tête en bas, et lui passant la main sur le col, lui fait jeter les petits poissons qu’il avait avalés, et qui sont retenus par un anneau qu’on leur met au bas du col et qui leur serre le gosier. Ce n’est qu’à la fin de la pêche qu’on leur ôte cet anneau, et qu’on leur donne à manger. Quand le poisson est trop gros, ils se prêtent secours mutuellement, l’un le prend par la queue, l’autre par la tête, et de compagnie ils l’apportent au bateau de leur maître.

Ils ont une autre manière de prendre le poisson qui est fort simple, et qui ne leur donne aucune peine. Ils se servent de longs bateaux fort étroits : ils clouent d’un bout à l’autre sur les bords une planche large de deux pieds, et enduite d’un vernis blanc et très lustré. Cette planche s’incline en dehors d’une manière imperceptible, jusqu’à ce qu’elle soit presque à fleur d’eau. On s’en sert pendant la nuit, et on la tourne du côté de la lune, afin que la réflexion de la lumière en augmente l’éclat. Les poissons qui jouent, confondent aisément la couleur de la planche vernissée avec celle de l’eau, ils s’élancent souvent de ce côté-là, et tombent ou sur la planche, ou dans le bateau.

Il y a des endroits où les soldats tirent le poisson à l’arc avec beaucoup d’adresse. La flèche est attachée à l’arc avec une ficelle, afin de ne pas
perdre la flèche, et de tirer le poisson lorsqu’il a été percé ; dans d’autres endroits il y en a en si grande quantité dans la bourbe, que des hommes dans l’eau jusqu’à la ceinture, les percent avec un trident, et les tirent.


Des fruits.

Si les rivières et les lacs sont si fertiles en toutes sortes de poissons, la terre ne l’est pas moins par la multitude et la diversité des fruits qu’elle porte. On y mange des poires, des pommes, des pêches, des abricots, des coings, des figues, des raisins, et principalement une espèce de fort bons muscats ; on y voit des noix, des prunes, des cerises, des châtaignes, des grenades, et presque tous les autres fruits qui se trouvent en Europe, sans parler de plusieurs autres qui ne s’y trouvent pas.

Cependant il faut avouer que tous ces fruits, à la réserve de ces muscats, et des grenades, ne peuvent se comparer aux nôtres, parce que les Chinois n’ont pas, comme en Europe, l’art et le soin de cultiver les arbres, pour en corriger ou perfectionner le goût. Ils ont trop besoin de leurs terres pour le riz et le froment ; leurs pêches néanmoins ne sont guère moins bonnes que les nôtres ; il y en a même une espèce qui est meilleure. En quelques endroits elles ne sont pas saines. Il faut en manger sobrement, parce qu’elles causent une dysenterie qui est très dangereuse à la Chine. Leurs abricots ne seraient pas mauvais, si on leur laissait le temps de mûrir sur l’arbre.

C’est de la Chine que nous sont venus les oranges, mais nous n’en avons eu que d’une seule espèce et il y en a plusieurs sortes qui sont excellentes ; il y en a une espèce qu’on estime : elles sont petites, et ont la peau fine, unie, et très douce ; il vient dans la province de Fo kien une sorte d’oranges qui sont d’un goût admirable. Elles sont grosses, et la peau est d’un beau rouge ; les Européens disent communément, qu’un plat de ces oranges, figurerait à merveille sur les premières tables de l’Europe. On en mange à Canton de plus grosses, qui sont jaunes, fort agréables au goût, et fort saines ; on en donne même aux malades après les avoir ramollis sous la cendre chaude, les avoir coupées en deux, et les avoir remplies de sucre qui s’y incorpore ; on tient que l’eau qui en sort, est très salutaire à la poitrine. Il y en a d’autres qui ont un goût aigre, et dont les Européens se servent pour assaisonner les viandes.

Les limons et les citrons sont très communs : dans quelques provinces méridionales, il y en vient de gros auxquels on ne touche guère : ils ne servent que d’ornements dans les maisons : on en met sept ou huit sur un plat de porcelaine et c’est uniquement pour divertir la vue et flatter l’odorat : ils sont cependant excellents en confiture.

Une autre espèce de limon, qui n’est pas plus gros qu’une noix, et qui est rond, vert, et aigre, est aussi très estimé, et passe pour admirable dans les ragoûts : l’arbre qui les porte, se met quelquefois dans des caisses, et sert dans les maisons à orner les cours ou les salles.

Outre les melons semblables à ceux que nous avons en Europe, la Chine en a encore deux espèces différentes : les uns qui sont fort petits, jaunes au dedans, et d’un goût sucré ; qui peuvent se manger avec la peau, de même que nous mangeons quelquefois les pommes.

On nomme les autres melons d’eau : ils sont gros et longs, la chair en est blanche et quelquefois rouge, et ils sont pleins d’une eau sucrée et rafraîchissante, qui désaltère, et ne fait jamais de mal, même dans les plus grandes chaleurs. On peut y ajouter d’autres melons encore meilleurs, qui viennent d’un endroit de Tartarie nommé Hami, fort éloigné de Peking. Ces melons ont cela de particulier, qu’ils se conservent cinq ou six mois dans leur fraîcheur. L’on en fait chaque année une grande provision pour l’empereur. Nous en avons déjà parlé ailleurs.

A tous ces fruits que nous connaissons, on doit en ajouter d’autres qui ne sont connus que par nos relations, et qui paraissent avoir été transportés à la Chine des îles voisines, où ils se trouvent en très grande abondance. Je parle des ananas, des goyaves, des bananes, des cocos, etc. mais outre toutes ces diverses sortes de fruits, qui lui sont communs avec les autres pays, elle en a encore plusieurs autres d’une espèce particulière et d’un fort bon goût, qui ne se trouvent nulle part ailleurs. Tels que sont le tse tse, le li tchi, le long yuen, dont j’ai fait la description[1].

Le terrain est tellement ménagé dans les campagnes pour la culture du riz, qu’on n’y voit presque aucun arbre ; mais les montagnes, surtout celles de Chen si, de Ho nan, de Quang tong, et de Fo kien sont couvertes de forêts, où l’on trouve des arbres de toute espèce, grands, droits, et propres pour tous les ouvrages publics, et surtout pour la construction des vaisseaux.


Des arbres.

Il y a des pins, des frênes, des ormes, des chênes, des espèces de palmiers, des cèdres, et beaucoup d’autres qui sont peu connus en Europe.


Des mines.

Les autres montagnes sont célèbres par leurs mines qui contiennent toutes sortes de métaux, par leurs fontaines médicinales, leurs simples, et leurs minéraux. On y trouve des mines d’or, d’argent, de fer, d’airain, d’étain, de cuivre blanc, de cuivre rouge, de mercure ; de la pierre d’azur, du vermillon, du vitriol, de l’alun, du jaspe, des rubis, du cristal de roche, des pierres d’aimant, du porphyre, et des carrières de différents marbres.

On trouve encore dans les montagnes, surtout des provinces du nord, des mines très abondantes de charbon de pierre, et il s’en fait un grand débit. Ces pierres sont noires, elles sont entre les roches dans des veines fort profondes, on les casse en plusieurs morceaux, et on les allume dans le fourneau de la cuisine. Il y en a qui les pilent, et qui les ayant détrempées avec de l’eau, en font des masses ; c’est surtout ce qui est en usage parmi le menu peuple.

On a d’abord de la peine à allumer ce charbon, mais quand il est une fois enflammé, le feu est fort ardent et dure longtemps. Il rend quelquefois une mauvaise odeur, et pourrait causer la mort à ceux qui dormiraient auprès, si l’on n’avait la précaution de tenir tout proche un vase plein d’eau. La fumée s’y attache de telle sorte, que l’eau à la longue prend une odeur aussi désagréable que celle de la fumée même.

Les cuisiniers des Grands et des mandarins s’en servent d’ordinaire, de même que les artisans, comme sont les forgerons, les traiteurs, les teinturiers, les serruriers, etc. Ceux-ci néanmoins trouvent qu’il rend le fer cru ; il est encore d’un grand usage pour ces fours qu’on nomme en Italie fours à vent, et où on fond le cuivre. Il y a de ces mines de charbon dans de hautes montagnes peu éloignées de Peking, on dirait qu’elles sont inépuisables : depuis le temps qu’on s’en sert dans une si grande ville, et dans toute la province, on n’en a jamais manqué : cependant il n’y a point de famille, quelque pauvre qu’elle soit, qui n’ait un fourneau échauffé par ce charbon, lequel entretient le feu beaucoup plus longtemps que ne ferait le charbon de bois.


Des jardins.

Leurs jardins potagers sont bien fournis d’herbes, de racines, et de légumes de toutes les sortes : outre les espèces que nous avons, ils en ont beaucoup d’autres que nous ne connaissons point, et qui sont encore plus estimables que les nôtres ; ils les cultivent avec grand soin, et c’est avec le riz presque tout ce qui fait la nourriture du peuple. Il y a une infinité de chariots et de bêtes de charge, qui entrent tous les matins à Peking, pour y porter des herbes et des légumes.


Du sel.

Comme il serait difficile de transporter du sel des côtes de la mer, dans les parties occidentales qui joignent la Tartarie, la Providence a pourvu admirablement à ce besoin. Outre les puits d’eau salée qu’on trouve en certaines provinces, il y a d’autres endroits où l’on voit une terre grise, répandue par arpents dans divers cantons, qui fournit une prodigieuse quantité de sel.

La manière dont ce sel se tire de la terre est remarquable. On unit d’abord cette terre comme une glace, et l’on l’élève un peu en talus, afin d’empêcher que les eaux ne s’y arrêtent. Quand le soleil en a séché la surface, et qu’elle paraît toute blanche des particules de sel qui y sont attachées, on l’enlève, et on la met en divers monceaux, qu’on a soin de bien battre de tous côtés, afin que la pluie puisse s’y insinuer : ensuite on étend cette terre sur de grandes tables un peu penchées, et qui ont des bords de quatre ou cinq doigts de hauteur ; puis on verse dessus une certaine quantité d’eau douce, laquelle pénétrant partout, entraîne en s’écoulant toutes les particules de sel dans un grand vase de terre, où elle tombe goutte à goutte par un petit canal fait exprès.

Cette terre ainsi épurée, ne devient pas pour cela inutile, on la met à quartier : au bout de quelques jours, quand elle est sèche, on la réduit en poussière, après quoi on la répand sur le terrain d’où elle a été tirée ; elle n’y a pas demeuré sept à huit jours, qu’il s’y mêle comme auparavant, une infinité de particules de sel, qu’on tire encore une fois de la manière que je viens d’expliquer.

Tandis que les hommes travaillent ainsi à la campagne, les femmes avec leurs enfants s’occupent dans des cabanes bâties sur le lieu même, à faire bouillir les eaux salées. Elles en remplissent de grands bassins de fer fort profonds qui se posent sur un fourneau de terre, percé de telle sorte, que la flamme se partage également sous les bassins, et s’exhale en fumée par un long tuyau en forme de cheminée à l’extrémité du fourneau.

Quand ces eaux salées ont bouilli quelque temps, elles s’épaississent et se changent peu à peu en un sel très blanc, qu’on remue sans cesse avec une large spatule de fer, jusqu’à ce qu’il soit entièrement sec. Des forêts entières suffiraient à peine, pour entretenir le feu nécessaire au sel, qui se fait pendant toute l’année ; mais comme souvent il n’y a point d’arbres en ces lieux-là, la Providence y a suppléé, en faisant croître tous les ans des forêts de roseaux aux environs de ces salines.


Les épiceries ne croissent point en Chine.

A la vérité, les terres de la Chine ne produisent point d’épiceries, à la réserve d’une espèce de poivre, qui est bien différent de celui des Indes ; mais les Chinois en trouvent chez des nations si voisines de leur empire, et ils ont si peu de peine à se les procurer par le commerce, qu’ils n’en sont pas moins fournis, que si leurs terres étaient capables de les produire.

Quoique la plupart des choses nécessaires à la vie, se trouvent dans tout l’empire, chaque province a quelque chose de plus particulier ou en plus grande abondance, comme on le peut voir dans la description que j’ai faite des provinces de cet empire.


Abondance particulière de la Tartarie.

La Tartarie, quoique pleine de forêts et de sable, n’est pas tout à fait stérile : elle fournit de belles peaux de zibelines, de renards, de tigres qui servent aux fourrures ; beaucoup de racines et de simples très utiles pour la médecine, et une infinité de chevaux pour la remonte des troupes, et des troupeaux de bestiaux en quantité, qui servent à nourrir les parties septentrionales de la Chine.


La Chine est pauvre malgré son abondance.

Nonobstant cette abondance, il est pourtant vrai de dire, ce qui semble un paradoxe, que le plus riche et le plus florissant empire du monde, est dans un sens assez pauvre : la terre, quelque étendue et quelque fertile qu’elle soit, suffit à peine pour nourrir ses habitants : on ose dire qu’il faudrait deux fois autant de terres pour les mettre à leur aise. Dans la seule ville de Canton, où tant d’Européens abordent chaque année, il y a plus d’un million d’âmes, et, dans une grande bourgade qui n’en est éloignée que de trois ou quatre lieues, il y a encore plus de monde qu’à Canton même.

Une misère extrême porte à de terribles excès : ainsi quand on voit à Canton les choses de près, on est moins surpris que les parents exposent plusieurs de leurs enfants, qu’ils donnent leurs filles pour esclaves, et que l’esprit d’intérêt anime un si grand peuple : on s’étonne plutôt qu’il n’arrive quelque chose de plus funeste, et que dans les temps de disette, tant de peuples se voient en danger de périr par la faim, sans avoir recours aux violences, dont on lit tant d’exemples dans les histoires de l’Europe.

Quoique j’aie parlé assez au long des arbres et des animaux qui se trouvent à la Chine, il y en a quelques-uns plus extraordinaires que je vais décrire plus en détail ; si je ne dis rien de tous les autres, c’est que mon dessein n’est pas de donner une histoire naturelle de cet empire ; cette entreprise me mènerait trop loin et doit être la matière d’un autre ouvrage.


De l'arbre Ou kieou mou.

Un des arbres le plus singulier, et qui ne se voit nulle part ailleurs, est celui qui porte un fruit dont on tire du suif, et que les Chinois nomment ou kieou mou : il est fort commun dans les provinces de Tche kiang, de Kiang nan, et de Kiang si. Le père Martini en a donné une assez juste idée, lorsqu’il a parlé de la ville de Kin hoa dans la province de Tche kiang. Cet arbre que ce Père compare à nos poiriers, a aussi beaucoup de rapport au tremble et au bouleau, du moins pour ce qui regarde ses feuilles et leur long pédicule : la plupart sont de la grandeur et de la forme de nos cerisiers par le tronc et les branches : il y en a quelques-uns aussi hauts que nos grands poiriers.

L’écorce en est d’un gris blanchâtre un peu douce au toucher ; les petites branches sont longues, déliées, flexibles, et garnies de feuilles, seulement depuis le milieu jusqu’à l’extrémité, où elles sont comme en touffe, mais plus petites, et souvent recoquillées et creuses en forme de gondole : elles sont d’un vert obscur, lissées par dessus, et blanchâtres par dessous, fort minces, sèches, médiocrement grandes, et de figure de losange, dont les angles latéraux sont arrondis, et l’extrémité allongée en pointe : elles sont attachées aux branches par des pédicules longs, secs et déliés, la côte de la feuille et ses fibres sont aussi rondes, sèches, et déliées : ses feuilles sur l’arrière saison, c’est-à-dire vers le mois de novembre et de décembre, deviennent rouges avant que de tomber, comme il arrive aux feuilles de vigne et de poirier.

Le fruit croît à l’extrémité des branches par bouquets : il y est attaché par des pédicules ligneux fort courts, et qui ne semblent être qu’une continuation de la branche même : ce fruit est renfermé dans une capsule dure et ligneuse, brune, un peu raboteuse, et de figure triangulaire, dont les angles sont arrondis à peu près de la façon que le sont ces petits fruits ou grains rouges, que porte le troène, nommés vulgairement bonnets de prêtre.

Ces capsules ou étuis, renferment ordinairement trois petits noyaux, chacun de la grosseur d’un petit pois, ronds en dehors, et un peu aplatis par les côtés qui se touchent : chacun de ces noyaux est couvert d’une légère couche de suif très blanc et assez dur ; le pédicule se partage comme en trois autres plus petits, qui ne sont que des filets, et pénètre par le milieu du fruit entre ces trois noyaux, de sorte que les extrémités de ces filets vont s’insérer à la pointe supérieure de chacun des noyaux, auxquels ils paraissent attachés et pendants.

Lorsque la capsule, qui est composée de six petits feuillages creux et de forme ovale, vient à s’entrouvrir, et à tomber d’elle même peu à peu, le fruit paraît hors de ses enveloppes, ce qui fait un très bel effet à la vue, surtout pendant l’hiver ; ces arbres paraissent alors tout couverts de petits bouquets blancs, qu’on prendrait de loin pour autant de bouquets de fleurs. Le suif dont ce fruit est couvert, étant écrasé dans la main, se fond, et rend une odeur de graisse qui approche de celle du suif ordinaire.

Avant que ce fruit soit parvenu à sa maturité, il paraît rond ; et c’est apparemment ce qui a fait dire au père Martini qu’il était de figure ronde, à moins que ce Père n’en ayant peut-être examiné que quelques-uns, qui n’étaient pas parfaits dans leur espèce, et qui n’avaient qu’un seul noyau, ait cru que c’était là leur figure naturelle ; car effectivement on en trouve qui étant défectueux, et n’ayant qu’un ou deux noyaux, n’ont pas la figure naturelle qu’ils devraient avoir.

Le noyau dont la coque est assez dure, contient une espèce de petite noisette de la grosseur d’un gros grain de chènevis, laquelle est fort huileuse : elle est enveloppée d’une tunique brune. Les Chinois en font de l’huile à brûler dans la lampe, de même qu’ils font des chandelles de ce suif, dont les noyaux sont couverts.

Les chandelles qu’ils en font, sont comme le tronçon d’un cône qu’ils commencent à brûler par la base, et dont la mèche est un petit roseau creux, ou un petit bâton, autour duquel on a roulé un fil de coton, ou bien de la moelle d’un petit jonc de la même grosseur (ce jonc sert aussi de mèche dans la lampe) ; l’un des bouts de ce roseau ou de ce petit bâton sert à allumer la chandelle, et l’autre à la mettre sur le chandelier, dont on doit faire entrer une pointe dans le bas du roseau.

Cette sorte de chandelle est dense et pesante, et se fond aisément dans la main quand on la touche : elle rend une flamme assez claire, mais un peu jaunâtre, et comme cette mèche est solide, et qu’en brûlant elle se change en charbon dur, elle n’est pas facile à moucher : on se sert de ciseaux faits exprès pour cet usage.

On tire le suif de ce fruit en cette manière : on le pile tout entier, c’est-à-dire la coque avec la noisette, et on le fait bouillir dans de l’eau, puis on ramasse toute la graisse, ou l’huile qui surnage : cette graisse se fige comme du suif en se refroidissant. Sur dix livres, on en met quelquefois trois d’huile de lin ou de gergelin, et un peu de cire pour donner du corps à cette masse, dont on fait de la chandelle qui est très blanche : on en fait aussi de rouge, en y mêlant du vermillon.


Du coton et de l'arbrisseau qui le produit.

L’arbrisseau qui produit le coton, est l’un des plus utiles qui se trouvent à la Chine : le jour même que les laboureurs chinois ont moissonné leurs grains, ils sèment le coton dans le même champ, et se contentent de remuer avec un râteau la surface de la terre.

Quand cette terre a été humectée par la pluie, ou par la rosée, il se forme peu à peu un arbrisseau, de la hauteur de deux pieds : les fleurs paraissent au commencement ou vers le milieu du mois d’août : d’ordinaire elles sont jaunes, et quelquefois rouges. À cette fleur succède un petit bouton, qui croît en forme de gousse, de la grosseur d’une noix.

Le quarantième jour depuis la fleur, cette gousse s’ouvre d’elle-même, et se fendant en trois endroits, elle montre trois ou quatre petites enveloppes de coton, d’une blancheur extrême, et de la figure des coques de vers à soie : elles sont attachées au fond de la gousse ouverte, et contiennent les semences de l’année suivante. Alors il est temps de faire la récolte : néanmoins, quand il fait beau temps, on laisse le fruit encore deux ou trois jours exposé au soleil, la chaleur l’enfle, et le profit en est plus grand.

Comme tous les fibres du coton sont fortement attachées aux semences qu’elles renferment, on se sert d’un rouet pour les en séparer : ce rouet a deux rouleaux fort polis, l’un de bois, et l’autre de fer, de la longueur d’un pied, et de la grosseur d’un pouce : ils sont tellement appliqués l’un à l’autre, qu’il n’y paraît aucun vide : tandis qu’une main donne le mouvement au premier de ces rouleaux, et que le pied le donne au second, l’autre main leur applique le coton, qui se détache par le mouvement, et passe d’un côté, pendant que la semence reste nue et dépouillée de l’autre. On carde ensuite le coton, on le file, et l’on en fait des toiles.


De l'arbre Kou chu

Il y a un autre arbre appelle kou chu, qui ressemble assez à nos figuiers, soit par le bois de ses branches, soit par ses feuilles : sa racine pousse ordinairement plusieurs tiges ou petits troncs en forme de buisson, quelquefois un seul : on en voit dont le tronc est droit, rond, et dont la grosseur a plus de neuf ou dix pouces de diamètre. Les branches sont d’un bois léger, moelleux, et couvert d’une écorce semblable à celle du figuier. Les feuilles sont profondément découpées : deux découpures principales les refendent chacune en trois feuillages artistement échancrés de part et d’autre. La couleur, soit en dessus, soit en dessous et la contexture des fibres, est la même que dans les feuilles de figuier, mais elles sont plus grandes, plus épaisses et plus rudes à toucher par le dessus, au lieu que par le dessous elles sont fort douces, à cause d’un coton court et fin, dont elles sont couvertes. Il y en a quelques-unes, qui n’étant nullement échancrées, sont de la figure d’un cœur allongé.

Cet arbre rend un lait, dont les Chinois se servent pour appliquer l’or en feuille : ils tirent ce lait en cette manière : ils font une ou plusieurs incisions horizontales et de bas en haut au tronc de cet arbre, et dans la fente ils insèrent le bord d’une coquille de mer, ou quelque autre semblable récipient, dans lequel le lait ayant distillé, ils le ramassent, et s’en servent avec le pinceau, dont ils font la figure qu’il leur plaît sur le bois, ou sur quelque autre matière que ce soit : ils appliquent aussitôt des feuilles d’or sur ces figures qui les attirent si fortement, que jamais l’or ne s’en détache.


De l'arbre Lung ju çu.

L’arbre que les Chinois appellent lung ju çu, a le tronc gros comme nos grands pruniers : il se partage de bonne heure en deux ou trois grosses branches, et celles-ci en de plus petites : son écorce est d’un gris tirant sur le roux, et moucheté comme le coudrier : l’extrémité des branches est noueuse, tortue, inégale, et pleine de moelle, comme dans le noyer.

Le fruit qui pend a de longs pédicules verts et fibreux, comme ceux des cerises, est rond et un peu oblong, de la couleur et de la figure des cerises, quand elles sont vertes : le pédicule auquel ce fruit est attaché, est extrêmement long, et partagé en différents rameaux, au bout de chacun desquels est un de ces petits fruits ; la peau de ce fruit est parsemée en quelques endroits de petits points roux : elle est assez dure, et renferme une substance ou parenchyme verdâtre, qui se met en bouillie, quand il est mûr. On s’en sert en hiver pour se frotter les mains et les préserver des engelures.

Ce fruit a un noyau fort dur, aussi bien que nos cerises, mais rond et un peu oblong, et cannelé ; il y a cinq, six, ou sept cannelures à chacun de ces noyaux. Ce noyau reçoit sa nourriture par une ouverture ronde et assez large, laquelle va se rétrécissant en cône posé obliquement à côté de l’amande qu’il renferme, et qui a son issue à l’autre extrémité du noyau. Cette amande est petite, recouverte d’une tunique noirâtre, et moins dure que celle qui renferme les pépins de nos pommes. Du tronc de cet arbre on fait des planches pour les usages ordinaires.

Si les Chinois se plaisaient, comme on fait en Europe, à orner des jardins, et à dresser de belles allées, ils pourraient en cultivant les fleurs que la terre porte, et employant certains arbres qui leur sont particuliers, se faire des promenades très agréables : mais comme il leur paraît que rien n’est plus risible, que d’aller et de venir, sans autre dessein que de se promener, ils apportent peu de soin à profiter des avantages que la nature leur donne.


De l'arbre Molien.

Parmi les arbres dont je parle, il y en a un qu’ils appellent molien, qui est gros comme le bas de la jambe. Ses branches sont rares, déliées, remplies de moelle, et couvertes d’une peau rousse, marquetée de petits points blanchâtres, comme nos coudriers. Elles sont peu chargées de feuilles ; mais en récompense les feuilles sont fort grandes, plus larges par le haut que par le milieu et par le bas, peu épaisses et assez sèches. Leurs côtes et les maîtresses fibres qui en partent, sont couvertes d’un petit duvet blanchâtre : elles sont attachées par des pédicules qui s’élargissent par le bas d’une telle manière, qu’on dirait qu’ils embrassent la branche, et que la branche en sort comme d’un petit tube, faisant un coude en cet endroit.

De l’aisselle des pédicules il sort de petits boutons de figure ovale, et couverts de duvets, qui s’ouvrant au mois de décembre ou au cœur de l’hiver, forment des fleurs grandes à peu près comme celles des martagons, composées de sept ou huit feuilles de figure ovale, oblongues et pointues par les extrémités remplies de longs filets. Il y a de ces arbres qui ont la fleur jaune, d’autres l’ont rouge, et d’autres l’ont blanche. Les feuilles tombent en même temps, et souvent aussi avant que les fleurs s’ouvrent.


De l'arbre La moë.

Un autre arbre qu’on nomme la moë, a quelque rapport à notre laurier pour sa grandeur, sa figure, et le contour de ses branches qui sont néanmoins plus évasées, et garnies de feuilles opposées et attachées deux à deux par des pédicules courts. Les plus grandes feuilles égalent presque la grandeur de celles du laurier ordinaire : elles ne sont pas si épaisses ni si sèches ; elles vont en diminuant, à mesure qu’elles s’éloignent de l’extrémité de la branche. Au cœur de l’hiver il sort de l’aisselle de ses feuilles de petites fleurs jaunes, dont l’odeur est agréable, et approche assez de l’odeur de la rose.


De l'arbre Ou tong chu.

Rien ne serait plus propre à embellir un jardin, que l’arbre qu’ils nomment ou tong chu : il est très grand, et ressemble au sycomore. Ses feuilles sont longues, larges, et attachées à une queue d’un pied de long. Cet arbre est si touffu et chargé de bouquets si pressés, que les rayons du soleil ne peuvent les pénétrer La manière dont il porte son fruit est extraordinaire : vers le mois d’août il se forme sur la pointe des branches de petits bouquets de feuilles différentes des autres : elles sont plus blanches, plus molles, moins larges, et tiennent lieu de fleurs. Sur le bord de chacune de ces feuilles naissent trois ou quatre petits grains gros comme nos pois, qui renferment une substance blanche, d’un goût semblable à celui d’une noisette, qui n’est pas encore mûre.


De l'arbre Tcha hoa.

L’arbre nommé tcha hoa serait aussi d’un grand ornement dans les jardins : il y en a quatre espèces qui portent toutes des fleurs, et qui ont du rapport à notre laurier d’Espagne par le bois et par le feuillage. Les feuilles ne meurent point pendant l’hiver. D’ordinaire il est gros comme la jambe par le tronc. Son sommet a la forme du laurier d’Espagne, son bois est d’un gris blanchâtre et lissé. Ses feuilles sont rangées alternativement de part de d’autre à côté des branches : elles sont grandes comme celles du laurier d’Espagne, mais de figure ovale, et terminées en pointe à ses extrémités, crénelées en forme de scie par les bords, plus épaisses et plus fermes, d’un vert obscur par dessus, comme la feuille d’oranger, et jaunâtre en dessous, attachées aux branches par des pédicules assez gros.

De l’aisselle des pédicules il sort des boutons de la grosseur de la figure, et de la couleur d’une noisette ; ils sont couverts d’un petit poil blanc et couché comme il se voit au satin. De ces boutons il se forme des fleurs au mois de décembre de la grandeur d’une pièce de 24 sols : ces fleurs sont doubles et rougeâtres, comme de petites roses, et soutenues d’un calice : elles sont attachées à la branche immédiatement, et sans pédicules.

Les arbres de la seconde espèce sont fort hauts : la feuille en est arrondie par l’extrémité, et ses fleurs qui sont grandes et rouges, mêlées avec les feuilles vertes, font un fort bel effet.

Les deux autres espèces en portent aussi, mais plus petites et blanchâtres : le milieu de cette fleur est rempli de quantité de petits filets, qui portent chacun un sommet jaune et plat, à peu près comme dans les roses simples, avec un petit pistil rond au milieu, au bas duquel est une petite boule verte, laquelle en grossissant forme le péricarpe qui renferme la graine.


De l’arbre Tse song, qui tient du genévrier.

Il y a une autre espèce d’arbre assez singulier, qui tient du genièvre, et du cyprès, et que les Chinois nomment pour cette raison tse song, qui veut dire genièvre, et yuen pe, qui signifie cyprès. Le tronc qui a environ un pied de demi de circuit, pousse presque dès le bas des branches de tous côtés, qui se partagent en une infinité d’autres, lesquelles s’éloignant assez du tronc, forment comme un buisson vert, épais, et touffu ; car cet arbre est couvert d’une multitude de feuilles semblables, partie à celles de cyprès, et partie à celle de genièvre : c’est-à-dire, que ces dernières sont longues, étroites, et piquantes, ayant cela de particulier, qu’elles sont disposées le long des rameaux par files, qui tantôt sont au nombre de quatre ou de cinq, et tantôt au nombre de six : ce qui fait que regardant ces rameaux par l’extrémité, on voit comme des étoiles de quatre, de cinq, et de six rayons, chacune de celles du premier rang, couvrant exactement celles qui leur répondent en dessous, de sorte que les intervalles paraissent vides, et fort distincts jusqu’au bas. Les rameaux ou scions qui sont couverts de ces feuilles longues, se trouvent principalement en dessous, et au bas des branches, tout le haut et le dessus n’étant que cyprès.

Au reste la nature a tellement pris plaisir à se jouer dans le mélange de ces deux sortes de feuilles, qu’il se trouve des branches entières qui ne tiennent que du cyprès, et celles-ci sont plus grandes et en plus grand nombre ; d’autres qui sont purement genièvre ; quelques-unes moitié l’un, moitié l’autre ; et quelques autres enfin, où il ne se trouve que quelques feuilles de cyprès entées à l’extrémité d’un rameau de genièvre, ou quelque petit rameau de genièvre, qui sort de l’aisselle d’une branche de cyprès.

L’écorce de cet arbre est un peu raboteuse, d’un gris brun, tirant sur le rouge en certains endroits : le bois est d’un blanc rougeâtre, semblable à celui de genièvre, ayant quelque chose de résineux ; les feuilles outre l’odeur du cyprès, ont je ne sais quoi d’aromatique : elles sont d’un goût fort amer mêlé de quelque âcreté.

Cet arbre porte de petits fruits verts, ronds, et un peu plus gros que les grains de genièvre : le parenchyme est d’un vert olivâtre, et d’une odeur forte : le fruit est attaché aux branches par des pédicules longs et de même nature que les feuilles : il contient deux grains roussâtres en forme de petits cœurs, et durs comme les grains de raisin.

Il y a de ces arbres dont le tronc est haut et grêle, n’ayant de branches qu’à leur sommet, et se terminant presque en pointe comme les cyprès. Il y en a d’autres qui sont nains, et qui ne croissent jamais plus hauts que sept à huit pieds : leur tronc et leurs branches tortues et frisées font juger que les Chinois les empêchent de croître en les tondant. Quand cet arbre est jeune, il a toutes les feuilles longues comme le genièvre ; quand il est vieux, il les a comme le cyprès.


Du Gin seng, excellent cordial.

Je serais infini si je voulais décrire tant d’autres arbres ou arbrisseaux singuliers qu’on trouve à la Chine ; il n’est pas possible néanmoins de ne rien dire de la fameuse plante de gin seng dont on fait tant de cas dans tout l’empire, qui y est d’un très grand prix, et que les médecins chinois regardent comme le plus excellent cordial. Elle ne croît que dans la Tartarie ; car celle qui croît dans la province de Se tchuen ne mérite pas qu’on en parle ; c’est en dressant la carte de ce pays-là par ordre de l’empereur, que le père Jartoux eut l’occasion et le loisir de bien examiner cette plante qu’on lui apporta fraîchement cueillie, de la dessiner dans toutes ses dimensions, et d’en expliquer les propriétés et l’usage.

« Les plus habiles médecins de la Chine, dit ce Père, la font entrer dans tous les remèdes qu’ils donnent aux grands seigneurs ; car elle est d’un trop grand prix pour le commun du peuple. Ils prétendent que c’est un remède souverain pour les épuisements causés par des travaux excessifs de corps et d’esprit, qu’elle dissout les flegmes, qu’elle guérit la faiblesse des poumons et la pleurésie, qu’elle arrête les vomissements, qu’elle fortifie l’orifice de l’estomac, et ouvre l’appétit, qu’elle dissipe les vapeurs, qu’elle remédie à la respiration faible et précipitée en fortifiant la poitrine, qu’elle fortifie les esprits vitaux, et produit de la lymphe dans le sang, enfin qu’elle est bonne pour les vertiges et les éblouissements, et qu’elle prolonge la vie aux vieillards.

On ne peut guère s’imaginer que les Chinois et les Tartares fissent un si grand cas de cette racine si elle ne produisait constamment de bons effets. Ceux mêmes qui se portent bien, en usent souvent pour se rendre plus robustes. Pour moi je suis persuadé, qu’entre les mains des Européens qui entendent la pharmacie, ce serait un excellent remède s’ils en avaient assez pour faire les épreuves nécessaires, pour en examiner la nature par la voie de la chimie, et pour l’appliquer dans la quantité convenable, suivant la nature du mal auquel elle peut être salutaire.

Ce qui est certain, c’est qu’elle subtilise le sang, qu’elle le met en mouvement, qu’elle l’échauffe, qu’elle aide à la digestion, et qu’elle fortifie d’une manière sensible. Après avoir dessiné celle que je décrirai dans la suite, je me tâtai le pouls pour savoir dans quelle situation il était ; je pris ensuite la moitié de cette racine toute crue sans aucune préparation ; et une heure après je me trouvai le pouls beaucoup plus plein et plus vif ; j’eus de l’appétit, je me sentis beaucoup plus de vigueur, et une facilité pour le travail que je n’avais pas auparavant.

Cependant je ne fis pas grand fond sur cette épreuve, persuadé que ce changement pouvait venir du repos que nous prîmes ce jour-là ; mais quatre jours après, me trouvant si fatigué et si épuisé de travail, qu’à peine pouvais-je me tenir à cheval, un mandarin de notre troupe qui s’en aperçut, me donna une de ces racines : j’en pris sur-le-champ la moitié et une heure après je ne ressentis plus de faiblesse. J’en ai usé ainsi plusieurs fois depuis ce temps-là, et toujours avec le même succès. J’ai remarqué encore que la feuille toute fraîche, et surtout les fibres que je mâchais, produisaient à peu près le même effet.

Nous nous sommes souvent servis de feuilles de gin seng à la place de thé, ainsi que font les Tartares ; et je m’en trouvais si bien, que je préférais sans difficulté cette feuille à celle du meilleur thé : la couleur en est aussi agréable, et quand on en a pris deux ou trois fois, on lui trouve une odeur et un goût qui font plaisir.

Pour ce qui est de la racine, il faut la faire bouillir un peu plus que le thé, afin de donner le temps aux esprits de sortir : c’est la pratique des Chinois quand ils en donnent aux malades, et alors ils ne passent guère la cinquième partie d’une once de racine sèche. A l’égard de ceux qui sont en santé, et qui n’en usent que par précaution ou pour quelque légère incommodité, je ne voudrais pas que d’une once, ils en fissent moins de dix prises, et je ne leur conseillerais pas d’en prendre tous les jours.

Voici de quelle manière on la prépare : on coupe la racine en petites tranches, qu’on met dans un pot de terre bien vernissé où l’on a versé un demi setier d’eau. Il faut avoir soin que le pot soit bien fermé : on fait cuire le tout à petit feu, et quand de l’eau qu’on y a mis, il ne reste que la valeur d’un gobelet, il faut la boire sur-le-champ. On remet ensuite autant d’eau sur le marc, on le fait cuire de la même manière, pour achever de tirer tout le suc, et ce qui reste des parties spiritueuses de la racine. Ces deux doses se prennent, l’une matin, et l’autre le soir.

A l’égard des lieux où croît cette racine, on peut dire en général, que c’est entre le trente-neuvième et le quarante-septième degré de latitude boréale, et entre le dixième et le vingtième degré de longitude orientale en comptant depuis le méridien de Peking. Là se découvre une longue suite de montagnes, que d’épaisses forêts, dont elles sont couvertes et environnées, rendent comme impénétrables.

C’est sur le penchant de ces montagnes, et dans ces forêts épaisses, sur le bord des ravines, ou autour des rochers, au pied des arbres et au milieu de toutes sortes d’herbes, que se trouve la plante de gin seng. On ne la trouve point dans les plaines, dans les vallées, dans les marécages, dans le fond des ravines, ni dans les lieux trop découverts.

Si le feu prend à la forêt, et la consume, cette plante n’y reparaît que trois ou quatre ans après l’incendie, ce qui prouve qu’elle est ennemie de la chaleur ; aussi se cache-t-elle du soleil le plus qu’elle peut. Tout cela ferait croire que s’il s’en trouve en quelque autre pays du monde, ce doit être principalement en Canada, dont les forêts et les montagnes, au rapport de ceux qui y ont demeuré, ressemblent assez à celles-ci.

Les endroits où croît le gin seng, sont tout à fait séparés de la province de Quan tong, appelée Leao tong dans nos anciennes cartes, par une barrière de pieux de bois qui renferme toute cette province, et aux environs de laquelle des gardes rodent continuellement, pour empêcher les Chinois d’en sortir, et d’aller chercher cette racine.

Cependant quelque vigilance qu’on y apporte, l’avidité du gain inspire aux Chinois le secret de se glisser dans ces déserts, quelquefois jusqu’au nombre de deux ou trois mille, au risque de perdre leur liberté et le fruit de leurs peines, s’ils sont surpris en sortant de la province, ou en y rentrant.

L’empereur souhaitant que les Tartares profitassent de ce gain préférablement aux Chinois, avait donné ordré en 1709 à dix mille tartares d’aller ramasser eux-mêmes tout ce qu’ils pourraient de gin seng, à condition que chacun d’eux en donnerait à Sa Majesté deux onces du meilleur, et que le reste serait payé au poids d’argent fin.


Récolte singulière de cette plante faite par dix mille hommes.

Par ce moyen on comptait que l’empereur en aurait cette année-là environ vingt mille livres chinoises, qui ne lui coûteraient guère que la quatrième partie de ce qu’elles valent. Nous rencontrâmes par hasard quelques-uns de ces Tartares au milieu de ces affreux déserts. Leurs mandarins qui n’étaient pas éloignés de notre route, vinrent les uns après les autres nous offrir des bœufs pour notre nourriture, selon le commandement qu’ils en avaient reçu de l’empereur.

Voici l’ordre que garde cette armée d’herboristes. Après s’être partagé le terrain selon leurs étendards, chaque troupe au nombre de cent s’étend sur une même ligne jusqu’à un terme marqué, en gardant de dix en dix une certaine distance : ils cherchent ensuite avec soin la plante dont il s’agit, en avançant insensiblement sur un même rhumb, et de cette manière ils parcourent durant un certain nombre de jours l’espace qu’on leur a marqué.

Dès que le terme est expiré, les mandarins placés avec leurs tentes dans des lieux propres à faire paître les chevaux envoient visiter chaque troupe, pour a 1 lui intimer leurs ordres, et pour s’informer si le nombre est complet. En cas que quelqu’un manque, comme il arrive assez souvent, ou pour s’être égaré, ou pour avoir été dévoré par les bêtes, on le cherche un jour ou deux, après quoi on recommence de même qu’auparavant.

Ces pauvres gens ont beaucoup à souffrir dans cette expédition, ils ne portent ni tentes, ni lit, chacun d’eux étant assez chargé de sa provision de millet rôti au four, dont il se doit nourrir tout le temps de son voyage. Ainsi ils sont contraints de prendre leur sommeil sous quelque arbre, se couvrant de branches, ou de quelques écorces qu’ils trouvent. Les mandarins leur envoient de temps en temps quelques pièces de bœuf ou de gibier qu’ils dévorent après les avoir montrées au feu.

C’est ainsi que ces dix mille hommes ont passé six mois de l’année : ils ne laissaient pas, malgré ces fatigues, d’être robustes, et de paraître bons soldats. Les Tartares qui nous escortaient, n’étaient guère mieux traités, n’ayant que les restes d’un bœuf qu’on tuait chaque jour, et qui devait servir auparavant à la nourriture de cinquante personnes.


Description de cette plante.

Pour vous donner maintenant quelque idée de cette plante, dont les Tartares et les Chinois font un si grand cas, je vais en expliquer la figure que j’envoie, et que j’ai dessinée avec le plus d’exactitude qui m’a été possible.

A. représente la racine dans sa grosseur naturelle. Quand je l’eus lavée, elle était blanche, et un peu raboteuse, comme le sont d’ordinaire les racines des autres plantes.

B. C. C. D. représentent la tige dans toute sa longueur et son épaisseur : elle est toute unie, et assez ronde ; sa couleur est d’un rouge un peu foncé, excepté vers le commencement B. où elle est plus blanche, à cause du voisinage de la terre.

Le point D. est une espèce de nœud formé par la naissance des quatre branches qui en sortent comme d’un centre, et qui s’écartent ensuite également l’une de l’autre, sans sortir d’un même plan. Le dessous de la branche est d’un vert tempéré de blanc : le dessus est assez semblable à la tige, c’est-à-dire, d’un rouge foncé, tirant sur la couleur de mure. Les deux couleurs s’unissent ensuite par les côtés avec leur dégradation naturelle. Chaque branche a cinq feuilles de la grandeur et de la figure qui se voit dans la planche. Il est à remarquer que ces branches s’écartent également l’une de l’autre, aussi bien que de l’horizon, pour remplir avec leurs feuilles un espace rond, à peu près parallèle au plan du sol.

Quoique je n’aie dessiné exactement que la moitié d’une de ces feuilles F., on peut aisément concevoir et achever toutes les autres sur le plan de cette partie. Je ne sache point avoir jamais vu de feuilles de cette grandeur si minces et si fines : les fibres en sont très bien distinguées ; elles ont par dessus quelques petits poils un peu blancs. La pellicule qui est entre les fibres, s’élève un peu vers le milieu au-dessus du plan des mêmes fibres. La couleur de la feuille est d’un vert obscur par dessus, et par dessous d’un vert blanchâtre, et un peu luisant. Toutes les feuilles sont dentelées, et les denticules en sont assez fines.

Du centre D. des branches de cette plante, s’élevait une seconde tige D. E fort droite de fort unie, tirant sur le blanc depuis le bas jusqu’en haut, dont l’extrémité portait un bouquet de fruit fort rond et d’un beau rouge. Ce bouquet était composé de vingt-quatre fruits : j’en ai seulement dessiné deux dans leur grandeur naturelle, que j’ai marqué dans ces deux chiffres 9. 9. La peau rouge qui enveloppe ce fruit, est fort mince, et très unie : elle couvre une chair blanche et un peu molle. Comme ces fruits étaient doubles[2], ils avaient chacun deux noyaux mal polis, de la grosseur et de la figure de nos lentilles ordinaires, séparés néanmoins l’un de l’autre quoique posés sur le même plan. Ce noyau n’a pas le bord tranchant comme nos lentilles, il est presque partout également épais. Chaque fruit est porté par un filet uni, égal de tous côtés, assez fin, et de la couleur de celui de nos petites cerises rouges. Tous ces filets sortaient d’un même centre, et s’écartant en tous sens comme les rayons d’une sphère, ils formaient le bouquet rond des fruits qu’ils portaient. Ce fruit n’est pas bon à manger : le noyau ressemble aux noyaux ordinaires ; il est dur, et renferme le germe. Il est toujours posé dans le même plan que le filet qui porte le fruit. De là vient que ce fruit n’est pas rond, et qu’il est un peu aplati des deux côtés. S’il est double, il a une espèce d’enfoncement au milieu, dans l’union des deux parties qui le composent : il a aussi une petite barbe diamétralement opposée au filet, auquel il est suspendu. Quand le fruit est sec, il n’y reste que la peau toute ridée qui se colle sur les noyaux : elle devient alors d’un rouge obscur et presque noir.

Au reste cette plante tombe et renaît tous les ans. On connaît le nombre de ses années par le nombre de tiges qu’elle a déjà poussées, dont il reste toujours quelque trace ; comme on le voit marqué dans la figure, par les petits caractères b. b. b. par là on voit que la racine A était dans sa septième année, et que la racine H était dans sa quinzième.

Au regard de la fleur, comme je ne l’ai pas vue, je ne puis pas en faire la description : quelques-uns m’ont dit qu’elle était blanche et fort petite. D’autres m’ont assuré que cette plante n’en avait point, et que personne n’en avait jamais vu. Je croirais plutôt qu’elle est si petite et si peu remarquable, qu’on n’y fait pas d’attention ; et ce qui me confirme dans cette pensée, c’est que ceux qui cherchent le gin seng n’ayant en vue que la racine, méprisent et rejettent d’ordinaire tout le reste comme inutile.

Il y a des plantes, qui outre le bouquet des fruits que j’ai décrit ci-dessus, ont encore un ou deux fruits tout à fait semblables aux premiers, situés à un pouce ou à un pouce et demi au-dessous du bouquet : et alors on dit qu’il faut bien remarquer l’aire de vent que ces fruits indiquent, parce qu’on ne manque guère de trouver encore cette plante à quelques pas de là sur ce même rhumb, ou aux environs. La couleur du fruit, quand il y en a, distingue cette plante de toutes les autres, et la fait remarquer d’abord : mais il arrive souvent qu’elle n’en a point, quoique la racine soit fort ancienne. Telle était celle que j’ai marquée dans la figure par la lettre H., qui ne portait aucun fruit, bien qu’elle fut dans sa quinzième année.

Comme on a eu beau semer la graine, sans que jamais on l’ait vu pousser, il est probable que c’est ce qui a donné lieu à cette fable qui a cours parmi les Tartares. Ils disent qu’un oiseau la mange dès qu’elle est en terre, que ne la pouvant digérer, il la purifie dans son estomac et qu’elle pousse ensuite dans l’endroit où l’oiseau la laisse avec sa fiente. J’aime mieux croire que ce noyau demeure fort longtemps en terre avant que de pousser aucune racine : et ce sentiment me paraît fondé sur ce qu’on trouve de ces racines qui ne sont pas plus longues, et qui sont moins grosses que le petit doigt, quoiqu’elles aient poussé successivement plus de dix tiges en autant de différentes années.

Quoique la plante que j’ai décrite eût quatre branches, on en trouve néanmoins qui n’en ont que deux, d’autres qui n’en ont que trois ; quelques-unes en ont cinq, ou même sept ; et celles-ci sont les plus belles. Cependant chaque branche a toujours cinq feuilles, de même que celle que j’ai dessinée, à moins que le nombre n’en ait été diminué par quelque accident. La hauteur des plantes est proportionnée à leur grosseur et au nombre de leurs branches ; celles qui n’ont point de fruits, sont d’ordinaire petites et fort basses.

La racine la plus grosse, la plus uniforme, et qui a moins de petits liens, est toujours la meilleure. C’est pourquoi celle qui est marquée par la lettre H l’emporte sur l’autre. Je ne sais pourquoi les Chinois l’ont nommée gin seng, qui veut dire, représentation de l’homme : je n’en ai point vu qui en approchât tant soit peu, et ceux qui la cherchent de profession, m’ont assuré qu’on n’en trouvait pas plus qui eussent de la ressemblance avec l’homme, qu’on en trouve parmi les autres racines, qui ont quelquefois par hasard des figures assez bizarres. Les Tartares l’appellent avec plus de raison orhota, c’est-à-dire, la première des plantes.

Au reste, il n’est pas vrai que cette plante croisse dans la province de Pe tche li, sur les montagnes de Yung pin fou, comme le dit le père Martini sur le témoignage de quelques livres chinois. On a pu aisément s’y tromper, parce que c’est là qu’elle arrive quand on l’apporte de Tartarie à la Chine. Ceux qui vont chercher cette plante, n’en conservent que la racine, et ils enterrent dans un même endroit tout ce qu’ils en peuvent amasser durant dix ou quinze jours. Ils ont soin de bien laver la racine, et de la nettoyer en ôtant avec une brosse tout ce qu’elle a de matière étrangère. Ils la trempent ensuite un instant dans de l’eau presque bouillante, et la font sécher à la fumée d’une espèce de millet jaune, qui lui communique un peu de sa couleur.

Le millet renfermé dans un vase avec un peu d’eau, se cuit à un petit feu : les racines couchées sur de petites traverses de bois au-dessus du vase, se sèchent peu à peu sous un linge ou sous un autre vase qui les couvre. On peut aussi les sécher au soleil, ou même au feu : mais bien qu’elles conservent leur vertu, elles n’ont pas alors cette couleur, que les Chinois aiment. Quand ces racines sont sèches, il faut les tenir renfermées dans un lieu qui soit aussi bien sec, autrement elles seraient en danger de se pourrir, ou d’être rongées des vers.


Bêtes fauves de toutes les espèces de la Chine.

Pour ce qui est des animaux, outre ceux dont j’ai déjà parlé, il y a à la Chine quantité de bêtes fauves de toutes les sortes ; on y voit des sangliers, des tigres, des buffles, des ours, des chameaux, des cerfs, des rhinocéros, etc, mais on n’y voit point de lions. Comme ces sortes de bêtes sont assez connues, je ne parlerai que de deux autres qui sont plus particulières à la Chine, et qu’on ne voit guère en d’autres pays.


Des chameaux.

La première espèce d’animaux singuliers bien différents de ceux qu’on connaît en Europe, sont des chameaux extraordinaires, qui ne sont pas plus hauts que le sont nos chevaux. Ils ont deux bosses sur le dos, couvertes de longs poils, qui forment comme une selle. La bosse de devant semble être formée par l’épine du dos, et par la partie supérieure des omoplates ; elle est recourbée en arrière, et ressemble assez à cette bosse que les bœufs des Indes ont sur les épaules ; l’autre bosse est placée au-devant de la croupe : cet animal n’est pas si haut en jambes à proportion que les chameaux ordinaires, il a aussi le col plus court, beaucoup plus gros, et couvert d’un poil épais, et long comme celui des chèvres : il y en a qui sont d’une couleur isabelle, et d’autres d’une couleur tirant un peu sur le roux, et noirâtre en quelques endroits : les jambes ne sont pas non plus si déliées que celles des chameaux ordinaires : de sorte que cette espèce de chameau ou de dromadaire, paraît à proportion plus propre à porter des fardeaux.


De l'animal hiang tchang tse, ou chevreuil musqué.

L’autre animal est une espèce de chevreuil que les Chinois nomment hiang tchang tse, c’est-à-dire, chevreuil odoriférant, chevreuil musqué ou qui porte le musc. Tchang tse signifie chevreuil, hiang signifie proprement odeur : mais il signifie odoriférant quand il est joint à un substantif, parce qu’alors il devient adjectif. Un missionnaire jésuite qui en a fait la description suivante, ne dit rien sur cet animal qu’il n’ait vu lui-même. Je l’achetai, dit-il, comme on venait de le tuer à dessein de me le vendre, et je conservai la partie qu’on coupa selon la coutume pour avoir son musc, qui est plus cher que l’animal même. Voici comme la chose se passa.

A l’occident de la ville de Peking se voit une chaîne de montagnes, au milieu desquelles nous avons une chrétienté et une petite église. On trouve dans ces montagnes des chevreuils odoriférants. Pendant que j’étais occupé aux exercices de ma mission, de pauvres habitants du village allèrent à la chasse, dans l’espérance que j’achèterais leur gibier, pour le porter à Peking : ils tuèrent deux de ces animaux, un mâle et une femelle, qu’ils me présentèrent encore chauds et sanglants.

Avant que de convenir du prix, ils me demandèrent si je voulais prendre aussi le musc, et ils me firent cette question, parce qu’il y en a qui se contentent de la chair de l’animal, laissant le musc aux chasseurs, qui le vendent à ceux qui en font commerce. Comme c’était principalement le musc que je souhaitais, je leur répondis que j’achèterais l’animal entier. Ils prirent aussitôt le mâle, ils lui coupèrent la vessie, de peur que le musc ne s’évaporât, ils la lièrent en haut avec une ficelle. Quand on veut la conserver par curiosité, on la fait sécher ; l’animal et son musc ne me coûtèrent qu’un écu.

Le musc se forme dans l’intérieur de la vessie, et s’y attache autour comme une espèce de sel. Il s’y en forme de deux sortes : celui qui est en grain est le plus précieux : il s’appelle teou pan hiang. L’autre qui est moins estimé, et qu’on nomme mihiang, est fort menu et fort délié. La femelle ne porte point de musc, ou du moins ce qu’elle porte qui en a quelque apparence, n’a nulle odeur.

La chair de serpent est à ce qu’on me dit, la nourriture la plus ordinaire de cet animal. Bien que ces serpents soient d’une grandeur énorme, le chevreuil n’a nulle peine à les tuer, parce que dès qu’un serpent est à une certaine distance du chevreuil, il est tout à coup arrêté par l’odeur du musc ; ses sens s’affaiblissent, et il ne peut plus se mouvoir.

Cela est si constant, que les paysans qui vont chercher du bois, ou faire du charbon sur ces montagnes, n’ont point de meilleur secret pour se garantir de ces serpents, dont la morsure est très dangereuse, que de porter sur eux quelques grains de musc. Alors ils dorment tranquillement après leur dîner. Si quelque serpent s’approche d’eux, il est tout d’un coup assoupi par l’odeur du musc, et il ne va pas plus loin.

Ce qui se passa quand je fus de retour à Peking, confirme en quelque sorte ce que j’ai dit, que la chair de serpent est la principale nourriture de l’animal musqué. On servit à souper une partie du chevreuil : un de ceux qui étaient à table, a une horreur extrême du serpent. Cette horreur est si grande, qu’on ne peut même en prononcer le nom en sa présence, qu’il ne lui prenne aussitôt de violentes nausées. Il ne savait rien de ce qui se dit de cet animal et du serpent, et je me donnai bien de garde de lui en parler, mais j’étais fort attentif à sa contenance. Il prit du chevreuil comme les autres, avec intention d’en manger ; mais à peine en eût-il porté un morceau à la bouche, qu’il sentit un soulèvement de cœur extraordinaire, et qu’il refusa d’y toucher davantage. Les autres en mangeaient volontiers, et il fut le seul qui témoigna de la répugnance pour cette sorte de mets.



  1. Tome 1. pages 19, 171, et 172.
  2. Il s’en trouve de simples