Deux Hussards/Chapitre5

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 304-309).
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V

Pendant que le comte était dans le cabinet, Anna Fédorovna s’approchait de son frère et pensait, on ne sait pourquoi, qu’il était nécessaire de feindre qu’elle s’intéressait très peu au comte ; elle se mit à l’interroger. : « Qui est ce hussard qui a dansé avec moi, dites, mon frère ? » Le cavalier expliqua, comme il le pouvait, à sa sœur quel homme remarquable était ce hussard et incidemment que le comte restait ici uniquement, parce qu’en route on lui avait volé son argent, que lui-même lui avait prêté cent roubles, mais que c’était peu, et il lui demanda si elle ne pourrait pas lui prêter encore deux cents roubles. Puis Zavalchevskï la conjura de ne souffler un mot de cela à personne, surtout au comte. Anna Fédorovna promit d’envoyer l’argent aujourd’hui même et de garder le secret ; mais pendant l’écossaise il lui prit une terrible envie de proposer elle-même au comte autant d’argent qu’il voudrait. Elle se prépara longuement, rougit, et enfin, faisant un effort, commença ainsi :

— Mon frère m’a dit, comte, qu’il vous était arrivé un malheur pendant la route et que vous n’avez pas d’argent. Mais si vous en avez besoin, ne voudriez-vous pas accepter le mien ? J’en serais très heureuse.

Mais, après avoir prononcé ces paroles, Anna Fédorovna s’effraya soudain et rougit. Toute la gaieté disparut momentanément du visage du comte.

— Votre frère est un sot ! — dit-il d’un ton tranchant. — Vous savez que quand un homme offense un homme on se bat, mais si une femme offense un homme savez-vous ce que l’on fait ?

Le cou et les oreilles de la pauvre Anna Fédorovna rougirent de confusion ; elle ne répondit rien.

— On l’embrasse devant tous, — dit doucement le comte en s’inclinant vers son oreille. — Alors, permettez-moi au moins de baiser votre main, — ajouta-t-il doucement après un long silence, ayant pitié de la confusion de la dame.

— Ah !… seulement, pas tout de suite, — prononça Anna Fédorovna en soupirant profondément.

— Eh bien ! Quand donc ? Demain je pars de bonne heure… et vous me devez cela.

— Alors c’est impossible — dit Anna Fédorovna en souriant.

— Accordez-moi seulement l’occasion de vous voir aujourd’hui pour baiser votre main ; je la trouverai.

— Mais comment la trouverez-vous ?

— Ce n’est pas votre affaire. Pour vous voir, tout m’est possible. Alors c’est convenu ?

— Bon.

L’écossaise finissait ; on dansa encore une mazurka, le comte faisait des merveilles : il attrapait le mouchoir en s’inclinant sur un genou et en frappant des éperons d’une façon particulière comme à Varsovie, de telle sorte que tous les vieux quittaient leur jeu de boston pour regarder dans la salle, et le cavalier, le meilleur danseur, s’avoua vaincu. Après le souper on dansa encore le grand-père et l’on commença à se séparer. Le comte ne quittait pas des yeux la jeune veuve. Il ne mentait pas en disant que pour elle il était prêt à se jeter dans un trou au milieu de la glace. Était-ce un caprice, l’amour ou l’obstacle, mais durant cette soirée toutes les forces de son âme étaient concentrées en un seul désir : l’avoir et l’aimer.

Dès qu’il remarqua qu’Anna Fédorovna faisait ses adieux à la maîtresse de la maison, il courut dans l’antichambre, et de là, sans pelisse, dans la cour, où se tenaient les équipages.

— La voiture d’Anna Fédorovna Zaïtzova ! — cria-t-il. Une haute voiture à quatre places, aux lampions vacillants s’approcha du perron. — Arrête ! — cria t-il au cocher en courant vers la voiture, dans la neige jusqu’aux genoux.

— Que vous faut-il ? — demanda le cocher.

— Monter dans la voiture, — répondit le comte en ouvrant la portière et s’efforçant de monter dans la voiture en marche. — Attends donc, diable, imbécile !

— Vaska ! Arrête ! — cria le cocher au postillon ! — Arrête les chevaux ! Pourquoi montez-vous dans la voiture d’un autre ! C’est la voiture de madame Anna Fédorovna et non pas celle de Votre Grâce.

— Tais-toi donc, imbécile ! Tiens, voilà un rouble pour toi, mais descends et ferme la portière, — dit le comte. — Mais comme le cocher ne bougeait pas, lui-même abaissa le marche-pied et ouvrant la vitre, ferma la portière.

Dans la voiture, comme dans toutes les anciennes voitures, surtout celles tapissées de passementerie jaune, on sentait une odeur de moisissure et de crin brûlé. Le comte s’était mouillé les jambes jusqu’aux genoux dans la neige, il les sentait glacées dans ses chaussures et ses pantalons légers, et un froid glacial pénétrait tout son corps. Le cocher grommelait sur le siège et paraissait vouloir descendre. Mais le comte n’entendait et ne sentait rien. Son visage brûlait, son cœur battait fortement. Il saisit avec force la courroie jaune, passa la tête à travers la portière et toute sa vie se concentrait dans l’attente. Mais elle ne fut pas longue. On cria du perron : « La voiture de madame Zaïtzova ! » Le cocher agita les guides, la caisse de la voiture se balança sur les hauts ressorts, les fenêtres éclairées de la maison glissèrent l’une après l’autre devant la vitre de la voiture.

— Prends garde, si tu es assez canaille pour dire au valet que je suis ici, je te rosserai, — dit le comte en passant la tête par la portière de devant, — si tu ne dis rien, tu auras encore dix roubles.

À peine avait-il refermé la vitre que la caisse de la voiture se balançait de nouveau et plus fortement. La voiture s’arrêta. Il se tapit dans le coin, retint sa respiration, même ferma les yeux, tellement lui était terrible la pensée que quelque chose empêcherait peut-être la réalisation de son attente passionnée. La portière s’ouvrit ; le marche-pied s’abaissa avec bruit ; une robe de femme fit entendre son frou-frou ; dans la voiture pénétra l’odeur de jasmin, les petits pieds rapidement gravirent le marche-pied, et Anna Fédorovna frôlant du pan de son manteau entr’ouvert la jambe du comte, en silence, mais avec un soupir profond se baissa sur le siège près de lui.

L’avait-elle vu ou non, nul ne saurait le dire, pas même Anna Fédorovna. Mais quand il prit sa main et dit : « Eh bien ! Maintenant, malgré tout, je baiserai votre main, » elle se montra peu effrayée, ne répondit rien et tendit sa main qu’il couvrit de baisers beaucoup au-dessus du gant. La voiture s’ébranlait…

— Dis donc quelque chose, tu n’es pas fâchée ? — lui disait-il.

Elle se tenait silencieuse dans son coin, mais tout à coup se mit à pleurer et laissa tomber sa tête sur la poitrine du comte.