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Description de la Chine (La Haye)/De l’amour des Lettres

La bibliothèque libre.
Scheuerlee (3p. 183-184).


De l’amour des Lettres.


La lecture des livres donne à ceux qui s’y appliquent, un certain air de politesse, qui se répand sur tout ce qu’ils font, et sur tout ce qu’ils disent. Un homme qui a acquis de l’intelligence dans le maniement des affaires, agit d’une manière aisée : ses avis ou ses décisions semblent couler de source : il ressemble à ces personnes riches, qui sans vouloir toujours briller, ont certain je ne sais quoi dans l’air et dans les manières, qui anoblit leur extérieur le plus simple.

Quand je lis pour la première fois un excellent livre, c’est comme si j’avais acquis de nouveau un bon ami. Lorsque je reprends un livre que j’ai déjà lu, c’est comme si je rencontrais un ancien ami. En lisant un livre, si l’on trouve quelque endroit difficile à entendre, il faut le marquer pour en demander l’intelligence à des personnes éclairées. Si l’on passe légèrement sur ce qu’on n’entend point, sans en faire le cas qu’on devrait, on négligera peut-être la veine d’une riche mine : ou bien si l’on s’avise de marquer à la marge une fausse interprétation, on apprêtera à rire à tous ceux entre les mains desquels tombera votre livre. C’est de quoi on a plusieurs exemples.

Il faut profiter de tout ce qui arrive dans le monde pour se polir et se perfectionner. Ce n’est pas avec un diamant qu’on donne le lustre à un autre diamant ; on y emploie une pierre vile et grossière : c’est ainsi que je dois tirer avantage des insultes et des mépris qui me viennent d’un méchant homme : sa brutalité doit être pour moi une occasion d’examiner plus à fonds ma conduite, et de corriger jusqu’aux moindres défauts que j’y apercevrai.

Rien de plus difficile que de tenir son cœur dans le recueillement ; rien de plus aisé que de le laisser dissiper : outre que nous cherchons nous-mêmes la dissipation, bien des gens avec qui nous avons des rapports nécessaires, nous y entraînent en cent façons différentes. Savoir précisément jusqu’où le cœur doit se communiquer au dehors, c’est la grande science du sage.

Un père et une mère ne peuvent souvent porter leurs enfants à l’étude ; il faut, ce semble, les y traîner ; tant ils font éloignés de toute application. Mais que ces parents viennent à leur manquer ; alors les soins de la maison ne leur laissent plus le loisir d’étudier. Ainsi plus d’espérance de parvenir aux degrés, ni aux charges. S’ils se trouvent dans la nécessité d’écrire deux lignes un peu poliment, leur pinceau semble leur peser un quintal : il leur faudrait dix ans pour arranger deux ou trois bouts de vers.

C’est surtout dans un festin que paraît leur embarras, si, sur la fin du repas, l’on vient à faire courir le plat avec les dés, pour déterminer au hasard le nombre de petits vers que chacun doit dire. Un ignorant, qui voit le plat arriver devant lui, paraît tout interdit et décontenancé ; il ne sait que répondre : la compagnie se moque de son embarras ou par un souris malin, ou par de petits mots qu’on se dit à l’oreille. Pour lui, il ouvre de grands yeux, regarde tout le monde, sans savoir ce qui se dit tout bas sur son compte : il se souvient pour lors des anciennes exhortations d’un père et d’un maître ; mais il n’est plus temps d’y penser. Si on jette les yeux sur les livres, de même que sur une comédie qui se joue, autant vaudrait-il ne les pas lire. Si l’on se repent de ses désordres, comme l’on se repentirait d’avoir mal poussé une pièce au jeu d’échecs, peut-on espérer de changer son cœur ?