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Desdemona

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DESDEMONA.

Parmi les courtisans dont la troupe folâtre
Semait tous les trésors d’un royaume à tes pieds,
Qui t’entouraient partout, dans ta loge, au théâtre,
Dans le palais des lords, et sur leurs escaliers,
Et le jour et la nuit rôdaient sous ta fenêtre,
Il en est un puissant, ô femme ! à qui, peut-être,
Dans tes jours de splendeur, tu n’as jamais pensé,
Et qui pourtant t’aimait d’un amour insensé.
Lui, sans s’inquiéter, cheminait dans le nombre,
Et ne te quittait pas, dans ta vie, un seul jour ;
Il était à tes pas attaché comme une ombre,
Assidu, plus que tous, à te faire sa cour.

Il vous suivait partout, au soleil, à la pluie,
Dans les courses d’Epsom, au bal, au fond des bois,
Courait à vos côtés, excitant de la voix
La fougueuse jument, haletante et ravie,

Qui, sur le sol mouvant, emportait votre vie.
Derrière le clavier il se tenait debout,
Attendant, pour chanter avec vous sa partie,
Un regard de vos yeux. — Il te suivait partout.
Au théâtre il jouait avec toi chaque rôle.
Il serrait dans sa main tes deux mains en sueur ;
Ses lèvres effleuraient souvent ta blanche épaule ;
Puis dans un grand manteau, caché parmi le chœur,
Il t’écoutait chanter la romance du saule.
Et tandis que nous tous, les jeunes et les vieux,
Ravis de tant d’amour, et de grace et de peine,
Nous sentions naître en nous cette pitié sereine
Qui fait, par des sentiers frais et mystérieux,
Que les larmes du cœur nous montent dans les yeux,
Et te confondions tous, en nos sombres idées
(Tant étaient vrais et beaux les gestes de ton corps,
Tant les pleurs qui tombaient de tes yeux par ondées
Coulaient naïvement à terre et sans efforts),
Avec Desdemona, l’épouse de Venise,
Que le Maure brutal étouffe en ses transports :
Toi, pâle jeune femme, en ta douleur assise,
Et qui semblais lutter une dernière fois
Avec le don fatal de l’ame et de la voix ;
Lui, joyeux au milieu de la douleur publique,
S’enivrait à loisir de la belle musique,
Qui, par d’âpres sentiers que tu ne voyais pas,
Chaque jour un peu plus te poussait dans ses bras.
Cependant, jeune femme, il t’aimait en silence,
Il contemplait souvent, durant de longues nuits,
Comme une belle fleur que la brise balance,
La rose de tes jours que le vent des ennuis
Secouait tristement sur sa fragile tige.
Il t’aimait, jeune femme, et c’est vraiment prodige,
Lorsque tu traversais quelque beau groupe oisif,

Et tout en attendant, debout, la ritournelle,
Fredonnais à loisir l’air de quelque motif,
Pareille au bel oiseau qui chante et bat de l’aile,
Et sur les rameaux verts polit son bec lascif,
Avant de se lancer dans la plaine éternelle,
C’est prodige vraiment, qu’alors sur ton chemin
Tu n’ais jamais senti l’étreinte de sa main.

Tu peux bien, jeune femme, en ta vie ordinaire,
Ne l’avoir jamais vu ce redoutable amant ;
Mais si ta lèvre blême et froide comme pierre,
Par miracle s’ouvrait encor pour un moment,
Pourrais-tu soutenir ici, sans imposture,
Que tu n’as jamais vu flamboyer son regard,
Ni senti sur ta chair son affreuse morsure,
Ni tremblé devant lui, ni pâli sous ton fard
À ces heures d’ardeur et d’extase sonore,
Où ton ame, pareille au coursier de Lenore,
Aux champs de l’infini t’emportait au hasard ?

Au milieu des clameurs de l’orchestre qui tonne,
Tu l’as vu, l’œil en flamme et riant aux éclats,
Surgir à ton chevet, ô pâle Desdemone,
Et te tenir pâmée une heure entre ses bras.
À ton réveil, Juliette, en la mort assoupie,
Il se tenait debout penché sur le tombeau,
Pâle et vêtu de noir, beau comme Roméo,
Comme lui, plein d’amour et de mélancolie.
Anna, brûlante Anna, dans la fatale nuit,
Tu l’as vu t’apparaître aux lueurs de l’épée,
Quand de ton déshonneur encor tout occupée,
Tu laissais là ton père accouru vers le bruit.
Combien de fois, durant ces ardentes soirées,
Au milieu du chaos des notes éplorées,

Immobile et les doigts collés sur tes cheveux,
N’as-tu pas écouté ses terribles aveux !
À force de le voir et de toujours l’entendre,
Ton ame s’est laissée aller de son côté ;
Et lorsque dans la nuit il est venu te prendre,
À lui tu t’es livrée avec sérénité ;
Et quoiqu’il eût laissé, de son corps de squelette,
Tomber le blanc manteau de l’époux africain,
Qu’il n’eût ni le collier, ni l’habit de satin,
Ni la toque en velours de l’amant de Juliette,
Et qu’un simple linceul revêtît son corps nu,
Tu t’es mise à sourire et tu l’as reconnu ;
Tu t’es sur ton séant levée en sa présence,
Et tes grands yeux alors, éteints par la douleur,
Ont repris tout à coup leur belle transparence,
Et jeté de nouveau les flammes de ton cœur.
Alors, ta belle voix limpide, dont la fièvre
Avait séché le flot en tes poumons taris,
Est venue un moment murmurer sur ta lèvre
Un murmure ineffable et que nul n’a compris,
Pareil au bruit du vent sur les gazons flétris.
Puis l’étrange concert grandissant comme l’onde,
Une vague musique élevée et profonde
S’est partout répandue avec profusion ;
Et toi, dans le moment de l’inspiration,
Ta force des grands jours s’est toute ranimée
Pour embrasser la Mort qui t’avait tant aimée.


Henri Blaze.